Isabelle Dormion, Turbulences 29 août 2009 - 6 juin 2011
expérience en forme de journal, par Isabelle DORMION, dans le cadre de Paroles d'Indigènes* sur shukaba.org

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faire descendre le curseur jusqu'au dernier billet du 6 juin 2011



Les eaux de Cologne, 29 août 2009

Si les vacanciers vont en horde dans le midi de la France, dans les gorges du Tarn et sur la Costa Brava, il faut pour avoir la paix, aller dans le sens inverse, non seulement à Aix-la-Chapelle en passant par Cabane-de-Fraiture mais plus loin, plus téméraire, jusqu'à Cologne. Pour une somme ridicule, on a de l'eau en flacon, en vaporisateur, en bidon et en réservoir, dans les bonnes maisons de la ville et les meilleurs dépositaires situés face à la cathédrale. Là, sur la place et pour le bonheur des yeux, des préposés roumains que la maréchaussée auraient agréés, sinon adoubés, sont accoutrés en pharaons, en légionnaires romains. Ils restent immobilisés sur une stèle une partie de la journée, avec à leurs pieds, une progéniture surnuméraire. L'aîné des enfants ou serait-ce au contraire le plus jeune d'entre eux, surveille une légère soucoupe dans le vague espoir d'entendre sonner quelque illusoire subside, une piécette ou deux plus petites, dans une patrie qui ne les a pas encore définitivement adoptés.

Sur la route, Cabane-de-Fraiture est un col, agréablement disposé dans la forêt, où les motards et les automobilistes peuvent se restaurer de frites accompagnées de fricandelles mit mayonnaise et regarder passer tout ce qui se présente joyeux et rapide au carrefour. Pas un Français. Dire que c'est mieux est excessif. C'est bien. C'est presque parfait si la perfection est de ce monde. Cabane-de-Fraiture est un lieu reposant assez riche en sapins. Plus loin, la petite station de Spa. Munie d'une bouteille, j'ai pu, enthousiaste des eaux, des mers, rivières et des fleuves comme des sources et filets d'eaux en tous genres, non seulement remplir une bouteille entière mais deux, mais pas trois, disposant de loisirs illimités pour déambuler sur un pont assez proche. Il n'était pas question de faire des réserves d'eau. A quoi bon accumuler des eaux tiédies tout au long du voyage? On n'est pas à Vichy et il faut avoir un goût affiché pour le thermalisme saisonnier ou un sacré penchant pour le cholestérol des valétudinaires.

A Cologne, ce qui d'emblée frappe le visiteur, c'est qu'il ne reste rien ou pas grand chose à part le Rhin inamovible, ce qui simplifie à la fois le décor et le séjour. Pas de temps perdu à d'impulsifs allers et retours dans tous les sens. Que faire dans cette ville? Il faut aller sur le fleuve où les bateaux accostent et repartent remplis de groupes férus de croisières et de légendes rhénanes. Il y avait près de moi un groupe charmant d'handicapés mentaux, accompagné de bénévoles tranquilles et les babils qui accompagnaient l'épopée ne sont que chants d'oisillons enchanteurs comparés aux cris et beuglements de nos prolifiques plages hexagonales.

Ce qui frappe à Cologne c'est la déambulation calme des citoyens, les jeunes comme les vieux. Ils marchent presque en souriant, certains appareillés de déambulateurs, les piétons ne passent pas au feu vert, ils ne se font pas écraser, les chauffeurs ne font pas de bras d'honneur, ils ne disent rien, ils attendent, ils passent, ils ne reculent pas effrayés comme nous par l'écrasement ou la collision, évènements contre-productifs, les policiers sont occupés uniquement à contrôlerles voitures stationnées près de zones piétonnes, où des boulangeries immenses proposent une multitude de petits pains et de pâtisseries attrayantes. Les habitants semblent aguerris, comme prêts à répondre de façon impromptue aux questions, aux nécessités d'une enquête télévisuelle, caméra à l'épaule, la vie, la ville, l'habitat, «comment mieux vivre sa ville». Au coeur de l'été, la ville de Cologne est reposante et la rive est propice aux riches conversations, aux rassemblements, dans la sérénité qui se dit, qui se veut urbaine, celle de Cologne, devant le Musée du chocolat. Au restaurant de la place, il est possible, si le seul mot lu et compris dans la langue des autochtones est kartoffeln, d'avoir une succulente patate en papillote cuite au four et dressée seule, soldatesque héroïque, sur une assiette superbe. C'est un plat qui, même s'il peut paraître austère ou roboratif en période caniculaire, réussit à remettre les pendules à l'heure vespérale. Il est suffisant, nécessaire, il répare utilement les forces rendues indisponibles -dépensées, c'est ce qu'on dit souvent, pourquoi? je l'ignore- par le voyage, il peut ne s'accompagner que d'une seule rasade de vin blanc, d'une seule feuille de laitue venue de la proche Belgique, des cultures du très proche Luxembourg, et il promet sans attendre un sommeil réparateur à l'hôtel des Lutins. Dans la rue des Lutins se trouve un sex-shop pour gays campagnards et autres fantaisistes à guêpières rouge vermillon. A l'hôtel des Lutins, sont en effet hébergés des passagers du cru, des anecdotiques munis de petites boucles d'oreilles, des anneaux, petits ornements qui les distingue du commun des mortels qui n'en porte pas, ou du moins pas tous les jours. Au petit déjeuner, ces personnes, des personnages en jean et chemisettes échancrées laissant voir le début d'un torse, l'amorce d'aisselles libres, celles de citoyens consciencieux, certains, plus dominicaux, la plupart aoutiens, les plus nombreux accoutumés à Cologne, venus de provinces proches, le crâne rasé ou couvert d'une casquette de cuir, mangent deux, voire trois petits pains au cumin et ce n'est pas moi qui leur en ferais le reproche ici même, petits pains accompagnés par l'un ou l'autre de mi-mollette.

Une autre caractéristique de Cologne est la vie. Dans cette ville, si étrangère et si proche, elle est quotidienne, pratique, matérielle, abondante, plus précise qu'ici. C'est une ville où n'importe qui, anonymement, peut mener une contre-enquête sur la question qui nous occupe. C'est une ville qui incite le passant, la voyageuse telle que je prétends être, à faire l'achat d'une nouvelle pelle à poussière, un ramasse-miettes pour nappes damasquinées. Or je n'ai pas, je ne le déplore pas ou peu, de nappe de cette sorte. C'est à peine si j'ai un tréteau, une table digne de ce nom, une table circulaire ou longue, une table de réception. Je n'ai qu'une seule table de travail mais si je n'en ai qu'une, j'en ai dans chaque pièce.

Dans la pièce où il n'y en aurait pas, de table, il suffirait seulement, dirions-nous (ou dirait-il), de s'accouder au rebord de la fenêtre avec une simple planche, faute d'autre chose, faute de mieux?
Les eaux de Cologne / 2, 23 septembre 2009

La policière reçoit l'ordre d'intervention de l'appareil qu'elle tient de la main gauche, sans lâcher de l'autre la banane qu'elle finit en hochant la tête, comme si l'interlocuteur voyait son approbation entière: oui, oui, oui, toujours à la vie, et les bananes aussi! Elle cavale chercher le corps dans l'eau, oui elle y vole mais le courant l'emporte, voilà le bateau qu'un policier amarre, elle saute à bord, précédée d'un homme qui embarque sans dire un mot. Les pompiers plus en amont délivrant les ordres ou les informations en cascade, l'hélicoptère de la sécurité qui survole le courant d'un pont à l'autre, laissent deviner le drame. Quelqu'un est tombé, quelqu'un aurait sauté. La barrière de sécurité est couverte de cadenas d'opérette, certains rose fuchsia, portant le prénom ou l'initiale de l'aimé. Tu parles, quand l'adulé se fiche à la baille, que des amours défuntes, encore des larmes et pour quoi faire! La fonctionnaire m'avait regardée en jetant la peau de banane dans une corbeille translucide à mort. Aucun muscle de mon visage touristique, frivole, français, inconséquent, aucun zygomatique n'avait bougé.

Il n'est pas dit qu'un outrage à l'agent de la force publique aurait pu venir alourdir la scène et les va et vient des berges. Pendant une demi-heure, les activités des hors-bords, la police, les sirènes, les allées et venues des secouristes peuvent laisser espérer le retour du plongeur, jusqu'à ce moment, rien n'est définitivement clos, l'arche d'un pont pourrait avoir retenu celui qu'on peut  désormais appeler dans la ville «la victime». Resteront les petites supputations, on l'aurait poussé mais sait-il nager?  Dans la ville estivale, où les promeneurs se groupent pour boire entre amis, entre familiers,  avant de manger quelque chose en plaisantant, ils semblent gais, le soleil est encore très haut. Ce ne sont pas mes encouragements silencieux «nage loin du malheur, rejoins le courant, regagne l'ordre des choses, va et ne pleure plus, toi que je ne reconnaitrai pas!», qui pourront infléchir le cours des eaux du fleuve, le mot Rhin semble inhumain.

C'est à Berlin qu'il faudrait aller dans quelques mois, alors que tout appellerait à Bielefeld. Je retrouve les photos aux bordures crénelées d'un canari juché sur ma main, au dos les hôtes ont noté et souligné le prénom de l'oiseau «Peter» sans même avoir pris la peine de consigner la perte d'une dent mise sous l'oreiller la veille. Les Allemands, la petite souris, de ce temps là ils ne connaissaient pas, ils dessinaient des plans toute la sainte journée. Une agence, mais dans quel domaine? Agency. Le garçon, qui s'appelait comme le canari, c'était le fils de la maison, un bras brûlé par les bombardements, mais il savait dessiner la crème renversée comme personne. J'aurais pu déjà l'aimer, enfant inoccupée, mais j'avais à faire dehors. La nuit, prise de somnambulisme, j'allais donner des claques, des séries de paires de baffes aux hôtes de Bielefeld, en les traitant de «vrais nazis», nécessité d'une correction justicière qui ne me causait, c'était le mois de juillet, que cauchemars et insomnies. On me dit «mais comme tu étais pourtant gentille à cet âge (naguère!   encore deux ans charmante et pas davantage!) Et si! tu avais une large robe à smocks et comme tu la tournais pour voir». En quoi les smocks et le liberty bleu pouvaient-ils plaider pour moi toute idée de la gracieuseté supposée, je t'en foutrai moi des smocks et des neuneus à l'épaule, jamais personne dans ce temps-là n'aurait dit qu'un enfant avait de la grâce? Et je faisais des nattes comme personne. Moi, tourner, virevolter? Désinvolte? Et pourquoi pas la révérence à la compagnie des fauteuils nouille? Ils mentent. Tout ça, chaque détail est faux! Mensonges. Mystification. J'attendais la fin des obligations, je supputais de plus longues vacances, la retraite. Je voulais lâcher, la famille et toute la maisonnée, le Pithiviers dans un carton blanc et les dimanches matin. Me carapater. Gagnons le large! De l'air! Qu'ils lâchent les croquenots, mais pitié, de grâce, retenez le molosse, du mou! J'ai déjà du mal à me tenir sur mes quilles dans un monde supposé normal. A mes propres yeux, je n'étais pas gentille soi-disant, pas du tout, je ne regardais que par la fenêtre, un cadre, un bow window des années1930, ça faisait déjà un plan de fuite, un cadre, une échappée, pas le temps de scruter le blanc des yeux, à quiconque, pas le temps d'être aimable ou zozottante, on n'était pas dans les boîtes à couture et les étoffes, je découvrais la métallurgie et la Ruhr après la guerre. Je me disais «eh bien en voilà du fer et des routes» et je me disais «plus tard, et pas plus tard qu'à demain aussi sec, soixante piges, je pars loin de tout ça, je quitte la proie pour l'ombre, j'ai vu un chemin, la rangée de peupliers près ». Je dessinais des plans de cabane, là une simple porte et là qu'une seule fenêtre mais assez grande pour un modeste habitat  troglodyte ou mieux, un minuscule logis érémitique, une sorte de cabane, un appentis, trois planches à trois sous et très loin de ma famille, près d'un lac du Salzamergut, le véritable lieu, habité par les taons du mois d'août, fenêtres fleuries, abeilles l'été, abeilles l'automne, guêpes et framboisiers, myrtilles, qu'il faudrait laisser le dernier jour: «montagnes adorées, je ne vous dis pas adieu, pays, mon cher pays, je reviendrai demain lundi vous retrouver!». La tête à claques, c'était encore moi, juchée ahurie sur un belvédère où un homme, que les moustaches de la monarchie couvrait d'autorité, une sorte de Charlemagne colossal en béton surplombait, j'avais un petit chemisier jaune à carreaux blancs, ma poupée avait le même petit habit, je voulais en toute simplicité l'appeler Brigitte «incognito» mais le prénom, m'avait-on dit, était déjà «pris», et pas par Bardot qui portait des Repetto, je la voyais passer comme l'étoile filante près du Trocadéro, son père hier, visage en lame,  ressemblait à Beckett en plus militarisé, ma poupée avait la même jupe plissée grise à plis creux que la mienne, je l'avais emmenée là-bas, toute seule en train, pour m'accompagner vers Francfort. Je n'avais jamais vu de concombres de ma vie, du cumin, je n'en avais pas la moindre idée, tous ces grains sur le pain, et je chantais sans comprendre le premier ni le dernier mot la cantilène: «ich fische, ich fische ganze Nacht» avec un groupe d'enfants d'école qui m'entouraient, une ronde étonnée et des rires toujours sans moqueries. Je leur parlais de la Tour Eiffel à tour de bras, on m'avait acheté une montre pour la circonstance, déjà le timing, la Tour Eiffel, qui grâce au consul suédois, était encore debout, ou je leur disais trois mots de la pêche à la mouche, je connaissais le secteur, pour épuiser leur temps de «conversations récréatives» qui m'incombait, j'étais l'hôte et je ne savais pas quoi leur dire ni trop bien faire et leurs jeux de fausse  pêche «toute la nuit», je m'en fichais. Je disais la vérité, je rectifiais, moi, que je sortais la truite prise par mon père avec une épuisette quand il était «bien trop fatigué par la lutte du poisson». Non, il me laissait la sortir de l'eau, l'autre noyé d'aujourd'hui, je n'ai pas l'honneur. Je disais «d'ailleurs, soit dit en passant, Nordling, pas un pêcheur, un chasseur (?), je l'ai rencontré à Berck-sur-Mer et il n'y a vraiment pas de quoi pavoiser». Ces enfants-là avaient des mollets allemands  sérieux, c'est l'impression qu'ils me donnaient, avec le sérieux, une qualité intrinsèque, essentielle, dans le choix des  chaussettes, forme et laine, qui prenaient bien le galbe de la jambe, les chaussures, jusqu'au sérieux des semelles. Leurs récréations étaient plus pédagogiques que les nôtres, leur temps de travail et de rigolade mieux étudié par les équipes de pédagogues, leur passe-temps m'époustouflait, on pouvait tout faire, envisager le ping-pong comme un avenir et demain une sinécure et quand je rentrais je retrouvais les yeux de Madame Hautecoeur en personne, ce regard d'institutrice que la fatigue adoucit le soir, paupières creusées quand elle enlevait ses lunettes, à l'heure où la cloche sonne l'ouverture de la haute porte vitrée au double battant, combien de silences en perspective.

Cette fin de journée, vacances d'un jour à Cologne, c'est donc bien un suicide par noyade qui avait animé le fleuve.
Les eaux de Cologne /3, 13 octobre 2009

La rue monte et si elle peut redescendre plus loin, il ne faut pas y voir un indice d'étrangeté. Les rues d'une ville étrangère: Meudon, je connais les rues, certaines montent, d'autres descendent, je fais ce qu'elles m'ordonnent, familière des lieux.
Toits en pente, mais pas de cheminées à perte de vue, comme promis.
La rue, la mienne n'en finit pas.
Un coin, on y va, sol pavé.
L'escalier en bois, une machine pour cirer les souliers. Impossible de l'arrêter.
Une vendeuse de fruits, l'air «champêtre», prend un air responsable de toute fructification rouge, framboises dans ce cas-là, sur une fausse charrette tapissée de feuilles vertes.
Les choses, exposées, établies, dans les rayonnages, il faut les toucher pour qu'elles existent mieux. Les choses si  indifférentes, impossible de dénombrer tout le magasinage.
Au rayon lingerie, des couleurs primaires, dans toutes les tailles y compris des choses avec des impressions.
La hure du sanglier en lamelles chez un charcutier. Il ne faut pas la regarder en face et continuer d'ignorer sa gelée. Que la cloche de la porte sonne et on se croit déjà dimanche vieille.
Les coiffures des habitants, autant d'individus, autant de cheveux à coiffer.
Demain, il fera jour ici comme à Ostende.
L'hiver viendra mais il faut compter encore sur  une progression chronologique harmonieuse, octobre, novembre. Pas le marché de Noël ici, sans moi.
Je n'aime pas ce trottoir de centre ville, il ne fait pas marcher droit. Je biaise et je rectifie.
Je déteste l'expression «autant que faire se peut». Grande «godiche», c'est encore plus laid que pouliche. «Restons polis», je m'en fiche. Pour «restons poulies», je ne vois sur le quai qu'un bateau d'agrément. Je ressors un livre, «Vagabond», dans ce mouvement automnal des mots. Dépoussiérage. Certaines femmes se disent les unes aux autres: moi, j'ai fini de rempoter.
Il n'y avait personne de l'autre côté du Rhin, mais j'ai baillé sans adresse sans vis-à-vis, fatigue dédiée aux seules eaux  du fleuve.
Je croyais qu'il fallait baisser la tête en entrant dans la petite masure mais on m'a dit de prendre «mes aises» et je me suis tout de suite cognée au linteau. Qui parlait de ce côté-là? C'était plus au Nord, en Suède, dans un dépôt, un parc de maisons en bois, certaines avaient de l'herbe sur le toit, une chevelure de mousses et de graminées, un musée des traditions populaires et des habitats. Lits clos et faïences.
Mon frère, alors soldat, j'allais le voir dans la Forêt Noire. Il fallait entendre un certain temps scier le bois, assise sur la mousse, sans solution de repli. Je me souviens du mot «le scieur de long». Visiteuse assise sur la souche, j'avais entendu «le Sieur Delon», beaux yeux gris et cigarette dans la nuit, je fréquentais le ciné-club, en uniforme, parmi toutes les filles en file indienne jusqu'aux hauteurs de Wimereux et j'avais vu «le cuirassé Potemkine» par un temps glacial. Nous assistions au tournage de «Muriel», meubles et brocante, Delphine Seyrig cheveux au vent.
Balle de match à Rossi, 28 novembre 2009

Il n'avait pas fallu plus de quelques années à Monsieur P. pour s'évanouir dans la nature, le fruit d'un lent apprentissage où la patience le disputait encore, souvent la nuit, à la rage. Bien souvent c'est une attirance délétère pour une contemplation sans objet qui l'emportait en lui. Monsieur P., certains ajoutent trois points de suspension pour préserver ce qu'il faut bien nommer un anonymat bien incertain, appelons-le donc ainsi pour les commodités du récit, ce n'est pas le moment de remettre sur le tapis la question futile des conventions, Monsieur P... ou Monsieur P., quand bien même l'esprit de chicanerie gagnerait notre grande ville, notre opinion, rien ne pourrait désormais m'empêcher de dormir. C'est en allant chercher trois saucisses de Morteau pour la potée du mardi que je pouvais me livrer à ces nouvelles supputations.

Les premiers temps de son évanouissement n'ont pas été remarqués, du moins c'est ce que je peux supposer et certainement pas dans l'assemblée des citoyens. Les derniers temps non plus. Il faut préciser que rien dans sa tenue vestimentaire ni dans sa gestuelle, rien dans son attitude ne pouvait le signaler à qui que ce fût, hormis un petit chapeau japonais qui pouvait le faire ressembler à un champignon, prenons le plus banal, le rosé des prés, celui précisément qui était resté posé sur le petit banc de bois, celui que je retins avant-hier dans le creux de la main pour le reposer doucement sur la planche. Il fallait un long entraînement, le sens de l'observation le plus aigu pour le distinguer dans les branchages, or il se trouve que ce goût pour la chasse, cet amour de la traque, une vieille habitude des longues attentes, je n'en suis pas dépourvue. Grâce à un appareillage optique des plus sophistiqués, étayée par une éducation rigoureuse où la liberté l'emportait toujours -mais à quel prix!- sur la contrainte, où la chasse aux sarcelles m'a tenue trop souvent éveillée de longues et belles nuits dans l'un des huteaux de la baie, je sais encore distinguer une perdrix d'un courlis des marais. Que dire d'un piaf qui ne soit pas inopportun? C'est en voyant s'envoler les deux oiseaux de passage dressés sur les premières herbes de la rive opposée que j'ai compris, en l'anticipant, la disparition organisée de Monsieur P. dans un anonymat qui risquerait de l'asservir progressivement autant que de le sauver. Personne avant lui n'avait jamais évoqué le salut probable d'un disparu. La belle-soeur de ma belle-soeur a disparu corps et âme un beau matin, son lit fait au carré comme tous les jours, comme à l'armée. On a creusé dans le jardin, aucune trace de son corps. Interpol a été sollicité. On a retrouvé un billet, laissé dans une poche, et bientôt la liste de quelques courses au magasin le plus proche, rien d'autre. Son mari a été entendu, il a été vu à la télévision. Rien. Il est spécialiste de la conservation par le froid. On n'a retrouvé personne. La dernière trace? En Angleterre. Qu'en déduire? Traversée de la Manche. On en reparlera après l'histoire de Cologne. S'il faut traverser quelque chose pour apparaître ou disparaître, pour vivre ou mourir, ou revivre fantôme et meilleur que soi-même pour d'autres improbables, pourquoi pas la Seine, c'est à deux pas et c'est ce que j'ai fait hier vers Nogent, un peu moins loin, avant de trouver le jambonneau idéal, fumé, d'une épicerie portugaise au bord de l'eau .

Si l'on peut trouver quelque trace de lui, Monsieur P., vers Cologne, s'est un effet du pur hasard. Or les manigances du hasard ont parfois des conséquences prévisibles, c'est l'un des paradoxes qu'amène la réflexion poursuivie tout au long de cette brève année. Il y aurait une logique du hasard, des probabilités, pour les esprits non dénués de calcul. Est-il venu là et si oui, dans quelles circonstances? Comment était-il habillé? Toile imperméable grise. Soit! Une personnalité de l'histoire, spécialisée dans la période napoléonienne, n'ayant aucune connaissance en matière de disparition quelconque, ni d'apparition soudaine, de type Fatima, m'a tenu un discours apparemment cohérent et d'une haute tenue scientifique sur les aléas de l'identité. Les aléas? J'en ris encore. Parlons plutôt, à propos de Monsieur P., comme d'un autre qui ferait tout aussi bien l'affaire, des incertitudes et des assurances de l'être et de sa présence. Parlons-en! Cette personnalité de l'histoire de Napoléon, capable d'aller acheter un pain «Borodine» dans une épicerie slave de la gare de Lyon par amour des mémoires et des longues campagnes où l'héroïsme gît toujours dans la boue et l'herbe souillée, pétrie de cultures oubliées, m'avait dit incidemment d'aller voir cette ville, la vie de Cologne où les archives Henrich Böll avaient brûlé. Ce n'est pas en fouillant les cendres, en fouaillant les défaillances et les certitudes de la mémoire qu'il faut espérer empêcher la disparition de P. Elle semble, elle est, elle devient jour après jour, inéluctable, et je ne ferai rien pour m'y opposer, du moins rien qui soit répréhensible, selon les définitions que lui accorde ce que chacun appelle aujourd'hui le sens commun.
Ce qui est certain, c'est qu'il a laissé sur un banc, Monsieur P., c'est lui, je reconnais là un geste, une distraction, une façon précise d'allumer le feu là-bas, rien ne pourrait mieux le caractériser, une page d'un  journal que la pluie dans la forêt avait détrempée. Je l'ai lue entièrement et je l'ai laissée à sa place. C'est là, c'est toujours là. C'est à la disposition de tous, sans distinction aucune. 
Nos petites larmes et Cycles de Saint-Etienne, 6 novembre 2009

Le brio d'Umberto Eco suscite, unanime, l'admiration des visiteurs de toute scholastique, qu'elle soit sorbonnarde ou bolognaise, transculturelle.

A l'heure où l'anthropologie va voir se disputer une chaire convoitée davantage pour les honneurs que pour les devoirs de la charge, davantage pour les tonitruantes proclamations médiatisées que pour les bénédictines copies d'un labeur incessant, le brio d'Umberto Eco génère, c'est lui qui le dit, qui le confesse à France-Culture, les envies des visiteurs de sa bibiothèque? Mais qui voudrait s'embarrasser d'incunables mis en boîte dans un ordinateur, de liasses et parchemins illisibles et mal décryptés par d'amers thésards surexploités, qui s'engagerait à dépoussiérer comme trésor des trésors un exemplaire de Raymond Lulle exhumé dans une arrière-boutique d'une fictive herboristerie catalane ou pire, stambouliote, retrouvée dans des conditions acabracandesques par un moine défroqué (et criminel). Umberto Eco prendrait le lecteur, le mettrait dans sa poche en trois coups de cuillère à pot.

Le travers sympathique d'Umberto Eco est de présenter l'érudition comme "private joke"* sans en donner, évidemment, toutes les clés aux lecteurs ébaubis. Je ne dis pas que le procédé n'est pas séduisant, au sens courant du terme, il plaît, bref, s'il ne déplaît pas, il égare, je dis qu'il est "fun", dans la mesure où un catalogue des armes et cycles de Saint-Etienne est "fun". Rien ne serait plus drôle qu'un raton laveur flanqué d'un autre animal, prenons un zèbre, et de l'animal fétiche de BB, le bébé-phoque, et d'un fer à repasser, celui de n'importe qui, pas celui d'un poète surréaliste, celui de la ménagère de plus de cinquante ans. C'est là où le bât blesse. La rencontre saugrenue de l'objet et de la mythologie de l'objet, de l'objet et du discours sur l'objet, de l'objet et de l'objectif photographique, de l'objet et de l'analyse anthropologique de l'objet, de l'objet et de l'appareil politique où s'érige toute anthropologie, de l'objet culturel, où se montre l'objet (Musée de l'Homme-Trocadéro, quai Branly, Musée du Louvre, auditorium), de l'objet Eco-logique, exige que quiconque puisse s'interroger sur la logique qui mène (que mène?) Umberto Eco.

Prenons son objet, Transculturel. Qu'en est-il? Quelles sont les productions liées à la recherche systématique, logique, ordonnée, déléguée, exponentielle d'une bibliothèque babélienne? Quels sont les appareillages critiques mis en oeuvre? Je me souviens de longues conversations avec Pierre Schaeffer à ce sujet, la connaissance et la compilation cauchemardesque par l'informatique. Je me souviens de ces avertissements désabusés aux apprentis sorciers. Pierre Schaeffer, c'est le moins qu'on puisse dire de lui, n'était pas naïf. Il avait parfaitement prévu les dérives où l'utilisation politiquement pervertie de la télévision nous mènerait. Il scandait en quelques phrases incantatoires, amères, les réponses sibyllines à ce danger, venu d'une l'Université (centralisée par les pouvoirs?). Le danger d'un commentaire dilatoire qui expurge la création en la contrôlant. L'analyse discursive anéantit, exproprie l'invention. La connaissance d'un texte ancien qu'un sémioticien grignote, émiette jour après jour, est plus nocive que la destruction par l'humidité d'une cave ou la sécheresse du désert d'un texte sacré. L'émiettement, l'anéantissement sont d'autant plus pernicieux qu'ils ont pour alibi la sauvegarde de la connaissance. La sauvegarde implique la «saisie» du document, son décryptage, l'étude, l'analyse, le commentaire, l'érection en «objet culture», l'éviction de l'auteur, l'exploitation, la rentabilité économique d'un objet culturel en le transformant. Produit.

L'ambiguité de la position Eco-Umbertienne, puisque l'amusement (bonhomme?) induit cette forme de familiarité déplacée, prénominale, rieuse et légèrement condescendante, Toto au Louvre, Umbertoto, on peut aller, toi, moi, pour rigoler, allez! -tapes sur l'épaule-, vous, hélléniste? mais vous ne me l'aviez pas dit, petite cachottière! Vous, nous, chacun, le musée et la muséographie jazzy, allons-y en famille, tous à vos listes mémorielles, culture interactive, pédagogique, politicienne, culture de masse, commune, banal gavage dominical après la visite au cimetière à la Toussaint, de là chacun à ses archives des années cinquante. Demain on rase gratis à la boutique: Success.

Umberto Eco est démodé mais, usant du facile crincrin pseudo-sentimental de la nostalgie -un tabac-, il est tout à fait à la mode, je me souviens des magasins et, si ce n'est pas sur une photographie floutée ou sur YouTube today, Amen! Je n'ai pas tout à fait oublié Pasolini dans ses relectures rigoureuses. Rien de la compilation et des stocks de manuscrits non-lus. Les illisibles. Les indécryptables? Les perdus. Les retrouvés. Les sauvés? Les engrangés. Les Gérés-à-L'Imec. Ah! Les fonds des presque morts auteurs! Ce pauvre labeur à plein temps, impécunieux, pour quelque taiseux thésard honorifique.

Comme le boeuf à la mode de Caen, à consommer, je le préfèrerais -mais pas au Louvre comme au Prisunic de maman- je le voudrais aujourd'hui un peu plus Strogonoff Kultur. De la Russie, l'âme? Il y en aurait ailleurs le souvenir? Une particule, une minuscule molécule d'esprit, une trace? Un lieu! Oublié, le nom d'un seul village! Où? Personne! Mais qui, à part toi qui passes là, ce vendredi-là, en aurait encore l'usage?

Prenons Umberto Eco comme objet culturel, fichons-le dans une liste, dans un labyrinthe borgesien étiqueté, connu, expérimental et validé par le sceau convivial et l'estime conditionnelle, contractualisée, de Théodore Zeldin, d'une bibiothèque Transuniverselle numérisée, mettons-le une semaine à mijoter, non pas au Louvre où il fait tantôt un bruit infernal, agitant à droite et à gauche toujours ses grelots, mais à Saint-Benoit-sur-Loire, où devant le cours ralenti du fleuve, dans une chambre isolée, face à lui-même et sans masque d'amuseur arrosé, sur une chaise, il se verrait dessaisi des ordinaires ordinateurs, hochets et leurres obsessionnels du collectionneur, éruditions et bouffonneries s'acoquinant gaillardement, Rabelais et mangeailles à des Abbayes de Royaumont ou autres colloques voyageurs subventionnés, nous pourrions entendre battre un coeur affolé et grincer (le parquet, les linteaux d'un volet mal fermé, les dents, quelques articulations ou) les rouages d'une mémoire que l'inéluctable, trop tôt, aurait demain rendue vaine?

*King Lear :
Now, our joy,
Although the last, not least.


Les Eaux de Cologne /4, 25 novembre 2009

Prendre le train ­ Ne pas attacher (la moindre, la plus petite?, une quelconque) importance au but ­ pas de finalité ­ seuls les moyens restent à considérer (peser?) ­ Pas de balance ­ Détester la ratiocination ­ Imprudences ­ Garder le silence ­ Ne plus regarder à moins de dix mètres ­ Fermer les yeux ­ Ignorer ­ Elargir ­ acquise, nouvelle paire de jumelles ­ les oublier sur un tertre ­ oiseaux, plumes ­ oublier où voiture garée ­ auto resterait de la locomotion l'unique moyen? ­ les autres, chercher ­ Ramper, une éventualité dans le retrait ­ Un (gros) oeuf à la coque le matin, quatre ou cinq minutes? ­ La tête du gardien, bonasse ou faux-cul? Des grolles, où est la deuxième? Crayon, trouver la dernière mine? Rainure du parquet, une épingle suffirait ­ Extirper la mine? Extraire? Extraction (charbon) ­ Chinois ­ Morts ­ «Il y en a tant, on ne verra pas le détail!» ­ Millions? Milliards? C'est ce que j'entends ­ Train ­ Rails ­ Bribes, les actualités du véhicule: «Chinois, qu'ils crèvent en masse!» ­ Oreilles, fermez-vous seulement?

Ballast, les horaires, mots heureux, rails et ferroviaires. 

Vaporisateur ­ Vaporetto ­ vas-y toi! Veule ­ vil ­ vain ­ vrai ­ vu ­ veau ­ mon sac c'est pas du veau, aurait dit la dame verte ­ la dame au chapeau vert ­ couvre-chef, tyrolien, une pièce de métal doré glissée dans la ganse ­ l'île aux senteurs, avait dit le marin, j'y suis allé bien avant que vous ayez pensé à naître ­ on naît sans même y penser, autre chose à faire, vivre ­ versatile ­ vivace ­ venelle, mot femelle ­ venin, mot tu ­ Vilenie, mot démodé ­ Et Vlan! ­ dans ses livres claquent les portières (d'automobiles ­ fiacres ­ carlingues (Saint-Exupéry) ­ l'action, l'inaction, leurre des livres: charme opérant.

Corrections ­ je relis, au chapitre Beckett «surprendre le langage» ­ J'entends, je vois, je devine, erreur probable, autre chose: «suspendre» la parole ­ Je ne corrige pas ­ je laisse ­ malentendu ­ j'oublie ­ remettre à plus tard ­ prendre la parole ­ choisir mutisme ­ onomatopées ­ langage sourdingue ­ ne pas donner d'explication ­ ne pas croire à ça ­ ne pas transiger ­ paroles: laisser tomber ­ Tout laisser tomber ­ On ne surprend pas le langage ­ les mots nous surprennent ­ trop souvent nous tuent ­ quelques signes, rares, forestiers, sauvent de l'inanité ­ Qui puis-je? ­ perte ­ gouffre ­  Ne pas la reprendre ­ laisser là, plus bas que terre, afin qu'étendue presque sans vie, le souffle (me) soit rendu ­ soit entendu, bovine: Meuh soie rang du ­ Mine cassée ­ crayon? ­ Laisser ­ Remettre au surlendemain ­ Ne pas rendre compte ­ Ne pas se souvenir ­ retrouver la trace: une plume, une seule ­ blanc duvet retrouvé doublure poche ­ recoudre ­ boîte à l'ouvrage ­ épingles, aiguilles, fils, gros-grain ­ filer là-bas, à l'anglaise, bois et auvent de l'abri retrouvé ­ oeuvrer ­ la fourmi galopante: 200 collages incessants ­ porter le poids du monde  et s'émouvoir ­ C'est en arrivant là que les oiseaux, s'ils étaient sept, ils étaient frères, blancs comme neige ­ Ils tournoyaient d'une extrémité à l'autre ­ De l'extrême ­ ne pas utiliser ce mot ­ pathos ­ les sports de l'estrèèmeuh. 

L'extrême onction ­ femme ointe au ciel se pointe: Quand je revois le visage de cette femme (plus morte qu'elle, toi, là tu meurs), cette morgue, (c'est) extrêmeuhment hautain, la figure d'une sévérité (sans appel?) ­ Et là, sur, la benjamine pourquoi s'est-elle collé aux pieds des chaussures à paillettes? talons aiguilles ­ peut pas faire un pas de plus
­ un jour de deuil, pour elle un jour comme un autre s'habiller en semaine ­ Moi, Madame, si c'est pour l'occasion, je me pare ­ Je  peux pas marcher (meuh dit-elle), je fais rien que trébucher ­ pour l'enterrement (dis-je !) il faudra (plutôt) sortir les pataugas ou vos croquenots de l'ordinaire vu le temps qu'il fait ­ Simple question de confort ­ Pas le moment de choir ­ faillir ­ faiblir ­ lâcher ­ Faudra pas vous ramasser dans la gadoue, la terre et la pluie ­ ça la fiche mal, mais mourir à la Toussaint c'est bien vu c'est pesé ­ chrysanthèmes à l'étal, temps de chien ­ Mais qu'en savez-vous du temps? Vous êtes Miss Méteo? ­ Non, c'est juste pour dire ­ Madame (vous pouvez m'appeler Zoé ou Durite, à l'occasion, je m'en bats l'oeil, je pète les plombs de temps à autre, et pas qu'un peu, je suis en fait  psychiatrisée, un peu  fière de l'être, elle me dit ça, à moi, une parfaite inconnue, quoique voisine de la première génération, et pas de la famille Craignos), dans les poches, à ma soeur, elle me sussure en confidence, je lui ai filé un petit billet qu'elle aura pour l'éternité in the pockett ­ Oui, pour l'éternité ça lui fera une occupation à celle-là ­ On dit son nom je lui hurle, on dit pas celle-là de la morte ­ on dit au moins le prénom ­ on n'est pas le chien du troisième ­ Et c'est à Cologne qu'elle s'est (c'est ce qu'on dit dans le couloir du funerarium), qu'elle s'est (se serait) noyée? ­ Oui, tombée d'un pont ­ Jetée? ­ Faudrait encore lui demander ­ Tellement lourde qu'il en faudrait six, il en a fallu, il en faudra six pour la porter en terre sans rechigner ­ Sans quoi? Sans tergiverser? ­ Vous ne pouvez pas parler normalement? (me dit-elle) ­ La soeur de la défunte, celle aux chaussures pailletées, l'aînée tire une tronche sans une larme, une tronche du feu de Dieu ­ pourquoi si froide? ­ (Puis me dit), n'empêche qu'il faudra encore faire des frites ce soir, les petits il n'y que ça qu'ils veulent, encore et encore, et il faut  toujours peler (éplucher) les patates, excusez-moi, mais même endeuillée, il faut toujours manger, moi et ma famille, ça creuse, le chagrin. Elle dit endeuillée comme on dirait «effeuillée», appuyant sur deuil, humant, d'un air un peu, comme ça, vite, le nez aux vents nouveaux, libérée?

Après les rituels du voisinage, j'ai retrouvé le lieu dans la forêt, c'est là, je viendrais bien m'y asseoir, un auvent de métal rouillé, malle close, les abords aménagés, un cercle de bois brûlé, la coulure de voiture, cette sculpture vandale, retrouvée là près d'une plume indienne fichée dans la terre, c'est bien là depuis longtemps. En aval, près des bois consumés et des troncs dispersés, le batracien gardien des lieux, l'alligator ou la souche en forme de crocodile, les yeux exorbités, encore dressé face au banc. De jour en jour, du  gris cendré, craquelé des blancs les plus nuancés aux noirs les plus brillants et lumineux, une splendeur des métamorphoses nocturnes.
Le dernier conseil d'Ivan Bounine, 12 décembre 2009

Pour la troisième fois, elle plaça le papier froissé sous la torche avant que la pluie n'ait eu le temps de délayer les encres sépia et mettre le message en bouillie. Ce qu'elle décrypte ne peut plus la désorienter. Prendre le dernier mot d'un défunt pour parole d'évangile? Pure folie? Pourquoi le vieillard aux doigts raidis par l'arthrose serait-il plus habile, plus volubile, plus sage qu'un jeune artiste tel que j'en ai croisé dimanche dans cette galerie américaine Place des Vosges? Le jeune artiste, si c'est celui que j'ai vu, conduisait un chien afghan par le col comme on dirige un chien aveugle, un animal auquel ne manque que la neige des cimes et l'horizon désormais dévasté d'un paysage qui n'existerait plus que dans la mémoire de son maître. Elle, je, quel artifice, appelle là Gilgamesh, tu verras un peu plus loin au coin des bois.

C'était avant-hier et j'étais seule. J'allais retrouver sous la pluie l'endroit où m'asseoir et lire au calme, je n'avais le choix qu'entre un café réchauffé et un chocolat trop épais. Et s'il fallait marcher plus loin pour accéder aux contreforts de la grand route? Je laissai le banc, je tenais la lettre qu'elle m'avait confiée, je la palpais dans la poche, je la froissais avec des miettes de tabac, moi qui ne fume pas, un homme est encore passé dans ma poche? Le papier déchiré et le dernier conseil oublié avec ça en route. Les conseils, c'est vrai, je ne les collectionne pas. Je fuis les conseilleurs, fais ceci, fais cela, et n'oublie pas d'acheter le pain.
Dans la cabane aménagée, un homme vêtu d'une veste de chasse de marque anglaise, les cheveux blancs coupés en brosse, finissait une fricassée de gibier, pressé de rendre l'assiette et le plat presque vide à la patronne. Echalotes et vins cuits, c'est le parfum que je gardai en sortant, pressée de retrouver l'importance du conseilleur. A la veille de sa mort, continuer à pontifier? C'est possible? Est-ce souhaitable? Quand les jambes refusent de marcher, quand elles renâclent, pourquoi ne pas imiter les chevaux qui se couchent au sol sur la bâche et détournent la tête indifférents au sort.

Les amis du jeune artiste n'ont pas trente ans, l'épouse porte une veste folklorique aux tons joyeusement primaires et rien ne parvient à la rendre paysagère, paysanne ou passagère de l'exotisme. Pas un fil de l'habit, pas un bouton, pas une agrafe. Pourquoi, je ne sais pas, ça ne m'intéresse pas plus que la photographie reproduite au mur, une femme qui ressemble à la princesse Soraya, des yeux verts en série et ce que je prends de loin pour des émeraudes, d'ici je peux me tromper, ce sont probablement de simples turquoises en guirlande, teintées de vert dans une technique moderne, colorisée et reproduite avec une ruse chromatique et vaguement conceptuelle. D'une photo, une vingtaine exposées, dans un éventail de tonalités allant du gris le plus morne à l'orange le plus lumineux, les bijoux passant par les profondeurs de l'améthyste au vert jade des chinois une farandole de lumignons. Où va se nicher l'invention des artistes, je parle du jeune, qu'accompagne une femme avec jeune enfant, telle que personne ne pourrait la faire poser une minute, aucun peintre ne supporterait un modèle qui se lève toutes les secondes, évalue les distances, houspille la progéniture, se rassoit, s'éloigne pour parler à trois invités simultanément richissimes, fait quelques pas vers la scène improvisée, prend une photo, cadre un personnage, fixe le chien afghan, renonce à le prendre, s'empare d'une tasse de thé, demande à l'hôtesse de la cardamone, qu'elle semble adorer, à plus d'un titre. Mais qu'elle soit liée et maintenue aux bancs de bois, par la grâce de dieu! Un modèle ne bouge pas s'il veut capter la lumière, s'il veut concentrer en lui les efforts de l'artiste, un modèle se doit d'être exemplaire dans le silence qui l'entoure, dans la lumière qui le cache aux yeux indiscrets, dans les gestes qu'il retient des heures entières.

Pour aller au terme du propos, qu'Ivan Bounine fût vaniteux à la fin de sa vie, ce n'est pas grave. Je ne vois pas pourquoi ça l'autoriserait à détruire la lettre précieuse, la dernière sans doute, où les mots pèseraient de tout leur poids, «jamais plus», «révélation», «secrets enfouis», c'est dérisoire. Près du Belvédère il aura une stèle à sa mesure, derrière le petit chemin qui longe l'ancienne bâtisse devenue trop exiguë. Et si les derniers mots, le conseil tant protégé, interdit aux néophytes, distillé par les proches, donné et retiré, ce n'était qu'une note domestique, un rappel à l'ordre, un petit service manutentionnaire à demander au jardinier, un dernier geste avant la cueillette d'une gerbe de mimosa, la sienne pour les obsèques: «demain élaguer les branches devant la véranda, je ne vois plus rien».


Sur la butte, 12 janvier 2010

1/ L'envoi  de l'article, proposé à ma lecture, dit qu'il  s'agit d'une chanteuse tibétaine Yungchen Lhamo dotée d'une voix "perçante". Non! Je n'ai plus le courage d'opposer au perçage de tympans auditeurs supposés chinois d'autres modulations d'une voix «qui envoie, dit l'article, des bouquets de fleurs de l'Amour». Plus le courage? Allons!

2/ Deux hommes, le visage caché, l'un par une cagoule, l'autre par une écharpe nouée sur la bouche, s'attaquent dans le froid, l'un caché derrière un chêne, j'évalue mal en dévalant la sente le diamètre du tronc, l'autre près de la cheminée. Je vois des mitraillettes. Ce que j'avais pris pour les coups d'une hache sur une souche, ce sont les échanges de balles en plastique. Je prie qu'ils n'aient pas tout démoli, c'est là ma  demeure, il n'y en aurait pas d'autre. Dois-je, sur le sentier,   croire encore à mes promesses, un pari sur la comète?

3/ En voyant, derrière le paysage qui défile, un homme qui regagne le hangar, aucun autre ne vient aussi idiot qu'avant, "hagard". Ce hangar, j'irai le voir demain ou après-demain en passant par le haut.

4/ Les Roumains ont du se débarrasser assez vite du surplus d'habits qu'ils ne parvenaient pas à remballer dans le drap noué et la neige évacuée des trottoirs a tout détrempé. Va ton chemin mon âme! Ne pleure plus jamais! Ils courent en se bousculant.

5/ Au moment où le contrebassiste ouvre la partition sur le pupitre, une boîte noire tombe et roule à quelques mètres du chef d'orchestre que rien ne vient distraire du moment  sacré de l'attaque.

6/ S'il suffisait de s'assoir au soleil et de tartiner les rillettes du pays, une vie n'y parviendrait pas. Comme j'ai pu perdre le temps à des mirages! J'en ai gonflé, des baudruches. Au pied des colossales fortifications, la ronde des corbeaux  là haut ne cessera plus d'un lieu à l'autre, mais où sont les miens?
Ce n'est pas le jour idéal pour rendre les choses plus difficiles qu'elles sont et je perds des heures entières à décrypter les archives slaves, le coeur battant, l'histoire se tient et ce qu'hier j'aurais pu trouver dérisoire, je le considère aujourd'hui sans ironie. Autour de moi, on me dit «prouve-le! Ou tais-toi!». Je ne justifierai rien et ne cesserai plus de déployer ce récit des archives, inutile, une piste et la seule menant à ce lieu légèrement surélevé par rapport au mur d'enceinte.

7/ L'une  des images de la maison de Tolstoï: «la bibliothèque dévastée par les fascistes», dit la légende. Mais où donc s'effectuait le tri du tas et l'épluchage des haricots verts de l'époque bénie?

8/ S'il faut choisir un modèle parmi plusieurs centaines d'articles, je le fais volontiers et je palpe quelques douzaines de paires de bottes dont il est dit d'une certaine paire que ce ne serait pas du daim mais du nubuck. Les daims n'ont plus aucun souci à se faire et je dis à la dame, triomphante, que les meilleures sont celles-là, je lui montre, tout bien considéré, s'il y a sa taille en réserve. Souplesse du veau? Vendeuses frétillantes d'énervement? Vendeur qui s'en bat l'oeil et qui parvient à ne pas dire une seule petite connerie dans ce box de tous les luxes, de tous les lucres.

9/ S'il fallait substituer la poudre de noisettes au beurre manquant, je le ferais sans hésiter. A ce titre, expérimental, se pourvoir d'un kilo de poudre de noisettes ou d'amandes, le cas échéant, sans perdre une fraction de seconde à des tergiversations aussi vaines. Insistance des pensées dites parasitaires. Quelqu'un, au moment où je pensais à cette histoire de noisettes en poudre sur certains fruits mis au four, m'a demandé, à propos de Rilke, si Lou Andreas Salomé s'était «bien» suicidée. En ne répondant pas tout de suite, «pourquoi?», «elle se serait donc suicidée et je n'en savais rien», «je ne peux pas dire», «c'est difficile à croire», je ne pensais pas au suicide mais à autre chose, lu la veille, livré tel quel et remis en lente décantation, livraison tardive:
«Ne va pas croire surtout que je souffre ici de déception, bien au contraire. Je m'étonne quelquefois de la facilité avec laquelle j'abandonne tout ce que j'attendais, pour le réel, même lorsqu'il est pire.
Mon Dieu, s'il était possible de le partager avec quelqu'un. Mais serait-il alors, serait-il encore? Non, car il n'est qu'au prix de la solitude.
» Rainer Maria Rilke

Notes du bambou et du rotin

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Le paravent de rotin aux montants de bambou, plus haut que moi, me cache aux voyageurs si je le maintiens en bouclier face à la marche. Le tenant comme un porte-document, les bras tendus et virant à l'angle d'une rue, je peux espérer balayer sans effort deux ou trois personnes à la démarche incertaine, du type troisième âge ou trétraplégie compensée. Le transportant de profil, à l'égyptienne, je peux véhiculer la chose jusqu'à la station, où une créole me propose de m'aider à l'horizontale, comme une planche de chantier, ce qui dans l'escalier constitue un embarras de plus, si je la précède de plusieurs mètres, six ou sept marches, la dénivellation la mettra derrière sur les genoux, voire sur les chevilles, à l'antillaise moderne certes mais esclavagisée. Je refuse la proposition mais à mes côtés dans l'escalier elle me parle «d'où je l'ai eu?». Des paravents comme ça, aussi beau, aussi haut, aussi bien articulé, c'est assez rare dans la région. J'acquiesce, changeant la chose de côté, m'ouvrant un doigt aux aspérités du cadre. Le sang coule et je ne suis pas mécontente de voir la police de proximité regarder s'écraser les gouttes au passage automatisé, que je réussis à franchir en glissant le paravent dans l'interstice étroit laissé aux maigres entre le taquet mobile et la paroi métallique. Avant de bifurquer vers d'autres sorties pourvues d'ascenseur, elle me hèle encore au moment où j'ai dépassé la cabine des derniers contrôleurs en uniforme, munis d'un hyagiaphone sonorisé, pour me faire de la main droite le signe en V de la victoire. Qu'aurais-je vaincu? Le conformisme? Aux heures de pointe, en aucun cas on ne transporte un paravent de cette taille, de face ou de profil?

. A propos, le livre de Dalmas sort ces jours-ci et je me sens libérée d'un poids -imaginaire-. Je me suis entendu dire que la sortie ne me concernait pas et que le Nouveau Commerce n'était «pas mon style», c'est la vérité nue, ne voulant pas m'infliger ce que je considère comme le pire dans cette initiative déplacée: travailler sans état d'âme à quelque chose qui m'est étranger et me libérer d'un usufruit social qui m'est aujourd'hui une véritable torture.
Plutôt porter de la proche banlieue par le train des marmites de cuivre, des chaudrons rouillés cédés par des Roumains aux dents d'or au prix de la rencontre, plutôt ramper sous la ramure et une douzaine de branches encore nues, alors que le printemps s'annonce primesautier, que d'entendre une seule ânerie devant une coupe de champagne, du style «bon, d'accord mais alors quoi de neuf à part la poésie persane et les archives slaves? Ah bon? Mais vous avez connu Soutine?» J'ai vécu à Lèves dans un grenier, oui, en face de chez lui, j'oublie tout.
Plus d'image. Rien, 22 janvier 2010

Au moment où parviennent les premières nouvelles transmises à l'écran au domicile, il est nous est impossible d'imaginer quoi que ce soit du "réel" qui nous est opposé, saturation par l'afflux des images en série. La représentation assénée par l'information journalistique, gravats, grands pans de murs, gravats, petits pans de murs, gravats, murs, murs, murs, cris, larmes, prières, injonctions, menaces, les sons, les silences, les stéthoscopes, sondages.
A l'affût du silence, les âmes disparues?
A l'instant où cesse le cri d'un corps A. surpris par la violence de la secousse, l'histoire est finie, la sienne. La nôtre commence. Encore faut-il que soit mis un nom, un prénom sur ce corps A., allongé près d'un corps B., jusqu'aux probabilités évoquées à ce jour, 150 000, 200 000, chiffres évasifs, corps gonflés, X., corps invasifs, Y., violents morts encore anonymes, sans images, Z., sans visages, chiffres de corps non appelés. Impossible de les envisager sans les dire.
A la seconde où l'on apprend qu'il y a sous les décombres en Haïti trois membres de la famille, une petite cousine et ses deux fillettes avec elle, on est avec les Haïtiens, dépersonnalisé et dans un deuil collectif, une véritable tragédie des temps archaïques. Depuis cette seconde, la malédiction entre avec tous en Haïti à la maison, celle que je ne peux hélas donner en partage à quiconque et depuis je ne réponds plus de rien.
A l'heure où l'on se tait, pleurant toutes les larmes de son corps, lançant comme celles de là-bas injonctions et suppliques devant l'Icône les bras au ciel, que reste-t-il d'une image qui n'a pas de nom, pas de visage, pas de parole pour qu'un seul filet de sa voix, un souffle de sa vie soit gardé? Rien?
Dans nos murs froids à Paris, dans nos coeurs refroidis d'ici, que reste-t-il des images, celles qu'on se défend d'imaginer sous la pierre trop lourde à lever?
tombes
ici
nos coeurs
de pierre?

Notes du marbre et du béton, 1er février 2010

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A l'heure où les résultats de plusieurs analyses et diagnostics doivent délivrer ou asséner un verdict qu'on exige dilatoire ou rassurant, le verdict tombe comme le couperet de la guillotine: il faut une exérèse des tissus lésés dans les plus brefs délais, c'est un sarkozome malin en voie d'évolution, agressif, invasif: l'inopiné, à exclure à bref délai.

. Le film de Jason Reitman In the air, glaçant, s'il y manque à ce jour le carburant, le prix de l'essence contraindra à licencier ceux qui prennent l'avion, le film propose donc à Georges Clooney un rôle très en deçà de ses possibilités fantaisistes, avec lesquelles jonglent magistralement auparavant et ailleurs les frères Coen. L'horreur aseptisée et pressurisée des vols longs courriers et des zones intermédiaires est décrite ethnographiquement avec une sobriété moderniste faite de nouveaux gestes mécaniques, d'une efficacité absurde, de valises profilées qu'on referme sur des housses plates, qu'on trimballe avec une pseudo désinvolture de régent des cieux et de seigneur des courants d'air. Il faut avoir encore la fraîcheur d'âme néophyte, presque catéchumène, celle d'un nouveau baptisé de l'air, pour s'extasier devant un minuscule fondant au chocolat parfaitement cuit, au dessus des cimes enneigées et des vastes toundras des maîtres du monde en palpant les cartes magiques, magnétiques, qui réassurent de leur puce n'importe qui en costard infroissable qui se croirait éternellement en Armani, jusqu'au linceul siglé. Dans les avions, comme dans les trains, aux "espaces détente" des aires d'autoroutes lointaines où l'on croise des groupes charismatiques en goguette ou des camionneurs biélorusses en déshérence, l'oeil rouge, ivres de fatigue, il nous est facile de tailler une bavette, sans contraintes, ne serait-ce qu'avec une épouse fugueuse récidiviste, ignorant les responsabilités contractées à l'égard des siens, ou un exhibitionniste luxembourgeois à l'échelle européenne. Rien n'engage, ni le lieu, ni le temps du convoyage, ni l'action, qui oblige à se plier à l'autre temps, celui où ne rien faire autorise tout ou rien. Ce désengagement des espaces ouverts ou clos où s'effectue le voyage, le passage d'un quai à celui d'une zone "duty free", on peut en parler. Un ex-futur de mes beaux frères est ainsi parti jouer une partie de rugby en Afrique du Sud et n'est jamais revenu dans la famille. Il a choisi l'hôtesse de l'air au moment où elle mimait les mille et une possibilités de l'évacuation sous-marine en apnée et les affres de la mort subite par dépressuristion accélérée. J'ai regretté que Reitman ne soit pas plus féroce dans la critique, ici mélancolique, douce-amère, trop normative: la vie, c'est ainsi et, si le choix s'impose, il vaut mieux être ré-humanisé, c'est plus avantageux, voire plus économique! C'est efficace, politique et correct. Il y a dans le ciel de la fin et les nuages du recordman des parcours ailleurs, une réflexion pédagogique sans grâce, une manière de sérieux très "beau-frère", une sympathie décalée, mesurée, une retenue que l'on sent voulue, presque forcée par d'obscures circonstances, relevant de la vie privée. Le héros au sourire doux-amer s'accommodera de tout, y compris du pire d'un appartement célibataire avec terrasse, agréable, désert et fonctionnel et ce n'est pas une tragédie des temps modernes! La fermeture à la chaîne des usines et des entreprises, des filiales et des succursales en est une de la plus grande noirceur, irrémédiable et aussi cataclysmique qu'un tremblement de terre. Les cartes peuvent servir à tout, j'ai déjà coupé du foie gras avec une carte visa, servi vers Montmirail dans les prés ad hoc, c'est bouseux, mais le Louvre hier m'a laissée passer avec un petit Laguiole, en me disant «et en plus, c'est à vous, Madame, ce couteau?», «oui, même s'il est petit, il est incisif, il pourrait bien trouer les ciels de Poussin de l'Est en Ouest dans la salle hexagonale s'il faut y passer - ou en passer par là, je veux dire, passer par la radiographie incessante des comportements, et non des moindres, par la réflexion sans limite sur les faits de société, jusqu'à l'écoeurement quotidien qui doit nous laisser de marbre (mais non sans fureur)». Un monde d'aéroports en béton aux annonces sonorisées en boucle, l'atmosphère climatisée à couper au couteau, parfumée de "vanille des tropiques" artificielle.

. Parlons des marbres, je suis allée compter, sans mégoter, les calculi inclus dans une boulette de négoce. Il y en avait huit et s'il s'agit de troupeaux, c'est tout compte fait un marché assez avantageux, en termes de nos aurochs d'antan. J'étais seule dans la salle mésopotamienne des taureaux ailés, j'aurais pu trucider le gardien assez chétif du chef avec mon Laguiole de naine, mais je suis vite passée à autre chose, les petites feuilles d'arbres ciselées, en or, les quelques pièces rares de joaillerie mises avec un texte dans la pierre de dépôt d'une fondation palatiale.
Portrait de l'artiste en voyou de première classe, 6 février 2010

N'étant pas une lectrice du Point, il faut l'achat précipité sur un trottoir d'une proche banlieue par racolage: Banier est-il finalement un artiste ou un voyou?
La veille, j'avais devisé longuement au café Zimmer avec un ami de longue date non seulement en voyellerie -il écrit, il a publié, il passa à la radio, il court et furette, il repassera sur la 6, mais en douze-mille canailleries policardes dont nous fûmes témoins-, complices autant par le silence que l'hilarité contenue, mais aussi en inimitié. Nous sommes ennemis depuis si longtemps que je peux compter sur lui pour le pire, il a fait ses preuves depuis toujours. La conclusion où nous arrivâmes -c'est une sorte d'aristocrate décavé qui s'ignore- est la suivante: de tous les milieux qu'il a cotoyés sans s'y complaire, ne se prêtant qu'aux riches, le pire en canailleries est celui des "intellectuels", qui ne reculeraient devant aucune abjection, de la plus minuscule perfidie à la plus extravagante saloperie, pour frapper l'ami au corps, le rétamer et prendre sa place encore chaude. Nous dissertions sur les «nouveaux rapports de prédation» intellectuels qu'Internet implique, propose et, croit-on, oblige tous les jours. Je bottai en touche en disant que tous les soirs avant de m'endormir -il faut bien croire quelqu'un- j'écoutais Glen Gould, mais que ce vice impuni ne trouvait son plein accomplissement que dans une captive et maladroite saisie d'un moment où l'artiste, sur son tabouret au ras du sol, atteint les sommets de la beauté en oubliant tout, et les lieux et des visages qui le verront renaître nocturne. L'artiste chantonne. Plan: affalé, les jambes allongées, il est surpris à ne rien faire. Autre plan, le chien passe. On suppose: qui d'autre lui aurait ouvert la porte du jardin, que celui qui ne filmerait là que d'une seule main?
Dans ce numéro spécial «voilà un portrait de l'artiste», «sans se fatiguer», «comment gagner?», on voit une photographie de Madame Bettencourt prise pour "l'Egoïste" dans un pantalon de flanelle qui lui va à merveille, allongeant la silhouette de telle sorte qu'elle donne à penser à l'allongement de la silhouette, à la longueur des jambes, à la flanelle et au tombé d'un pantalon qui n'est pas uniquement là pour faire parler les soubrettes et les comptables au service de la famille et remerciés depuis. Madame Bettencourt sait porter la culotte. Porte-t-elle un Rouge Dior? L'article ne dit rien là-dessus. C'est insuffisant. Si j'avais été l'affidée et l'abonnée de "L'Egoïste", j'aurais exigé de savoir si Carita ou non était passé par là. Après le réquisitoire contre l'artiste, une conclusion: il en a bien «profité». De quoi? De l'argent. Personne ne dit qu'il n'aurait démérité de ce côté-là ni de l'autre, d'ailleurs. De quoi, de qui parlent-ils? Les secrétaires, caméristes, comptables, infirmières, et quelques personnes de toute confiance placées près des portes et des couloirs et des escaliers où Banier n'aurait en fait jamais poussé Madame frontalement (il aurait pu), parlent. Les témoignages sont en conglomérat, à droite, sur fond gris-brun, c'est une page spéciale, «en exclusif» avec de précautionneux guillements rouges qui n'engageraient que la fiabilité des témoignages cités, au plus grand bénéfice de la vente des papiers journaux. Si j'avais de l'argent à n'en savoir que faire, non seulement moi aussi je me paierais un pantalon de flanelle qui tombe bien sur les grolles, mais en plus je le jetterais par les fenêtres par liasses entières, jamais je ne pourrai ouvrir un ouvroir en Haïti, ce n'est pas aujourd'hui ce qu'il y a de plus chic. Madame Bettencourt, sur le conseil de l'artiste, finance une fondation pour soutenir des pauvres orphelins, artistes tombés dans la necessité. C'est Banier qui lui souffle l'idée.

Dimanche j'ai bien donné quatre euros aux chevaliers de Malte spécialisés en léproseries, je ne savais pas qu'il en restait encore parmi nous, humains, je les croyais morts depuis longtemps et remplacés par autre chose, moins visible à l'oeil nu. Si nous en appelions à la légitimité, voire à l'honorabilité de l'artiste, nous pourrions tous, dans une pétition bien conçue et finement rédigée, demander à Banier d'en finir une fois pour toutes avec Madame Bettencourt et de consacrer son talent à photographier des belles choses pour de nobles causes artistiques. Les motifs ne manquent pas. Dans l'éventail populaire, les banlieues, le Slam, le non-logement, le pauvre et l'affligé, l'affamé, l'ami-Massoud, l'estropié d'une guerre injuste, l'aveuglé d'une guerre juste, la putain asiatique, le pilleur de vivres (haïtien), la pauvre naufragée recueillie par l'Italien compatissant, le premier nazi de la dernière heure, retrouvé au Chili, dans le registre esthétique, les interventions sur l'original et la copie, les agrandissements du dernier nano-poil auriculaire de Van Gogh in situ, étonnez-moi toujours, dans la sphère documentaire-du-réel: la rue.

C'est ce qu'a fait Banier, il a photographié la rue et il choisit celle qu'il veut. C'est le privilège de l'artiste. Il fait ce qu'il veut: hier, je suis allée rue Saint-Honoré, j'ai regardé d'un côté et de l'autre en traversant. J'ai tout vu. J'étais là, personne ne m'a repérée près du Japonais. Si Banier est un gagnant (un milliard) ce n'est pas un petit gagnant. Ce n'est pas non plus un gros perdant. En quoi aurait-il démérité? Si j'avais beaucoup d'argent, je ne saurais pas quoi en faire et pour savoir si je suis aimée pour moi-même, mon intelligence, mon âme ou ma beauté, je serais prête à tout, voire pire. Banier, lui, a-t-il vendu son âme? Le contrat est-il de nature faustienne? De nature usurpée sous la contrainte? De nature chantage affectif? D'un Opinel ? D'une seule photo surexposée? Nous voulons la voir! Un milliard? C'est donné! Une âme qui ne passe même pas, comme le chameau, par le chas d'une aiguille! Qui a dit qu'il avait une âme? Un artiste n'a pas à posséder une âme, il n'en aurait pas l'usage. Du talent, oui, à revendre.

Pour cet ami, mon plus ancien ennemi, que je reconnais comme le plus grand voyou imaginable -il lui arrive souvent d'imaginer le pire dans un monde invivable-, la question de Barnier-artiste (voyou?) n'est que futilité. Sachant comment se font se défont les contrats culturels d'un lieu à l'autre, l'indigné aurait d'autres occasions juridiques de s'émoustiller que les élégances d'un salon. Donné aux chiens, un os à ronger, voilà le lectorat du Point, dont je suis aujourd'hui l'occasionnelle du tapin. Jamais plus.
«Quelques jours de vacances en Bavière», 9 février 2010

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Si j'examine la photographie* de Roland K., je souhaite que ce soit lui le véritable meneur des quatre retraités kidnappeurs. Il a une tête convenable s'il est veuf ou célibataire. Il ne porte pas de moustaches ou les aurait rasées pour la circonstance, exceptionnelle. Costume gris bien coupé. Rictus hautain? Non, ce n'est pas l'adjectif qui conviendrait. Pas de cagoule, pas de violence: les retraités ont «invité» un banquier, le leur, à passer quelques jours en Bavière, ceci afin de le convaincre de leur «rendre l'argent», une somme qui leur serait due, l'histoire ne le dit pas, après un placement malheureux, 2 millions et des poussières?

La question qui me taraude: que peut-on dire à un banquier, en Bavière, pendant quelques jours? Que pourrait-on dire d'autre, l'indicible. On peut annoncer la couleur en quelques secondes à son banquier? Monsieur Xavier, s'il s'appelle Xavier, ou Monsieur X s'il s'appelle Xantrax, «gaffe, pas d'embrouille ou je te coupe les couilles, moi et mes copains». Or, Monsieur X. puisqu'il s'appelle ainsi, outre qu'il n'aura droit qu'à des biscottes non beurrées et des paroles non dénuées d'amertume de la part des «seniors», actionnaires floués mais encore assez vifs pour leur âge, l'un des leurs a 79 ans et toutes les économies y sont passées, dans le malencontreux poker boursier. Où sont les épouses des fameux bandits? Ont-elles poussé à l'action? Qui est le cerveau de l'affaire? Qui protègent-ils? La femme d'un des quatre, une tête brûlée, même pas la soixantaine, qui, à part elle, aurait pu initier puis organiser un telle opération de A à Z, rondement menée, chronométrage, planque, mise du banquier dans le coffre, c'est un luxe dont je me serais réservé la solitaire primeur, démarrage de la voiture en douceur, accélération, freinage aux carrefours, chants bavarois en choeur pour couvrir les appels (les cris?) venus de l'arrière, un banquier hurle-t-il quand il est claustré? Qui donc a eu cette idée originale pour occuper les loisirs? Qui dont aurait concocté la confiture d'airelles? Qui aurait songé le deuxième jour à radoucir l'épreuve du prisonnier en lui offrant au moins deux roll-mops? L'épouse de l'un d'eux, c'est elle, c'est la muse et la meneuse, nourrie d'études mozartiennes et d'écoutes contrapuntiques, de A jusqu'à Z, c'est certain, voilà où mène l'économie domestique de toute une vie de vertu laborieuse et l'ennui qui s'ensuit, moi j'ai toujours flambé le peu que j'avais, c'est toujours ça de moins à s'occuper de l'argent en caisse et ça n'attire pas la convoitise ni la jalousie des locataires du Bloc Z. Ces derniers, ce sont eux qui l'affirment, se consacrent à des tâches plus «occupationnelles», voire «de réinsertion socialisante», comme la poterie et le chant canon, la promenade vicinale en circuit semi-accompagné jusqu'à Troyes, d'où l'on revient interchangeables par le même chemin.

A quoi pense un banquier dans une cave? A quoi pense un banquier quand il est dans un non-bureau? En quoi la lumière diffusée par l'ampoule nue peut-elle changer le cours de la pensée et son aspect formel? Comment le prisonnier a-t-il dormi? Où était le soupirail? En disant soupirail, a-t-il pensé à «souffle» puis à dernier soupir? Croit-il en Dieu? Et si oui, pourquoi? A-t-il une seule preuve? Pourquoi a-t-il chanté les premières notes du Kyrie de la Messe en Si alors qu'il dit n'avoir jamais écouté Minkowski? A trois heures du matin! Les quatre confirment. Mais pourquoi mentirait-il?  Pour si peu? Quelques notes? Et pourquoi pas Scarlatti? La température de la cave était-elle assez clémente pour que le cerveau fonctionne comme à l'Agence? La réponse est oui. Reuter ne dit rien. Aucun détail ne transparaît. Jugement en cours. Malgré l'agression, l'angoisse et la fatigue occasionnée par une situation nouvelle, le banquier n'a pas perdu son sang froid, il a réagi en banquier, il a réfléchi en toute connaissance de cause, il n'a pas cédé, il n'a pas éprouvé le fameux syndrome de Stockholm, il est bavarois, citoyen, fier de l'être, sensé, sensible, indifférent à la calomnie, conseiller financier, il n'a pas pensé à sa retraite, il n'a pas pensé aux économies, il a fait ce qu'il fallait au bon moment dans une conduite adaptée aux aléas du stress et il s'en est très bien sorti grâce à sa pensée de banquier qui lui vaudra l'honneur et la gloire après-demain.

. En passant au Louvre par la salle hexagonale, j'ai revu le tableau de Poussin «Narcisse» à peine éveillé de sa morgue suffisante. Le personnage au premier plan, penché sur l'eau, est dessiné nettement, le détail des fleurs blanches à sa gauche est aussi très finement ciselé, les traits sont fermes, le blanc lumineux des chairs et des étoffes défaites, très travaillé. A l'arrière plan, sur son rocher qu'on dirait de carton pâte, à peine ébauchée, la petite «Echo» reste avachie et bien peu réfléchie, ça ressemble à un essai de déesse avortée, rien qui soit pensé fermement par le peintre, rien qui puisse faire songer à la parole articulée, en dehors d'un meuglement très vaguement bovin.
La toile de l'hiver hiverne à Londres. D'autres ciels, d'autres nuages ailleurs à quelques pas de là.
Points de suture, 7 mars 2010

Non mais tu t'es vue? Ah! elle est bonne celle-là? Tu t'es regardée deux minutes au moins, simple question d'honnêteté, c'est toi qui dis ça, je t'écoute, c'est toi qui oses? Non mais je ris, et pas qu'en douce! Je rigole, si à toi ça t'arrive une telle chose, je t'accompagne là-bas et je t'assure, je ne veux pas jouer les Cassandre. Quand je pense que pas plus tard que la semaine dernière, aux urgences de l'hôpital près du métro aérien, tombée plus bas que terre, que dire, encore plus bas,  sur le sol, d'accord, entendons-nous, sur les pavés d'une province calme, mais quand même il faut le dire vite, pavés, tu aurais été là, au moins dans mes pensées, pas vu, j'ai repéré dans le box 7 les deux filles en blouse, l'air d'avoir quinze ans, asiatiques -c'est une distinction dirais-tu- c'est à voir, comment savoir ce que tu dirais, je ne dis pas non, c'est vite dit, asiatique, c'est un trait distinctif, approximatif, une sommaire affaire de reconnaissance comme celle de mesurer dans les deux mètres à peu près, banalité ou simple particularité anthropomorphique, on dit bien "elle a une taille de rêve, un cou de girafe, une mémoire d'éléphant, une lenteur d'escargot", mais, la plupart du temps, je m'en contrefous de la distinction, tu leur enlèves cinq ans, elles se tiennent les coudes comme au lycée Camolle Clidel, elles me demandent, surtout Melle Ly, comment est-ce arrivé une telle affaire?

Ni suspicieuse ni curieuse, objective et sans ironie, attentive et pressée, en situation professionnelle, que faire en traumatologie, comment trier, comment esquisser un diagnostic, un questionnaire à la main, date du dernier accouchement, qu'est-ce à dire? Non traumatique? Vous ne savez plus! La vie, avez-vous dit, va son train d'enfer? Je leur ai dit "bonjour, mon tour arrive" mais pas un mot de plus, ça va cinq minutes, l'intrusion des blouses, le reste du temps je somnolerai en attendant mon tour avec les autres, beaucoup d'inconscients ou perdus, avec une vieille femme égarée sans nom en déshérence sur les brancards, une foule vers la salle agitée des urgences vitales, ça doit être comme ça le purgatoire, avec quelques anges blancs longilignes en gardes-chiourmes, elles regardent l'autre membre, un bras si je ne m'abuse et me disent «et ça?», voyant une cicatrice récente, «si ce n'est pas une scarification, qu'est-ce donc?» Un gnon? Le pire imaginable? On vous a cognée? Coups ou blessures accidentelles? Vous en avez vu d'autres? Vous êtes une victime? Non? Bourreau non plus? C'est lui? Non, je ne le connais pas plus que ça, une vie entière ou ciao, il attendra dans le sas, journal en main, s'il le souhaite, sinon, ailleurs et sa vie l'emmène. Etourdissements? Vertige de l'amour? Atteinte cérébrale? Coronaires? Non, pas mal à la tête? Vous reconnaissez les faits? Non, je ne leur dis pas, je ne dis rien, il n'y a pas grand-chose à dire, en fait, je passais là par hasard dans ces rues anciennes, sur ces places désertées, quand les faits se produisirent, je ne les ai ni induits, ni provoqués, ni évités, encore moins déniés, en réalité j'ai toujours plus ou moins mon Laguiole à portée de main. Arme blanche? Non, pour l'instrument, il faudrait seulement égaliser les cuticules? Ongles ras.

Couper l'orange au sommet, dessiner nettement les quarts oblongs pour mieux en retirer la peau en ôtant le derme blanc nacré. J'ai aussi un couteau suisse, je pourrais graver l'écorce tendre mais pas abattre l'arbre entier. L'index? L'annulaire? Qui a retiré l'alliance? Personne. Montrez! Pourquoi un triskel sur l'argent? Broutilles? Galéjade? Une plaisanterie, diriez-vous, un simple malentendu, ce n'est pas une réponse à donner aux urgences d'autant que le dossier est mal ficelé, zones d'ombre, aucune trace d'identification, rien à l'enregistrement, pas un memorandum à l'accueil, nulle fiche, pas de trace, pas de profil, pas de présence, ni signalétique, ni mnémotechnique, dormion-dormir, et si je dis simplement la vérité: mais c'est mon nom de jeune fille, elles se regardent en ricanant, "jeune fille" c'est le mot qui ne passe plus la rampe, si je dis ce n'est finalement que mon nom, ni à charge ni à décharge, ni plus ni moins, elles s'interrogent encore, une carte, ce n'est pas sorcier, une identité, ça se décline le cas échéant, c'est le cas de le dire, quand je dis plus bas que terre, ce n'est ni une métaphore ni une métonymie, c'est à la limite indéfendable et si je précise que dans ce cas, rien ne peut ressembler à un délit, il y a un quelconque dommage, gestes compromis, mais enfin aucun préjudice subi, rien de louche, il n'y a pas de coup fourré, un vol plané, je dis envol et «valdingué», mais rien d'autre, le mot ne passe pas la frontière, je dessine l'envol dans l'espace, j'aurais pu dire saut en hauteur ou claquage, ça passait, mais aucun sévice, de quelque nature juridique fût-il, elles s'esclaffent. Juridique? «Vous buvez?» dit la plus jeune. «Pardon?» Lui répondrais-je, le fait est que je boirais bien un peu d'eau, verre en plastique, sur le pouce, une tasse de thé, sans rechigner si l'occasion pouvait sembler propice, nous faisons salon, quelle attente, il fait chaud, tant d'humanité, si peu d'espace, une telle nuit, ce froid, la fatigue aidant, je ne sais pas où tu en es de ce côté-là, mais moi, harassée, autant de phénomènes, encore, toujours, assise par quel miracle à côté de la Roumaine, elle me reconnaît, elle dite "aïe, aïe" en riant, mais c'est un destin, à la longue, ça, Madame! de l'eau, et à boire, ce n'est ni le moment ni le lieu, d'autant plus que deux policiers, claquant les battants de la porte comme John Wayne, accompagnent une jeune étranglée de fraîche date, ce n'est toujours pas le moment de plaisanter avec la sévérité, on peut le dire, avec l'austérité des couloirs aux humains disparates et ses bruits et l'excès de ses clameurs dans la nuit, et des pleurs et des silences, on ne plaisante pas avec l'autorité médico-légale, quand bien même elle semble sortir chinoise de la maternelle de ma rue en blouse blanche, la jeune interne, Melle Ly, c'est elle, rue du Château des Rentiers, je t'en ficherai de l'assistance publique, moi, contentons-nous de l'assistance individuelle, à titre personnel, dans le box number one, vous m'arrangez ça, l'appendice de préhension, pour demain indispensable, j'ai à faire dehors, je ne vous demande rien, moi, rien d'autre que de me rendre l'usage manuel, de quel droit vous utilisez un tel vocabulaire, erroné, rendez-moi si vous préférez, la pratique, mais tel n'est pas le cas.

Le cas appartient au numéro d'identification plus qu'hier. Le diagnostic appartient au remplissage du dossier. «Points de suture récents», l'annotation n'y a pas sa place. Je n'ai jamais pu parler en présence de mon avocat, certains se sentent à l'aise à ses côtés, de mon avocat ou du leur, chacun le sien, pour dire ce que bon leur semble, moi non. Un jour mon avocat m'a dit,"si vous voulez que l'affaire avance (dans un sens) il faudrait vous bouger!" Me bouger? Je ne veux rien et certainement pas bouger dans ce sens, ni dans l'autre, d'ailleurs? Pour que le dossier avance, il avancera seul, à mon avis, mieux sans moi et à son rythme. Fatum. Hasard à tout va. La providence y pourvoira ou non, la chose administrative fera le reste, ou non. Là, c'est vraisemblable, le sol était glissant, l'occasion propice et la chute spectaculaire au dire de la foule en liesse, discrète ou même absente ce jour malgré tout le décorum, la place était vide, la foule était bien là un jour, l'histoire le dit, prégnante, l'historique de la ville est formel, la foule se rassemblait sur le parvis à la moindre comme à la plus fastueuse réjouissance, les hommes et les femmes ne rataient pas une occasion de fourbir, qui leurs armes, qui leurs attraits, les donzelles en tête, certains hurlant leur joie de participer à quelque évènement, bûcher, trépas, rituel des semailles, pacte de non ingérance, Bulle du pape ou semonce ducale, quand ce n'était pas à cheval c'était pedibus comme tout le monde et je ne ferai que suivre le mouvement à tout hasard, n'ayant rien prévu d'autre ce jour là, disponible à l'heure du jour où des étoiles hugolesques feraient tomber sur le pavement la clarté idoine, comme la veille ou le surlendemain, il faut de la persévérance à la clé, ça n'engage que moi, pour être plus précise.

Là elles se mettent à deux à la demande de "leur chef", c'est elles qui le clament, il est spécialiste, parce qu'à les entendre, elles me préviennent, je vais hurler, je dis non, ne me tenez pas et surtout pas comme ça, je sais me tenir seule en société et je ne dirai rien, pas un mot plus haut que l'autre et certainement pas dans ces conditions, factices, d'une salle des plâtres qui je ne sais pas pourquoi, suis-je bête à ce point, me fait penser à l'épautre. Essuyer les plâtres. La plus petite, qui s'appelle toujours Ly en toute simplicité, me lâche l'épaule et entrave, comme une malade de la ficelle de rôti de boeuf, l'attelle au membre susnommé, avec un soupçon de sadisme regrettable et c'est à ce moment qu'elle compte les points de suture, récents, voulant savoir le déroulement des choses, une chronologie des épidermes, une appropriation médicale de ma peau que je refuse net, je lui retourne les questions, et vous ça va depuis le 9 de la rue des Terres au Curé?

La nuit dans ce lieu dantesque, un accident de la peau que je ne justifierai pas, tant cette histoire des cuirs tannés, du corps, des peaux et des cellules m'est trop personnelle et là, frôle l'indiscrétion d'une salle publique, la nuit où toutes les souffrances juxtaposée sont étalées dans la salle d'attente, peaux grises des vieillards perdus, là  où doit régner l'anonymat des voix et celles d'un dévoilement indélicat, d'autant plus que la jeune étranglée de fraîche date qui me jouxte est placée sous le bouton de déclenchement automatique de la sortie, contrôlée par une système de vidéosurveillance. Entre femmes, nous bavardons de strangulation pour nous occuper comme du tricot avant la visite nominative au box, l'appel attendu à la cantonade: les salles d'examen sont des petites alcôves, des ruelles publiques qu'aucun paravent ne protège, la "victime d'une agression violente" a visiblement des marques près de l'oesophage mais ça ne l'empêche pas d'écouter ni même de parler, la voix est brisée, l'occasion s'y prête malgré l'heure tardive et la policière s'avisant du bouton de sortie envisage de déplacer sa cliente la victime et là, je lui dis: bravo madame, votre flegme policier m'épate, tant de patience, où allez-vous chercher les mots qui, d'une victime, en feront une gestionnaire esseulée des causes entendues, pourquoi les hommes enserrent-ils pourtant le cou des femmes s'ils les adorent à mourir, par femmes j'entends les leurs, sinon qu'à leur décharge les mots, avant d'être dits, auraient failli autant que leur silence. Au mot failli, elle me dit qu'elle a «failli» mourir, je dis oui, ça arrive, on meurt pour moins que ça, le souffle, ce n'est pas tout de le dire, encore en faut-il assez pour perdurer et la policière, plus tard, sort des photos d'un portefeuille de cuir, d'autres vies, d'autres êtres, crois moi, lui dit-elle, n'oublie pas ce que je t'ai dit, là, «j'ai fini mon service, mon collègue prend la relève»,  mets-toi ça dans le crâne, tu es jeune, oublie le, vas-y, tire un trait, si tu es accro, ce seront les premiers jours sans lui les plus durs, tu t'habitues, tu vas retrouver ta voix de jeune fille, oui, là, je sais, elle est cassée, mais elle va revenir, tu es trop jeune pour lâcher, demain tu reparleras, si d'habitude tu chantes au printemps, tu pourras rechanter, les cordes vocales, tu verras, c'est comme un instrument, ça se travaille mais d'abord, «n'oublie pas ça, au revoir et vas-y, sauve ta peau!».

*Le Monde 08/02/2010

- "texte au mur" et en lecture lors du week-end de rencontres avec les éditions Le Bruit des Autres, dans le cadre de l'exposition de May Livory Entre peaux morphiques, 13-21 mars 2010, à La Loge de la Concierge -


L'iconographie*, 28 mars 2010

Le moine Kallinikos Stavrovouniotis conseille dans son petit opuscule essentiel paru à Nicosie en 1996**, pour ceux qui voudraient se lancer dans l'art, je veux dire par là dans la peinture des icônes, de procéder ainsi : «Les arbres que l'on veut utiliser pour faire des icônes doivent être coupés en octobre ou en novembre, quand la sève  cesse de couler. Nos grands pères croyaient qu'il ne fallait les abattre quand il était pleine lune. Je l'écoutais et je croyais que c'était une erreur mais j'ai essayé et j'ai été convaincu. Il semble que la lune a une certaine influence sur l'entourage et le milieu. N'oublions pas que les plus grandes marées du monde, notamment en Amérique du Nord, sont liées à l'influence de la lune. Les bois planches doivent être entreposés à l'Ombre.»
Après-demain, lundi, j'abats l'arbre repéré là-bas.
Le moine, juché sur le surplomb et sans quitter le chiffon qu'il tient dans la main gauche, salue les soubresauts du véhicule sur le chemin en soubassement du promontoire où son logis est édifié de son plein gré contre l'envahissement des visiteurs occasionnels en troupes serrées.
Il spécifie, s'il était besoin de le rappeler aux néophytes, que les bois destinés à la peinture doivent (peuvent) être mis à sécher quelques années sans hâte (quatre, cinq ans).
Quant à l'Ombre majuscule, pas trace sur le promontoire. Il faut escalader le mont par un chemin de terre bifurquant plus haut pour gagner l'atelier vers les derniers arbres qui abriteraient un entrepôt, une cabane de bois où les bois planches seraient mis au sec longuement sans y être oubliés par l'ouvrier que la retraite pourrait rendre oublieux. S'il fallait préciser aux apprentis la qualité des couleurs employées, il serait utile de les adresser à l'école ou l'atelier auquel ils sont rattachés topographiquement, ils peuvent se présenter à la candidature selon leur volonté, si toutefois la persévérance n'est pas leur moindre qualité et le narcissisme leur pire défaut. En effet, de quel genre serait un peintre de fresque, celui qui  doit veiller à ce que le sable des murs à peindre vienne à dos de mulet de la rivière la plus proche, s'il doit tous les jours se poser la question historienne, futile, des évolutions formelles de l'art «après» le cubisme et l'abstraction? Il serait, cet artisan, du genre confus et brouillon, confondant à l'heure tardive où je t'écris ces lignes, mon Cher Aimé, mon âme, toi, le souffle de mes jours et je t'en prie, vieille canaille, ne fais pas l'étonné, le fond et la forme. Quoi d'autre? Quand je pense que je ne t'ai encore rien dit des Archives, j'en tremble, regarde mes mains. Oubli? Distraction? Dispersion? Rétivité? Comment est-ce possible? J'en ai parlé à mon frère, le second, avant son départ en Irlande, oui, je sais, j'aurais du me taire mais j'ai évoqué les piles de dossiers, la poussière, les caisses, il s'est contenté de reprendre du roquefort sur le pain noir, ne relevant vers la lampe que le sourcil gauche. J'y ai vu le plus bel encouragement de ma vie et là, sois-en sûr, je ne plaisante pas, à la vue du travail à réaliser. En pure perte? C'est toi que me dis ça?
Pinceau : poils d'écureuil en ce qui concerne l'or.
Si je prends le risque de lasser l'attention par des précisions techniques de la plus grande utilité, c'est que les quelques dizaines de pages de ce manuel pratique, une quarantaine environ, trouvent un écho singulier dans les liasses d'archives décryptées depuis plusieurs mois. Le lien entre les piles de papiers jaunis et l'opuscule du Père Kallinikos, d'une extrême sobriété stylistique, fruit d'une vie d'ascèse, est précisément l'atelier que fréquentait au début du siècle l'auteur des liasses slaves. Ce lieu, le chaînon, il ne m'a fallu qu'un mois pour le trouver à deux pas d'ici pour élucider dans les paperasses, avant de les brûler, ce qui  semblait encore obscur.

*Novgorodské Ikony  (Dmitri S. Lichacov - Vera K. Laurinova - Vasilij A. Puskarjov) éd. Odéon Praha - Aurora Leningrad, 1984
*La technique de l'iconographie (avec une annexe des fresques de Panselinos de Protaton du Mont Athos) - Nicosie 1996
Vies et vices, 1er avril 2010

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En guise de Breakfast, l'hôte en sa générosité mal traduite, propose en additif, collé d'un *, un petit déjeuner non-inclus. A la place, en réalité, un "buffet" élargi à une surface d'une dizaine de mètres carrés, mosaïque fleurie de soucoupes du siècle révolu, mandarines et leurs feuilles accrochées, ananas d'outre-mer, j'en passe, d'autres merveilles, des dizaines de petits oeufs très blancs, la nappe déjà ornée de fleurs de cerisier et de pommier.

. Devant moi, l'homme, assez jeune et plutôt fatigué, ajoute, en se retournant de trois quarts dans la file trop droite, qu'«ici, rien n'est réalisable, tout étant possible». Là-bas, le contraire. Sa lassitude «à long terme, les allers et retours, oui, c'est invivable».

. Derrière moi, l'impossible, rien n'est réalisable, c'est la vie même, personne ne se posant la question de savoir si la "réalité", dans la mesure où elle serait vraisemblable, serait "possible". Advenue? L'homme disait «j'y vais et je reviens ici». Il montre la souche du ticket. Le matin même, il était à Moscou et là, je détourne la tête pour ne pas voir sur le visage, non, «sur sa figure», les cernes.

. Je dis à D.B. : Si je vais là-bas, c'est pour suivre une trace, une piste slave, j'y vais, aucun intérêt, ni intellectuel, ni matériel, déplacement à tous égards inintéressant. Egards, je garde gare et la liaison s-é. Le reste, aux chiens leurs petits os à ronger!

. Si en se levant, il est possible de transmuter le douceâtre en puissant, je choisis un filet de poisson au vinaigre. Supposons que le bâtonnet qui le tient enroulé vienne à s'avaler, qu'il se pique derrière l'amygdale, qu'en est-il des bonnes résolutions: remplacer le sucre par le vinaigre, ainsi plus douce apparaît la coupe versée à la fontaine.

. Quand je toucherai la quinzième case avec l'auriculaire sans barré, premières notes «d'Adelita», noter de ne pas: souffrir, réfléchir, arrêter, rêver (rondins), continuer, persévérer, forcer phalange, s'obstiner, vouloir, renoncer, choisir, abdiquer, fanatiser.

. Quand à «l'annulaire», le deuxième cassé, se substitue le mot «phalangiste», je pense à cet aveu, dit à mi-voix: «Tu vois, celle-là, elle vient de faire au moins 1000 km (à pied? à cheval?) pour te rendre visite, c'est une moudjahidine (elle était, aujourd'hui elle est morte). C'est dit d'un ton anodin dans la vie civile, civilisée, à Paris et il apparaît que la mort n'est pas l'issue d'un combat mais, pour elle, c'est un petit répit accordé, une trêve bienvenue avant d'autres luttes, combats inachevés, justesse d'une cause, ou pour elle, enfin, l'immortalité des sanctuaires? De sa belle mort, sur un brancard d'hôpital modernisé, dans un couloir, comme la plupart. Je me souviens d'avoir parlé du basilic, des feuilles, à cette moudjahidine, mère de famille exemplaire, femme d'intérieur parfaite et karatéka. J'en mets, «dans mon pays», du basilic, dans le plat qu'elle présentait à l'assemblée rendue très gaie malgré la situation catastrophique, il y avait de la cardamone.

. Blessée à l'autre main, je ne retrouve plus la date du vaccin contre le tétanos. J'ai connu un conseiller dans un cabinet ministériel qui a failli mourir du tétanos, ce n'était ni le venin politique, ni les luttes intestines pour l'agrafeuse re-perdue, rare à la procure en ces temps de misère évoquée, mais une épine de rose, comme "en poésie", c'est l'air qu'il prit pour dire «non, c'est bêtement, en coupant, le rosier». Alors que le poète (Gronski) aurait dit "en toi j'ai vu la rose le (ton) dédain, oui-da me tétanise".

. Eminente connaisseuse de tous et de chacun, elle attend des uns les salutations, des autres (les amis lecteurs honorés) leurs congratulations. Au moment où je tends la lettre fermée, un petit homme mince, blondinet, sur un léger signe de tête de la dame, une permission, un assentiment, une provocation, me dépasse, tente de prendre le pas, tend déjà la main vers l'hôtesse et sentant à mon regard que je vais le rétamer sur le parquet (coup de genou dans les abats), je reconnais l'académicien, celui, un fana du baroque et du maniérisme en raffinerie, qui a les traits fins, et il se ravise, il rentre dans le rang, je le dépasse d'une tête. Quand l'hôtesse, qui ne me connait pas, me dit, «je ne vous ai pas portée présente car je pensais que vous ne viendriez plus», je lui dis, «non, je ne suis là que pour vous remettre ce pli», «Vous veniez de Paray-le Monial? Non! Qui a parlé de Paray-le Monial?» contre toutes les règles de la courtoisie, je ne me présente pas, la lettre close, je ne lui laisse pas une seconde pour la lire devant moi, je tourne les talons et c'est seulement à la sortie qu'elle me rattrape en courant pour exiger (des papiers? une identité? une explication, une autre, un indice quelconque). Coursière-mobylette, messagère, diplomate, ça lui conviendrait, mais pas ce silence-là.

Que le silence isole ou la parole exclue, ce n'est pas la fin.
Le coin de la terrasse à 13 heures 20 et des poussières, 6 mai 2010

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Vingt et une, pour être précise et issue du siècle qui nous engloutira. La terrasse ensoleillée n'abrite rien d'autre que le carrelage disponible à la plus vaste sieste avant la gare de Witebsk.

. Les femmes assises sur les marches désertées n'ont qu'un geste sans conviction à mon encontre: «Mais, vous, circulez, oui, nous sommes obligées de vous faire circuler mais ne vous croyez pas obligée d'obtempérer dans la hâte si l'heure avantageuse peut vous être plus douce». Ce n'est pas dit, seul un geste du gant de caoutchouc rouge le suggère.

. Levée dès les premiers rayons du soleil, les coudes posés sur la clayette de bois, matelas de crin bientôt enroulé, c'est le défilé des bouleaux encore hivernaux dans les rais qui laissent apparaître des cabanes, certaines colorées, d'autres en bois brut, une gare avantageuse où j'aimerais me poser un jour lors d'un prochain retour, une gare minuscule dont je crois encore utile de mémoriser le nom difficile. Peine perdue!

. Des jeunes couples de mariés en limousine aussi photogéniques, je n'en ai jamais compté un aussi grand nombre, encore enfantins dans l'envol de colombes, qu'un proche parent ou le meilleur ami du marié opère, l'oracle des
ciels d'un bleu que la pluie de l'aube a déjà purifié à l'Est de l'île.

. Demain, la cabane derrière les mélèzes du dernier monticule avant le grillage sera plus ouverte pour le passage que rien ne pourrait désormais entraver ou retarder.

. Ce matin, à peine levée, un message de Riga, là-bas. Y retourner? Il en serait question? Originaire de Witebsk, elle l'aurait connu dans les années quarante, elle est un plus âgée que lui mort, et que dire de plus? Plusieurs fois de suite, elle fait allusion à de longs voyages à Jérusalem mais je n'en saurai pas davantage si je ne pose aucune question précise.
Non, elle n'a jamais vu le plafond peint par Chagall.

. «Là, vous avez entendu Offenbach?», c'est difficile à croire. J'en conviens une fois de plus. «Les contes d'Hoffman, je ne sais plus», petites jumelles avec lesquelles je regardais les coulisses et les changements de décor, probablement, rien n'est impossible tant les images engrangées en désordre sans annotations restent précisément dans l'esprit.

. Ailleurs, un homme, dans un angle, en chemise blanche, dont je crois (à tort) avoir mémorisé les manches roulées, dévoilant les mains plus que les avant-bras.

. Cette manie que j'ai de poser des petits personnages italiens seuls dans les coins, l'odalisque orientalisante, une femme à la balançoire, une endormie, une éveillée, une indéterminée du soir qu'affronte un empêcheur (au front bas).

. La terrasse ensoleillée, plus rien d'autre que le carrelage disponible, un repos qu'aucun mérite ne justifiera jamais plus.

. «Vous pourriez boire dans une coupe d'onyx, essayez, le breuvage n'en sera que meilleur!». On me tend la coupe et c'est le mot «l'amertume» qui calme plus que la soif, tant le vent imaginé dans la nuit a pu assécher les voyageurs ensommeillés. C'est dit sur le ton de la conversation, mais les billets échangés au petit guichet, un grillage de fils de cuivre en losange, ne sont pas en circulation dans ce pays et la frontière est bien trop éloignée. Je ne pourrai pas même acheter le plus petit bouquet de jonquilles dont le jaune éclipse tout ce que j'ai pu voir ailleurs. Demain, violettes, malgré le froid devenu ici plus intense.

. Et c'est après le tableau de Cézanne, dans une des salles désertées, que je trouve celui que je ne cherche même plus tant je suis certaine qu'«il» me trouvera, Landscape de Leopold Survage.

. Dans le hall où, depuis des heures, j'attends, je vois sans surprise à la balustrade la personne que j'ai reconnue de prime abord.
Train de nuit lettone, 11 mai 2010

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Des images prises à l'aube, il ne faut laisser que le défilé rapidement conduit des arbres longs. Dans la région plus au Nord, aucun bourgeon sur les branches. A Meudon, les feuilles déjà déroulées cachent et découvrent la course des petits écureuils revenus. L'objectif ne parvient pas à capturer, avant l'entrée dans la petite gare dont je ne peux déchiffrer le nom, la silhouette d'une femme qui, relevant la tête couverte d'un foulard aux couleurs fleuries de plusieurs rouges orangés, me salue. Les auvents des autres compartiments sont encore tous abaissés, je suis la seule éveillée. Faudrait-il revenir là?

. Des paysages retrouvés dans les étendues autrefois traversées, on peut garder ou regarder les voies de chemins de fer, le bruit des trains qui freinent. Si une impression se superpose au mouvement ralenti de la mémoire, c'est l'odeur du bois dans la scierie où l'on jouait, enfants trop jeunes laissés près du dernier aiguillage avant les hangars immenses.

. Ces soldats, je me souviens, ce sont les mêmes, aux âges identiques, jeunesse aguerrie, plus jeunes aujourd'hui mais si autant d'années se sont écoulées depuis, le modèle militaire des chaussures n'a pas tellement changé, les anciens soldats, durant la guerre froide, étaient munis de fusils en bois à la préparation des fêtes du mois de mai, marchant par centaines dans l'avenue Nevsky jusqu'à la place immense. Des hauts-parleurs partout, je ne fais que les nommer ainsi dans l'illusion du souvenir, en réalité, ils chantaient à tue tête sans sonorisation, presque comme aujourd'hui, malgré la voix d'un commandant, d'un chef, d'un amiral, dans un micro à la tribune.

. D'un détail tiré de la vie réelle, figé dans la précision, il ne reste rien ou pas grand-chose. Tout le reste est fictif. Quand je croise cet homme, peut-être un voisin qui travaille au petit restaurant asiatique, que je pense haïtien malgré la forme de son chapeau, c'est le matin, il vient de sortir par la porte de service et à la main gauche il tient un sac de plastique contenant, je crois, des caramboles, et les fruits -ou n'est-ce pas plutôt des petits légumes, des aubergines arrondies de couleur d'un vert amande- se balancent au bout du bras. Voyant mon interrogation, il me rend un regard en passant et dit en passant «merci» d'une voix assourdie.

. Il est convenu que la longueur du trajet soit souvent fastidieuse. Si je déclare, à l'emporte-pièce, qu'il n'en est rien, la longueur du trajet de nuit est occupée par une myriade d'évènements, je lui dis que les deux jeunes du compartiment voisin qu'aucune cloison ne cache aux regards, un garçon et une fille, n'ont pas ouvert la bouche du trajet, je vois chez l'interlocuteur une forme silencieuse de suspicion. Pourquoi dire que non seulement ils n'étaient pas frères et soeurs mais certainement pas amants ni même amis. Pas d'avion. Champions dans le retour contrarié. Obligation de présence mutuelle. Compagnie. J'avais acheté un petit pâté à la viande. Le sportif de haut niveau croisait les bras. Il avait la couchette supérieure. Un homme âgé a les mains déformées par l'arthrose. Je regarde ma main, l'annulaire. L'arthritique me voit refermer la paume. L'interlocuteur, à ce point du récit, me toise. Et alors? Sur la tablette, deux coupes brillantes gagnées la veille aux championnats. Les verres de thé sont servis avant l'extinction presque simultanée des lumières et de toutes les lampes de lecture. A quoi bon!

. Quand au retour, je vais enfin chercher le gros livre (qui m'attend), je ne l'ouvre pas. Désormais lettres mortes. Il est enveloppé dans un papier de cadeau pour enfants, un papier pour jouets de très jeunes enfants, des trains de bois, wagons attachés par des crochets de métal articulés à la locomotive rouge.

. Les chiens peuvent fouiller dans la trappe, ils ne trouvent rien, ni personne. Les soldats trient les passeports, l'un des leurs est une femme, une boite par compartiment et les chiens sont déjà plus loin vers l'avant du train.

. Mais où sont les jonquilles? J'ai beau écarquiller les yeux, je n'en vois pas dans les bois de bouleaux graciles, encore moins de jacinthes. Recommencer l'étude des plantes, en poursuivre la nomenclature, combien de fois l'ai-je fait? Si je prends le livre du nouvel herbier de 1543 pour en regarder l'efflorescence, je suis surprise de retrouver les petits plants de groseilles sauvages, un chou que je reconnais pour l'avoir tenu et fendu, le liseron, mais les fanatiques des potagers du Moyen-âge, fous de raves et d'antiques radicelles d'Avicenne, les hystériques, me hérissent le poil, où va se nicher le snobisme des «valeurs retrouvées». Dans les albums de famille on aperçoit sous des feuilles de papier calque des ancêtres tenant à la main des raves ou certains des potirons, les patates, les endives de nos aïeux flamands qu'ils ont su cultiver sur les terres sablonneuses

. Si je dis, le 30 octobre1979: «l'homme a été retrouvé mort dans un étang, il s'est noyé». Je n'ai rien vu ce jour-là qui soit un fait notable. L'interlocuteur, toujours le même, me dit, d'abord dissuasif puis grossièrement allusif, bientôt menaçant «dites ce que vous savez». Y avait-il encore des feuilles aux arbres après la bourrasque qui avait déraciné l'un des arbres à proximité des Invalides. C'est faux. Ce jour-là, je suis allée déjeuner au Jardin des Plantes, c'est vrai, c'est un détail sans importance, j'aime les plantes et j'aime savoir leur nom et c'est après que l'interlocuteur, encore lui, s'est manifesté. Il s'est érigé dans une abjecte locution, soliloquant avec ses «concepts» et ses «idées fixes» comme aboie un chien fou dans la nuit.
Moins de photos, 18 mai 2010

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L'encadreur de Paleo Phalero avant les fêtes du premier Mai, garde la boutique ouverte. Avant de photographier l'un des yachts, carène de l'évident coléoptère géant de science fiction, nommé Tin-Tin, il faut passer par le petit magasin où il est encore possible d'agrandir, pour le coin du salon, l'image sepia des mariés d'antan heureux. A la question «auriez-vous un petit appareil?», l'encadreur répond d'un geste, indique le bouton, celui que l'index doit, peut presser, l'agrandissement, l'effacement, la cumulation, la mémoire et l'oubli dans une pochette noire adaptée à la vie active comme aux voyages, aux intempéries (pluies, vents, orages ou canicules).

. L'encadreur joint le geste au silence et je crois m'entendre dire «parfait». En réalité je me tais. L'encadreur n'ajoute aucun commentaire à la photo qu'il prend, en pied, le dos au seuil de l'échoppe. Le portrait, visible à la seconde même où s'est déroulée la séance de pose convenue dans un tel endroit, pieds joints, menton pointé vers la porte, déjà prête à reléguer l'appareil dans un placard avant même de l'avoir tenu dans la main.

. Davantage de photos, c'est l'intérêt d'un tel engin, le tout-intérêt dans un espace réduit. Un enfant souffle sur une fourmillère de l'Acropole, indifférent aux bousculades de l'Erecteion. Je l'ai, mais j'espérais avoir, précisément, les fourmis et leurs petits yeux grand ouverts. Plus loin, plus haut, j'ai bien l'abeille de l'Hymette, mais brouillée dans son mouvement de fuite, loin des yeux, loin des stèles. Victorieuse, j'ai la grosse tortue de Benaki, très floutée par une accélération inattendue, de nature cabotine. Enfin, à l'instant où j'allais prendre la colombe immaculée perdue sur l'embarcadère, un homme (connu ou s'imaginant reconnu) sort de l'immense navire d'un noir éclatant, il fait s'envoler l'oiseau, la photo montre deux vélos fixés près de l'amarrage, des engins intermédiaires à roues et guidons pliables destinés à «flâner» dans les villes accostées, avec une efficacité de rangement, de déploiement et (d'aucun) usage - espace temps ergonomie musculation- maximale et purement virtuelle.

. Près du Parlement, Athènes avant le cataclysme, dort encore. Passant place Omonia, j'oublie de sortir l'appareil. L'homme qui déchiffre, celui qui lit sur les pierres sans intermédiaire didactique est père de famille, proche de la soixantaine et il parle très doucement à l'érudit étranger qu'il précède d'un pas.

. Des centaines de photos non-prises. Jamais je n'oublierai ce regard. J'oublie. Jamais plus. Toujours plus. A chaque instant ce regard. Entre deux portes pour toujours. Sauter sur le quai. Non, plus loin et plus longtemps. Toi pour l'éternité. Moi sans plumage. Des milliers de points de vue, surplombs, dégagements, débarcadères, accostages, atterrissages, pavés, pavements, rues, ruelles, avenues, pespectives, chemins, voies, vias, impasses, chemins de halage -je me souviens de la recherche d'une péniche perdue et retrouvée dans les Ardennes, la vendeuse d'oignons vers l'écluse ne se dédiera pas- j'oublie Saint-Malo allant vers Saint-Servan, l'habitacle encore vide des étals d'une tente géante «Etonnants voyageurs». Voir du pays. Prouvez-le! Les mémoires d'un étonnant marcheur : il faisait chaud et j'avais grand soif. J'étais encore très loin de tout et j'étais si sale. La semelle de mes chaussures s'est enfin décollée. La photo étonnante de la marche? La marche étonnante? L'étonnante paire de jumelles perdue? Epuisée, j'ai laissé dans une poche détrempée l'appareil jetable que je jette à l'arrivée. Trop tard. Aucune trace. Ne plus laisser le pas ni l'empreinte. Pas d'image. Plus de souvenirs. Oublier. Effacer. Jeter. Laisser sans nom. Brûler. Mourir ou renaître.

. Dans le croiseur, j'ai pris en photo les chaussures du marin. Fille de marin, n'épargne ni tes larmes ni ta peine, et toi, femme de capitaine brode les mitaines! Rage d'hiver, nage d'été! Vents coulis, rêves de lit! Grosses vagues, houle, vent arrière, du rhum, tonneaux et tonnelets, chaloupes et naufrages, combien de promises et laissées en terre, d'éternelles veuves. La mer, depuis le temps qu'on en parle, mes mains sont bleues. J'aimerai sur les mers un grand voilier blanc et je l'appellerai Crédit Foncier, ou Mécénat le pain maudit. Au Ministère de la Guerre, j'ai pris en photo l'homme qui nettoyait l'envers des ailes de l'aéroplane et je peux une autre fois le regarder. La garder, cette photo? C'est une autre question.

. Vladimir a détruit la plus grande partie de son travail. La nuit, dessins de Rembrandt dans Lèves endormie. Ce n'est plus lui qui démentira. Trop fier pour parler d'oeuvre. Bien trop modeste pour être exempt de tout orgueil.

. Sur l'une des photos, on peut voir avant la mort de Staline, l'enfant pleurer.
«A la mort de Staline, j'ai pleuré». Il dit ça en riant. Pleurer un tyran? Sur la photo, je n'ai pas l'image de Staline. Sur la mienne, j'ai le buste de Lénine, pris en Lettonie. On la regarde, ça ne dit rien, je l'efface, non, je l'oublie dans un endroit où l'on range parfois les choses qu'on peut chercher un sacré moment.

. Sur une autre, on voit, flouté, au moment où le bateau accoste l'île Chausey, un homme chaussé de chaussures antidérapantes, il va à l'instant, sur l'instantané, sauter à quai. Il faut l'effacer, ça ne me dit rien qui vaille, une bite d'amarrage sous la pluie fine, le dos brouillé, le saut calculé au plus près, le travailleur, c'est obscène de prendre une photo de celui qui travaille si près sans le demander, mais je rêve, le prolétariat, c'est moi, depuis le temps, le marin, je l'invente, la pluie, c'est elle que j'imagine, malgré les prévisions météorologiques clémentes? Non, c'est peu vraisemblable, grand soleil et vent malgré les amères supputations d'aucuns. Pas de crachin. Il est souvent conventionnel de dire «sous le crachin, j'ai (déjà?)rencontré Machin». A quelle heure? On ne dit pas Truc, ni Machin, signe de dépersonnalisation, un mot de plus, un de moins, la personne est Kafka, le temps qu'il faut pour le nier. Justement, parlons-en, c'est le moment. C'est un début de quelque chose qui ressemble à rien qui vaille par les temps-qui-courent, les temps actuels, réels, qui nient en bloc, cassent en masses et tuent jusqu'au temps, le mien, qui passe à ne rien faire.

. Dans la soute, aux machines, les photos russes, comme les clichés grecs, ainsi que celles des cap-horniers, sont presque toutes ratées et détruites. C'est dommage, l'huile et les engrenages, avec les garages et les remblais, les soupentes et les hangars, les allées et venues, une fenêtre arrondie dans les branchages donnant ailleurs, sur un terre-plein recouvert d'éclats de bois, ce serait le début de quelque chose qui tienne la route.
Illusions d'optique, 31 mai 2010

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Il suffit de taillader les photos anciennes des ciels vus pour obtenir une image (à mes yeux jamais vue), nouvelle, novatrice, capable de susciter un mouvement renouvelant, innovant la matinée. Au moment où j'ai terminé l'ensemble des images à projeter en septembre, les mots qui reviennent ici en s'imposant (aux mains, aux doigts engourdis par la convalescence) sont : recommencer - tôt le matin - débarrasser le plancher - rien dans les mains - rien dans les poches - repartir.

. L'image nouvelle est celle où les doigts puisent le geste, qui produit le geste, qui produit l'image, qui produit les ciels non-anciens.

. Une image nouvelle vient d'une terre reconnue. Les doigts y voient ce qui a été perçu la veille ou l'avant-veille. Aux Buttes Chaumont, le héron gris, celui d'un autre jour, ailleurs, un héron que l'illusion d'optique laisse identique, jeune, l'oiseau qui m'est inconnu et familier.

. Exercices chinois d'une image renouvelée, dans l'anonymat : l'oiseau, reflets dans l'eau, nuages que les mains accompagnent, ou suivent rapidement. Précéder? Que le regard ou le geste des doigts anticipent? Difficile.

. La rapidité. La lenteur. Plus j'y perds (dans ce lieu là) de temps (nuages) plus je sais jeter les papiers dans le cercle  délimité en une fraction de seconde. Je suis sur la bonne voie.

. J'ai pensé revoir le même lieu, celui entraperçu près d'un lac, plus loin des mines de sel, une chambre ouverte sur l'eau. Illusions de la mémoire où subsistent les enchantements indemnes. C'est dans ce lieu là qu'il faut être, pas ailleurs. Demeurer là. Rester à demeure. Jeter. Tout le reste superflu.

. Sur le tas de brindilles, édifiées dans l'attente de la nuit qui les enflammera, je vois le moment où je suis sûre de tout, neuf ans, assurée du mouvement de la main qui cueille les mûres, l'autre incurvée en coupelle, des mains assemblées qui versent le sucre morcelé dans la boîte de conserve, marmite de confiture dans l'aventure, tout  vient concourir à l'heureuse ébullition, aux  effluves de caramel, bientôt aux sirops, gelées et confitures réussies de l'enfance (retrouvée?) sans nostalgie. Aucun échec possible. Tout menait aux gestes ajustés sans aucune hésitation, les courses rapides, les pieds nus, les arcs, les frondes, nos constructions, l'usine, les soudures, les métal rougi, les veilles et les veillées dans une nuit étrangère, dans un pays mal connu, heureusement inconnu, empli d'images nouvelles. Il n'y a pas que les inconvénients d'un radotage.

. Aux questions induites par la télévision «Alors, la Grèce, ça chauffait? Tu étais devant le Parlement? Non? On tire au canon sur le Parthénon? Des images terribles?»

Sur l'une des photos, l'une des trois tourterelles regarde fixement un vélo miniature clignotant vendu par un pakistanais qui  lui sourit. Les deux autres oiseaux  la mine grave) ne figurent pas dans le champ. Les oiseaux ne payent pas de mine. Et il faudrait s'accommoder du «réel»? Ou l'accommoder? Au nom de quel principe? Du principe de réalité?

. Hier, jour de la fête des Mères, nouvelles consignes: pas d'orchidées pour la vieille, mais comme mère, je suis belle comme une hirondelle, c'est ce que j'ai cru entendre en songe.


Prières pour un sursis, 9 juin 2010

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L'appel est transmis dans la soirée. Il viendrait trop tard. Rien ne pourrait venir s'opposer à la décision prise? C'est ce que je serais sommée de croire? Que devrais-je en penser? Et en plus il faudrait penser? C'est un luxe que peu s'autorisent quand il s'agit de questions vitales. Il faudrait donner son avis, un avis quelconque. Le donner équivaudrait à la condamnation de l'autre. S'en dispenser, à délivrer un sursis, arbitrairement. Se gratter l'oreille reviendrait à surseoir. Au mot "joyeux", l'autre se met hors de lui, «matin joyeux», ou «se lever du bon pied», ou «remettre à plus tard», est pris pour une annonce dilatoire, lâche. «Le terme est arrivé», «Il faut en finir», c'est ce que j'entends. «Le pire serait  plus certain?» ou «mourir à la saison des cerises, est-ce ridicule?». Y aurait-il un style dans cette forme de fin? Je n'ai aucun argument, pour une fois, à opposer à la candidature au suicide. Pas en raison de la rage (de vivre) ou de la liberté (de survivre)  ou de la desespérance. Fatiguée de mes propres convictions, fatiguée de chercher à les partager: rien n'est moins assuré que demain et pourtant le ridicule tue, celui de prendre la vie trop au sérieux.

. Bon. L'appel, le premier dans la journée, n'a pas été entendu, et pour cause, je n'étais pas là. A la voix désespérée, je n'entends rien. Je ne vois que quatre planches, clouées, et ce n'est certes pas moi qui viendrai aux funérailles, j'ai à faire à droite et à gauche, encore moins disséminer les cendres sur le «pont du diable» ou autre «précipice de la dernière parole». Qu'on ne compte pas sur moi pour la jubilation morbide. Ce qui me vient à l'esprit, c'est l'image d'un vin clair sur les bords de la Loire, à la santé de la voix qui me somme dans un registre métaphysique. Je suis prise au piège. Dire «encore un jour qui se lève, que ta voix donne» et c'est le malentendu. On entend «que la voix tonne!». Sourde avec ça! Dix ans de plus et c'est la Berezina des oreilles. Je répète «tout ça, c'est de la métaphysique!» comme on menace de couper court.

. Le contrat ­dois-je comprendre­ passé avec une société d'euthanasie basée à l'étranger, est de quel genre? Faut-il verser des honoraires pour disparaître selon les termes spécifiant ce détail du contrat? C'est la question que je me pose mais n'articule pas, ne voulant pas provoquer quelque mouvement défensif chez la voix qui exige, c'est le terme, aucun sursis. Juridiquement, il n'y a pas de lézard? Où est l'obstacle? Intellectuel? Moral? Sainte Trouille? Ce n'est pas le moment de mettre la voix au défi, ce n'est que le moment d'être furieuse. Je laisse exploser ma colère et je trouve vile la sommation qui est faite. Donner un sens! Quel sens? On rigole! Chevillée au corps, la vie, rien d'autre, tant qu'un souffle l'agite. Je  dis «tant qu'un souffle la meut», espérant la réaction antépénultième, le ricanement vachard.

. Je me souviens d'une plaisanterie d'un vieil ami (politique) me proposant un «contrat» pour réduire à néant, pour «raisonner» un contradicteur qui s'agitait en importunant tout le monde autour de lui. Eliminer. Etant donné le néant intellectuel où je voyais barboter ce misérable individu, je ne voyais vraiment pas la nécessité d'agir, persuadée que le vide existentiel qui l'emplissait suffirait à gonfler, et son narcissisme pervers, et l'inanité et son corollaire, sa suffisance hypocrite. A ce prix là, le contrat devrait se révéler un luxe inutile.

. A propos, j'entends autour de moi «et l'affaire Boulin?, tu te souviens?». Non, je ne me souviens de rien. C'était donc un mardi matin, tôt, au Cabinet, 127 rue de Grenelle. Je n'ai pas croisé la concierge. Je n'ai croisé personne, sauf une femme de ménage, portant une blouse bleue, passant du corps du bâtiment central au cabinet du secrétaire d'état à l'immigration. A la main, un seau, orange. J'écrivais «Indice 323», sur la question, précisément. Signe qu'une chose est. Dans le cas de l'affaire Boulin, rien n'est établi de façon définitive. Lacunes. Pas de pièces, pas de preuves, pas de preuves, pas d'indices. Rien ne s'est produit. Affaire de type «Salengro». Qu'il faille pousser un homme au suicide ou le faire exécuter maladroitement, cogné par des sbires et jeté en pâture dans l'abjection, le débat est parfaitement jésuite, qu'il s'agisse de Boulin, Bérégovoy ou du responsable des chasses mittérandiennes. Il est plus habile de conduire quelqu'un au désespoir en le mettant au pied du mur que de le «cogner» comme un malfrat, en lui brisant les os du nez. Dans les trois cas, ce qui frappe, c'est le style maffieux d'une mort violente, donnée ou subie, suicide ou «assistance au suicide»,tous ont été contraints à la compromission et au moins deux en raison de leur moralité. Pourquoi faut-il qu'ils meurent (dans le scandale)? Dans le cas de Boulin, en dehors de ce que je n'ai pas vu, mon non-témoignage est insignifiant, j'ai vu les pavés, je n'ai vu qu'une voiture (beige), (et celles que j'aurais du voir?), la raison est la suivante, insignifiante, c'est la ritournelle: «parce qu'il allait à la soupe». Elégances du style Grenelle. RPR, il ne pouvait PAS aller à Matignon. Faire craquer ou exécuter, c'est une affaire de détails insignifiants. Ma mère, se trouvant dans le Nord assise à côté de Sanguinetti lors d'un déjeuner et lui disant son opinion sur le «suicide», sur le style «basse police» du « suicide », a pu mesurer la force « tranquille » du déni politique. Ce sont les mêmes qui donneront des leçons sur l'art oratoire et débiteront à l'heure des digestifs des fragments entiers du «Pro Milone», gardé en réserve pour les grandes occasions rhétoriques, sauvegarde de l'honneur perdu ou défense de l'innocent bafoué (par la populace vindicative). Ce sera le même, plus tard, dans un autre contexte, qui dira le contraire de son silence désapprobateur (devant le scandale  des notables assemblés ou l'impudence d'une parole) et donnera son «sentiment profond», sa conviction d'un assassinat. Quelles preuves de plus aurait-il eu? Détails insignifiants. Bavardages de couloirs ministériels. Non, les politiques sur l'affaire Boulin, ne parlent que de principes, jamais de broutilles matérielles, laissées en pâture aux journalistes, aux emmerdeurs, aux fous, aux témoins «instables» ou toujours paranoïaques, comme ceux qui ont été menacés dans leur vie même ou intimidés.
Les détails matériels, en vrac: délégation de signature - Papiers «Cabinet du Ministre» - ruban d'une machine à boule pour le SP ­ poste de Montfort l'Amaury (levée) - disparition précoce des pièces anatomiques etc etc... Chacun des détails suffit à faire vaciller la structure et la vraisemblance de la version officielle globale. Et pourquoi pas la 403 de l'inspecteur Colombo sur le coup?
Quand j'ai confié les écrits et le récit de ce que je n'ai pas vu ce jour là, la menace a été clairement formulée: si vous persistez dans cette version des faits (la stricte réalité), la vérité, vous êtes internée tout de suite mais si vous ne dites pas la vérité, vous serez de toute façon, de toute évidence, déclarée «folle». J'ai préféré dire nous étions alors en pleine fiction, ce qui n'est pas faux, compte tenu de la littérature de deuxième main produite depuis trente ans et des hypothèses qui loin d'éclairer les faits, les compliquent et les effacent.
Le constat, en ce qui concerne mon refus constant de témoigner (de quoi?) est le suivant: Si cet évènement tragique, la mort d'un homme par suicide ou assassinat, a pu avoir autant de répercussions négatives sur le cours d'une vie professionnelle nulle qui m'indiffère au plus haut point, c'est que mon point de vue ou le regard que je porte sur les choses, les gens et les évènements n'est pas aussi «instable» qu'on le prétend, sinon je n'aurais pas eu autant d'ennuis pour l'insignifiant «rien vu». Aujourd'hui, le jugement porté par les autres sur mon «regard» me laisse de marbre. Je n'ai rien vu le mardi 30 octobre1979 qui soit dicible. Et si l'indicible relevait aujourd'hui du délit, c'est une autre histoire que je dirais, tant l'animal politique, lassant, est prévisible autant que péremptoire. Sa passion est construite comme une maladie dont chaque symptôme, du plus infime au plus spectaculaire est à la fois mortel et mortifère.
SUISSE ID, 21 juillet 2010

La fin, dis-moi, serait-ce enfin la teuf ?

J'apprends par téléphone -et par courrier électronique par une amie-, qu'elle prépare son départ vers les verts pâturages suisses (suicide assisté).

J'apprends la date: la connaissant, je suis placée dans une complicité délictueuse. Je connais la composition du breuvage qui mettra fin à la vie intellectuelle, artistique et finalement neurologique de cette amie.

Je ne dis mot: je consens.
Je consens: je suis complice.
Je dis mot: non.
Je dis non: j'accuse.
J'accuse et casse la baraque.

J'arrive à la date indiquée au lieu des agapes socratiques (Agapé) avec champagne et discours propice, mirliton et fanfaron.

Je ne dis rien: j'abdique.

J'arrive en Suisse. Je ridiculise. La teuf, les bulles, les chants adéquats, voiles noirs, ricanements, soulographies, aucune gravité, rien de sacré, matérialité, rapport à la chose, ce n'est qu'un corps. Vieux neurones. Aucun respect. Dépouille. Un truc en trop: conglomérat de cellules.

J'apprends par courrier électronique: je suis impliquée.
Je dis «digne», sonnailles suisses.
Je dis non.
Je suis niée.
Je suis récusée.
Je suis absente de toute décision.
Je suis exclue du geste qui nie, royal, exclut, inclut, ligote et tout puissant aliène.
Préside à la fin. Procède aux édits. Exécute. Le tête pense. Pauvre vie. Puissance. Faiblesse.

Je relis Pascal. Grandeur et misère. Je tremble et frisonne.

Je ne sais rien. Je ferme les yeux. Je bouche les oreilles. Je mets la tête dans le sable. Je ne regarde pas la télévision suisse romande. Je ne m'intéresse pas. Je vais me promener sur les plages du Nord où les gens à Wimereux ramassent les moules sur les rochers. Malades de Berck, grands accidentés de la route, ils se reconstruisent. Pour une lutte acharnée, combien de défections.

J'apprends le nom de la société qui préside à ces assistances (salvatrices). Deux médecins sont nécessaires pour délivrer l'autorisation de départ par boisson.

Je dénonce l'incitation sectaire au meurtre. Je dis le nom de la société, la date, j'évente (ici).

Je ne dis pas, je tais, je suis dans le coup.

Je ne dis pas mais suis opposée à la décision prise: je ne la respecte pas.

Je ne dis pas mais suis d'accord avec elle: je respecte la décision. Je ne prends aucune part à la réunion amicale. Sans moi, la teuf. Je m'abstiens.

Je me retire en forêt pour respirer la verdure. Je cueille, sauvages, quelques groseilles. Acidité. Je retrouve le lieu. Je retrouve goût.

Je préviens le Procureur de la République. L'impétrante nie.

J'en suis pour mes frais.

La candidate confirme. M'effraie.

Ou la personne est, pour elle et pour autrui, un danger, et je dois avertir le procureur, ou elle est dénuée de tout sens des responsabilités à son propre égard, il faut en expertiser la raison, en mesurer (scientifiquement) le degré d'inanité. Je requiers la mise en placement à la demande d'un tiers. Elle m'en veut. Ça la rend comme dingue. On n'en sort pas.

Ou la personne n'est pas pour elle un danger, elle est responsable, adulte, consciente, voire intelligente, intelligible, son geste ne concerne qu'elle, sa gestuelle, sa vie, ses circonvolutions, sa geste artistique et le style seul serait en question.

Je reviens de Volvic, pierre noire, où Marcelle Fonfreide, une autre amie, vient d'être enterrée à l'âge de quatre vingt dix ans, ayant terminé son travail ici. Nuit à l'Hôtel du Commerce. Je reviens à Paris, la cérémonie finie. Dans la boîte à lettres, le faire-part, que l'agonisante, soucieuse du travail achevé dans son détail et ne laissant à personne le soin des dernières besognes, a libellé de sa main, porte mon nom de jeune fille.
Je vois, tremblante et jeune, l'écriture, la dernière lettre, l'adresse, et souris.


A quelle heure, l'enlevée au désert? 10 août 2010

Jeudi 29, avertie de ce qui s'effectuait à Zurich, j'allai divaguer sur les routes normandes quand, à un tournant de la route, apparut posté immobile sur le rebord un faucheur, portant des lunettes noires et rondes, comme celles d'un aveugle. Au même instant le GPS indiqua le chemin à emprunter, la route du « Bord du mort », juste à Notre Dame de Bliquetrit.

Que la grande faucheuse soit à l'heure dite, attendant au tournant sous l'apparence d'un homme maigre en treillis vaguement militarisé, le visage sans expression, exact au rendez-vous jubilatoire de Michèle Causse avec le Silencieux Interdicteur, l'éternel empêcheur de penser droit, est la cruelle ironie de ce jour qui me laisse songeuse.

Que les mots qui tuent aient achevé ce temps-là, les mots qui pour elle ont manqué, à son adresse singulière, les mots qui ont failli. Sa compagne aujourd'hui, qu'elle soit gardée en protectrice bienveillance, a en elle assez d'intelligence et d'esprit de finesse pour garder sur toute chose dite, sur toute chose non dite, inachevée, le silence (celui de son coeur). Que pourrions-nous garder si nous avons déjà tout perdu?

J'ai rencontré Michèle Causse en Italie près de Carrare ou j'habitais en 1971. Je posais nue pour une académie américaine de peinture et de sculpture et souvent drapée comme la Vierge, tenant dans les bras mon fils charmant comme un Jésus qui venait de naître. Michèle habitait une montagne proche, elle écrivait sans discontinuer, elle me visitait à Solaio où j'avais repeint chaque pièce de la maison selon (l'idée que j'avais) de Piero della Francesca. La compagnie italienne et cosmopolite autour d'elle était de tout premier ordre, solitaire, disparate, travailleuse et pleine de gracieuses contradictions : Si nous avons trop bu? Pas moi, je devais rester hiératique sur une stèle, j'étais payée soit en lires, soit en dollars, une manne dans ce désert, Michèle ne buvait que du thé dans son ermitage et la compagnie, gracieuse ou non, mondaine ou non, je m'en fichais complètement. Si nous avons perdu notre jeunesse? Pas moi, si je ne descendais pas la montagne, je la remontais et vice versa, quelques kilomètres à plat jusqu'à Pietra Santa, à pied ou à vélo jusqu'à la mer, seule avec l'enfant, Stefan, noir et minuscule. Lipchitz avait supporté les frais engagés par Vladimir à la fonderie pour les bronzes qui ont été vendus et plus tard dispersés en pure perte.

C'est une période lumineuse et noire, occupée par le seul travail. Quelques jours avant son suicide, j'ai rappelé à Michèle le rôle maïeutique joué à son insu par sa présence taciturne et loquace, proche et lointaine à la fois, d'une montagne à l'autre. Je faisais des collages, lisais beaucoup, ne voulais voir personne. Rares visites de temps à autre. Elle avait autour d'elle, quand son retrait sévère l'autorisait, un flot d'amies venant de Rome et d'Italie, dont une princesse Ornella, qui nous emmenait à la mer plus loin, sur une plage au sable moins gris, moins sale ou plus blanc, pour le bébé, l'heureux prétexte à ces brèves virées mouvementées et très gaies.

Le reste du temps, studieux pour tous, surtout pour Léon Levkowtich, qui n'arrêtait pas une seconde de fourbir le marbre et les bronzes. Pour moi, heures purement contemplatives et laborieuses. De ces années travailleuses, sans la moindre désinvolture, sauf le fantôme aveugle de l'amitié, il ne reste rien, cendres ou larmes, et là reviennent toutes les images, chacune renouvelée, aujourd'hui dans la forêt.

Je reçois à l'instant d'une exécutrice testamentaire un e.mail disant que les messages adressés entre juin et juillet 2010, appartenant à leurs destinataires, peuvent être retournés. S'ils appartiennent à leur destinataire, si elle est morte, il y a quelques jours déjà
qu'elle garde tout,
qu'elle emmène donc chaque mot, l'image de l'homme et de l'oiseau en son temps à l'heure en silence au lieu dit !
Rien que de très banal, 3 septembre 2010

J'ai fait avant-hier un rêve étrange: j'emplissais un petit flacon d'origan. Je marche probablement somnambule une partie de la nuit pour arriver au lieu dit dans le songe inexpliqué, «l'origan mis». Sur un arbre perché qu'il faut escalader à l'aide d'une structure de bois solidement charpentée est accroché un pliage de papier aux couleurs du spectre solaire. Je ne pense à rien de précis. Si la pluie est bien tombée la veille dans le rêve sur les pavés de la ville ancienne, aux rues en pente, il pourrait être détrempé. Les ailes des papiers risqueraient bien d'être mouillées, écornées par les bourrasques venteuses malgré l'abri du feuillage toujours vert à cette saison et la petite construction anéantie. Je passe une sorte de trappe faite en planches trouvées, donnant sur un espace à claire-voie, une petite porte mise là pour accéder aux seuls combles. L'esprit des lieux veille et présidera plus en hauteur. Je me hisse et décroche le même jour, coïncidence d'un simple jeu de mots, seule simultanéité des esprits, oeuvre du fétiche de bois sombre ou hasard des choses mises en dépôt, l'origami de taille adéquate (à l'idée qu'il faut s'en faire), couleurs ou forme, peu importe, la question n'est pas là. Des deux lettres des mots en présence, il ne reste que n et m, autant dire pas grand-chose. "Haine" et "aime". Les choses sont là établies à demeure dans une permanence irréfutable. Je me réveille sans angoisse. L'origan viendrait d'ailleurs, le pliage aussi. Peu importe. Rien de personnel. Aucun rapport d'adresse? dirait l'autre crétine mais que Dieu enfin ait son âme! Qu'on ait enfin la Paix après l'avoir longtemps sollicitée!
Il est pour moi, c'est le cadeau du ciel et de la nuit, rien qui sorte de l'ordinaire (souffle la crétine ou son avatar, crève donc!).


Carnet de route, 9 septembre 2010

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Couchette. Un homme à gauche prie avant de déployer le drap pour la nuit à venir. Le jeune Australien, fâché -il voudrait avoir couru le monde entier- se bouche les oreilles comme un Argonaute. Il faudra reprendre à sa place son billet que le chef de wagon remettra à l'arrivée en gare. Les palmiers et le mur, la gare de départ sans une seule âme qui vive. Les fils de fer barbelés, on ne voit que ça? Des murs. L'homme qui sort de la zone portuaire n'a plus de bagages. Qui l'a soulagé de ce poids? Il file en courant à toute vitesse vers la gare routière malgré la chaleur.
Pour payer le trajet il faut des billets. Il faudra retourner vers la mer. Un vieil homme propose de s'asseoir à sa table, sous les pales en activité. Il restera là jusqu'au soir. Aucun train avant demain.
Dans le bateau, les enfants n'assistent pas à la levée du drapeau. Ils courent du pont à l'entrepont. Une des mères cherche de l'ombre plus bas. Le billet ne porte pas mon nom. La caisse n'accepte plus d'argent du pays, même après que leurs couleurs aient été levées dans le vent. Sans argent, pas possible de manger. Boire, c'est souvent possible. En quelques jours, aucune idée des informations nationales, je parle de ma nation. Je n'ai jamais dit ça, c'est impossible, ma république, mon pays, mon bonheur, mon quartier, mon truc en plume. Mon quartier de veau c'est encore plus terrible à notifier. Soutine, j'y pense. Bien que Russe, autant de viande! L'art. La chaleur laisse toute chose à sa place, on peut fermer les yeux plus souvent, la fatigue aidant et le voyage suit un cours endormi. On dirait franchement, si c'est pour dire ça, tu pourrais te taire. D'accord, mais s'il faut dédier quelque chose à l'autre crétine c'est toujours ça de fait avant la fin du jour. Jane Bowles, le désert, c'est fait à l'heure et en silence.

. Les Archives slaves, il faudra s'en occuper en temps et en heure. Tous les protagonistes étaient malades, souffrants, claudiquants, hospitalisés à tour de bras et jamais ils ne désarment. Je les sens presque vivants autour de moi. Revoir les fresques et relire les lettres avant de m'y mettre. Je ne sais pas quoi faire du couteau suisse, trop lourd pour être mis dans une poche mais qu'il suffirait d'accrocher à une ceinture. Manche de nacre.

. Dans la forêt rien n'a bougé depuis si peu de temps. A peine les feuilles ont-elles grillé, là où je vais. Autant de bouleaux, je n'avais jamais vu ça de si près. Les peupliers, je les ai beaucoup regardés et très souvent bordant les rivières, dans toutes les vallées où il fallait accompagner les pêcheurs de truite avec à la main un petit filet rétractable. Enlever la mouche, espérer la truite trop petite pour être gardée.

. De l'autre côté des murs, le rond-point d'où partiront les véhicules, répertoriés non par leur destination mais par le nom de la compagnie. Un homme jeune va occuper toute la nuit notre conducteur par les allées et venues des derniers sièges et de la banquette arrière jusqu'au tableau de bord. Je ne veux pas être prise à témoin. Derrière, un Chinois berce deux jeunes enfants pendant que sa femme dort, chinoise aussi. Devant, un autre enfant plus petit encore, d'Amérique du Sud? Aucun ne criera de toute la nuit. Tant que l'autre ne sort pas de poignard, on peut s'estimer béni des cieux. Au mois de mai, c'était un cran d'arrêt, sorti comme ça, avec un geste rapide sous la glotte. Au feu rouge, il faut sauter sans oublier le billet de la course. Mafieux excité comme trente-six mille poux

. Dans l'obscurité, le nom des villes et celui de leurs banlieues sonne mieux. Je dors moins. Une femme lance un porte-monnaie à une jeune fille qui l'attrape au vol. Quelqu'un veut vendre un perroquet gris pâle. Il s'ennuierait du pays. Comment faire comprendre par gestes la difficulté du voyage pour un volatile de cette espèce. J'ai gardé dans un tiroir un message apporté autrefois par un pigeon voyageur. Talisman adressé à «l'Union des Rationalistes», dont je ne faisais encore pas partie à cette lointaine époque de ma vie?

. Pendant ce temps là, les cendres de Michèle organisent autour d'elle, poussières, de nouveaux gentils rituels, à Martel, des gestes de deuil, inédits, que l'une ou l'autre, ou une tierce, quarte, ou quinte de la société là-bas filmera dans les moindres détails. Que les traces soient gardées de ce qui a clôturé la parole (rendue vaine?), sans autre interlocution, après tout, est-ce vraiment possible?


Carnets des doutes et des certitudes, 22 décembre 2010

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Je reprends une à une les notes prises sur les états modifiés de conscience. Terrains du Zar. Photos. Aucune urgence. Aucune relation souhaitée avec l'actualité politique. Aucune utilité : J'ai tout le temps.

. Là où Jaulin décrit, l'anthropologue va expliquer, généraliser et définir. Sociologie anthropologique utilitariste à l'usage des politiques et des géopoliticiens. Il faut pour ceux-là expliquer les hommes dans des relations de causalité. Si l'histoire permet de mieux comprendre les actes des hommes, elle ne guérit certainement pas des erreurs commises par l'analyse à n'en plus finir.

. A l'heure ou les Ivoiriens pèsent et le pour et le contre Gbagbo, on ne peut qu'être rassuré à l'idée que la ministre Alliot-Marie ait une certaine formation d'ethnologue. Ce diplôme inutile et bien sous-évalué la dispense au moins d'asséner à tout vent des avis aussi hâtifs que péremptoires. Que lui soient accordés quelques instants de doute! Difficile d'avoir à temporiser quand l'urgence impose «minute par minute», «heure par heure», jour après jour, une réaction instantanée, des sanctions qui pourraient enclencher ce que les quotidiens appellent déjà «le choix du pire». Mis devant le fait accompli : la violence imposée, comment parvenir à surseoir en choisissant la fermeté?
Carnet de route, 7 février 2011, mis en ligne le 10 février

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L'annonce, la dernière des «turbulences», celle des gaffes probables de la Ministre des Affaires Etrangères ne doit rien à la magie ou la divination. Elle vient de la réflexion. Elle est logique, inscrite dans les pièges pré-établis, faciles à prévoir pour une quidam. Que les leçons données par ces attaques franco-françaises ne puissent servir à rien, laissées pour 'contes', laissent songeuse et de ces songes/pensées, d'autres logiques prédicatrices, d'autres probabilités s'imposent, que je garde désormais strictement pour moi, silencieuse, invisible et désinvolte : Le juste prix de la liberté et de l'indépendance, notre dernier luxe au prix le plus fort. La solitude, le secret, l'ouverture, paradoxalement, une sorte de bienveillance calme, voilà, ici et là-bas, plus loin!

. Restent les espaces et le temps mis à les parcourir seulement. Je voudrais éclairer mes archives slaves et retourner en Russie, là-bas, au-delà des textes lus et des lettres relues et les photos indéchiffrables.

. Le thème proposé par May Livory : rouge. Hier trois petites images sont là, que je vais scanner puis lui envoyer entre autres travaux mis en oeuvre sans autre interruption que l'appel des nouveaux espaces à découvrir.

. Fenêtres. Des dizaines de photos prises en passant, ouvertures, espaces, ouvertures, passages, ouvertures, sièges rouges, peintures rouges, graffiti rouges, toutes ces images sont prises d'une réalité inutilisable pour le thème proposé : rouge.

. Quelqu'un me demande si ce que j'écris vient des rêves. Non. De la vie quotidienne, au jour le jour, au ras du sol.
Un film
Passage à l'acte
«Kill me please», le film d'Olias Barco est du genre à réveiller les morts. Allez, toi, oui, je te parle, encore un effort, réveille-toi du paradis banlieusard helvétique, fantômes sortez du lac et réveillez-nous! C'est bien, c'est parfait. Pas de componction. Aucune mièvrerie. Très noir. Innocent. Tonique, cathartique, c'est une fiction qui décrit de façon réaliste comment on pourrait éliminer des gens sur ordonnance. Improbable dans nos vies si calmes si quotidiennes. C'est très drôle, rien de tout ça n'existe en réalité, fort heureusement, on sort du cinéma hilare. Sauf moi. Non que j'aime le pathos ou la violence des forcenés, mais la représentation de la mort sur grand écran, à deux pas de chez soi, dans une chambre sommairement meublée de meubles fonctionnels avec l'assistance ultra positive d'un responsable au dessus de tout soupçon, d'un personnel trié sur le volet, l'élite thérapeutique, humainement parlant, c'est remarquablement dit. L'outrance du propos, l'aspect surréaliste, l'extravagance de la mise en scène excluent d'emblée toute allusion, ne serait-elle que parcellaire à la réalité des informations qui nous sont offertes -puis assénées à coups de lattes dans les tibias- si on reste rétif?

Le ton alerte, l'intelligence de l'approche, la caricature balaye tout sentimentalisme, toute religiosité, tout débat idéologique, philosophique, esthétique, intellectuel, psychanalytique, pour aborder dans l'énormité de la farce la question si délicate de l'euthanasie contractuelle. Voilà où mène la pensée positive. C'est fait comme on escalade le Cervin le dimanche, avec des crampons, s'il faut s'accrocher : au détour, on risque de buter sur le rocher, l'obstacle, l'imbécillité ou la bonne conscience certifiée, le sentiment homologué d'avoir toujours raison, la raison du plus grand nombre étant toujours la meilleure? Il faut savoir sagement se pourvoir de provisions de bouche pour l'hypoglycémie menaçante ou l'amertume no-métaphysique: le fameux petit chocolat d'excellente qualité.

Qu'en penser? Rien de pensable à première vue. C'est une oeuvre d'imagination, cela va sans dire, qui traite avec le ton qu'il faut le sujet qui va s'imposer dans les prochains mois, celui qui sera à plancher, à contrôler, à voir et revoir avec toute la circonspection nécessaire, celui qui doit s'entourer d'expertises médicales et juridiques béton, celui qui doit être traité de très haut (ou de très bas, en deçà du débat) par des artistes comme Olias Barco : humour noir, excès, grotesque. Si le ridicule tue, le film n'y va pas de main morte, directement au bazooka, au chronomètre, pas le temps d'un débat d'opinion où chacun donnera son sentiment et son idée, communément répandus : on n'est pas des chiens.

Encouragée par cette saine fiction, j'avais mis en forme une bagatelle de quelques dizaines de lignes, sur le même sujet : l'impensable. Passage à l'acte. Horreur climatisée. Dans mon non-imaginable, une courte fable policière : je proposais dans la réalité à un ami quotidiennement désespérant, avec l'aide d'un juriste de très haut niveau, imbattable, un «contrat» sur sa vie, puisqu'il avait une telle hâte d'en finir en impliquant l'entourage, lui aussi, comme d'autres déjà disparus, comme la cohorte affligeante des affligés qu'il faudrait encore pouvoir requinquer d'un quinquina au petit bistrot rouge du coin sans se faire suspecter de «sympathie et de compassion suspectes», qui seraient résiduelles «de quelque culpabilité inavouable?». Au cas où l'expertise médicale viendrait à refuser l'euthanasie à la date choisie, mon «contractuel» à moi, sorte de doublure, une précaution n'est jamais assez sûre, se chargerait de l'élimination sans bavure, sans coût, sans commanditaire, sans une tache rouge sur la moquette, très digne, dans un style élégant et parfaitement hygiénique, en poussant la dernière des exquises politesses jusqu'à soulever avant le geste fatal -une balle dans le coeur- un chapeau d'une excellente maison anglaise, tout doublé de soie. A la relecture, critique, auto-censure. Ce texte d'une idiotie confondante m'a paru en outre d'un goût douteux, pénible, et pire, invraisemblable. En clair, la provocation ou l'humour offenseraient l'idée de «sérieux» dans la «dignité». On croit halluciner : on ne peut pas inventer, mettre en forme, ne serait-ce que sur le papier, des situations aussi extrêmes, irréalistes, excessives, des exécutions d'une violence inégalée, inédites au premier sens du terme. Jamais vues, jamais publiées comme telles. On ne peut pas les imaginer mais on peut les voir, puisque c'est une fiction, une série d'images montées pour notre plus grande édification. Les spectateurs sont pris dans «Kill me please» par une secousse d'émotions contradictoires qui engendrerait une certaine confusion, double-bind, où la seule issue de secours est une impasse logique. Disqualification, quoi qu'on fasse.

Pour aider, il faut tuer celui qu'on doit aider. Or, aider, c'est comprendre, donc admettre sans restriction le choix de l'autre celui qui veut se détruire qu'il bénéficie ou non de tout son discernement. Choisissant d'aller jusqu'au bout de cette mécanique le cinéaste 's'en sort', il choisit l'excès dans la violence, sans métaphore, sans discourir : on abat tous les patients comme des chiens, sans autre ménagement ni aucune forme humaniste d'un procès d'intention. Il n'y a pas de scène finale mais un 'sauve qui peut' général dans la sauvagerie sanglante, pas loin de ce que les actualités télévisées sous déversent à l'heure du dîner, lapin-chasseur et ses petites garnitures.

Ce film hilarant (mais à pleurer) ne fait pas dans la dentelle de Calais. Il est joué par des acteurs belges. Or les Belges, comme les Suisses, quand ils deviennent paradoxaux, honnêtes, immoraux, moraux et subversifs, parfaitement intelligents comme toujours, sont les plus forts dans ce genre d'efficacité réthorique. Ils sont parfaits. Pas de bien-pensance, pas de gnan-gnan, non, eux ils y vont directement au marteau piqueur. Droit au coeur. C'est un document qui nous épargne le débat d'opinions, la confrontation de ma conscience (abrutie) avec la pensée hautaine de sophistes professionnels dans un bas de soie.
Prélèvement, l'opinion, ADN, 17 mai 20011

Non mais tu as vu? Incroyable! Jusqu'où ça peut aller? Le mec pour sa femme, dis donc! C'est pas marrant! Il faut se le fader! Il faudrait les lyncher tous les uns après les autres. C'est quand même un comble! Alors qu'il pourrait facile se payer une pute! Moi je comprends pas avec le fric qu'ils ont! T'as vu sa tronche? Ou il a pété les plombs? Les menottes comme une racaille. T'as vu! Franchement je vais pas pleurer! C'est une honte pour la France Et l'ELysée qui boit du petit lait! Les mêmes qui te font la morale à perpète!!! Les pointeurs, moi je leur démolis le portrait! Moi, leur défonce la gueule! Une petite garde à vue ça lui apprendra à vivre. T'as vu Royal? Trois tenues, cinq apparitions, «j'ai rien à dire!». Tous des faux culs! Lui c'est un orang-outan ma parole! T'as vu le plan, à la Télé, la caméra suit ses fesses en treillis beige, à l'Indienne? Non, d'abord, c'est les fesses de la Ghanéenne! Il suffit de sonner une fille à l'étage, se faire tailler une pipe c'est quand même pas sorcier, c'est pas plus difficile que ça, il n'y a que l'embarras du choix! Sa femme c'est pas Mère Térésa quand même! Où va-t-on? Je vous demande un minimum de décence! Il faut rester prudent! Rien ne permet d'affirmer. Il faut réagir avec émotion! Il faut se taire! Il faudrait être solidaire! Restons unis! Sauve qui peut! Les traits tirés. L'air égaré. Ne sachant pas où il se trouve. Ne peut rien dire. Ne moufte pas! Le meilleur! Michael Jackson. Pour les causes désespérées ils disent dans le journal. Le plus grand. Le plus habile. T'as vu le montant? Je parle de la caution! Et la petite juge en jupe plissée! Les Américains! Quand même! A ce point là! Tu crois qui vont le foutre à Guantanamo? Avec ça Ben Laden on n'en parle même plus! T'as vu Wikileaks, le mec il risque la peine de mort! Ecoute, la censure c'est pas pour les chiens! ça vient pile poil! ça fait diversion! Parce que tu crois que ça amuse la galerie? C'est quand même les jeux du cirque! Et c'est les mêmes qui sont contre la tauromachie! Et l'autre, notre champion du FMI, en Sainte Blandine! T'as vu les lions, tous des chiens déchaînés! Quand même les Etats-Unis ça va comme ça! Sur un croc de boucher! Ils vont nous l'accrocher! Il va se pendre. Oui, c'est le but. 70 ans de taule c'est pas mieux! Et Obama qui ne dit rien. Pas un mot du lointain ouaté de son bureau ovale! la justice suit son cours! La distinction même! L'élégance mon cul! Il ne se commettrait pas d'un commentaire, tu rêves! Tranquillement installé pendant 70 piges! A l'aise! Ils se croient quoi? Ils se croient où? Partout chez eux! Partout notre conscience? Partout la morale du peuple? Partout la paix ils mettent la guerre? Ils veulent ici qu'on mette un bémol? On doit filer doux! Mais t'as vu Carla Bruni dans le film? Ah bon très bien! Quel rapport? Aucun! Ah au top, et trop parfaite? Faut pas radiner? Enceinte? Quel rapport? Bravo! Félicitations! Congratulations! Heureux papa. Tu me dis ça à moi? Des élégances de lévrier afghan? Obama? Carla Bruni? Mais de quoi tu parles? Tu dis qu'il faut être magnanime? Donner une leçon? De savoir vivre? ça existe? Tu crois? C'est possible? Tout ça, tu vois, on enfile des perles, comme tu veux, n'importe quoi, du vent, c'est des clichés? Lettres mortes! Ils sont cinglés! On agite un chiffon rouge! Mais attention! Plus réel, tu meurs! Tout ça d'une violence, je t'assure, ça me rend malade, c'est insupportable, on est dans la folie, c'est ça leur folie des grandeurs, la folie concrète, le réel des politiques, ils ne se sentent plus, la réalité, la nôtre, quotidienne, traitée comme une saloperie de série B, des images à la mords-moi le noeud, celles qu'ils nous fourguent à bon marché, vulgaires, démagogiques, n'importe quoi, diversions, passages à l'acte, d'un côté comme de l'autre, le groupe Accor, les casinos, et on te file encore de la pâtée pour chiens, tous les jours, tous les jours, tous les jours et demain et après-demain encore si nous ne mordons pas cette main-là qui nous gave tous.
Mais de quoi les hommes auraient-ils le monopole ?* 6 juin 2011

Jean-François Kahn aurait-il seul, en tant qu'homme tout court ou "homme d'honneur", ou homme d'une seule parole, seul, le «droit à la connerie»? Est-ce un privilège? J'ai d'abord dit en mon for intérieur: Ce n'est pas juste. Je l'écris: Moi aussi j'y ai droit. Caroline Fourest aurait-elle aussi un monopole? Une libéralité? Un avantage? Et de quelle cause, le monopole? Qui le fonderait? Je ne sais pas: Je ne dis pas. C'est juste une histoire de quoi? De genre? De mensuration plus que de mesure. Si c'est avantage au tour de poitrine, la jeune journaliste bat Kahn. Si c'est de pointure de QI, c'est difficile à voir, grosso modo et je m'en bats l'oeil. Ce n'est pas celui qui a la plus vertigineuse, de pointure de QI, qui nous amuse le plus, surtout si c'est une femme, sororale en genre mais certainement pas en pondération: Ce n'est pas «Pro-choix» qui me fait le plus rire dans la vie. Surtout quand je dois nourrir et voir grandir mes douze enfants, par exemple, de par le monde, un univers que je n'ai pas choisi le moins du monde.

Le choix? Quel luxe! Il y a donc des gens qui peuvent choisir? Il y en a qui seraient libres de leurs actes? De leur parole? De leurs redites? Qui ne seraient pas déterminés, ni biologiquement ni culturellement? Ni financièrement? Bravo! La chance qu'ils ont! Des vrais privilégiés. Ils peuvent même revendiquer la connerie! Au nom de l'intelligentsia! Les mêmes pourraient librement se libérer de leurs engagements? De leurs erreurs? Leurs fautes leurs seraient remises. Confession et pardon. Leur chemin rectifié? Sanctifiés, ils sont réhabilités. Et pas moi? Scandale. A eux la miséricorde! Choeurs angéliques et Sanctus de la Messe en Si! Magnifique! Ils auraient une parole libre? Plus candide? Plus diffusée! Un meilleur rapport d'adresse? Une écoute? Non! Un auditoire. C'est ça, c'est l'auditoire qui suscite la parole! Voilà! La parole accordée et diffusée qui autorise la connerie de trop! Qui la régule! Qui l'interdira d'antenne! Qui la surjoue. Qui rectifie l'énonciation. Qui change le contexte. Qui module. Qui fait la pluie et le beau temps. Ils font l'opinion, ils sont donc libérés de l'opinion! C'est fou! C'est un pouvoir. Il y a ici des gens libres, autour de nous, parmi nous, il y en a qui cavalent dans des prairies verdoyantes et je ne le savais même pas. Paroles libres dans l'herbette du joli moi de mai. L'un choisit de partir dans la dignité. L'autre dans l'indignité. Chacun son style. Quel panache ils ont! Je dis oui, il peut le faire. Il a le droit. Il est brave. Tout lui est permis. Il a le temps. Il est libéré. A nous, rien n'est autorisé. Pas ça! Je dis ça: mise au ban.

Il est à l'écran le mec. On le voit. Il se montre. Il n'a pas honte. Sur le plateau. La France le regarde. Les autres, les gens, le peuple, le 2 juin, ils sont à Meudon, ils sont à pêcher le gardon. C'est l'Ascension. C'est la une, c'est la deux, LCI. C'est le moment, jeudi jour chômé. La porte est là, c'est une invitation si elle est grande ouverte. Le personnage public dit "bon, je démissionne", ou plus familièrement, "je m'en vais". Certains , plus sobres: je pars. Alors qu'il pourrait ne rien dire. Silence. Claquer la porte. Foutre une beigne. Violence. Soubrettes. Se casser. Déguerpir aux iles Caraïbes. Rester, en devenant parfait, invisible et mutique. Inattaquable, au moins avant les élections. Caresser un pied, deux pieds, trois pieds, une armée de pieds subalternes. On n'a jamais fait le détail, pieds, gorge ou sein. Qu'est-ce qui leur prend, de comptabiliser les pieds, les mots, les soubrettes, les Fourest comme garantie de la lessive la plus blanche? De dresser en quelques jours un ordre laïc du puritanisme-libertaire et de candeur suspicieuse autant que suspecte. Rester. Partir. Valse. Rien n'est cohérent. Pourquoi celui-ci et pas l'autre? Ce n'est pas juste? L'un a droit à la connerie de trop, pas l'autre. Moi, je veux ma connerie quotidienne. J'y ai droit. Aucune vergogne. Et l'égalité? Et la fraternité? Et la sororité? Celle qu'on enseignerait à Charlie Hebdo, à Port-Royal des Champs ou au Collège de France? Selon Sainte-Beuve ou Kant? Qui appelle à plus de justice et plus de délation? Qui convoque ceux qui font l'opinion en coulisse. Demain, partir, et demain, rester, ce serait trop tard? Un jour de plus. En moins? Surseoir? Il fait ce que bon lui semble vrai, ce journaliste, il parle de son berceau, depuis perpète, il clame ce qui lui semble, à lui, juste et véridique, tout en semblant dire que c'est un scandale, d'avoir à se sentir obligé de partir! Empêtré le mec. Si le journaliste est libre, il n'est l'obligé de personne. Il dit ce qu'il veut. Il agit comme il pense. Il pense en diagonale, en versatile, ça n'engage que son inconséquence. Son opinion? La mienne? Je n'ai aucune opinion. C'est mon seul luxe. Si je dis une connerie, je sais que c'est une connerie, mais il y a l'indicible, qui me dédit. Personne autour de ce Jean-françois Khan n'a parlé de se dédire. Voilà, j'ai dit ça hier. Aujourd'hui je change d'avis. Il peut même dire n'importe quoi et raconter des foutaises en toute bonne foi. Il a même le droit de déconner en public. Il n'est pas naïf. Pas à ce point là! Le roi est nu! La belle affaire! On lui voit les fesses! Et alors? On en vu d'autres! Même si c'est un scandale, de dire «trousser la soubrette», il a le droit à la dose de connerie en suffisance. Nous avons un jour entendu «Casse toi pauvre con!». Le monde ne s'est pas écroulé pour autant de majestueuses invectives. Personne n'a jamais dit le contraire. Reste ici à demeure, lumière de mes yeux! Jamais entendu ça. Un autre style. Qu'il la revendique, sa sacro sainte connerie, personne ne lui en fera grief. Il est possible de faire profession dans la bêtise et ensuite de faire carrière dans la connerie, personne n'a jamais dit le contraire. L'honneur est sauf. Il quitte le journalisme. La belle affaire! Le monde tournera sans son journaliste, notre «con» autoproclamé. C'est tendre des verges au supposé public et se prêter une importance qui appelle le désaveu. Il donnait des opinions depuis un fameux bail. C'est une occupation à plein temps. Il faut bien faire quelque chose. Certains font ce qu'ils peuvent. D'autres rien. Certains oui, d'autres non. Il est ami d'Anne Sinclair. Ce n'est pas une opinion, c'est une inclinaison voire une inclination. Pour d'autres c'est une obligation. Pourquoi ce serait une pente, une chute, un néant? «Je suis ami de Sinclair». Si c'est un postulat, on le fait savoir, en postulant. Pourquoi pas? L'amitié mène aux positions sublimes, car Kahn a lu Lulle. Ridicule? Le plus difficile n'aurait donc pas été pour lui, ou d'autres dans le même cas, d'entrer en journalisme mais d'en sortir. Pourquoi? En quoi la sortie, comme l'entrée, présente pour nous, le lectorat simplex, avide de requérir une quelconque opinion, une nécessité vitale? En quoi «je pense ceci» est une opinion à retenir, comme une autre, équivalente, sans distinction, une opinion quelconque? Je me moque de ce qu'il pense, le journaliste. Lulle, je ne m'en moque pas, Montaigne, l'amitié selon Montaigne, je ne plaisante plus. J'avise. Certains écrits sont glissés, secrets, dans les ourlets de mes chausses et ils sont en chemin: si c'est une connerie, elle est fluctuante.

Les journalistes font-ils tourner le monde? La réponse est non*. Empêchent-ils le monde de tourner? Non plus.

Peut-il empêcher le concombre espagnol andalou ou la fraise paimpolaise, qui cacherait en son jus ou coulis de quoi tuer les consommateurs? Non! Le journaliste peut-il créer une psychose? Oui. Falsifier la vérité? Oui! Tronquer? Oui! Abuser, manipuler? Oui. Mais il suffit d'aller cinq minutes dans un pays où la presse n'existe pas pour étouffer, ne plus pouvoir respirer. Les journaux ne manquent pas mais la censure y est quotidienne et mortelle. Nous avons ici d'autres formes de mises à l'index. La presse est un mal nécessaire. Une drogue adorée. Un poison utile et néfaste à la réflexion. Un vice. Une toxine vitale. L'outil des politiques. Un sujet du baccalauréat. L'arme contre les politiques. La diffusion «inconsidérée» d'une information peut-elle altérer le jugement des citoyens? A débattre aux «Journées de la Vérité de la Presse et des citoyens». Faut-il « considérer » l'information selon un paramètre à définir? A fonder? Légitime? Moral? De droit divin? Marxiste? Hégelien? Freudien? Pourquoi non? Et pourquoi pas l'arbitraire! N'importe quoi! Proposer un diktat. Un étalon? Un paramètre? Une mesure? Une éthique? Une charte? Un droit modulable. La presse, à l'aune de Fourest, pourquoi ça? Qui aurait -qu'on se le dise- un QI au moins égal à celui de Gaino ou Dumas, ou Vergès, et de la moralité à revendre, large aussi, mais pas comparable, dans le genre. Et là, ça guerroie. Elle a un QI étoilé parce c'est comme ça, à l'oeil, c'est plus joli et ça fait plus femme? Le Qi de Gaino, comme le Qi de Kahn, ce n'est pas aussi folichon? Mais que Jean-François Kahn se mesure à l'aune de Fourest, et non l'inverse, nouveau, c'est surprenant! Il chercherait par là une approbation? Une validité? Une caution? Une autorisation de quoi? De vérité? D'usage du mot «soubrette»? Ou «trousser», ou de la phrase «je suis ami de Sinclair depuis 40 ans». Un fameux bail! Ce n'est pas une obscénité, la fidélité. Quand à Strauss-Kahn, là, oui, c'est le romanesque de l'affaire. Un film. Moi quand je dis sans forcer la voix, que j'ai très grave, le mot «vagin», léger malaise en société, mais pas plus intense que si je dis «barbaque» en compagnie, ça ne se fait pas dans les salons. C'est comme quelqu'un qui hésite entre propos de vespasiennes ou de pissottière, qui hésite tout haut entre «bite» et «phallus» sans faire de différence qualitative. Nuances. «Le mec, à poil, la bite en avant ». Là, délits et couilles. Sauve qui peut général! Pouvoir et violences testiculaires. Vugarité! Opprobre! Mains, culs et soubrette! Impossible en public! Autorisé en cachette? Et quand on réfléchit à haute voix, porte-voix, devant la télévision, il s'agirait  que l'intelligence ou la bêtise soit un peu regardable, de près ou de loin, ou flouté, ou camouflé d'une perruque dans l'anonymat, mais pas, constante, d'obscénité publique. Il faudrait bien dire ou se dédire. Nous avons fort à propos les dictionnaires. Seul, on s'y ennuirait. Le propos journalistique, véridique, doit faire réfléchir en famille (comme aux temps de Raymond Marcelin?) quand je sers les macaronis, sinon je coupe le son et tout le monde rigole aux mimiques déployées. Si la maisonnée ne voit pas des choses agréables ou folichonnes en avalant les spaghettis, la maisonnée ne réfléchit pas, sans compter les digestions laborieuses suivies de dyspepsies familiales et d'humeurs bilieuses. Or il est souvent dit que la réflexion, rendue agréable, vaut presque autant que la nourriture ingérée. De la même façon qu'un bon rire vaut beefsteak. Quand je vois un philosophe dire une parole toute-philosophique comme celle de Luc Ferry, je me dis, joyeuse «Tiens, c'est encore le mystère qui s'épaissit à Marrakech»! On suspend le service de la nouille prolétarienne et on se hausse jusqu'aux hauteurs de la vérité philosophique parce qu'on ne se nourrit pas que de pain, l'âme est toujours affamée, comme l'esprit en reste. Je dis, les enfants, attention, on arrête la sauce au basilic! Silence, pause et déglutition, je dis, écoutez, donc mes petits chéris, miracle, ne perdez rien, pas un mot, la vérité parle d'or. Ouvrez les esgourdes et réfléchissez, observez, comparez, apprenez, déduisez, n'en perdez pas une miette. Ne gâchez pas, de votre inconséquence, de votre étourderie, de votre éternelle distraction, la plus infirme once de vérité.

*Libération le 3 juin 2011: Jean-François Kahn et le droit à la connerie
**Les grands articles qui ont fait l'histoire présentés par Patrick EVENO ­ Coll. Champs classiques ­ Flammarion
C'est pour la consigne, 8-9 octobre 2011

Juste au moment où dans tout ce fourbis, je cherchais et rassemblais dans le sac ma carte d'abonnement Piscine Améthyste plastifiée à Galaxie, mes lunettes de plongée, ma carte d'électrice, mon shampoing, ma carte d'identité, mon maillot de bain, mon bonnet Go-Sport, mes spartiates souples Nautilus en pneu découpé décolorisé, je me suis dit autant être prête avant tout le monde, la politesse citoyenne est très souvent l'apanage de tous et la qualité la mieux partagée, mais c'est aussi le privilège des reines et pour une fois soyons royale, la première, the first one, la plus ponctuelle à l'heure et la plus fidèle aux grands Rendez-vous de l'histoire, on est dimanche matin à peine (qu')on entend déjà à l'aube le ronronnement du camion-arroseur, autant être prête avant tout le monde, je course et je devance le voisinage et tout le quartier, je trottine sur le trottoir mouillé et si je suis la première à voter du pâté de maisons j'aurai plus de temps devant moi pour battre mes tapis dans l'air limpide d'un matin d'espérance insensée -juste à ce moment là je réalise que si je donne mon Euro au Bureau de Vote, mais, avec quoi, moi, je fermerai mon casier comme d'habitude à Château des Rentiers?

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"Sorties Papier", éditions Barde la Lézarde
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à propos de Paroles d'Indigènes:
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voir aussi l'étude Des Rumeurs & de la Tendance