Expérience
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7 septembre
2001
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SHUKABA
par Isabelle DORMION:

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Paroles
d'Indigènes
Le contexte
de cette
expérience,
où on parle
de label,
de people
et d'indigène:
Des Machines
Célibataires

voir aussi:
des Rumeurs
& de la
Tendance

et
Terminologie
des Rumeurs
Malignes,
par May Livory,
billets de rumeur
&
litanie
de base-lines

relevées dans la pub
au jour le jour,
un décryptage
en 3 volets
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Chaudevant

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accueil Shukaba

 Gyroscopes, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 4 décembre 2001

Enfin ce que tous attendaient, grands et petits, obèses, arthritiques chroniques, nécrosés, variqueux, clones unijambistes de toutes obédiences, choristes de gospel atteints de tendinite aiguë, traders en costard et simples passants sans frontière - mes frères, croient-ils - voilà ce que tous espéraient dans le secret de leur coeur avant Noël, la trottinette électrique, celle qui marche au doigt et à l'oeil, elle vient enfin de faire son apparition aux Etats Unis. C'est une merveille technologique.Plus le moindre effort de la maison au bureau. Il suffit de lui imprimer avec le torse ou le mollet la petite inflexion, la légère impulsion pour qu'elle s'exécute sans broncher: pas de moteur, pas de fumée, pas de pollution. La question qui brûle les lèvres? Peut elle absorber les crottes de chien? Non, il ne faut pas trop rêver, malgré ce désir d'enfance inassouvie et d'impossibles voeux qui nous taraudent tous dès le premier décembre, malgré cette aspiration immense du calendrier de l'avent. En contrepartie, elle peut véhiculer l'ancêtre et le béquilleux en appartement, sans oublier le petit cossard domestique anonyme, le rabougri télévisuel. J'en parlerai à bon escient à qui de droit. Plus d'allées et venues fatigantes entre la salle de bains et la salle dite de séjour, plus d'attentes vaines sous les abribus, à regarder passer les vains stratus(i) et les lents cumulus(i) plus aucune raison de s'engouffrer dans ces stations creusées au centre même de la terre, le véhicule électrique, lutin alerte et malicieux de nos rues et ruelles, nous transporte dans un souffle. Quelle élégance, quelle force ludique, pour jeunes et toujours jeunes!

Enfin, pour les fêtes, je cherche dans le catalogue des Armes et cycles de Saint Etienne, dans celui des 3 Suisses, à France-Loisirs, mon petit cadeau du Nouvel An, -à défaut chez mon armurier coutumier- un fusil à lunette, à défaut, une simple, bonne fronde de chasse, originelle, efficace, solide, puissante, légère, pour dégommer, de la fenêtre du second, cachée derrière mes rideaux de percale immaculée, le premier détenteur de cet engin ultra-léger, souple, fiable, tous-terrains, qui déflorera Ma rue, et derrière, violera mon Passage préféré, où pousse la vigne, où butine encore l'abeille et folâtre toujours en saison le papillon. Avis aux voisins et ex-amis. Cet avis leur tiendra lieu de nécrologie.


"Au son des gyrophares", la magie bleue, Isabelle Dormion, mail d'un "petit lundi discret" reçu & mis en ligne 10 décembre 2001

Sur la 2, vendredi 7, on aprend que les gendarmes, encadrés d'escadrons de CRS, on défilé "au son des gyrophares". Etymologiquement, phares tournants. Ce qui produit ce fameux son insistant qui fait fuir si vite la caillera sur les rollers, les autos et les vélos volés, c'est ce qu'on appelle d'ordinaire une sirène. La sirène* est un animal mythologique qui suscita de nombreuses névroses en chaîne parmi les argonautes dans leur course, ficelés comme des andouilles au grand mât du navire. Quand les sirènes hennissent harmonieusement dans un chant qui le fascine, le voleur court devant lui, vite et loin à grandes enjambées, sans se retourner. Il court toujours.

D'ailleurs, si tout va ainsi à vau-l'eau, dans un climat délétère, les policiers eux-mêmes vont finir par se mettre en colère et utiliser, non le son-strident-du gyrophare, mais la voix, celle de la fureur même, amplifiée par une sonorisation infernale. Si Napoléon a créé plusieurs corps, c'est bien pour éviter une désobéissance massive. Peut-on imaginer les CRS, les gendarmes, les policiers et les soldats la main dans la main dans une grande chaîne de désobéissance civique, avec armes de service, sur des routes bloquées? Non, on ne peut pas. Jamais on n'a vu de policiers ne pas faire la police. Ils sont là pour maintenir l'ordre coûte que coûte et vaille que vaille.12000 F pour les gendarmes, des gilets pare-balles en veux-tu en voilà, voilà de quoi augurer une année 2002 galvanisée : avec autant de gilets pare-balles, il faudra aux malfaiteurs autre chose que des balles pour défoncer les fourgons bourrés d'Euros. Laissons la part du rêve, les imaginations malignes ne sont jamais à court. Qui défendra demain le gendarme contre l'affreux nouveau voleur d'Euros, dont on apprend qu'il est recruté de plus en plus jeune, en maternelle banlieusarde génératrice d'insécurité, dit-on. J'apprends à mes cochons d'Inde à attaquer. Déjà, j'ai pu constater qu'en les privant de brins de coriandre, ils peuvent mordiller la pulpe de l'index. C'est un début prometteur.

Si la télévision dit une seule ânerie cela signifie qu'elle en dit d'autres. L'information ne serait pas omnisciente? Je n'ose le croire. Qui court toujours à perdre haleine, par les temps qui courent? Le furet du bois joli. C'est le grand Furet Omar, celui qu'on a pris, qu'on a repris, qui est passé par ici, qui est blessé, qui est passé par là, qui est mourant, qui est ressuscité, qui est assis à la dextre de Ben Laden, sur son quant-à-soi, bien à l'abri dans les entrailles de la terre, relisant Dante dans le texte, ou, bien loin dans une villa fortifiée avec piscine intérieure, relisant Epictète dans le texte, porté par un tapis volant. Hypothèse idiote: et si le Grand Furet Omar n'existait pas? S'il était une vue de l'esprit, un bobard, comme le bruit des voitures à lumières tournantes et bleues, alarmantes, qui fait marcher le téléphage moyen? A quoi servirait ce furet plus rapide que la vitesse de la lumière sur un tapis volant? A faire diversion, à capter l'attention du téléphage ordinaire? Que font les Etats-Unis pendant ce temps? Ils préparent une offensive écrasante sur l'Irak, avec ou sans approbation générale.

* Que chantent les sirènes? "Toutes choses qui existeront sur terre, déjà, nous les connaissons"
"La mythologie" Edith Hamilton - Marabout



Kit et tifs, Isabelle Dormion, mail 16 décembre 2001, mis en ligne le17

J'avais pourtant hier bien regardé la succession des images à la télévision. Je me pose une question: ai-je bien vu? Fabius carapaçonné dans une parka hivernale, bicolore, muni d'un cache-nez prudent, a pu bénéficier, privilège exorbitant, de plusieurs kits d'Euros. Au moins deux. Moi je n'en ai même pas un minuscule*. Il s'est approprié en supplément le sachet de Pasqua qui avait auparavant, avec une faconde teintée de mépris, sans doute craché dans le plastique.12, 13 millions de gens se sont précipités sur les assortiments, ils sont revenus tout joyeux à la maisonnée, ont déballé la came devant les enfants étourdis d'un bonheur nouveau et dans la cité engourdie de frimas et de bises venus, on a entendu comme des milliers de clochettes avant Noêl, le frétillement des déballages, la surprise d'un cliquetis de nickel, la nouveauté, l'Europe sans frontière aux guichets unis. Des pièces! Certains voulaient les palper, les faire glisser, les poser en colonne sur le guéridon, les faire admirer par les petits cousins, les exposer sur la table basse transparente, la commode rustique. Nous avions, enfants ces plaisirs ténus, ces contemplations néophytes de numismates, en faisant glisser dans de petits réticules, minces filets de coton doré, les pièces en chocolat, offertes avec quelques noix et une rare mandarine exotique. La figure de la République en papier d'argent était pour nous la Reine, l'abeille miraculeuse de l'abondance, la semeuse prolifique des espoirs naissants. Il arrivait aux pièces de fondre dans la profondeur des poches, oubliées. Si douze millions de pékins fous de kopecks se précipitent dans un même enthousiasme grégaire, le même jour, aux mêmes endroits, débits de tabac et bureaux de postes, pressés d'en avoir, effrayés d'en manquer, pourquoi donc le gouvernement ne leur a pas donné en prime, emballé sous vide en kit/plastique, douze, treize millions de préservatifs, afin d'insufler un nouvel élan préventif contre le sida, aujourd'hui banalisé par la tri-thérapie active? Pourquoi Bercy ne s'est pas associé à la Santé la main dans la main devant la population ainsi jugulée, sollicitée pour une grande cause. Quelques piécettes trébuchantes tintinnabulantes.

Le même jour, un hasard télévisuel qui s'appelle une erreur de manipulation me met nez à nez avec un mutant horrifique, Johnny Depp dans "Edward Scissorbands", affublé d'un chapelinesque pantalon, mime glabre et pâle, sadisé par une sorte de Genevois nanti d'un superbe dentier, un Frankenstein du Couteau Suisse, qui lui a greffé des appendices manuels à lames, ciseaux, couteaux, canifs, non rétractables, rouillables, un arsenal ferraillant qui l'empêche de serrer les filles de trop près. Ses cheveux sont hirsutes, sa démarche mécanique, son débit, débile, son regard, ses mâchoires, néo-keatoniens. Il est pris de soubresauts compulsifs qui le contraignent à tailler, égaliser, cisailler, élaguer tout ce qui lui tombe sous la main et l'on tremble pour les bijoux de famille. Il sculpte les haies du voisinage en forme de cygnes et de coeurs entrelacés, sa créativité ne connaît plus de bornes, il passe au toilettage des caniches, il les fait ressembler à des saucisses touffues, puis il se lance dans la coiffure pour dames. Là tout son génie rebelle de Figaro psychotique se déploie enfin, les dames s'émerveillent, s'entichent de lui, se bousculent, se pressent, l'entourent, le bousculent et l'une d'elle n'hésite pas à lui sauter sur le paletot. Grâce à ses outils de jardinage, il s'en sort à merveille et rejoint la frêle jeune fille qui l'aime dans une robe de Blanche Neige en guipure et broderies anglaises. La fille finit très vieille et ridée, c'est le sosie de la vieille narratrice du Titanic et rien ne vient dire pourquoi le héros a pu garder une telle coiffure du début jusqu'à la fin du film, des tifs que même un Freak, un punk à bretelles de l'époque auraient jetés aux orties, rasés, cramés avec les pneus de chez Kleber Michelin. J'apprends par la bande que l'évaporée autiste en blanc, Winona Ryder, est sortie dans la vie quotidienne avec J. Depp, on la voit avec une tête normale, lissée au Pantène, suractivée, alors que toutes les femmes ont sur la tête, l'une une meule, un paquet-cadeau, l'autre une sorte d'ananas des Caraïbes, une troisième un cactus stylistique, ce qui représente sans doute le sommet de la fantaisie, le nirvana de la créativité-libre, aux Etats Unis. On voit Johnny Depp sculpter des figures dans la glace expressive, les éclats brillants volent éclatés à tire-larigot pour signifier la fièvre du génie à l'oeuvre, mais la trahison d'un éclaragiste déficient montre en creux le plastique vide des formes nulles, comme des appâts géants pour pêcheurs cinglés.

*"Certes, ce n'est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve que ce qu'il faut pour sa dépense." Molière, "L'Avare"



Contorsionismes, Isabelle Dormion, mail du 19 décembre 2001, mis en ligne le 21

A la seconde où la polémique va prendre forme a partir des déclarations provoquantes du patron de Vivendi, France Inter explique didactiquement le terme "exception française". *Rigaut, Bromberger et d'autres disent leur scepticisme. Y-a-t-il une survie possible face à l'anéantissement du cinéma? C'est fini, prophétise-t'on. C'est compter sans la nécessité d'une liberté renaissante. C'est penser sans. Penser par défaut. Si, à défaut d'argent, il était quand même possible de produire, il serait démontré, sans répondre au défi, comme le fait avec rien le cinéma Iranien, qu'il est possible de survivre face au bulldozer du marché, aux forces anéantissantes du cinéma industriel, sans délectation masochiste pour une oeuvre "de pauvres", condamnée à être marginalisée. Ce cinéma qui survivra à tout est arraché aux difficultés. Canal + finance la production à 20%. Il faudra trouver d'autres ressources. On parle déjà d'éthique industrielle, c'est dire que les créateurs et les producteurs dépendront du bon vouloir, du pouvoir d'une nouvelle forme de mécénat ou d'un autre système de subventions, la Croix-Rouge, les Bonnes Oeuvres de l'industrie. Mépris. Méprise?

Michelin récemment a fait appel aux créatifs pour solliciter une nouvelle image de l'affreux bonhomme Bibendum. Je me suis procuré un dossier pour connaître la procédure de sélection en détails. Evidemment, je n'ai pas donné suite. Quelques mois plus tard, l'ancienne image du Bonhomme à bourrelets hideux est revenue dans la ville: rien n'est mieux que le vieux Bibendum. C'est avouer que tous les artistes qui avaient prêté leur concours et donné leur image ont été disqualifiés. Je garde, libres, une série de collages de pneus en vrac dans un désert industriel, sous un ciel noir, gardés par un vigile méditatif, Farenheit d'Apocalypse, autodafés et fumées songeuses.

L'une des inventions de Pierre Schaeffer lors de ses recrutements tyranniques et parfois sadiques, était de placer le candidat à la création dans une situation d'examen périlleux. Mis seul dans une pièce nue, il devait, avec rien, avec ce qu'il avait en poche, un trombone ou un vieil élastique, inventer quelque chose. J'ai été soumise à cette expérience. J'en suis sortie victorieuse mais je n'ai pas voulu utiliser cette victoire à d'autres fins que celles que j'édictais moi-même. Il s'agissait de créer avec ce que j'avais sous la main, un vieux Paris-Match, n'importe quoi, des vieilles images publicitaires, quelque chose de nouveau. Pas un dollar, pas un radis, aucune subvention, aucun moyen. C'est l'urgence de l'Ennui, celle des mains désoeuvrées, qui conduisait le travail. C'est la situation qui induisait le résultat.

Il y a quelques années, j'ai pu décrypter une cassette du directeur de la communication des Armées, tentant une expérience pour prouver que tous les artistes, en l'occurrence des photographes, sont monnayables, donc taillables, corvéables et neutralisables à merci. En lançant un appel massif à des artistes, tous réputés pour leur indépendance d'esprit et leur liberté d'action, ce responsable affirmait que pas un seul n'avait refusé leurs concours (ce qui reste à prouver).

Supposition : Si la finalité de l'art, l'exception culturelle française, n'était pas de générer des bénéfices? Le profit n'est pas un but, ce n'est qu' un effet secondaire du succès, légitime. Il peut exister un succès d'estime, confidentiel, qui ne revendique rien et ne doive rien au système du marché. L'art n'est quand même pas une forme dévoyée, annexe, des loisirs. Piscine à 10 h, à 13h, "L'or des Scythes", à 20h "La Traviata", revue, imposée, programmée par la TV. Or, la tendance actuelle est de placer dans un champ récréatif, entouré de magasins et de produits d'échanges, mercantiles, les peuvres et les arts. Cette tendance majoritaire écrasante va générer sa réaction, l'émergence d'un mouvement puissant, souterrain, agissant, et peu porté à l'hystérie d'une reconnaissance médiatique fallacieuse. Ce mouvement est en train de grandir, il ne sera ni alternatif, ni marginalisé, il prendra sa force dans l'obligation qui lui est faite d'exister, non pas en dépit de tout mais parce que le profit matériel n'est pas la fonction essentielle de l'esprit. C'est garder à l'art et à toute forme de création la mémoire de l'origine de l'art. C'est redonner aux artistes le pouvoir de création qui leur appartient, c'est retirer aux politiques le pouvoir temporaire, temporel, qui leur est démocratiquement concédé, celui de vie ou de mort sur la création, en fonction de règles utilitaires étrangères à celles de l'esprit.*

A décrypter les agitations télévisuelles, viennent une lassitude, un dégoût, un désinterêt, comme devant les excès kinesthésiques de contorsionnistes presque quinquagénaires sur une scène de province, une scène d'avant-garde déjà démodée, animée par le syndrome de Tourette.*

* Du latin Exceptare : retirer, mettre de côté
*Lettres de Chris Marker à Alexandre Medvekine :
"Vous aurez été les derniers à croire à l'innocence des images. Tu te souviens, comment tu avais pleuré en découvrant que deux images ensemble pouvaient prendre un sens? Aujourd'hui la Télévision inonde le monde entier d'images dépourvues de sens, et plus personne ne pleure."
Cahier 88/89 du Nouveau Commerce Hiver93

Gilles de la Tourette
"Etude sur une affection nerveuse caractérisée par l'incoordination motrice accompagnée d'écholalie", Arc ; Neurol.N°9 p.19-42,158-200



Injonction, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 30 décembre 2001

Les périodes de fêtes, ces jours de transition entre fin et début clôturent le pire, inaugurent le meilleur. Ben Laden : petite mine. Arafat : pas de messe de Noël. Madame Moussaoui, mère de Zacharias, terroriste passible de mort aux USA : son coeur de mère saigne, moi aussi je pleure.
Noël Mamère : "organisons la résistance de créateurs"*. Là, je dis non, jamais. Non que je ne me sente pas séditieuse mais pitié pas sous l'égide des moustaches de Mamère. Quelque chose d'une injonction parentale : artiste, sens-toi libre, c'est un ordre! Courage, fuyons! A gauche du journal, Chevènement, frondeur indigné. "(L'exception culturelle) tient compte du marché français, pour refuser, au delà d'un certain seuil, l'intrusion d'un cinéma américain". Surgissent les paroles de Coluche "les milieux-autorisés." Dans certains milieux, on s'autorise entre soi, le mec s'autorise, il a autorité, il a le pouvoir, la parole, un avis, un jugement autorisé, des idées qu'il réalise et manipule. Chevènement accuse l'arrogance de l'argent. Certes, il n'a pas tort. Mamère insuffle une mission à la culture, "elle doit faire humanité". La culture est la résultante. Mamère est-il autorisé à parler de ce qu'il ignore, "Faire humanité?" Que faites-vous aujourd'hui? Moi, rien, je bricole, je fais humanité". On regrette les tests de Lewino à l'adresse des technocrates balnéaires, ces canulars de l'été. "Etes-vous vraiment aussi intelligent que vous le supposez?"

Que dit Maffesoli, lui, des habitants des favelas, ceux qui gagnant 500F mar mois? Ils dépensent trente mille francs pour un costume de Carnaval : "la dépense fait culture" dit le sociopathe. Faire humanité, faire culture. Lui, plus chic, cite Bataille, le Cheval de Troie d'une nouvelle guerre, creusé et rempli d'une nouvelle morale, excessive et trangressive. La jouissance serait une nouvelle forme d'idéal, un impératif catégorique. L'art aurait cette mission ludique, gratuite, échappant aux règles
imposées du marché. Il foure les raves dans une nouvelle forme festive d'éclatement, revendiquée "hors champs". En 90, Georges Lapassade décryptait les nouvelles revendications identitaires de la banlieue et des marges, (tags et rap) sans jugement de valeur, sans esprit sociologisant. C'est comparer les méthodes sociologiques des uns, normatives, avec sa méthode, strictement ethnographique, impliquant un relatif engagement du décrypteur, cette ambiguité, ce malaise insolvable, insoluble, de celui qui dit mais qui n'y est pas. Tous les autres ressemblent à des délateurs intellectuels, plus à l'aise en milieux-autorisés qu'en terrain découvert et miné, ils oeuvrent à France-Culture ou aux séminaires sur l'art brut, spécialistes de l'art psychotique en HP, analystes de Dubuffet, aficionados d'Unica Zürn, organisateurs d'expos merveilleuses sur Frieda Kalo ou critiques d'art de folâtres Naïfs désormais cotés, Pique-Assiette et autres new facteurs-Chevaux..Lapassade annonçait déjà la nouvelle forme de violence qui fait rage aujourd'hui, il prévenait édiles et propriétaires de voitures : ils vont tout cramer, ils ont la rage, prenez donc un bon assureur. Il annonçait la révolte des nouveaux ghettos, en traduisant non le langage d'une nouvelle sous-culture récupérable, ou culture marginale, mais les paroles vraies d'une révolte à prendre au pied de la lettre sous peine de sévices futurs et mesures de rétorsion. Avis aux malentendants!

Et si la culture ne se souciait en vérité ni de gain ni de dépense? Interrogé à la radio, Escudé, l'autre, le musicien, disait que les premières formations où il jouait ne comprenaient pas de sections rythmiques. Pourquoi? Trop cher. Pourquoi la Boullabaisse est excellente à Marseille? Poissons variés, inutilisables autrement que dans cette soupe pauvre. Pourquoi le régime crétois comporte -t-il des escargots? Il pleut, on les ramasse, on les mange. C'est ainsi. Pratique et culturel. La culture d'un participant de batucada exige de lui qu'il dépense ce qu'il n'a pas. Maffesoli fait un contre sens. Ce n'est pas la dépense qui fait culture, c'est l'inverse. Personne ne demande à un indien travaillant à Paris comme technicien d'une société de nettoyage pourquoi il va dépenser dix fois, cent fois son salaire pour marier sa fille comme une princesse, avec des éléphants royaux et des costumes brodés. La culture l'impose. Elle rend nécesssaire la dépense, l'anticipe, l'organise, la justifie. On n'est pas des chiens.

Consolation: les cadeaux, la dinde, mes charentaises dans la cheminée.**
Je n'avais jamais vu qu'il manquait une molaire à Khaled. Dans un best-of survolé en deux secondes, un plan montre Marc-Antoine Fogiel, la mine réjouie du petit pervers polymorphe de plateau, d'un CM2 sûr de gagner un autre Malabar, sussurant au chanteur d"'Aïcha", et votre femme enceinte, qu'est-ce que vous lui avez fait? (sous-entendant : alors dites-nous, un coup de pied dans le ventre au neuvième mois? Le chanteur assommé continue à sourire, une lueur meurtrière dans le regard: là, on voit le trou de la Molaire, on se dit "bordel, il lui manque une dent", il y a comme une lacune, un trou, l'intervalle où glisse enfin le rêve, putain, une carence, enfin un manque, un espace, le temps d'antenne reste suspendu entre l'abjection et le reste, le sourire du frétillant animateur autoshooté à l'audimat, la stupeur insultée de l'invité. Au lieu de lui retourner une tarte, il dit, après un long silence où il semble invoquer, rassembler les ressources de la sagesse, les supputations juridiques d'une sortie immédiate hors du plateau promotionnel et les risques d'une raclée en direct "Les pitchouns, ils sont là!". Soulagement, attendrissement, joies de la paternité à Noël, fragments de sincérité : "j'étais amoureux, j'ai souffert". Pas d'aveux. Bref, si les médecins généralistes font grève, moi aussi. Pas de télévision pendant une semaine. Pas d'images. Une sinécure.

Du temps pour lire aussi le scénario de "Christophe Colomb", d'Abel Gance (687pages, Editions Jacques Bertoin). Succession infinie de plans et de fondus enchaînés qui n'ont jamais vu le jour : "Mais dans ce plan, l'offertoire arrive à nos yeux comme un joyau de lumière".
"Enchaîné au noir qui va lui-même s'enchaîner sur un blanc, tandis que nous entendons une douce musique voluptueuse qui suit le flamenco dès le début de l'enchaîné au blanc."

L'évocation est telle que la musique est là, l'image envahit l'esprit, le film se fait, la lecture nous enchaîne, les images défilent, l'Amérique est découverte avant d'être conquise. Qui parle d'imaginaire? Jamais Abel Gance n'a pu trouver un producteur capable de concrétiser son rêve, irréalisable. Oeuvre d'une vie entière. Plans rapprochés intercalaires.

Si l'espace non comblé, le trou de la dent de Khaled n'était plus au regard saturé que le manque obstiné, ce qui n'est pas donné, ce qui est retiré, ce qui retient le regard et restitue la liberté de voir, de sélectionner, et celle, en définitive, de refuser l'excessive imposture?
Aïcha, Aïcha, écoute moi, Aïcha, ne t'en va pas!

*Libération vendredi 28 décembre
** "Moi et ma cheminée" Hermann Melville - Seuil Points


Le séjour à Baltimore ou le désenchantement des discours,
Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne
1er Janvier 2002

Dans la soirée de l'année inachevée, les chuchotements d'une voix antique, minérale, séculaire : Jean Starobinsky ou les éclats de l'érudition. On entend Ravel, Mozart, Scarlatti; on évoqueValéry, Jouve, les plus grands créateurs du siècle qui déambulent à pas furtifs, noctambules, dans le labyrinthe de la connaissance, éclairé de torches résineuses. Il est rassurant de comparer l'extrême timidité, les réticences, les pudeurs, (je ne dis pas "aimer"), la prudence, "les scrupules d'érudition" des grands esprits insatisfaits,exigeants, âgés, face au mépris hâtif, à la férocité dédaigneuse, face à la suffisance affichée, jeune, à la désinvolture contemporaine.

Lorsque Starobinsky parle de la musique qu'il aime et qu'il joue, on entend, suspendu, un soupir, le regret de n'être pas un musicien, de ne pas avoir pu aborder les exigences des variations Goldberg, d'en connaître les difficultés techniques sans totalement les maîtriser, comme Gide, dans son journal*, disait et redisait cette permanente insatisfaction de n'être que lui-même, ne savoir pas jouer du piano à la perfection, cette honte de trop parler, de trop écrire, d'être sensible à l'air du temps. Mon Dieu, disait-il, épargnez-moi de vouloir être quelqu'un. Pourtant, tout le contraignait à devenir ce qu'il pensait être.

En écoutant ces mots nocturnes, je n'ai entendu que le ton de la voix, la tonalité mineure, chargée de mélancolie. Starobinsky parle de Chénier, Jouve, de Dürer, Poussin, Balthus, de Montaigne et des apparences, de Rousseau, d'Hölderlin, de Caillois, il a tout vu, tout connu, il parle du structuralisme, sévèrement, (une façon sommaire d'acquérir de courtes compétences pour les étudiants pressés), de la pensée, brillamment, de l'art, de l'intelligence des textes qu'il a beaucoup lus et trop analysés. Captivé par la peinture, critique brillant, il semble regretter de n'avoir pu simplement dessiner une pomme, comme Cézanne, ou avant la guerre, comme Giacometti, qu'il a fréquenté, avec qui il a passé des soirées à interroger le réel et ses mirages. Mélancolie, nostalgie, deuil impossible d'un objet perdu.

Il évoque une impossible invitation poétique à boire, dans la poésie antique qu'on dirait celle d'un univers disparu, englouti. Vert paradis des amours enfantines, la fête est révolue. Qui empêcherait donc de boire avec l' ami et de parler sans hâte dans le reflet de verres remplis "pour que mon âme voie la grande âme du monde/ Savoir ce qu'on ne sait et qu'on ne peut savoir/ Ce que n'a ouï l'oreille et que l'oeil n'a pu voir" **

A la fin de l'entretien, je ne suis pas surprise d'apprendre qu'étudiant en psychiatrie, Starobinsky étudiait la mélancolie. De la psychanalyse, il avoue qu'il n'en a pas acquitté le droit de passage. C'est ça? ***

Il y a dans l'édification, pierre par pierre, d'une culture monumentale, d'un discours cérémonial du savoir figé, la beauté mortuaire, marmoréenne, d'un édifice indestructible, bref, d'un édicule, opposée à la parole vivante. L'érudition est un parti pris qu'il est difficile de quitter - comme un trop bel habit loué en vue d'une soirée toujours reportée - pour la nudité de la chose et le risque de la simplicité. Il semble puiser dans la lecture de Montaigne non la sagesse, qui dénoncerait la vanité des apparences, mais la beauté formelle d'une pensée, d'un outil conceptuel qu'il analyse. Il cite Steiner "la culture a failli". Il module la conclusion, il donne à la culture une mission, éducative, morale. Il n'y a pas de salut dans la culture, mais n'en pas tenir compte serait une perte immense pour la civilisation. Minuit sonne au carillon, depuis peu j'entends dans un accord majeur les scansions et les temps forts.

Cet entretien m'évoque (objet de la culture?) l'extraordinaire conférence de Borges à Paris, peu de temps avant sa mort, cet entretien presque familier sur Kafka, résumant de façon ironique, savante et désilusionnée les fausses promesses et les trahisons de la littérature, rappelant à l'ordre le petit bibliothécaire, le grand comptable des oeuvres, qui en chacun de nous sommeille et garde intangible la mémoire du savoir ou l'état de lieux, sans la moindre issue de secours.

Les jeux de la programmation invitent Bernard Noël à la suite, en 2002, dans une retransmisssion: il vient, dans un souffle poétique, hésitant, illustrer le propos: il prend la parole, qui s'arrime, enfle et s'affermit dans la voix même, suspendue à l'écoute qui lui offre l'assurance, la prise au vent.

* "Cuverville 8 juillet: après-midi : deux heures de piano. Lu du Combette. Ecrit divers souvenirs. J'ai la tête lourde et me sens sans valeur, sans vigueur, sans vertu". André Gide - Journal - La Pleiade
**Agrippa d'Aubigné, derniers vers des "Tragiques" (commencés en 1577, publiés en 1616, après l'exil)
"Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moi s'envole/ Le coeur ravi se tait, ma bouche est sans parole/ Tout meurt, l'âme s'enfuit"
*** "les assombrissements et les extases du génie peuvent être chez l'homme génial l'expression de la mesure qui lui est innée. Ce qui peut conduire de cette mesure à l'ametria est donc aussi d'une sorte tout autre. Le génie aboutit à l'ametria quand il se meut dans une direction étrangère à sa voie intrinsèque" - Tellenbach " La Mélancolie" PUF


Objets, production, conservation,
Isabelle Dormion, reçu & mis en ligne 7 Janvier 2002

Sur Arte, une interminable émission sur celui qui fait, sur ceux qui font faire, et sur ceux qui achètent ce qui se fait de mieux en la matière. Il s'agit d'une petite boîte, dite de conserve. Dedans, fait par l'artiste, l'étron, assez onéreux. Les conservateurs de Musées d'Art Moderne des pays européens, les grands galeristes, sont longuement interrogés sur les modalités de l'achat, en allemand, comme seuls savent le faire les Allemands, avec le plus grand sérieux, la conscience professionnelle la plus rigoureuse. Sous-titrages.Voix mornes. L'artiste, italien, porte, je crois, un nom de macaroni, Manzoni. Il a fait, il ne fait plus. C'est le génie, coprophilique, de cet artiste-là, c'est aussi son génie commercial : vous en voulez vraiment? Vous en aurez, dans une boîte de 250 à 500 grammes, non pas au prix de la truffe, mais au prix inabordable de votre méprise. L'un des heureux détenteurs de l'oeuvre, incertain de l'authenticité de l'art, a fait analyser le contenant. C'était audacieux de sa part. Il a fallu se servir d'un ouvre-boîtes, d'un sous-pot, d'une spatule, d'un laboratoire, d'une analyse. Le résultat était formel : de chien, ou d'homme, c'en était. Quelle différence? * Comment, ensuite, refermer la boîte, hermétiquement close, comme l'est toute boîte, dite de conserve? L'émission ne le dit pas. Une boîte perdue, quelques centaines de milliers de francs perdus. C'en était, vraiment. Pas d'imposture. Au diable l'avarice, prodigalité! Roucoulements consensuels des spécialistes de la question, montrant le Saint-Graal sous cloche. L'attitude, imperturbable, des acheteurs, était celle de ceux, qui jamais dupes, s'en délectent. Certains ont longuement hésité, ils expliquent leurs hésitations, supputent, analysent, devant le réalisateur de l'émission qui n'en perd pas une miette. Ce document d'archive, presque ethnographique, atteste du "faire culture" ou du "faire humanité" où depuis peu se pétrifie l'oeuvre contemporaire, merdique, violente, ou criminelle, si l'on en croit les commentaires des conservateurs ou les dires des chercheurs de matière.

La lecture approfondie de Marie Bonaparte analysant l'oeuvre d'Edgar Poe avec la finesse qui lui est, dit-on, attribuée, inaugurait déjà cette prolifération fluviale, exhaustive, diarrhéïque, cette mer devenue intarissable des commentaires sur l'oeuvre. Il est étonnant de constater que peu d'artistes, trop heureux qu'on parle enfin d'eux et de leurs oeuvres, attaquent en diffamation ceux qui s'emparent, dissèquent, lacèrent, déchiquètent leur travail non pour s'en goberger mais pour le "faire", le vomir, ou disons plus clairement, le conchier sur paperolles, quand ce n'est pas pour en "faire profit", "en faire bénéfice", en tirer des subsides, des thunes, une fonction thuriféraire ou leur propre gloire à moindre frais.

Il y a quelques années, prêtant l'édition originale de ces deux volumes critiques à une psychanalyste, j'ai été surprise qu'elle n'ait pas pris connaissance du contenu mais qu'elle me donne le prix, très élevé, le coût bibliophile du prêt et du rendu, de la confiance, tentée, non, de le voler, n'en ayant aucun usage, pétrifiée dans une interprétation étroite, anale, de "l'homme aux rats", traité de la rétention, de la capitalisation obsessionnelle des savoirs. Aucune idée du commerce des idées. Cette dame avait fait expertiser les livres pour en connaître la valeur. C'est déjà une démarche. J'aurais pu les vendre m'a-t'elle dit. La pauvre!

Dans le bref avant-propos à cette longue analyse; Freud avoue que "c'est une tâche particulièrement attirante que d'étudier les lois du psychisme humain sur des individualités hors ligne". Présentant en treize lignes un ouvrage de 922 pages commises par son élève, "hors ligne", sans "s", me plaît, qui fait heureusement échapper le génie d'Edgar Poe au pire des vampirismes.

-J'ai repéré je ne sais où une photo de Christian Escoudé, le guitariste. Constatant qu'elle n'était signée ni d'Alain Dister, ni de Michèle Vigne, j'irai en prendre une moi-même au Duc des Lombards, con su autorización. Et puis non, pas de photo, trop indiscrète, pas d'image intrusive. Escoudé raconte comment Django Reinhardt l'a écouté, comme ça, en se rasant, comme ça. Là, non seulement on voit, mais on entend tout.-

Du Marsais "Traité des Tropes", le Nouveau Commerce :
"Obscaenitas vero non a verbis tantum abesse debet, sed etiam a sigificatione" Quintilien



Vertiges, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 8 Janvier 2002

J'ai coché je ne sais où, dans un articulet, de je ne sais qui, "la question est vertigineuse", à propos de clochards. C'est ça, "vertigineuse?" Je pense à Victor Hugo : "sa gerbe n'était point avare ni haineuse". L'auteur dit plus loin, "la compassion, cet amour de soi". Compatir, souffrir avec?

Une amie, la Pol Pot des féministes, a réagi très vivement, c'est bien la seule, à Cut et Choc, où je disais, entre autres idioties, qu'il fallait abattre les femmes pratiquant le cutting et la psychothérapie. Ce mépris, disait-elle justement, est intolérable. Tu n'as pas de compassion? Tu n'es pas féministe? Tu n'es pas humaniste? Abattre des grosses filles exige au moins deux, trois balles, c'est vrai. J'aurai à rendre compte de ces paroles, dont je suis responsable. Pas mécontente qu'elle ait répondu à la provocation, je me suis évertuée à lui expliquer le propos, elliptique.

Il y a une quinzaine d'années, le Pr Kovess avait réalisé au Canada une enquête épidémiologique sur l'exclusion, tendant à démontrer que la clochardisation était l'effet de la maladie mentale et rarement celui de la pauvreté. Si l'on soumet un certain nombre de clochards au test DSMIII, sa thèse est vérifiée. J'avais fait le voyage au Canada. J'ai fait le voyage en France. Ce que j'ai vu n'est pas dicible. D'autres l'ont dit, soulevant de "vertigineuses questions" qui si on s'applique à les définir se posent ainsi : que va donc faire un psychanalyste dans les bas-fonds, s'il n'a pas la moindre bienveillance, ce minimum contractuel requis pour la fonction? L'homme, objet de recherche, objet de haine, double déjection. N'est pas Malinovski, ni l'Abbé Pierre. A un clochard qui lui réclamait de l'argent, un maître soufiste lui a confisqué sa bouteille, le menaçant de la lui planter dans le cul. Odieux? Efficace? Haineux? Sage? Beckettien?

Que dit l'Abbé Pierre, champion hors catégories de 1954? Rien. Il rend les pauvres propriétaires de maisons collectives, ce qui suscite la rage du voisinage petit bourgeois craignant pour ses nains à bonnets de plâtre rouge. Il offre, à Emmaüs-Montreuil, des thérapies de réinsertion à des gens qui n'en veulent pas. Il ne veut pas d'ethnologue sur son terrain. Il a raison. Obscénité. Il y a aussi chez lui des professionnels de l'humanitaire sans haine ni charité. S'occuper des exclus, c'est un travail
difficile; les écouter, les regarder, les entendre, les voir, c'est autre chose.

J'ai rencontré Christiane, infirmière à la Salpêtrière, qui distribue du café chaud l'hiver aux clochards. Elle m'a fait rencontrer Claire, une biochimiste américaine clochardisée, en France, qui m'a raconté sa longue, belle, horrible vie, d'exclue romanesque. Persécutée par la CIA, elle a aussitôt fait un délire de persécution. Internée à Villejuif, elle a été refoulée aux USA, où les conditions de clochardisation sont plus âpres, compte tenu de ses nombreux rituels quotidien de décontamination, obsessionnels, fous, prémonitoires. Christiane m'a demandé de la faire revenir en France. Je n'ai rien fait.

J'avais offert à cette femme "La femme gauchère" de Peter Handke, qu'elle aimait. Elle trimballait le livre dans un plastique, comme un talisman, sur la poitrine, pour éviter l'invasion microbienne menaçante. A l'époque, je pensais qu'elle était plus en sécurité à Villejuif qu'errante maudite dans les triages de la gare de Bercy. Depuis peu, je ne sais pas si elle n'aurait pas préféré se faire écraser par un TGV ou se faire pendre ailleurs. J'ai toujours aimé parler en sa compagnie. Je n'aimais pas du tout quand elle happait la nourriture, comme un chien, parce qu'elle avait trop faim, je détournais les yeux.

Quand elle était dans cet état, elle souffrait de vertiges.

Nouveau concept (extraits)
Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 11 Janvier 2002

"Le phallus social", celui que nous appelions de tous nos voeux, en 2002 arrive ce jour même sur la 2. "Comment, répétez, ai-je bien entendu?", interroge Lémergie, partagé, lui-même, entre la sidération, l'incompréhension et l'hilarité. Le "phallus social", selon la chroniqueuse de mode, c'est l'image de l'homme, dans la société, selon la tendance et les impératifs d'un jargonnant vocabulaire néo-lacanien. Choisissant l'humour qui sauve en quelques secondes en arrière-plan son émission du ridicule, Lémergie mime un crooner chantant la mélodie Phallique-Sociale du séducteur de plateau télévisuel non-dupe, avec les manières d'Eddie Mitchell, modeste mais très professionnel, fier de son tarin ou de quelques promesses de calvitie, on l'imagine mal parlant turbin en dehors des heures ouvrables. De la tenue, du style, pas de ces homoncules incertains qu'on voit traîner dans les rayons des dames, du côté catleya de la beauté virile. L'homme qui veut plaire est déplaisant. Son intention ne séduit pas. Elle glace. Que la beauté masculine reste un marché à conquérir, personne ne le conteste. On a déjà du mal à supporter les fragrances d'eaux de toilette à base de tabacco puro de la Havane ou de fougère musquée, de poivre sauvage ou de senteurs offactives telles qu'elles obligent souvent à se soustraire précipitamment de la rame matinale en furie, malgrè la hâte qui nous propulse. Le nouveau déodorant métropolitain, joint à cet effort collectif du phallus-social, est ignoble, propre à susciter l'évanouissement nauséeux chez des personnes au nez sensible. Qu'on y ajoute encore les messages de prudence anti-terroriste, ceux contre les détrousseurs, qu'on diffuse en outre dans l'atmosphère et la stratosphère une musique d'ambiance, et nous allons bientôt rejoindre le maquis.

Violence d'une édulcoration, d'une fausse sophistication, imposée tous les jours dans l'environnement.

J'étais assise à proximité de mon guitariste préféré, Escoudé, j'ai vu le jeu des mains, j'ai entendu les grognements spécifiques, néanderthaliens, du jazzman en verve, j'ai observé la masse en mouvement, le front en sueur, j'ai capté les moments de pure virtuosité, les passages du 22 long rifle à la mitraillette, j'ai observé le tombé de la main et les insolences du pouce, les stacatti furieux et les accalmies mélodiques, rien dans ce type-là à l'oeuvre sur scène, n'imposait un travail-sur l'image phallique-sociale, retouchable à perpétuité selon d'exigeants paramètres.

Débilité. Pourquoi pas des implants, plantés comme un frêle, jeune gazon, sur le medium et l'occiput?

Depuis peu, on voit fleurir dans la presse écrite, parfois à la fin d' articles qui tiennent debout, comme celui de Pierre Marcelle (Libération 9 Janvier) sur le "rimbaldien" Yves Saint-Laurent, une onomatopée, Mouais, ou Mouais? ou Mouais! Pourquoi?
Mais moi, moi, Mouais, non, merci! Meuh! ou Ziva!

Avaler, gober, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 15 janvier 2002

Si le Prince Charles naguère avala un parapluie, le troisième du rang, Harry, l'a surpassé. Non seulement il avala une taf, mais de shit, non seulement un drink, mais préjudiciable à la santé. Examinons ses oreilles attentivement. Sont-elles celles d'un prince normal? Non. Etudions son teint. Est-il brouillé par l'alcool? Non. Il est clair, non couperosé, lumineux, transparent, innocent, rose, avenant, c'est la mine réjouie d'un garçonnet qui n'a pas hérité d'un aval de parapluie. Pourquoi? Nous savons bien peu de chose sur l'ADN du petit individu royal, impertinent, rétif à l'idée de rejoindre le rang en dernier : il semble issu d' amours chevaleresques d'ordre strictement privées, ce qui n'aurait rien pour nous vraiment contrister.

Si le Président George Bush ne fait pas attention, il risque des ennuis de santé, tomber sur la table basse, se fendiller le crâne, laisser voir un peu de matière grise au peuple ébaubi, toutes choses préjudiciables à la bonne politique de confiance. J'ai examiné un bretzel à la loupe. C'est dangereux. On ne le dit jamais assez. La forme contournée, presque celle, alambiquée d'un fauteuil bavarois, encore compliquée par un ajout intempestif de cristaux de sels recouverts de blanc d'oeuf formant glacis, tout ça est périlleux, diablement pointu : un hameçon de pêche au gros. Que faisait le Président? Il regardait la télévision, en accompagnant son bretzel avec une bonne caisse de bières. Quelque chose n'est pas passé. Une image? Un mot? Un non-dit? Une allusion? Une perfidie? Qu'est-ce qui lui est donc resté en travers du conduit? Quelque chose coince?

Si le Ministre Boulin est mort de suicide naturel, j'avale encore, jour après jour, toutes les couleuvres qu'on nous servit rue de Grenelle, tous les jours, à toutes les sauces, y compris ravigotte et Thermidor, depuis le 30 octobre 1979.


Petit noir, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 18 janvier 2002

Télévision : rien. Journaux, rien. Ne disent rien. Morne plaine. Si, François Cheng et Lacan, qui le pressait de questions ad nauseam. Arrivant en France et ne comprenant rien. On voit courir les insensés en pardessus dans les rues froides jusqu'au Panthéon déserté. Douce France

"De l'art de conférer", Montaigne. J'ai visité la maison, le petit escalier. Avant tout, tolérant. Col blanc, barbiche, et l'ironie.

Wittgenstein , in Le cahier bleu et le cahier brun: "Voyons comment, dans ce cas, sont utilisés les mots "inconscient", "savoir" etc. Voyons comment on les utilise dans d'autres cas. Jusqu'à quel point peut-on dire que cet usage est identique? Pour conjurer l'envoûtement de nos habitudes, nous tenterons également de construire de nouveaux systèmes de notation. Nous avons vu que l'examen de la logique d'emploi du mot "savoir" pouvait nous amener à nous demander ce que représente dans le cas en question le "parvenir à savoir". On sera peut-être tenté de croire que cette question n'a que de lointains rapports, ou même aucun rapport, avec cette autre question : "Quel est le sens du mot savoir?"

"Donnez-moi donc un petit noir!" En Afrique ou sur un zinc, la réponse doit être intelligente, intelligible. Bien serré!

Où doit-on comprendre qu'Internet servirait à communiquer? Qui a dit de telles inepties, issues des sciences cognitives? Page blanche, la nuit damnée.

"Toutes les fois que je vais chez quelqu'un, c'est une préférence que je lui donne sur moi ; je ne suis pas assez désoeuvré pour y être conduit par un autre motif." Chamfort


Salpêtre & moisissures, Isabelle Dormion, mail 22 janvier 2002, mis en ligne le 23

Ce matin sur la 2, des images fortes pour une série douce, "des jours et des vies", à l'usage des ménagères de 9 heures, l'esprit vagabondant entre le plumeau et l'enclume. On voit ni plus ni moins qu'un document d'une grande précision anthropologique sur la peine de mort aux Etats Unis. Une jeune femme, bien saucissonnée et blonde dans la chambre de la dernière chance, attend le coktail létal qui mettra fin à ses dernières paroles. De l'autre côté de la vitre, des gens au brushing impeccable, au visage constamment repoudré et matifié par le blush de la maquilleuse de plateau, pleurent et se tiennent dans les bras l'un de l'autre, sans jamais qu'une seule mèche de leur cheveux, ni un seul cil ne s'ébranle. Comment est-ce possible? Bref, on voit tout, les trois phases du mélange, le téléphone qui sonne, fatidique, la professionnalité des bourreaux, leur cravate, leur blouse médico-légale, leur impartialité chargée de sérieux et d'un certain sens du sacré. Quand la condamnée, crucifiée sur son lit au molleton plastifié, parle aux gens derrière la vitre (ses proches bien coiffés, doit-on comprendre) et dit tout le bien qu'elle pense de tout, de la vie et de la mort, et tout le regret pour le mal qu'elle fait endurer aux autres, on sait que rien ne nous sera épargné. Dès la première phase de l'exécution, elle ferme les yeux et nous donne à voir l'intérieur subliminal de son subconscient, tout chargé d'adrénaline et de vieux souvenirs. On voit une fillette devant un gâteau d'anniversaire, avec un appareil dentaire, puis une grande dinde avec frisettes, quelques années d'acné plus tard, puis une grande sauterelle blondasse qui sourit à la vie prometteuse devant un miroir brillant. On a vu deux minutes avant des gazons et des pic-nics, un soleil de studio, des thermos et des nappes jetables, l'idée magnifiée d'un certain bonheur, l'expression des sentiments les plus primaires, la représentation la plus basse de la peine de mort, à l'heure où la matinée bleue prometteuse et travailleuse commence, à la minute où mon énergie prolétaire se galvanise. Le temps passe vite dans la chambre de la mort, j'enfile mon manteau, qu'on en finisse avec la blonde! J'aime tant la civilisation à l'heure profane.

De l'autre côté, en stéréo, Martin, celui qui va assurer le changement d'un musée de l'Homme, berceau de la Résistance, au Quai Branly, dit tout le bien d'une nouvelle ère de l'anthropologie, ouverte sur une caféteria et une salle de la commmunication, avec vente de poteries, de posters, de cartes postales et de capteurs de rêve indiens faits à la chaîne. Il parle de "concept de transfert", de notion "désuète" de la tradition et dit clairement où il veut en venir : Néanderthal, oui, mais avec conquête spatiale. Voilà une idée évolutionniste bien structurée, comme seul un fonctionnaire, un techno-administrateur peut l'annoner, la formater, la mettre en pratique. Les collections, les ouvrages ne seront plus ouverts aux seuls spécialistes, l'idée même de l'homme appartiendra à tout le monde, tout le monde pourra aller prendre un café le lundi au Palais de Tokyo dans les faux gravats trash et une contemporannéité de squatt en délire, et à, "trois cent mètres à peine" dit Martin, contempler les objets culturels montrés dans une muséographie modernisante dévoyée. J'imagine déjà les commentaires à l'usage des pédagogues et des classes en goguette. Mais, précise Martin, il y a, en anthropologie, urgence et péril, les réserves sont en danger. Salpêtre et moisissures?

Dans un troisième temps furtif des médias du matin, au moment où j'ouvre la porte qui mène droit au labeur, le fils de Didier Schuller réclame son père. Reviens, lui dit-il avec un appareil enregistreur! Toi qui es caché là-bas, à tel endroit, reviens! Faut-il qu'il soit nostalgique, menacé dans sa vie même ou aux abois, pour parler avec cet accent d'urgence et de sincérité indignée.

(voix off, visage flouté derrière la vitre) "Je ne me souviens, moi, que des oreilles particulièrement intéressantes de Didier Schuller. J'avais un jour calculé à une réunion de cabinet d'un ennui de mercredi matin alangui, l'angle entre le lobe et l'oeil, un angle phénoménal, si l'on se place du point de vue strictement physiologique. Les oreilles du faune de Rodin, qui plus tard, avec le temps, s'allongèrent encore, ainsi que le naseau. Du reste, je ne me souviens pas. Rien. Pas le plus petit détail. C'est curieux. La menace, la proximité d'un flingue, les pressions diverses ont un effet de stupeur et d'amnésie sélective, une sorte d'occultation, d'oblitération mnésique qui me laissent sur ce sujet, débiloïde et d'un crétinisme alpin. Après ce passage atterrant rue de Lille, où j'ai pu mesurer toute l'inventivité de Schuller, j'ai préféré aller me cacher dans un endroit îlien, très tranquille et sûr, en comparaison : l'Ambassade du Zaïre, une dictature sanguinaire où les militaires Mobutistes et les rangers avaient l'air, à côté des autres, de grands anges noirs d'innocence. Là, Schuller, un jour, vint me heurter sur le trottoir, caché derrière "le Monde", Cours Albert 1er, et me promit une fin violente, du genre: écrasement sur la voie publique par un bus étranger qui prend la fuite. Je dois ma survie à des protections célestes, à de divines mansuétudes, aux passages cloutés? Le fils de Schuller est très naïf. Il faut que son père finisse de peaufiner son bronzage quinquagénaire au soleil dominicain. Si Pasqua est un homme sensé, il ne tentera pas de faire extrader cet homme qui a sur les autres politiques une réelle supériorité intellectuelle : il est joueur, volontiers farceur, volontiers blagueur, bourré d'ingénieuses, d'excellentes idées, dont certaines sont explosives. A moins de le faire piquer dans l'onde translucide par une raie venimeuse, il vaut mieux qu'il ne cherche pas à dégoupiller toutes les petites grenades placées évidemment à droite et à gauche. Si le juge Alphen démissionne, c'est bien que tout est vraiment pourri dans le royaume. A côté, l'explosion des tours de Manhattan est un jeu d'enfant. Petites implosions en chaîne avant les élections, c'est ce qu'il fera si son propre fils le balance, c'est son moyen de chantage, son argument, dissuasif, de joueur de poker: le banditisme politique n'étonne plus personne. On absout la faute mafieuse, le temps faisant son oeuvre."

Le temps de l'histoire, indifférent à tout.


Les trésors de Stevenson,
Isabelle Dormion, mail 26 janvier 2002, mis en ligne le 27

J'ai constaté avec plaisir dans un journal que quelqu'un avait surenchéri au prurit Fogellien. J'enfonce une nouvelle fois mon clou et ma punaise préférés. Rien de tel, le samedi soir, pour un refuznik, de prendre une petite bouffée de cette horreur qui électrise les neurones, agite l'esprit désagréablement après l'avoir englué dans la stupeur et ouvre à d'heureuses dispositions pour un long travail nocturne. Cinq minutes, jamais plus. Hier soir, une tronche cramée face à l'animateur, les joues plus lisses que jamais, la bouche véloce comme un véhicule du Paris-Dakar. C'est le DJ de NTM, Joey Starr, qui lui envoie des vannes à tours de bras. C'est réjouissant, économique, sportif, tonique, il endigue notre agacement, le met en forme avec brio, une longueur d'avance au chronomètre, tempo rap au métronome. "Tu me prends pour une saucisse?", de la vraie poésie, "Arrête, toi, je te colle au plafond", il enfile les gracieusetés à côté d'un type au sourire prévenu, Laffont, qui prend une expression curieuse, celle de quelqu'un qui a beaucoup vécu, côtoyé la vie véritable et aussi les affres contradictoires de la vraie vie, à qui la violence ne fait pas tout à fait peur, qui en a vu lui aussi, indulgent, des vertes et des pas mûres, la mine d'un que rien n'éblouit, surtout pas les petits mecs comme celui-là. Il a exactement la tête d'un travailleur social avant son grand nervous breakdown. L'autre aussi d'ailleurs, plus son assistante qui a malheureusement ce soir-là un habit beige du plus malheureux effet. On dirait une nèfle triste qui tient je ne sais quoi dans son giron, un bouquin et un compact, qu'elle agite comme de grands drapeaux blancs de la paix. Là, on sent passer une menace de dépressurisation dans le studio. Heureusement, Joey le cramé sort ses tripes qui sont bouffées crues sur place. Son agressivité est comme absorbée, engloutie par le sourire du Modérateur qui a beaucoup vécu. NTM lui dit "et toi quand tu te prends les couilles avec un taxi, il te demande aussi si tu es sous l'effet de substances toxiques?" L'autre grand gland ne répond pas à la provocation et c'est un fait qu'il semble être sous le simple effet d'un demi Lexomil pris avec une gorgée de porto. Arrive Jean lefèfvre, vêtu d'une sorte de blazer de marin d'Antibes accostant pour de longs mois printanniers. Joey Starr est parfaitemnet courtois avec son nouveau voisin et il ne lui en veut pas de ses régates en eaux plates. Il envoie un salut à une voisine de palier, ce qui est la dernière des impertinences et un salut de connivence à tous les ploucs, tous les ringards, tous les gens qui y croient, tous les humiliés, tous les gogos abusés de la TV, à tous ceux qu'on exploite complaisamment, à toutes ces victimes de castings ; offertes et consentantes aux jeux des maillons et de la chance à moins que rien. "Doc Gyneco? tais-toi, tu m'insultes, le mec, en plastique! Tu ne comprends rien "L'assistante en beige, Jean lefebvre la trouve très gentille et compétente, Fogiel aussi. Personne ne peut en vouloir à Jean Lefebvre? Même pas L'Avatar qui vient s'asseoir, comme ivre de sa propre audace et qui suscite la pitié, il fait un doigt d'honneur à Fogiel, il se présente comme le roi de l'entartrage, le champion de la subversion tous terrains, il est l'as du grabuge, il a des cheveux un peu en l'air, il ricane sans conviction, lance un appel à l'acte gratuit mais rien chez lui n'indique la gratuité, surtout pas sa présence à une telle émission. Il met en valeur, sans le savoir, le maudit, le justiciable de NTM, qui semble, lui, moins frelaté.

Plus tard dans la nuit, les truands aventuriers, les authentiques cramés, les vrais gentlemen de Conrad et des Mers du Sud, les nihilistes, les terroristes* qui n'ont rien perdu pour avoir attendu des années dans l'oubli. Il me reste encore des merveilles à lire et relire après que les petits enfants soient bordés au lit, personne ne viendra plus dire que c'est dépassé. Humour noir. Une réjouissance inattendue.

*R.L.Stevenson "Le dynamiteur" P.O.L - Préface de Dominique Fernandez: "Prestige et infamie"


L'étau, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 1er Février 2002

A la table voisine, deux sexagénaires s'empiffrent de viandes grillées, de légumes shop suey, ils sifflent une bouteille de rosé et se narrent par le menu l'historique glycémique, calcémique, pancréatique, hépatique, éthylique, de leurs métabolismes respectifs. Ils entrecoupent ces comparaisons navrantes d'analyses tout aussi désastreuses sur les élections, l'insécurité, le soixante-huitisme, le "mondialisme", l'affairisme, Jospin, Schuller, son fils etc "Il y en a quand même qui s'embêtent pas. C'est nous qui paient, le mec, les Caraïbes, avec le fric de qui, non, mais tu suis mon regard, Pasqua et les Autres, tu vois le trafic, Mèdecin, au moins il était maire, et de Nice, en plus, lui, même pas, il était quoi, le mec, au fait? " etc. Le potage pékinois brûle mes délicates papilles. Je vois passer Emmanuelle Riva dans la rue. Un vrai visage, ça change, humain, un regard.Léon Morin prêtre, au Ciné-Club de Boulogne sur Mer. Muriel. Alain Resnais. Nous allions voir le tournage, ferventes cinéphiles. Les deux collationneurs hèlent l'hôte des lieux, qui file vers l'arrière-salle en souriant, peu habitué à ces murs barbares. "On est allés ce week-end voir ma belle mère qui a cent ans, on l'a un peu aidée à souffler les bougies, elle n'a jamais rien laissé passer. Son mari, lui est parti sans rien voir venir, il avait mangé une andouillette-frites comme d'habitude, le samedi soir, va savoir le pourquoi et le comment des choses. L'andouillette du Mans, la Fatale, n'est pas passée. Quatre ans de moins que sa femme, toujours ensemble depuis cinquante ans". "C'est peut-être ça, tu crois, il en avait assez? Moi, je disparaitrai avant de voir venir la mondialisation, avec le taux de PH qui grimpe en soirée, t'as pas idée!". Un hachoir dans la minuscule cuisine ponctue l'immense menace de la Faucheuse. L'étau se resserre. Viennent ensuite une assiette de canard, une plaque fumante de petites choses poivrées, anissées, caramélisées, et des accompagnements diversifiés. Le moustachu au polo bleu d'Outre-Mer a des yeux de batracien, le chauve-arrière, veste de laine grise, a les siens. Chacun son destin. A côté, un couple de Philippins scrute les pièces de nickel, morne, sans aucun souci d'efficacité marchande.

Je n'aime pas l'adjectif bourdivin, journalistique. Je n'aime pas du tout avoir fait allusion à la bonne santé de Bourdieu alors qu'il était très malade, presque mourant. Je n'aime pas l'unanimité bourdivine posthume, je ne l'aimais pas non plus avant, sans faille, monumentale et falsifiée. L'important, les lunettes? Ni les lunettes, ni le regard. La réalité. La vérité. Un dogme, truqué. Une massive obstination.

Dans le Nouvel Observateur, un curieux dessin, imprécis, d'une lutte confuse à la citadelle de Mazar-E-Charif. Dans un coin, les Moudjahidines d'Al Qaeda, dans l'autre, le Général Dostom, dans l'autre, Tour SE, à l'extérieur des remparts, des Moudjahidines de l'Alliance du Nord, au dessus, le vol d'un AC 130, à droite, la porte principale, au bout d'une route sur laquelle déambulent des hommes (Talibans se rendant dans la forteresse, venant aider les derniers retranchés qui brûlent ou sont noyés comme des rats dans un souterrain? Observateurs venus d'Ailleurs?) Au milieu, une treille, les Vignes du Seigneur? A gauche, près d'un corps et d'un combattant en tenue afghane, la signature du dessinateur, Soutif. Tout ça laisse pensif. On suspend la lecture. Jean-Paul Mari est revenu des lieux d'une tuerie insensée, oui, mais dans quel état? On voudrait comprendre mieux. Dans ce fort de l'horreur, on voudrait des méchants, des vrais. Oui, il y a déjà les damnés de la dernière heure, oubliés, morts de soif ou asphyxiés dans les containers. Mais on en a déjà vu près du Tunnel de la Manche, chez nous. Non pas des Afghans mais des Chinois. Mari scande l'article par "une tragique erreur de plus".

Avant que l'histoire ne se répète, absurde erreur de plus, on entend parfois ces jours-ci W.Bush, le fils de son père, menacer la Corée du Nord, l'Irak et pourquoi pas l'Iran..On voudrait ne pas comprendre. Avant, on voudrait ne pas l'entendre. Qu'irait donc faire Ben Laden en Iran, lui, Sunnite, chez des Shiites qu'il excècre et veut tous "mettre dans un même chaudron"? Chercher et trouver un ultime refuge? Il va falloir que Bush trouve autre chose pour justifier sa mégalomanie hégémonique.L'alibi du terrorisme a fait long feu. Il va réussir à ressortir, outre un bretzel magique, le Fameux Mollah Omar, venu sans doute directement d'Afganistan en moto?

Il est bon de savoir que l'Université de Boston a créé un site où les informations parviennent d'Afghanistan et d'ailleurs, qui viennent moduler ou contredire les nouvelles imposées aux media. Il est nécessaire de préciser qu'à Boston, des Américains manifestent contre la politique étrangère de leur président. C'est une universitaire de Boston qui nous a demandé instamment de diffuser l'information. Il est probable que les informations venant directement d'un centre financé par Ben Laden à Boston soient aussi tendancieuses et critiquables que l'intoxication américaine.
Heureusement, Schuller va venir s'expliquer et tout va se clarifier demain. Tout deviendra enfin lumineux! Plus d'ambiguïté, un éclairage absolu, la vérité nue!

Marcher dans le désert.


Substance, essence du politique,
Isabelle Dormion, mail 4 février 2002 mis en ligne le 5.

Wittgenstein* préconise un usage pratique du langage :

" Commander et agir d'après des commandements
" Décrire un objet d'après son aspect, ou d'après des mesures prises
" Reconstituer un objet d'après une description (dessin)
" Rapporter un événement
" Former une hypothèse et l'examiner"

Juppé a scandalisé la classe politique en disant un mot que la bienséance réprouve: "Merde". L'affaire Schuller. Le mot et non la chose suscite déjà la polémique. L'autre, en vadrouille, sur le point de prendre le prochain avion, le suivant, le premier du matin** ou le dernier du week-end, réussit là où on ne l'attend pas. La bienséance, les usages, la tradition, rien n'interdit la pratique, l'usage, la roulade complaisante, porcine, ubuesque, inavouée, admise, inavouable dans ce qu'on pourrait nommer "la fange". Qui avait traité Talleyrand de "merde dans un bas de soie"? L'histoire ne s'en est pas offusquée.

Curieux mot que "fèces", chez Freud, pour la représentation métonymique de la même chose, l'argent. Juppé aurait dû dire qu'il ne fallait pas remuer l'argent sale, personne n'aurait seulement cillé. Correct.

Faux culs! Méritent une correction! Qui sera le grand Indigné, le laveur de linge sale en famille, le Père intransigeant, le justicier, le poseur de limites? Il y en a déjà un, Pasqua, sévère, réprimandeur, qui a dit "c'est un menteur", en parlant de son ex-émule! L'autre père, celui des Caraïbes, qui se fiche décidément de tous et de chacun, dit, rassénérant, "je ne voudrais quand même pas compromettre la campagne de Chirac! Je veux m'occuper de mon fils, en très mauvaises mains!". Il ne pense quand même pas faire vibrer chez la ménagère, chez l'auditrice, chez la lectrice du "Parisien" ou de "France Dimanche", une corde ténue restée sensible? Je les ai interrogées. Elles hochent la tête, essuient leurs mains sur la blouse fleurie, au niveau des poches, au niveau des hanches, au niveau de la taille et secouent les draps du lundi, jour de lessive dans les buanderies de province.

* "Investigations" §26
** "Demain, à l'heure où l'aube blanchit la campagne, je partirai. Vois-tu je sais que tu m'attends...". Cité de mémoire dans un lointain pensum,Victor Hugo, debout ânonnant devant la classe culturelle de CE2 que le goût du jour nous impose jusqu'à l'excécration scolaire.


Pondération, Isabelle Dormion, mail 7 Février 2002, mis en ligne le 8

Dans la galerie ouverte aux courants d'air, j'ai vu, accoudé sur le congélateur, un chinois examiner le cylindre enroulé dans une feuille de bananier en sifflant "le Pont de la Rivière Kwaï". Certainement pas Chinois. Un Birman? David Niven avait été annobli. On note ces détails en parcourant les journaux, on les garde dans la mémoire. Non, ils s'installent là, provisoires, ils émergent à l'improviste.

Quelqu'un m'a dit aujourd'hui qu'il existait des grenades grosses comme des assietttes. On presse les graines à pleines mains, ça calme l'esprit et ça l'ouvre à la réflexion. Je n'ai trouvé aujourd'hui que des kakis. Peu de pépins. On verra demain. S'ouvrir à la réflexion. Epépiner les concombres? Ne plus regarder la presse, ignorer les gros titres. Eviter les kiosques. Jouer Bach cinq heures. Décrocher le téléphone. Lâcher.



Passé très antérieur et futur toujours obligatoire,
Isabelle Dormion, mail du 9 février 2002, mis en ligne le 12

L'antiaméricanisme primaire peut s'accompagner d'un mouvement secondaire quinte ou tierce. Dans les trios indiens, sitar, tablas et tampoura, le troisième, souvent joué par une femme, construit la ligne harmonique.

Dans les débats actuels, je suis frappée par les oppositions, les systèmes, les clichés. Une amie iranienne, très subtile, m'invite à mettre à la mode la nuance. Sourires sceptiques. L'idée, harmonique, puissante, ancienne, moderne, structurante et contradictoire, serait d'utiliser cette caisse de résonnance, qui accompagne les charmeurs de serpents. La sonorité confuse, similaire au bourdon, peut évoquer plus précisément le son, le bourdonnement de l'abeille.

Ce matin, une émission sur "France Culture", très bien construite, ouvre cette réflexion, raisonnante, chez moi plus résonnante en termes analogiques. La caricature ouvre le débat. "Le premier critique qui utilise le terme d'américaniser est Baudelaire". Viennent Duhamel, Salacrou et ses alacrités, M. Aymé, Caussimon(?). "Le cauchemar climatisé", la machinerie Chaplinesque, les farces de Woody Allen, les révoltes de Miller, les diatribes d'Isabelle Huppert suivies des imprécations de Rocard, les réticences Gaulliennes, tout est mis à la suite dans une inventive fresque, gaie, jazzy, qui incite à l'heure de l'apéritf l'auditeur à se précipiter sur son petit fromage de terroir privilégié. L'ennui, à la fin de l'émission, c'est qu'on se sent tout Bidochonné, comme le vrai "M.Bidochon", citoyen de plein droit aperçu l'autre jour à la télévision, qui décrit son calvaire d'handicapé patronymique avec le plus grand sérieux du persécuté, anonyme très connu, télévisionné, vu et revu, réclamant dignité et anonymat perdu, procédurier, paranoïde, plus vrai Bidochon que sa caricature. Baguette sous le bras, ridiculisé. Entre José Bové et la multinationale, où donc oeuvrer sans se heurter à des fils de fer? Les propos réactionnaires pointent chez les antiaméricanistes primaires. Chez les secondaires, la critiques est aisée.

Il y a deux ans, aux pieds des tours abolies, j'ai habité à Manhattan l'Athletic Hotel , sorte de club gymnique, aquatique, miteux, hébergeant des congressistes de tous poils. Coiffeurs, joueurs de Bag-pipes irlandais, nageurs, religieux sectaires, pongistes, éboueurs sudaméricains, mormons, amish, tout y passait, le tout venant. A y regarder de plus près, tout et n'importe qui, c'est-à-dire vous et moi. Nous allions déjeuner chez des cajuns et n'avons vu que des minorités, des individus, encore et toujours, comme vous et moi. D'où vient cet esprit de système qui fait d'un agglomérat d'individus humains faits de bric et de broc, aimable ou haïssable, mais préhensible, compréhensible, un objet mal identifié, inconnu et menaçant? L'esprit qui caricature et systématise est politique. Le discours politique enclot, dénature, déshumanise, pervertit.

Est-ce donc la vocation d'une voix minoritaire d'être niée, écrasée, anéantie? Aux Etats-Unis, la preuve, dans cet hôtel, était donnée. Tout y était représenté, en soirées, dîners associatifs, concerts, tombolas. Tous y ont droit de cité. Chacun s'affirme, s'exprime dans un tohu-bohu babélien. L'individualisme systématisé, lambda érigé en système, en obligation, fait masse. Y manque un temps. Ce temps est à chercher dans la culture, identitaire, donnant aux termes, aux mots, leur origine, leurs nuances, leur sens, donnant aux hommes leur distinction. Ce temps existe, il suffit de l'identifier, par la culture.

A côté, le musée indien, déserté. Les Indiens sont-ils minoritaires? Ont-ils été anéantis? Qui les a anéantis? Pourquoi? Qu'est-ce qu'une culture dominante? Comment devient-on dominé? Doit-on décrire un génocide? Doit-on faire l'ethnographie d'une disparition? Anticiper une disparition peut-il la prévenir?

Entendu récemment : "qui sont ces gens? des néo-situationnistes?" , en parlant de l'un d'entre nous. Eux, nous savons qui ils sont. Eux, ils ne savent pas qui nous sommes. Personne. Vouloir n'être que personne (individu) donne une certaine autorité: s'escrimer à n'être que rien (personne, individuée) autorise tout. Rien à perdre et temps gagné sur les mondanités.
"Qui sont ces gens?". On ne les connaît pas, on ne les reconnaît pas (comme nôtres). Ils ne sont donc rien et personne (individu). Ils n'existent pas. Tant mieux. Confère une certaine discrétion, grise, urbaine et passe-muraille. Eux, nous les avons observés sous toutes les coutures, grâce à l'image figée d'un magnétoscope sur une expression, le son d'une voix, le tic du trac, la moue, la distorsion mensongère d'une bouche et d'un regard. Aucun jugement de valeur sur la télévision. Nulle? Eux, nous les avons vus déambuler dans les colloques, nous avons lu leurs thèses, nous leur avons retenu des billets d'avion, nous les avons vus dans les journaux, les revues, férocement confraternelles et sororales. Nous les avons écoutés, analysés, dans les cabinets ministériels, ceux qui nous gouvernent et nous donnent -eux que nous avons vu respirer, tousser, manger, s'habiller et travailler- des leçons de politique quotidiennes.

Quand ils nous croisent, ils sont envahis d'un sentiment d'inquiétante étrangeté, comme devant un miroir fixé trop longtemps. Au bout de dix ans, comme au bout de ces six mois d'une expérience, prendre l'air. Gagner la rue, d'où, là encore, invisible, on peut tout regarder.

Se mettre d'emblée, de façon anticipée, à la place où l'on sera placé(e) d'autorité, celle, littéralement, d'indigène, et prendre la parole, délibérée, en dehors d'un système de clôture.



Comme un lion rugissant,
Isabelle Dormion, mail dominical 17 février 2002, en ligne lundi

Ce matin, premier dimanche de Carême, la TV montre, chez nos amis Africains, nos frères proches et lointains, un beau moment de partage et de communion. C'est le "Jour du Seigneur", si triste, si geignard et si besogneux qu'il fait se sauver à grandes enjambées tout bon mécréant qui ne respecte rien et tout bon fidèle qui se respecte, loin, dans un même élan, cohorte d'unis par le même ennui irrépressible, vers les longues coulées vertes du 12ème arrondissement, les traverses interdites du train de ceinture Massena Bercy, les abords verdoyants ou les bosquets poussiéreux de notre ville adorée. Dans cette fuite dominicale, on peut aller jusqu'à Dourdan débusquer les premiers et les derniers cervidés banlieusards.

Aujourd'hui, on s'accroche avec ficelles, câbles et tendeurs au fauteuil de torture, on regarde: il faut s'obliger à voir les images, si tel est le propos. Depuis Vatican II, nous explique un prêtre, il faut "comme un voleur", c'est lui qui le dit, pratiquer "l'inculturation". Nous avions déjà les Maisons de la Culture, l'objet-perdu, du côté de chez Swann, l'a-Kultur, l'Exception, le temps retrouvé, le Palais de Tokyo, le néo-culturel, le cul-terreux, le no-future, l'acculturation, la dévitalisation du champ symbolique, Godard/Mao, la reculturation, le cinéma Inuit, l'âme des multi salles géantes de Bercy, la renaissance, la déculturation, "les arts premiers", le "faire culture", voilà quelque système nouveau, ingénieux et stratégique. Il s'agit d'utiliser la culture du pays pour l'absorber et la remplacer par une autre, ici religieuse, catholique, donc universelle, fraternelle, bienveillante, aimante, respecteuse. Malaise. Les choristes sont en rang, normales, avec des foulards vert pomme et des boubous identiques, c'est-à-dire en tenue à peu près normale du pays, l'assistance, elle, est habillée à l'européenne, les portes sont grandes ouvertes, c'est joyeux comme la paroisse de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt le jour de la Toussaint, le corps des serviteurs de la liturgie est étayé d'un cardinal black et convaincu, renforcé d'une escadrille hiérarchisée d'acolytes en aubes idoines et surplis cérémoniels, tout est solennel, figé, il y a même au premier plan un représentant du Ministre de la Communication, flanqué de sa femme, en capeline normale, beige clair, auréole ajourée en carton revêtu de dentelle acrylique, coiffe de première communion d'une petite nièce dans le Berry résidentiel du mois de mai-juin. Le prêche à Douala est en français, on peut se le procurer en écrivant à une certaine adresse que je n'aurai pas la cruauté de révéler aux quatre points cardinaux. Pas de délation ici. Les cantiques sont hideux et sinistres. Pourquoi? Les balafons pourtant sont là, alignés comme des dentiers rustiques, prometteurs, tout proches, potentiellement sonores et tout rythmiques. L'amour est là aussi, global, prôné par le prêcheur universaliste. Les orgues électroniques aussi. Les délices? Point. C'est là que le Cardinal Tuti décrit la tentation du Christ dans le désert, avec des arguments pesés et pondérés, et c'est là encore, à la fin, qu'on émerge de la léthargie, qu'on essaie de soulever une laborieuse paupière, puis l'autre. J'ai des oreilles et n'entends point, j'ai des yeux et ne vois rien. J'entends pourtant un murmure dans un songe: "le diable, comme un lion rugissant". Avec trois-quatre cantiques, en langue douala, reliquats folkloriques du cru, c'est tout ce qu'il reste de la brousse pelée et des alentours. C'est peu, après le passage de "l'inculturation" prosélyte. Le commentaire dit bien que la stratégie vaticane ne fait pas tabula rasa; elle utilise le substrat indigène pour mieux infiltrer la population locale. Circonvenir? A la fin de l'office, un missionnaire au front moite salue les fidèles qui s'égayent, en les remerciant pour tous les amis francophones, Belges, Suisses, Français et Canadiens, (et ceux des DOM-TOM?) d'avoir partagé leur culture (française). "Vous qui êtes des lions, dit-il, restez indomptés". Trop tard.

Quant-à-soi? Dehors, pétarades infernales. Des cercles d'enfants en anoraks surmontés de ballons "Tang" jaunes et rouges, des hordes de visiteurs, là encore nos amis belges, les mêmes, émergeant éberlués de cars climatisés beiges avec tout le confort, des files de filles, des grappes de copines se poussant du coude en ricanant, des amicales de sourds assez gais faisant en Taï-chi, ralenti et vite, plus vite, tous les gestes de l'entendement, un tétraplégique courageux, solitaire et sur roulettes,
quelques rollers et un plancheur qui se ramasse une gamelle devant les vendeurs de baume du Tigre, trois vieilles chinoises avec pantoufles noires et grands bâtons d'encens, l'une qui glapit, l'autre qui rit, la troisième qui choit du mur de la tour Cortina, des associations de Kung Fu de Belleville, des beurs fiers karatekas en costumes de satin jaune dans le soleil, cymbales et tambours, ma fille dans le tas, en pyjama bleu frigorifique, où sont les nattes du matin, les macarons promis sur les oreilles, baskets pourries aux pieds pour l'initiatique Triangle d'Or? Le Vénérable Barbichu, doré, sur brancard de Lourdes, encens, fumées, clémentines roulant à foison, feuilles de choux résiduelles à se rompre le cou, visqueuses au sol, traîtresses aux pieds, badauds englués, le monde entier au coin de la rue. On voit passer en retard le nouveau Maire furtif, nez au vent comme une belette géomancienne, Toubon réjoui, houspillant dans le dos sa femme retardataire en habit molletonné, les Importants en manteau long vers la tribune, les Mystérieux minuscules, les photographes du dimanche et les pros avec zooms agressifs braqués tous azimuts, jouant des coudes, ceux dont les yeux pleurent, ceux qui toussent et ceux qui crachent: quand enfin près du temple le rideau de pétards s'enflamme, tout le monde court à Pékin se planquer aux abris. Coincés dans le parking, tous, vieux commerçants et jeunes clandestins du coin, étouffent, larmoient et rigolent en choeur. Chacun son mouchoir de soie. Méprise: Mékong?