Expérience
en forme
de journal,
débutée le
7 septembre
2001
sur le site
SHUKABA
par Isabelle DORMION:
cliquer sur
le curseur
à droite de
la fenêtre,
et le faire
descendre
pour dérouler
la page jusqu'au dernier bilet...
Turbulences précédentes:
7 septembre
à 28 Novembre
2001, dans
TURBULUN
Turbulences suivantes:
23 février 2002
à 29 avril 2002
TURBUL3
Paroles
d'Indigènes
Le contexte
de cette
expérience,
où on parle
de label,
de people
et d'indigène:
Des Machines
Célibataires
voir aussi:
des Rumeurs
& de la
Tendance
et
Terminologie
des Rumeurs
Malignes,
par May Livory,
billets de rumeur
&
litanie
de base-lines
relevées dans la pub
au jour le jour,
un décryptage
en 3 volets
dans:
Chaudevant
Turbulences précédentes:
7 septembre
à 28 Novembre
2001, dans
TURBULUN
Turbulences suivantes:
23 février 2002
à 29 avril 2002
TURBUL3
Turbulences
en cours
TURBULENCES
accueil
Shukaba
|
Gyroscopes, Isabelle
Dormion, mail reçu & mis en ligne 4 décembre 2001
Enfin ce que tous attendaient, grands
et petits, obèses, arthritiques chroniques, nécrosés,
variqueux, clones unijambistes de toutes obédiences, choristes
de gospel atteints de tendinite aiguë, traders en costard
et simples passants sans frontière - mes frères,
croient-ils - voilà ce que tous espéraient dans
le secret de leur coeur avant Noël, la trottinette électrique,
celle qui marche au doigt et à l'oeil, elle vient enfin
de faire son apparition aux Etats Unis. C'est une merveille technologique.Plus
le moindre effort de la maison au bureau. Il suffit de lui imprimer
avec le torse ou le mollet la petite inflexion, la légère
impulsion pour qu'elle s'exécute sans broncher: pas de
moteur, pas de fumée, pas de pollution. La question qui
brûle les lèvres? Peut elle absorber les crottes
de chien? Non, il ne faut pas trop rêver, malgré
ce désir d'enfance inassouvie et d'impossibles voeux qui
nous taraudent tous dès le premier décembre, malgré
cette aspiration immense du calendrier de l'avent. En contrepartie,
elle peut véhiculer l'ancêtre et le béquilleux
en appartement, sans oublier le petit cossard domestique anonyme,
le rabougri télévisuel. J'en parlerai à
bon escient à qui de droit. Plus d'allées et venues
fatigantes entre la salle de bains et la salle dite de séjour,
plus d'attentes vaines sous les abribus, à regarder passer
les vains stratus(i) et les lents cumulus(i) plus aucune raison
de s'engouffrer dans ces stations creusées au centre même
de la terre, le véhicule électrique, lutin alerte
et malicieux de nos rues et ruelles, nous transporte dans un
souffle. Quelle élégance, quelle force ludique,
pour jeunes et toujours jeunes!
Enfin, pour les fêtes, je cherche dans le catalogue des
Armes et cycles de Saint Etienne, dans celui des 3 Suisses, à
France-Loisirs, mon petit cadeau du Nouvel An, -à défaut
chez mon armurier coutumier- un fusil à lunette, à
défaut, une simple, bonne fronde de chasse, originelle,
efficace, solide, puissante, légère, pour dégommer,
de la fenêtre du second, cachée derrière
mes rideaux de percale immaculée, le premier détenteur
de cet engin ultra-léger, souple, fiable, tous-terrains,
qui déflorera Ma rue, et derrière, violera mon
Passage préféré, où pousse la vigne,
où butine encore l'abeille et folâtre toujours en
saison le papillon. Avis aux voisins et ex-amis. Cet avis leur
tiendra lieu de nécrologie.
"Au
son des gyrophares", la magie bleue, Isabelle Dormion,
mail d'un "petit lundi discret" reçu & mis
en ligne 10 décembre 2001
Sur la 2, vendredi 7, on aprend que les gendarmes, encadrés
d'escadrons de CRS, on défilé "au son des
gyrophares". Etymologiquement, phares tournants. Ce qui
produit ce fameux son insistant qui fait fuir si vite la caillera
sur les rollers, les autos et les vélos volés,
c'est ce qu'on appelle d'ordinaire une sirène. La sirène*
est un animal mythologique qui suscita de nombreuses névroses
en chaîne parmi les argonautes dans leur course, ficelés
comme des andouilles au grand mât du navire. Quand les
sirènes hennissent harmonieusement dans un chant qui le
fascine, le voleur court devant lui, vite et loin à grandes
enjambées, sans se retourner. Il court toujours.
D'ailleurs, si tout va ainsi à vau-l'eau, dans un climat
délétère, les policiers eux-mêmes
vont finir par se mettre en colère et utiliser, non le
son-strident-du gyrophare, mais la voix, celle de la fureur même,
amplifiée par une sonorisation infernale. Si Napoléon
a créé plusieurs corps, c'est bien pour éviter
une désobéissance massive. Peut-on imaginer les
CRS, les gendarmes, les policiers et les soldats la main dans
la main dans une grande chaîne de désobéissance
civique, avec armes de service, sur des routes bloquées?
Non, on ne peut pas. Jamais on n'a vu de policiers ne pas faire
la police. Ils sont là pour maintenir l'ordre coûte
que coûte et vaille que vaille.12000 F pour les gendarmes,
des gilets pare-balles en veux-tu en voilà, voilà
de quoi augurer une année 2002 galvanisée : avec
autant de gilets pare-balles, il faudra aux malfaiteurs autre
chose que des balles pour défoncer les fourgons bourrés
d'Euros. Laissons la part du rêve, les imaginations malignes
ne sont jamais à court. Qui défendra demain le
gendarme contre l'affreux nouveau voleur d'Euros, dont on apprend
qu'il est recruté de plus en plus jeune, en maternelle
banlieusarde génératrice d'insécurité,
dit-on. J'apprends à mes cochons d'Inde à attaquer.
Déjà, j'ai pu constater qu'en les privant de brins
de coriandre, ils peuvent mordiller la pulpe de l'index. C'est
un début prometteur.
Si la télévision dit une
seule ânerie cela signifie qu'elle en dit d'autres. L'information
ne serait pas omnisciente? Je n'ose le croire. Qui court toujours
à perdre haleine, par les temps qui courent? Le furet
du bois joli. C'est le grand Furet Omar, celui qu'on a pris,
qu'on a repris, qui est passé par ici, qui est blessé,
qui est passé par là, qui est mourant, qui est
ressuscité, qui est assis à la dextre de Ben Laden,
sur son quant-à-soi, bien à l'abri dans les entrailles
de la terre, relisant Dante dans le texte, ou, bien loin dans
une villa fortifiée avec piscine intérieure, relisant
Epictète dans le texte, porté par un tapis volant.
Hypothèse idiote: et si le Grand Furet Omar n'existait
pas? S'il était une vue de l'esprit, un bobard, comme
le bruit des voitures à lumières tournantes et
bleues, alarmantes, qui fait marcher le téléphage
moyen? A quoi servirait ce furet plus rapide que la vitesse de
la lumière sur un tapis volant? A faire diversion, à
capter l'attention du téléphage ordinaire? Que
font les Etats-Unis pendant ce temps? Ils préparent une
offensive écrasante sur l'Irak, avec ou sans approbation
générale.
* Que chantent les sirènes?
"Toutes choses qui existeront sur terre, déjà,
nous les connaissons"
"La mythologie" Edith Hamilton - Marabout
Kit et
tifs, Isabelle Dormion, mail
16 décembre 2001, mis en ligne le17
J'avais pourtant hier bien regardé
la succession des images à la télévision.
Je me pose une question: ai-je bien vu? Fabius carapaçonné
dans une parka hivernale, bicolore, muni d'un cache-nez prudent,
a pu bénéficier, privilège exorbitant, de
plusieurs kits d'Euros. Au moins deux. Moi je n'en ai même
pas un minuscule*. Il s'est approprié en supplément
le sachet de Pasqua qui avait auparavant, avec une faconde teintée
de mépris, sans doute craché dans le plastique.12,
13 millions de gens se sont précipités sur les
assortiments, ils sont revenus tout joyeux à la maisonnée,
ont déballé la came devant les enfants étourdis
d'un bonheur nouveau et dans la cité engourdie de frimas
et de bises venus, on a entendu comme des milliers de clochettes
avant Noêl, le frétillement des déballages,
la surprise d'un cliquetis de nickel, la nouveauté, l'Europe
sans frontière aux guichets unis. Des pièces! Certains
voulaient les palper, les faire glisser, les poser en colonne
sur le guéridon, les faire admirer par les petits cousins,
les exposer sur la table basse transparente, la commode rustique.
Nous avions, enfants ces plaisirs ténus, ces contemplations
néophytes de numismates, en faisant glisser dans de petits
réticules, minces filets de coton doré, les pièces
en chocolat, offertes avec quelques noix et une rare mandarine
exotique. La figure de la République en papier d'argent
était pour nous la Reine, l'abeille miraculeuse de l'abondance,
la semeuse prolifique des espoirs naissants. Il arrivait aux
pièces de fondre dans la profondeur des poches, oubliées.
Si douze millions de pékins fous de kopecks se précipitent
dans un même enthousiasme grégaire, le même
jour, aux mêmes endroits, débits de tabac et bureaux
de postes, pressés d'en avoir, effrayés d'en manquer,
pourquoi donc le gouvernement ne leur a pas donné en prime,
emballé sous vide en kit/plastique, douze, treize millions
de préservatifs, afin d'insufler un nouvel élan
préventif contre le sida, aujourd'hui banalisé
par la tri-thérapie active? Pourquoi Bercy ne s'est pas
associé à la Santé la main dans la main
devant la population ainsi jugulée, sollicitée
pour une grande cause. Quelques piécettes trébuchantes
tintinnabulantes.
Le même jour, un hasard télévisuel
qui s'appelle une erreur de manipulation me met nez à
nez avec un mutant horrifique, Johnny Depp dans "Edward
Scissorbands", affublé d'un chapelinesque pantalon,
mime glabre et pâle, sadisé par une sorte de Genevois
nanti d'un superbe dentier, un Frankenstein du Couteau Suisse,
qui lui a greffé des appendices manuels à lames,
ciseaux, couteaux, canifs, non rétractables, rouillables,
un arsenal ferraillant qui l'empêche de serrer les filles
de trop près. Ses cheveux sont hirsutes, sa démarche
mécanique, son débit, débile, son regard,
ses mâchoires, néo-keatoniens. Il est pris de soubresauts
compulsifs qui le contraignent à tailler, égaliser,
cisailler, élaguer tout ce qui lui tombe sous la main
et l'on tremble pour les bijoux de famille. Il sculpte les haies
du voisinage en forme de cygnes et de coeurs entrelacés,
sa créativité ne connaît plus de bornes,
il passe au toilettage des caniches, il les fait ressembler à
des saucisses touffues, puis il se lance dans la coiffure pour
dames. Là tout son génie rebelle de Figaro psychotique
se déploie enfin, les dames s'émerveillent, s'entichent
de lui, se bousculent, se pressent, l'entourent, le bousculent
et l'une d'elle n'hésite pas à lui sauter sur le
paletot. Grâce à ses outils de jardinage, il s'en
sort à merveille et rejoint la frêle jeune fille
qui l'aime dans une robe de Blanche Neige en guipure et broderies
anglaises. La fille finit très vieille et ridée,
c'est le sosie de la vieille narratrice du Titanic et rien ne
vient dire pourquoi le héros a pu garder une telle coiffure
du début jusqu'à la fin du film, des tifs que même
un Freak, un punk à bretelles de l'époque auraient
jetés aux orties, rasés, cramés avec les
pneus de chez Kleber Michelin. J'apprends par la bande que l'évaporée
autiste en blanc, Winona Ryder, est sortie dans la vie quotidienne
avec J. Depp, on la voit avec une tête normale, lissée
au Pantène, suractivée, alors que toutes les femmes
ont sur la tête, l'une une meule, un paquet-cadeau, l'autre
une sorte d'ananas des Caraïbes, une troisième un
cactus stylistique, ce qui représente sans doute le sommet
de la fantaisie, le nirvana de la créativité-libre,
aux Etats Unis. On voit Johnny Depp sculpter des figures dans
la glace expressive, les éclats brillants volent éclatés
à tire-larigot pour signifier la fièvre du génie
à l'oeuvre, mais la trahison d'un éclaragiste déficient
montre en creux le plastique vide des formes nulles, comme des
appâts géants pour pêcheurs cinglés.
*"Certes, ce n'est pas une petite
peine que de garder chez soi une grande somme d'argent ; et bienheureux
qui a tout son fait bien placé, et ne conserve que ce
qu'il faut pour sa dépense." Molière,
"L'Avare"
Contorsionismes, Isabelle
Dormion, mail du 19 décembre 2001, mis en ligne
le 21
A la seconde où la polémique
va prendre forme a partir des déclarations provoquantes
du patron de Vivendi, France Inter explique didactiquement le
terme "exception française". *Rigaut, Bromberger
et d'autres disent leur scepticisme. Y-a-t-il une survie possible
face à l'anéantissement du cinéma? C'est
fini, prophétise-t'on. C'est compter sans la nécessité
d'une liberté renaissante. C'est penser sans. Penser par
défaut. Si, à défaut d'argent, il était
quand même possible de produire, il serait démontré,
sans répondre au défi, comme le fait avec rien
le cinéma Iranien, qu'il est possible de survivre face
au bulldozer du marché, aux forces anéantissantes
du cinéma industriel, sans délectation masochiste
pour une oeuvre "de pauvres", condamnée à
être marginalisée. Ce cinéma qui survivra
à tout est arraché aux difficultés. Canal
+ finance la production à 20%. Il faudra trouver d'autres
ressources. On parle déjà d'éthique industrielle,
c'est dire que les créateurs et les producteurs dépendront
du bon vouloir, du pouvoir d'une nouvelle forme de mécénat
ou d'un autre système de subventions, la Croix-Rouge,
les Bonnes Oeuvres de l'industrie. Mépris. Méprise?
Michelin récemment a fait appel aux créatifs pour
solliciter une nouvelle image de l'affreux bonhomme Bibendum.
Je me suis procuré un dossier pour connaître la
procédure de sélection en détails. Evidemment,
je n'ai pas donné suite. Quelques mois plus tard, l'ancienne
image du Bonhomme à bourrelets hideux est revenue dans
la ville: rien n'est mieux que le vieux Bibendum. C'est avouer
que tous les artistes qui avaient prêté leur concours
et donné leur image ont été disqualifiés.
Je garde, libres, une série de collages de pneus en vrac
dans un désert industriel, sous un ciel noir, gardés
par un vigile méditatif, Farenheit d'Apocalypse, autodafés
et fumées songeuses.
L'une des inventions de Pierre Schaeffer lors de ses recrutements
tyranniques et parfois sadiques, était de placer le candidat
à la création dans une situation d'examen périlleux.
Mis seul dans une pièce nue, il devait, avec rien, avec
ce qu'il avait en poche, un trombone ou un vieil élastique,
inventer quelque chose. J'ai été soumise à
cette expérience. J'en suis sortie victorieuse mais je
n'ai pas voulu utiliser cette victoire à d'autres fins
que celles que j'édictais moi-même. Il s'agissait
de créer avec ce que j'avais sous la main, un vieux Paris-Match,
n'importe quoi, des vieilles images publicitaires, quelque chose
de nouveau. Pas un dollar, pas un radis, aucune subvention, aucun
moyen. C'est l'urgence de l'Ennui, celle des mains désoeuvrées,
qui conduisait le travail. C'est la situation qui induisait le
résultat.
Il y a quelques années, j'ai pu décrypter une cassette
du directeur de la communication des Armées, tentant une
expérience pour prouver que tous les artistes, en l'occurrence
des photographes, sont monnayables, donc taillables, corvéables
et neutralisables à merci. En lançant un appel
massif à des artistes, tous réputés pour
leur indépendance d'esprit et leur liberté d'action,
ce responsable affirmait que pas un seul n'avait refusé
leurs concours (ce qui reste à prouver).
Supposition : Si la finalité de l'art, l'exception culturelle
française, n'était pas de générer
des bénéfices? Le profit n'est pas un but, ce n'est
qu' un effet secondaire du succès, légitime. Il
peut exister un succès d'estime, confidentiel, qui ne
revendique rien et ne doive rien au système du marché.
L'art n'est quand même pas une forme dévoyée,
annexe, des loisirs. Piscine à 10 h, à 13h, "L'or
des Scythes", à 20h "La Traviata", revue,
imposée, programmée par la TV. Or, la tendance
actuelle est de placer dans un champ récréatif,
entouré de magasins et de produits d'échanges,
mercantiles, les peuvres et les arts. Cette tendance majoritaire
écrasante va générer sa réaction,
l'émergence d'un mouvement puissant, souterrain, agissant,
et peu porté à l'hystérie d'une reconnaissance
médiatique fallacieuse. Ce mouvement est en train de grandir,
il ne sera ni alternatif, ni marginalisé, il prendra sa
force dans l'obligation qui lui est faite d'exister, non pas
en dépit de tout mais parce que le profit matériel
n'est pas la fonction essentielle de l'esprit. C'est garder à
l'art et à toute forme de création la mémoire
de l'origine de l'art. C'est redonner aux artistes le pouvoir
de création qui leur appartient, c'est retirer aux politiques
le pouvoir temporaire, temporel, qui leur est démocratiquement
concédé, celui de vie ou de mort sur la création,
en fonction de règles utilitaires étrangères
à celles de l'esprit.*
A décrypter les agitations télévisuelles,
viennent une lassitude, un dégoût, un désinterêt,
comme devant les excès kinesthésiques de contorsionnistes
presque quinquagénaires sur une scène de province,
une scène d'avant-garde déjà démodée,
animée par le syndrome de Tourette.*
* Du latin Exceptare : retirer, mettre
de côté
*Lettres de Chris Marker à Alexandre Medvekine :
"Vous aurez été les derniers à croire
à l'innocence des images. Tu te souviens, comment tu avais
pleuré en découvrant que deux images ensemble pouvaient
prendre un sens? Aujourd'hui la Télévision inonde
le monde entier d'images dépourvues de sens, et plus personne
ne pleure."
Cahier 88/89 du Nouveau Commerce Hiver93
Gilles de la Tourette
"Etude sur une affection nerveuse caractérisée
par l'incoordination motrice accompagnée d'écholalie",
Arc ; Neurol.N°9 p.19-42,158-200
Injonction,
Isabelle Dormion, mail reçu
& mis en ligne 30 décembre 2001
Les périodes de fêtes,
ces jours de transition entre fin et début clôturent
le pire, inaugurent le meilleur. Ben Laden : petite mine. Arafat
: pas de messe de Noël. Madame Moussaoui, mère de
Zacharias, terroriste passible de mort aux USA : son coeur de
mère saigne, moi aussi je pleure.
Noël Mamère : "organisons la résistance
de créateurs"*. Là, je dis non, jamais. Non
que je ne me sente pas séditieuse mais pitié pas
sous l'égide des moustaches de Mamère. Quelque
chose d'une injonction parentale : artiste, sens-toi libre, c'est
un ordre! Courage, fuyons! A gauche du journal, Chevènement,
frondeur indigné. "(L'exception culturelle) tient
compte du marché français, pour refuser, au delà
d'un certain seuil, l'intrusion d'un cinéma américain".
Surgissent les paroles de Coluche "les milieux-autorisés."
Dans certains milieux, on s'autorise entre soi, le mec s'autorise,
il a autorité, il a le pouvoir, la parole, un avis, un
jugement autorisé, des idées qu'il réalise
et manipule. Chevènement accuse l'arrogance de l'argent.
Certes, il n'a pas tort. Mamère insuffle une mission à
la culture, "elle doit faire humanité". La culture
est la résultante. Mamère est-il autorisé
à parler de ce qu'il ignore, "Faire humanité?"
Que faites-vous aujourd'hui? Moi, rien, je bricole, je fais humanité".
On regrette les tests de Lewino à l'adresse des technocrates
balnéaires, ces canulars de l'été. "Etes-vous
vraiment aussi intelligent que vous le supposez?"
Que dit Maffesoli, lui, des habitants des favelas, ceux qui gagnant
500F mar mois? Ils dépensent trente mille francs pour
un costume de Carnaval : "la dépense fait culture"
dit le sociopathe. Faire humanité, faire culture. Lui,
plus chic, cite Bataille, le Cheval de Troie d'une nouvelle guerre,
creusé et rempli d'une nouvelle morale, excessive et trangressive.
La jouissance serait une nouvelle forme d'idéal, un impératif
catégorique. L'art aurait cette mission ludique, gratuite,
échappant aux règles
imposées du marché. Il foure les raves dans une
nouvelle forme festive d'éclatement, revendiquée
"hors champs". En 90, Georges Lapassade décryptait
les nouvelles revendications identitaires de la banlieue et des
marges, (tags et rap) sans jugement de valeur, sans esprit sociologisant.
C'est comparer les méthodes sociologiques des uns, normatives,
avec sa méthode, strictement ethnographique, impliquant
un relatif engagement du décrypteur, cette ambiguité,
ce malaise insolvable, insoluble, de celui qui dit mais qui n'y
est pas. Tous les autres ressemblent à des délateurs
intellectuels, plus à l'aise en milieux-autorisés
qu'en terrain découvert et miné, ils oeuvrent à
France-Culture ou aux séminaires sur l'art brut, spécialistes
de l'art psychotique en HP, analystes de Dubuffet, aficionados
d'Unica Zürn, organisateurs d'expos merveilleuses sur Frieda
Kalo ou critiques d'art de folâtres Naïfs désormais
cotés, Pique-Assiette et autres new facteurs-Chevaux..Lapassade
annonçait déjà la nouvelle forme de violence
qui fait rage aujourd'hui, il prévenait édiles
et propriétaires de voitures : ils vont tout cramer, ils
ont la rage, prenez donc un bon assureur. Il annonçait
la révolte des nouveaux ghettos, en traduisant non le
langage d'une nouvelle sous-culture récupérable,
ou culture marginale, mais les paroles vraies d'une révolte
à prendre au pied de la lettre sous peine de sévices
futurs et mesures de rétorsion. Avis aux malentendants!
Et si la culture ne se souciait en vérité ni de
gain ni de dépense? Interrogé à la radio,
Escudé, l'autre, le musicien, disait que les premières
formations où il jouait ne comprenaient pas de sections
rythmiques. Pourquoi? Trop cher. Pourquoi la Boullabaisse est
excellente à Marseille? Poissons variés, inutilisables
autrement que dans cette soupe pauvre. Pourquoi le régime
crétois comporte -t-il des escargots? Il pleut, on les
ramasse, on les mange. C'est ainsi. Pratique et culturel. La
culture d'un participant de batucada exige de lui qu'il dépense
ce qu'il n'a pas. Maffesoli fait un contre sens. Ce n'est pas
la dépense qui fait culture, c'est l'inverse. Personne
ne demande à un indien travaillant à Paris comme
technicien d'une société de nettoyage pourquoi
il va dépenser dix fois, cent fois son salaire pour marier
sa fille comme une princesse, avec des éléphants
royaux et des costumes brodés. La culture l'impose. Elle
rend nécesssaire la dépense, l'anticipe, l'organise,
la justifie. On n'est pas des chiens.
Consolation: les cadeaux, la dinde,
mes charentaises dans la cheminée.**
Je n'avais jamais vu qu'il manquait une molaire à Khaled.
Dans un best-of survolé en deux secondes, un plan montre
Marc-Antoine Fogiel, la mine réjouie du petit pervers
polymorphe de plateau, d'un CM2 sûr de gagner un autre
Malabar, sussurant au chanteur d"'Aïcha", et votre
femme enceinte, qu'est-ce que vous lui avez fait? (sous-entendant
: alors dites-nous, un coup de pied dans le ventre au neuvième
mois? Le chanteur assommé continue à sourire, une
lueur meurtrière dans le regard: là, on voit le
trou de la Molaire, on se dit "bordel, il lui manque une
dent", il y a comme une lacune, un trou, l'intervalle où
glisse enfin le rêve, putain, une carence, enfin un manque,
un espace, le temps d'antenne reste suspendu entre l'abjection
et le reste, le sourire du frétillant animateur autoshooté
à l'audimat, la stupeur insultée de l'invité.
Au lieu de lui retourner une tarte, il dit, après un long
silence où il semble invoquer, rassembler les ressources
de la sagesse, les supputations juridiques d'une sortie immédiate
hors du plateau promotionnel et les risques d'une raclée
en direct "Les pitchouns, ils sont là!".
Soulagement, attendrissement, joies de la paternité à
Noël, fragments de sincérité : "j'étais
amoureux, j'ai souffert". Pas d'aveux. Bref, si les médecins
généralistes font grève, moi aussi. Pas
de télévision pendant une semaine. Pas d'images.
Une sinécure.
Du temps pour lire aussi le scénario
de "Christophe Colomb", d'Abel Gance (687pages, Editions
Jacques Bertoin). Succession infinie de plans et de fondus enchaînés
qui n'ont jamais vu le jour : "Mais dans ce plan, l'offertoire
arrive à nos yeux comme un joyau de lumière".
"Enchaîné au noir qui va lui-même s'enchaîner
sur un blanc, tandis que nous entendons une douce musique voluptueuse
qui suit le flamenco dès le début de l'enchaîné
au blanc."
L'évocation est telle que la musique est là, l'image
envahit l'esprit, le film se fait, la lecture nous enchaîne,
les images défilent, l'Amérique est découverte
avant d'être conquise. Qui parle d'imaginaire? Jamais Abel
Gance n'a pu trouver un producteur capable de concrétiser
son rêve, irréalisable. Oeuvre d'une vie entière.
Plans rapprochés intercalaires.
Si l'espace non comblé, le trou de la dent de Khaled n'était
plus au regard saturé que le manque obstiné, ce
qui n'est pas donné, ce qui est retiré, ce qui
retient le regard et restitue la liberté de voir, de sélectionner,
et celle, en définitive, de refuser l'excessive imposture?
Aïcha, Aïcha, écoute moi, Aïcha, ne t'en
va pas!
*Libération vendredi 28 décembre
** "Moi et ma cheminée" Hermann Melville - Seuil
Points
Le
séjour à Baltimore ou le désenchantement
des discours,
Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 1er Janvier 2002
Dans la soirée de l'année
inachevée, les chuchotements d'une voix antique, minérale,
séculaire : Jean Starobinsky ou les éclats de l'érudition.
On entend Ravel, Mozart, Scarlatti; on évoqueValéry,
Jouve, les plus grands créateurs du siècle qui
déambulent à pas furtifs, noctambules, dans le
labyrinthe de la connaissance, éclairé de torches
résineuses. Il est rassurant de comparer l'extrême
timidité, les réticences, les pudeurs, (je ne dis
pas "aimer"), la prudence, "les scrupules d'érudition"
des grands esprits insatisfaits,exigeants, âgés,
face au mépris hâtif, à la férocité
dédaigneuse, face à la suffisance affichée,
jeune, à la désinvolture contemporaine.
Lorsque Starobinsky parle de la musique qu'il aime et qu'il joue,
on entend, suspendu, un soupir, le regret de n'être pas
un musicien, de ne pas avoir pu aborder les exigences des variations
Goldberg, d'en connaître les difficultés techniques
sans totalement les maîtriser, comme Gide, dans son journal*,
disait et redisait cette permanente insatisfaction de n'être
que lui-même, ne savoir pas jouer du piano à la
perfection, cette honte de trop parler, de trop écrire,
d'être sensible à l'air du temps. Mon Dieu, disait-il,
épargnez-moi de vouloir être quelqu'un. Pourtant,
tout le contraignait à devenir ce qu'il pensait être.
En écoutant ces mots nocturnes,
je n'ai entendu que le ton de la voix, la tonalité mineure,
chargée de mélancolie. Starobinsky parle de Chénier,
Jouve, de Dürer, Poussin, Balthus, de Montaigne et des apparences,
de Rousseau, d'Hölderlin, de Caillois, il a tout vu, tout
connu, il parle du structuralisme, sévèrement,
(une façon sommaire d'acquérir de courtes compétences
pour les étudiants pressés), de la pensée,
brillamment, de l'art, de l'intelligence des textes qu'il a beaucoup
lus et trop analysés. Captivé par la peinture,
critique brillant, il semble regretter de n'avoir pu simplement
dessiner une pomme, comme Cézanne, ou avant la guerre,
comme Giacometti, qu'il a fréquenté, avec qui il
a passé des soirées à interroger le réel
et ses mirages. Mélancolie, nostalgie, deuil impossible
d'un objet perdu.
Il évoque une impossible invitation poétique à
boire, dans la poésie antique qu'on dirait celle d'un
univers disparu, englouti. Vert paradis des amours enfantines,
la fête est révolue. Qui empêcherait donc
de boire avec l' ami et de parler sans hâte dans le reflet
de verres remplis "pour que mon âme voie la grande
âme du monde/ Savoir ce qu'on ne sait et qu'on ne peut
savoir/ Ce que n'a ouï l'oreille et que l'oeil n'a pu voir"
**
A la fin de l'entretien, je ne suis
pas surprise d'apprendre qu'étudiant en psychiatrie, Starobinsky
étudiait la mélancolie. De la psychanalyse, il
avoue qu'il n'en a pas acquitté le droit de passage. C'est
ça? ***
Il y a dans l'édification, pierre par pierre, d'une culture
monumentale, d'un discours cérémonial du savoir
figé, la beauté mortuaire, marmoréenne,
d'un édifice indestructible, bref, d'un édicule,
opposée à la parole vivante. L'érudition
est un parti pris qu'il est difficile de quitter - comme un trop
bel habit loué en vue d'une soirée toujours reportée
- pour la nudité de la chose et le risque de la simplicité.
Il semble puiser dans la lecture de Montaigne non la sagesse,
qui dénoncerait la vanité des apparences, mais
la beauté formelle d'une pensée, d'un outil conceptuel
qu'il analyse. Il cite Steiner "la culture a failli".
Il module la conclusion, il donne à la culture une mission,
éducative, morale. Il n'y a pas de salut dans la culture,
mais n'en pas tenir compte serait une perte immense pour la civilisation.
Minuit sonne au carillon, depuis peu j'entends dans un accord
majeur les scansions et les temps forts.
Cet entretien m'évoque (objet de la culture?) l'extraordinaire
conférence de Borges à Paris, peu de temps avant
sa mort, cet entretien presque familier sur Kafka, résumant
de façon ironique, savante et désilusionnée
les fausses promesses et les trahisons de la littérature,
rappelant à l'ordre le petit bibliothécaire, le
grand comptable des oeuvres, qui en chacun de nous sommeille
et garde intangible la mémoire du savoir ou l'état
de lieux, sans la moindre issue de secours.
Les jeux de la programmation invitent Bernard Noël à
la suite, en 2002, dans une retransmisssion: il vient, dans un
souffle poétique, hésitant, illustrer le propos:
il prend la parole, qui s'arrime, enfle et s'affermit dans la
voix même, suspendue à l'écoute qui lui offre
l'assurance, la prise au vent.
*
"Cuverville 8 juillet: après-midi : deux heures
de piano. Lu du Combette. Ecrit divers souvenirs. J'ai la tête
lourde et me sens sans valeur, sans vigueur, sans vertu".
André Gide - Journal - La Pleiade
**Agrippa d'Aubigné, derniers vers des "Tragiques"
(commencés en 1577, publiés en 1616, après
l'exil)
"Mes sens n'ont plus de sens, l'esprit de moi s'envole/
Le coeur ravi se tait, ma bouche est sans parole/ Tout meurt,
l'âme s'enfuit"
*** "les assombrissements et les extases du
génie peuvent être chez l'homme génial l'expression
de la mesure qui lui est innée. Ce qui peut conduire de
cette mesure à l'ametria est donc aussi d'une sorte tout
autre. Le génie aboutit à l'ametria quand il se
meut dans une direction étrangère à sa voie
intrinsèque" - Tellenbach " La Mélancolie"
PUF
Objets,
production, conservation,
Isabelle Dormion, reçu & mis en ligne 7 Janvier
2002
Sur Arte, une interminable émission
sur celui qui fait, sur ceux qui font faire, et sur ceux qui
achètent ce qui se fait de mieux en la matière.
Il s'agit d'une petite boîte, dite de conserve. Dedans,
fait par l'artiste, l'étron, assez onéreux. Les
conservateurs de Musées d'Art Moderne des pays européens,
les grands galeristes, sont longuement interrogés sur
les modalités de l'achat, en allemand, comme seuls savent
le faire les Allemands, avec le plus grand sérieux, la
conscience professionnelle la plus rigoureuse. Sous-titrages.Voix
mornes. L'artiste, italien, porte, je crois, un nom de macaroni,
Manzoni. Il a fait, il ne fait plus. C'est le génie, coprophilique,
de cet artiste-là, c'est aussi son génie commercial
: vous en voulez vraiment? Vous en aurez, dans une boîte
de 250 à 500 grammes, non pas au prix de la truffe, mais
au prix inabordable de votre méprise. L'un des heureux
détenteurs de l'oeuvre, incertain de l'authenticité
de l'art, a fait analyser le contenant. C'était audacieux
de sa part. Il a fallu se servir d'un ouvre-boîtes, d'un
sous-pot, d'une spatule, d'un laboratoire, d'une analyse. Le
résultat était formel : de chien, ou d'homme, c'en
était. Quelle différence? * Comment, ensuite, refermer
la boîte, hermétiquement close, comme l'est toute
boîte, dite de conserve? L'émission ne le dit pas.
Une boîte perdue, quelques centaines de milliers de francs
perdus. C'en était, vraiment. Pas d'imposture. Au diable
l'avarice, prodigalité! Roucoulements consensuels des
spécialistes de la question, montrant le Saint-Graal sous
cloche. L'attitude, imperturbable, des acheteurs, était
celle de ceux, qui jamais dupes, s'en délectent. Certains
ont longuement hésité, ils expliquent leurs hésitations,
supputent, analysent, devant le réalisateur de l'émission
qui n'en perd pas une miette. Ce document d'archive, presque
ethnographique, atteste du "faire culture" ou
du "faire humanité" où depuis
peu se pétrifie l'oeuvre contemporaire, merdique, violente,
ou criminelle, si l'on en croit les commentaires des conservateurs
ou les dires des chercheurs de matière.
La lecture approfondie de Marie Bonaparte analysant l'oeuvre
d'Edgar Poe avec la finesse qui lui est, dit-on, attribuée,
inaugurait déjà cette prolifération fluviale,
exhaustive, diarrhéïque, cette mer devenue intarissable
des commentaires sur l'oeuvre. Il est étonnant de constater
que peu d'artistes, trop heureux qu'on parle enfin d'eux et de
leurs oeuvres, attaquent en diffamation ceux qui s'emparent,
dissèquent, lacèrent, déchiquètent
leur travail non pour s'en goberger mais pour le "faire",
le vomir, ou disons plus clairement, le conchier sur paperolles,
quand ce n'est pas pour en "faire profit", "en
faire bénéfice", en tirer des subsides, des
thunes, une fonction thuriféraire ou leur propre gloire
à moindre frais.
Il y a quelques années, prêtant l'édition
originale de ces deux volumes critiques à une psychanalyste,
j'ai été surprise qu'elle n'ait pas pris connaissance
du contenu mais qu'elle me donne le prix, très élevé,
le coût bibliophile du prêt et du rendu, de la confiance,
tentée, non, de le voler, n'en ayant aucun usage, pétrifiée
dans une interprétation étroite, anale, de "l'homme
aux rats", traité de la rétention, de la capitalisation
obsessionnelle des savoirs. Aucune idée du commerce des
idées. Cette dame avait fait expertiser les livres pour
en connaître la valeur. C'est déjà une démarche.
J'aurais pu les vendre m'a-t'elle dit. La pauvre!
Dans le bref avant-propos à cette longue analyse; Freud
avoue que "c'est une tâche particulièrement
attirante que d'étudier les lois du psychisme humain sur
des individualités hors ligne". Présentant
en treize lignes un ouvrage de 922 pages commises par son élève,
"hors ligne", sans "s", me plaît, qui
fait heureusement échapper le génie d'Edgar Poe
au pire des vampirismes.
-J'ai repéré je ne sais où une photo de
Christian Escoudé, le guitariste. Constatant qu'elle n'était
signée ni d'Alain Dister, ni de Michèle Vigne,
j'irai en prendre une moi-même au Duc des Lombards, con
su autorización. Et puis non, pas de photo, trop indiscrète,
pas d'image intrusive. Escoudé raconte comment Django
Reinhardt l'a écouté, comme ça, en se rasant,
comme ça. Là, non seulement on voit, mais on entend
tout.-
Du Marsais "Traité des Tropes", le Nouveau Commerce
:
"Obscaenitas vero non a verbis tantum abesse debet, sed
etiam a sigificatione" Quintilien
Vertiges,
Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 8 Janvier
2002
J'ai coché je ne sais où, dans un articulet, de
je ne sais qui, "la question est vertigineuse",
à propos de clochards. C'est ça, "vertigineuse?"
Je pense à Victor Hugo : "sa gerbe n'était
point avare ni haineuse". L'auteur dit plus loin, "la
compassion, cet amour de soi". Compatir, souffrir avec?
Une amie, la Pol Pot des féministes, a réagi très
vivement, c'est bien la seule, à Cut et Choc, où
je disais, entre autres idioties, qu'il fallait abattre les femmes
pratiquant le cutting et la psychothérapie. Ce mépris,
disait-elle justement, est intolérable. Tu n'as pas de
compassion? Tu n'es pas féministe? Tu n'es pas humaniste?
Abattre des grosses filles exige au moins deux, trois balles,
c'est vrai. J'aurai à rendre compte de ces paroles, dont
je suis responsable. Pas mécontente qu'elle ait répondu
à la provocation, je me suis évertuée à
lui expliquer le propos, elliptique.
Il y a une quinzaine d'années, le Pr Kovess avait réalisé
au Canada une enquête épidémiologique sur
l'exclusion, tendant à démontrer que la clochardisation
était l'effet de la maladie mentale et rarement celui
de la pauvreté. Si l'on soumet un certain nombre de clochards
au test DSMIII, sa thèse est vérifiée. J'avais
fait le voyage au Canada. J'ai fait le voyage en France. Ce que
j'ai vu n'est pas dicible. D'autres l'ont dit, soulevant de "vertigineuses
questions" qui si on s'applique à les définir
se posent ainsi : que va donc faire un psychanalyste dans les
bas-fonds, s'il n'a pas la moindre bienveillance, ce minimum
contractuel requis pour la fonction? L'homme, objet de recherche,
objet de haine, double déjection. N'est pas Malinovski,
ni l'Abbé Pierre. A un clochard qui lui réclamait
de l'argent, un maître soufiste lui a confisqué
sa bouteille, le menaçant de la lui planter dans le cul.
Odieux? Efficace? Haineux? Sage? Beckettien?
Que dit l'Abbé Pierre, champion hors catégories
de 1954? Rien. Il rend les pauvres propriétaires de maisons
collectives, ce qui suscite la rage du voisinage petit bourgeois
craignant pour ses nains à bonnets de plâtre rouge.
Il offre, à Emmaüs-Montreuil, des thérapies
de réinsertion à des gens qui n'en veulent pas.
Il ne veut pas d'ethnologue sur son terrain. Il a raison. Obscénité.
Il y a aussi chez lui des professionnels de l'humanitaire sans
haine ni charité. S'occuper des exclus, c'est un travail
difficile; les écouter, les regarder, les entendre, les
voir, c'est autre chose.
J'ai rencontré Christiane, infirmière à
la Salpêtrière, qui distribue du café chaud
l'hiver aux clochards. Elle m'a fait rencontrer Claire, une biochimiste
américaine clochardisée, en France, qui m'a raconté
sa longue, belle, horrible vie, d'exclue romanesque. Persécutée
par la CIA, elle a aussitôt fait un délire de persécution.
Internée à Villejuif, elle a été
refoulée aux USA, où les conditions de clochardisation
sont plus âpres, compte tenu de ses nombreux rituels quotidien
de décontamination, obsessionnels, fous, prémonitoires.
Christiane m'a demandé de la faire revenir en France.
Je n'ai rien fait.
J'avais offert à cette femme "La femme gauchère"
de Peter Handke, qu'elle aimait. Elle trimballait le livre dans
un plastique, comme un talisman, sur la poitrine, pour éviter
l'invasion microbienne menaçante. A l'époque, je
pensais qu'elle était plus en sécurité à
Villejuif qu'errante maudite dans les triages de la gare de Bercy.
Depuis peu, je ne sais pas si elle n'aurait pas préféré
se faire écraser par un TGV ou se faire pendre ailleurs.
J'ai toujours aimé parler en sa compagnie. Je n'aimais
pas du tout quand elle happait la nourriture, comme un chien,
parce qu'elle avait trop faim, je détournais les yeux.
Quand elle était dans cet état, elle souffrait
de vertiges.
Nouveau
concept (extraits)
Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 11 Janvier
2002
"Le phallus social", celui que nous appelions
de tous nos voeux, en 2002 arrive ce jour même sur la 2.
"Comment, répétez, ai-je bien entendu?",
interroge Lémergie, partagé, lui-même, entre
la sidération, l'incompréhension et l'hilarité.
Le "phallus social", selon la chroniqueuse de
mode, c'est l'image de l'homme, dans la société,
selon la tendance et les impératifs d'un jargonnant vocabulaire
néo-lacanien. Choisissant l'humour qui sauve en quelques
secondes en arrière-plan son émission du ridicule,
Lémergie mime un crooner chantant la mélodie Phallique-Sociale
du séducteur de plateau télévisuel non-dupe,
avec les manières d'Eddie Mitchell, modeste mais très
professionnel, fier de son tarin ou de quelques promesses de
calvitie, on l'imagine mal parlant turbin en dehors des heures
ouvrables. De la tenue, du style, pas de ces homoncules incertains
qu'on voit traîner dans les rayons des dames, du côté
catleya de la beauté virile. L'homme qui veut plaire est
déplaisant. Son intention ne séduit pas. Elle glace.
Que la beauté masculine reste un marché à
conquérir, personne ne le conteste. On a déjà
du mal à supporter les fragrances d'eaux de toilette à
base de tabacco puro de la Havane ou de fougère musquée,
de poivre sauvage ou de senteurs offactives telles qu'elles obligent
souvent à se soustraire précipitamment de la rame
matinale en furie, malgrè la hâte qui nous propulse.
Le nouveau déodorant métropolitain, joint à
cet effort collectif du phallus-social, est ignoble, propre à
susciter l'évanouissement nauséeux chez des personnes
au nez sensible. Qu'on y ajoute encore les messages de prudence
anti-terroriste, ceux contre les détrousseurs, qu'on diffuse
en outre dans l'atmosphère et la stratosphère une
musique d'ambiance, et nous allons bientôt rejoindre le
maquis.
Violence d'une édulcoration, d'une fausse sophistication,
imposée tous les jours dans l'environnement.
J'étais assise à proximité de mon guitariste
préféré, Escoudé, j'ai vu le jeu
des mains, j'ai entendu les grognements spécifiques, néanderthaliens,
du jazzman en verve, j'ai observé la masse en mouvement,
le front en sueur, j'ai capté les moments de pure virtuosité,
les passages du 22 long rifle à la mitraillette, j'ai
observé le tombé de la main et les insolences du
pouce, les stacatti furieux et les accalmies mélodiques,
rien dans ce type-là à l'oeuvre sur scène,
n'imposait un travail-sur l'image phallique-sociale, retouchable
à perpétuité selon d'exigeants paramètres.
Débilité. Pourquoi pas des implants, plantés
comme un frêle, jeune gazon, sur le medium et l'occiput?
Depuis peu, on voit fleurir dans la presse écrite, parfois
à la fin d' articles qui tiennent debout, comme celui
de Pierre Marcelle (Libération 9 Janvier) sur le "rimbaldien"
Yves Saint-Laurent, une onomatopée, Mouais, ou Mouais?
ou Mouais! Pourquoi?
Mais moi, moi, Mouais, non, merci! Meuh! ou Ziva!
Avaler,
gober, Isabelle Dormion, mail
reçu & mis en ligne 15 janvier 2002
Si le Prince Charles naguère
avala un parapluie, le troisième du rang, Harry, l'a surpassé.
Non seulement il avala une taf, mais de shit, non seulement un
drink, mais préjudiciable à la santé. Examinons
ses oreilles attentivement. Sont-elles celles d'un prince normal?
Non. Etudions son teint. Est-il brouillé par l'alcool?
Non. Il est clair, non couperosé, lumineux, transparent,
innocent, rose, avenant, c'est la mine réjouie d'un garçonnet
qui n'a pas hérité d'un aval de parapluie. Pourquoi?
Nous savons bien peu de chose sur l'ADN du petit individu royal,
impertinent, rétif à l'idée de rejoindre
le rang en dernier : il semble issu d' amours chevaleresques
d'ordre strictement privées, ce qui n'aurait rien pour
nous vraiment contrister.
Si le Président George Bush ne fait pas attention, il
risque des ennuis de santé, tomber sur la table basse,
se fendiller le crâne, laisser voir un peu de matière
grise au peuple ébaubi, toutes choses préjudiciables
à la bonne politique de confiance. J'ai examiné
un bretzel à la loupe. C'est dangereux. On ne le dit jamais
assez. La forme contournée, presque celle, alambiquée
d'un fauteuil bavarois, encore compliquée par un ajout
intempestif de cristaux de sels recouverts de blanc d'oeuf formant
glacis, tout ça est périlleux, diablement pointu
: un hameçon de pêche au gros. Que faisait le Président?
Il regardait la télévision, en accompagnant son
bretzel avec une bonne caisse de bières. Quelque chose
n'est pas passé. Une image? Un mot? Un non-dit? Une allusion?
Une perfidie? Qu'est-ce qui lui est donc resté en travers
du conduit? Quelque chose coince?
Si le Ministre Boulin est mort de suicide naturel, j'avale encore,
jour après jour, toutes les couleuvres qu'on nous servit
rue de Grenelle, tous les jours, à toutes les sauces,
y compris ravigotte et Thermidor, depuis le 30 octobre 1979.
Petit
noir, Isabelle Dormion, mail reçu & mis
en ligne 18 janvier 2002
Télévision : rien. Journaux, rien. Ne disent rien.
Morne plaine. Si, François Cheng et Lacan, qui le pressait
de questions ad nauseam. Arrivant en France et ne comprenant
rien. On voit courir les insensés en pardessus dans les
rues froides jusqu'au Panthéon déserté.
Douce France
"De l'art de conférer",
Montaigne. J'ai visité la maison, le petit escalier. Avant
tout, tolérant. Col blanc, barbiche, et l'ironie.
Wittgenstein , in Le cahier bleu et
le cahier brun: "Voyons comment, dans ce cas, sont utilisés
les mots "inconscient", "savoir" etc.
Voyons comment on les utilise dans d'autres cas. Jusqu'à
quel point peut-on dire que cet usage est identique? Pour conjurer
l'envoûtement de nos habitudes, nous tenterons également
de construire de nouveaux systèmes de notation. Nous avons
vu que l'examen de la logique d'emploi du mot "savoir"
pouvait nous amener à nous demander ce que représente
dans le cas en question le "parvenir à savoir".
On sera peut-être tenté de croire que cette question
n'a que de lointains rapports, ou même aucun rapport, avec
cette autre question : "Quel est le sens du mot savoir?"
"Donnez-moi donc un petit noir!"
En Afrique ou sur un zinc, la réponse doit être
intelligente, intelligible. Bien serré!
Où doit-on comprendre qu'Internet
servirait à communiquer? Qui a dit de telles inepties,
issues des sciences cognitives? Page blanche, la nuit damnée.
"Toutes les fois que je vais chez quelqu'un, c'est une
préférence que je lui donne sur moi ; je ne suis
pas assez désoeuvré pour y être conduit par
un autre motif." Chamfort
Salpêtre
& moisissures, Isabelle
Dormion, mail 22 janvier 2002, mis en ligne le 23
Ce matin sur la 2, des images fortes
pour une série douce, "des jours et des vies",
à l'usage des ménagères de 9 heures, l'esprit
vagabondant entre le plumeau et l'enclume. On voit ni plus ni
moins qu'un document d'une grande précision anthropologique
sur la peine de mort aux Etats Unis. Une jeune femme, bien saucissonnée
et blonde dans la chambre de la dernière chance, attend
le coktail létal qui mettra fin à ses dernières
paroles. De l'autre côté de la vitre, des
gens au brushing impeccable, au visage constamment repoudré
et matifié par le blush de la maquilleuse de plateau,
pleurent et se tiennent dans les bras l'un de l'autre, sans jamais
qu'une seule mèche de leur cheveux, ni un seul cil ne
s'ébranle. Comment est-ce possible? Bref, on voit tout,
les trois phases du mélange, le téléphone
qui sonne, fatidique, la professionnalité des bourreaux,
leur cravate, leur blouse médico-légale, leur impartialité
chargée de sérieux et d'un certain sens du sacré.
Quand la condamnée, crucifiée sur son lit au molleton
plastifié, parle aux gens derrière la vitre (ses
proches bien coiffés, doit-on comprendre) et dit tout
le bien qu'elle pense de tout, de la vie et de la mort, et tout
le regret pour le mal qu'elle fait endurer aux autres, on sait
que rien ne nous sera épargné. Dès la première
phase de l'exécution, elle ferme les yeux et nous donne
à voir l'intérieur subliminal de son subconscient,
tout chargé d'adrénaline et de vieux souvenirs.
On voit une fillette devant un gâteau d'anniversaire, avec
un appareil dentaire, puis une grande dinde avec frisettes, quelques
années d'acné plus tard, puis une grande sauterelle
blondasse qui sourit à la vie prometteuse devant un miroir
brillant. On a vu deux minutes avant des gazons et des pic-nics,
un soleil de studio, des thermos et des nappes jetables, l'idée
magnifiée d'un certain bonheur, l'expression des sentiments
les plus primaires, la représentation la plus basse de
la peine de mort, à l'heure où la matinée
bleue prometteuse et travailleuse commence, à la minute
où mon énergie prolétaire se galvanise.
Le temps passe vite dans la chambre de la mort, j'enfile mon
manteau, qu'on en finisse avec la blonde! J'aime tant la civilisation
à l'heure profane.
De l'autre côté, en stéréo, Martin,
celui qui va assurer le changement d'un musée de l'Homme,
berceau de la Résistance, au Quai Branly, dit tout le
bien d'une nouvelle ère de l'anthropologie, ouverte sur
une caféteria et une salle de la commmunication, avec
vente de poteries, de posters, de cartes postales et de capteurs
de rêve indiens faits à la chaîne. Il parle
de "concept de transfert", de notion "désuète"
de la tradition et dit clairement où il veut en venir
: Néanderthal, oui, mais avec conquête spatiale.
Voilà une idée évolutionniste bien structurée,
comme seul un fonctionnaire, un techno-administrateur peut l'annoner,
la formater, la mettre en pratique. Les collections, les ouvrages
ne seront plus ouverts aux seuls spécialistes, l'idée
même de l'homme appartiendra à tout le monde, tout
le monde pourra aller prendre un café le lundi au Palais
de Tokyo dans les faux gravats trash et une contemporannéité
de squatt en délire, et à, "trois cent mètres
à peine" dit Martin, contempler les objets culturels
montrés dans une muséographie modernisante dévoyée.
J'imagine déjà les commentaires à l'usage
des pédagogues et des classes en goguette. Mais, précise
Martin, il y a, en anthropologie, urgence et péril, les
réserves sont en danger. Salpêtre et moisissures?
Dans un troisième temps furtif
des médias du matin, au moment où j'ouvre la porte
qui mène droit au labeur, le fils de Didier Schuller réclame
son père. Reviens, lui dit-il avec un appareil enregistreur!
Toi qui es caché là-bas, à tel endroit,
reviens! Faut-il qu'il soit nostalgique, menacé dans sa
vie même ou aux abois, pour parler avec cet accent d'urgence
et de sincérité indignée.
(voix off, visage flouté derrière la vitre) "Je
ne me souviens, moi, que des oreilles particulièrement
intéressantes de Didier Schuller. J'avais un jour calculé
à une réunion de cabinet d'un ennui de mercredi
matin alangui, l'angle entre le lobe et l'oeil, un angle phénoménal,
si l'on se place du point de vue strictement physiologique. Les
oreilles du faune de Rodin, qui plus tard, avec le temps, s'allongèrent
encore, ainsi que le naseau. Du reste, je ne me souviens pas.
Rien. Pas le plus petit détail. C'est curieux. La menace,
la proximité d'un flingue, les pressions diverses ont
un effet de stupeur et d'amnésie sélective, une
sorte d'occultation, d'oblitération mnésique qui
me laissent sur ce sujet, débiloïde et d'un crétinisme
alpin. Après ce passage atterrant rue de Lille, où
j'ai pu mesurer toute l'inventivité de Schuller, j'ai
préféré aller me cacher dans un endroit
îlien, très tranquille et sûr, en comparaison
: l'Ambassade du Zaïre, une dictature sanguinaire où
les militaires Mobutistes et les rangers avaient l'air, à
côté des autres, de grands anges noirs d'innocence.
Là, Schuller, un jour, vint me heurter sur le trottoir,
caché derrière "le Monde", Cours Albert
1er, et me promit une fin violente, du genre: écrasement
sur la voie publique par un bus étranger qui prend la
fuite. Je dois ma survie à des protections célestes,
à de divines mansuétudes, aux passages cloutés?
Le fils de Schuller est très naïf. Il faut que son
père finisse de peaufiner son bronzage quinquagénaire
au soleil dominicain. Si Pasqua est un homme sensé, il
ne tentera pas de faire extrader cet homme qui a sur les autres
politiques une réelle supériorité intellectuelle
: il est joueur, volontiers farceur, volontiers blagueur, bourré
d'ingénieuses, d'excellentes idées, dont certaines
sont explosives. A moins de le faire piquer dans l'onde translucide
par une raie venimeuse, il vaut mieux qu'il ne cherche pas à
dégoupiller toutes les petites grenades placées
évidemment à droite et à gauche. Si le juge
Alphen démissionne, c'est bien que tout est vraiment pourri
dans le royaume. A côté, l'explosion des tours de
Manhattan est un jeu d'enfant. Petites implosions en chaîne
avant les élections, c'est ce qu'il fera si son propre
fils le balance, c'est son moyen de chantage, son argument, dissuasif,
de joueur de poker: le banditisme politique n'étonne plus
personne. On absout la faute mafieuse, le temps faisant son oeuvre."
Le temps de l'histoire, indifférent
à tout.
Les
trésors de Stevenson,
Isabelle Dormion, mail 26 janvier 2002, mis en ligne le
27
J'ai constaté avec plaisir dans
un journal que quelqu'un avait surenchéri au prurit Fogellien.
J'enfonce une nouvelle fois mon clou et ma punaise préférés.
Rien de tel, le samedi soir, pour un refuznik, de prendre une
petite bouffée de cette horreur qui électrise les
neurones, agite l'esprit désagréablement après
l'avoir englué dans la stupeur et ouvre à d'heureuses
dispositions pour un long travail nocturne. Cinq minutes, jamais
plus. Hier soir, une tronche cramée face à l'animateur,
les joues plus lisses que jamais, la bouche véloce comme
un véhicule du Paris-Dakar. C'est le DJ de NTM, Joey Starr,
qui lui envoie des vannes à tours de bras. C'est réjouissant,
économique, sportif, tonique, il endigue notre agacement,
le met en forme avec brio, une longueur d'avance au chronomètre,
tempo rap au métronome. "Tu me prends pour une saucisse?",
de la vraie poésie, "Arrête, toi, je te colle
au plafond", il enfile les gracieusetés à
côté d'un type au sourire prévenu, Laffont,
qui prend une expression curieuse, celle de quelqu'un qui a beaucoup
vécu, côtoyé la vie véritable et aussi
les affres contradictoires de la vraie vie, à qui la violence
ne fait pas tout à fait peur, qui en a vu lui aussi, indulgent,
des vertes et des pas mûres, la mine d'un que rien n'éblouit,
surtout pas les petits mecs comme celui-là. Il a exactement
la tête d'un travailleur social avant son grand nervous
breakdown. L'autre aussi d'ailleurs, plus son assistante qui
a malheureusement ce soir-là un habit beige du plus malheureux
effet. On dirait une nèfle triste qui tient je ne sais
quoi dans son giron, un bouquin et un compact, qu'elle agite
comme de grands drapeaux blancs de la paix. Là, on sent
passer une menace de dépressurisation dans le studio.
Heureusement, Joey le cramé sort ses tripes qui sont bouffées
crues sur place. Son agressivité est comme absorbée,
engloutie par le sourire du Modérateur qui a beaucoup
vécu. NTM lui dit "et toi quand tu te prends les
couilles avec un taxi, il te demande aussi si tu es sous l'effet
de substances toxiques?" L'autre grand gland ne répond
pas à la provocation et c'est un fait qu'il semble être
sous le simple effet d'un demi Lexomil pris avec une gorgée
de porto. Arrive Jean lefèfvre, vêtu d'une sorte
de blazer de marin d'Antibes accostant pour de longs mois printanniers.
Joey Starr est parfaitemnet courtois avec son nouveau voisin
et il ne lui en veut pas de ses régates en eaux plates.
Il envoie un salut à une voisine de palier, ce qui est
la dernière des impertinences et un salut de connivence
à tous les ploucs, tous les ringards, tous les gens qui
y croient, tous les humiliés, tous les gogos abusés
de la TV, à tous ceux qu'on exploite complaisamment, à
toutes ces victimes de castings ; offertes et consentantes aux
jeux des maillons et de la chance à moins que rien. "Doc
Gyneco? tais-toi, tu m'insultes, le mec, en plastique! Tu ne
comprends rien "L'assistante en beige, Jean lefebvre la
trouve très gentille et compétente, Fogiel aussi.
Personne ne peut en vouloir à Jean Lefebvre? Même
pas L'Avatar qui vient s'asseoir, comme ivre de sa propre audace
et qui suscite la pitié, il fait un doigt d'honneur à
Fogiel, il se présente comme le roi de l'entartrage, le
champion de la subversion tous terrains, il est l'as du grabuge,
il a des cheveux un peu en l'air, il ricane sans conviction,
lance un appel à l'acte gratuit mais rien chez lui n'indique
la gratuité, surtout pas sa présence à une
telle émission. Il met en valeur, sans le savoir, le maudit,
le justiciable de NTM, qui semble, lui, moins frelaté.
Plus tard dans la nuit, les truands aventuriers, les authentiques
cramés, les vrais gentlemen de Conrad et des Mers du Sud,
les nihilistes, les terroristes* qui n'ont rien perdu pour avoir
attendu des années dans l'oubli. Il me reste encore des
merveilles à lire et relire après que les petits
enfants soient bordés au lit, personne ne viendra plus
dire que c'est dépassé. Humour noir. Une réjouissance
inattendue.
*R.L.Stevenson "Le dynamiteur" P.O.L - Préface
de Dominique Fernandez: "Prestige et infamie"
L'étau, Isabelle
Dormion, mail reçu & mis en ligne 1er Février
2002
A la table voisine, deux sexagénaires
s'empiffrent de viandes grillées, de légumes shop
suey, ils sifflent une bouteille de rosé et se narrent
par le menu l'historique glycémique, calcémique,
pancréatique, hépatique, éthylique, de leurs
métabolismes respectifs. Ils entrecoupent ces comparaisons
navrantes d'analyses tout aussi désastreuses sur les élections,
l'insécurité, le soixante-huitisme, le "mondialisme",
l'affairisme, Jospin, Schuller, son fils etc "Il y en a
quand même qui s'embêtent pas. C'est nous qui paient,
le mec, les Caraïbes, avec le fric de qui, non, mais tu
suis mon regard, Pasqua et les Autres, tu vois le trafic, Mèdecin,
au moins il était maire, et de Nice, en plus, lui, même
pas, il était quoi, le mec, au fait? " etc. Le potage
pékinois brûle mes délicates papilles. Je
vois passer Emmanuelle Riva dans la rue. Un vrai visage, ça
change, humain, un regard.Léon Morin prêtre, au
Ciné-Club de Boulogne sur Mer. Muriel. Alain Resnais.
Nous allions voir le tournage, ferventes cinéphiles. Les
deux collationneurs hèlent l'hôte des lieux, qui
file vers l'arrière-salle en souriant, peu habitué
à ces murs barbares. "On est allés ce week-end
voir ma belle mère qui a cent ans, on l'a un peu aidée
à souffler les bougies, elle n'a jamais rien laissé
passer. Son mari, lui est parti sans rien voir venir, il avait
mangé une andouillette-frites comme d'habitude, le samedi
soir, va savoir le pourquoi et le comment des choses. L'andouillette
du Mans, la Fatale, n'est pas passée. Quatre ans de moins
que sa femme, toujours ensemble depuis cinquante ans". "C'est
peut-être ça, tu crois, il en avait assez? Moi,
je disparaitrai avant de voir venir la mondialisation, avec le
taux de PH qui grimpe en soirée, t'as pas idée!".
Un hachoir dans la minuscule cuisine ponctue l'immense menace
de la Faucheuse. L'étau se resserre. Viennent ensuite
une assiette de canard, une plaque fumante de petites choses
poivrées, anissées, caramélisées,
et des accompagnements diversifiés. Le moustachu au polo
bleu d'Outre-Mer a des yeux de batracien, le chauve-arrière,
veste de laine grise, a les siens. Chacun son destin. A côté,
un couple de Philippins scrute les pièces de nickel, morne,
sans aucun souci d'efficacité marchande.
Je n'aime pas l'adjectif bourdivin,
journalistique. Je n'aime pas du tout avoir fait allusion à
la bonne santé de Bourdieu alors qu'il était très
malade, presque mourant. Je n'aime pas l'unanimité bourdivine
posthume, je ne l'aimais pas non plus avant, sans faille, monumentale
et falsifiée. L'important, les lunettes? Ni les lunettes,
ni le regard. La réalité. La vérité.
Un dogme, truqué. Une massive obstination.
Dans le Nouvel Observateur, un curieux
dessin, imprécis, d'une lutte confuse à la citadelle
de Mazar-E-Charif. Dans un coin, les Moudjahidines d'Al Qaeda,
dans l'autre, le Général Dostom, dans l'autre,
Tour SE, à l'extérieur des remparts, des Moudjahidines
de l'Alliance du Nord, au dessus, le vol d'un AC 130, à
droite, la porte principale, au bout d'une route sur laquelle
déambulent des hommes (Talibans se rendant dans la forteresse,
venant aider les derniers retranchés qui brûlent
ou sont noyés comme des rats dans un souterrain? Observateurs
venus d'Ailleurs?) Au milieu, une treille, les Vignes du Seigneur?
A gauche, près d'un corps et d'un combattant en tenue
afghane, la signature du dessinateur, Soutif. Tout ça
laisse pensif. On suspend la lecture. Jean-Paul Mari est revenu
des lieux d'une tuerie insensée, oui, mais dans quel état?
On voudrait comprendre mieux. Dans ce fort de l'horreur, on voudrait
des méchants, des vrais. Oui, il y a déjà
les damnés de la dernière heure, oubliés,
morts de soif ou asphyxiés dans les containers. Mais on
en a déjà vu près du Tunnel de la Manche,
chez nous. Non pas des Afghans mais des Chinois. Mari scande
l'article par "une tragique erreur de plus".
Avant que l'histoire ne se répète, absurde erreur
de plus, on entend parfois ces jours-ci W.Bush, le fils de son
père, menacer la Corée du Nord, l'Irak et pourquoi
pas l'Iran..On voudrait ne pas comprendre. Avant, on voudrait
ne pas l'entendre. Qu'irait donc faire Ben Laden en Iran, lui,
Sunnite, chez des Shiites qu'il excècre et veut tous "mettre
dans un même chaudron"? Chercher et trouver un ultime
refuge? Il va falloir que Bush trouve autre chose pour justifier
sa mégalomanie hégémonique.L'alibi du terrorisme
a fait long feu. Il va réussir à ressortir, outre
un bretzel magique, le Fameux Mollah Omar, venu sans doute directement
d'Afganistan en moto?
Il est bon de savoir que l'Université de Boston a créé
un site où les informations parviennent d'Afghanistan
et d'ailleurs, qui viennent moduler ou contredire les nouvelles
imposées aux media. Il est nécessaire de préciser
qu'à Boston, des Américains manifestent contre
la politique étrangère de leur président.
C'est une universitaire de Boston qui nous a demandé instamment
de diffuser l'information. Il est probable que les informations
venant directement d'un centre financé par Ben Laden à
Boston soient aussi tendancieuses et critiquables que l'intoxication
américaine.
Heureusement, Schuller va venir s'expliquer et tout va se clarifier
demain. Tout deviendra enfin lumineux! Plus d'ambiguïté,
un éclairage absolu, la vérité nue!
Marcher dans le désert.
Substance,
essence du politique,
Isabelle Dormion, mail 4 février 2002 mis en ligne
le 5.
Wittgenstein* préconise un usage
pratique du langage :
" Commander et agir d'après
des commandements
" Décrire un objet d'après son aspect, ou
d'après des mesures prises
" Reconstituer un objet d'après une description (dessin)
" Rapporter un événement
" Former une hypothèse et l'examiner"
Juppé a scandalisé la classe politique en disant
un mot que la bienséance réprouve: "Merde".
L'affaire Schuller. Le mot et non la chose suscite déjà
la polémique. L'autre, en vadrouille, sur le point de
prendre le prochain avion, le suivant, le premier du matin**
ou le dernier du week-end, réussit là où
on ne l'attend pas. La bienséance, les usages, la tradition,
rien n'interdit la pratique, l'usage, la roulade complaisante,
porcine, ubuesque, inavouée, admise, inavouable dans ce
qu'on pourrait nommer "la fange". Qui avait traité
Talleyrand de "merde dans un bas de soie"? L'histoire
ne s'en est pas offusquée.
Curieux mot que "fèces", chez Freud, pour la
représentation métonymique de la même chose,
l'argent. Juppé aurait dû dire qu'il ne fallait
pas remuer l'argent sale, personne n'aurait seulement cillé.
Correct.
Faux culs! Méritent une correction! Qui sera le grand
Indigné, le laveur de linge sale en famille, le Père
intransigeant, le justicier, le poseur de limites? Il y en a
déjà un, Pasqua, sévère, réprimandeur,
qui a dit "c'est un menteur", en parlant de son ex-émule!
L'autre père, celui des Caraïbes, qui se fiche décidément
de tous et de chacun, dit, rassénérant, "je
ne voudrais quand même pas compromettre la campagne de
Chirac! Je veux m'occuper de mon fils, en très mauvaises
mains!". Il ne pense quand même pas faire vibrer chez
la ménagère, chez l'auditrice, chez la lectrice
du "Parisien" ou de "France Dimanche", une
corde ténue restée sensible? Je les ai interrogées.
Elles hochent la tête, essuient leurs mains sur la blouse
fleurie, au niveau des poches, au niveau des hanches, au niveau
de la taille et secouent les draps du lundi, jour de lessive
dans les buanderies de province.
* "Investigations" §26
** "Demain, à l'heure où l'aube blanchit
la campagne, je partirai. Vois-tu je sais que tu m'attends...".
Cité de mémoire dans un lointain pensum,Victor
Hugo, debout ânonnant devant la classe culturelle de CE2
que le goût du jour nous impose jusqu'à l'excécration
scolaire.
Pondération, Isabelle Dormion, mail 7 Février
2002, mis en ligne le 8
Dans la galerie ouverte aux courants
d'air, j'ai vu, accoudé sur le congélateur, un
chinois examiner le cylindre enroulé dans une feuille
de bananier en sifflant "le Pont de la Rivière Kwaï".
Certainement pas Chinois. Un Birman? David Niven avait été
annobli. On note ces détails en parcourant les journaux,
on les garde dans la mémoire. Non, ils s'installent là,
provisoires, ils émergent à l'improviste.
Quelqu'un m'a dit aujourd'hui qu'il existait des grenades grosses
comme des assietttes. On presse les graines à pleines
mains, ça calme l'esprit et ça l'ouvre à
la réflexion. Je n'ai trouvé aujourd'hui que des
kakis. Peu de pépins. On verra demain. S'ouvrir à
la réflexion. Epépiner les concombres? Ne plus
regarder la presse, ignorer les gros titres. Eviter les kiosques.
Jouer Bach cinq heures. Décrocher le téléphone.
Lâcher.
Passé
très antérieur et futur toujours obligatoire,
Isabelle Dormion, mail du 9 février 2002,
mis en ligne le 12
L'antiaméricanisme primaire peut
s'accompagner d'un mouvement secondaire quinte ou tierce. Dans
les trios indiens, sitar, tablas et tampoura, le troisième,
souvent joué par une femme, construit la ligne harmonique.
Dans les débats actuels, je suis
frappée par les oppositions, les systèmes, les
clichés. Une amie iranienne, très subtile, m'invite
à mettre à la mode la nuance. Sourires sceptiques.
L'idée, harmonique, puissante, ancienne, moderne, structurante
et contradictoire, serait d'utiliser cette caisse de résonnance,
qui accompagne les charmeurs de serpents. La sonorité
confuse, similaire au bourdon, peut évoquer plus précisément
le son, le bourdonnement de l'abeille.
Ce matin, une émission sur "France Culture",
très bien construite, ouvre cette réflexion, raisonnante,
chez moi plus résonnante en termes analogiques. La caricature
ouvre le débat. "Le premier critique qui utilise
le terme d'américaniser est Baudelaire". Viennent
Duhamel, Salacrou et ses alacrités, M. Aymé, Caussimon(?).
"Le cauchemar climatisé", la machinerie Chaplinesque,
les farces de Woody Allen, les révoltes de Miller, les
diatribes d'Isabelle Huppert suivies des imprécations
de Rocard, les réticences Gaulliennes, tout est mis à
la suite dans une inventive fresque, gaie, jazzy, qui incite
à l'heure de l'apéritf l'auditeur à se précipiter
sur son petit fromage de terroir privilégié. L'ennui,
à la fin de l'émission, c'est qu'on se sent tout
Bidochonné, comme le vrai "M.Bidochon", citoyen
de plein droit aperçu l'autre jour à la télévision,
qui décrit son calvaire d'handicapé patronymique
avec le plus grand sérieux du persécuté,
anonyme très connu, télévisionné,
vu et revu, réclamant dignité et anonymat perdu,
procédurier, paranoïde, plus vrai Bidochon que sa
caricature. Baguette sous le bras, ridiculisé. Entre José
Bové et la multinationale, où donc oeuvrer sans
se heurter à des fils de fer? Les propos réactionnaires
pointent chez les antiaméricanistes primaires. Chez les
secondaires, la critiques est aisée.
Il y a deux ans, aux pieds des tours abolies, j'ai habité
à Manhattan l'Athletic Hotel , sorte de club gymnique,
aquatique, miteux, hébergeant des congressistes de tous
poils. Coiffeurs, joueurs de Bag-pipes irlandais, nageurs, religieux
sectaires, pongistes, éboueurs sudaméricains, mormons,
amish, tout y passait, le tout venant. A y regarder de plus près,
tout et n'importe qui, c'est-à-dire vous et moi. Nous
allions déjeuner chez des cajuns et n'avons vu que des
minorités, des individus, encore et toujours, comme vous
et moi. D'où vient cet esprit de système qui fait
d'un agglomérat d'individus humains faits de bric et de
broc, aimable ou haïssable, mais préhensible, compréhensible,
un objet mal identifié, inconnu et menaçant? L'esprit
qui caricature et systématise est politique. Le discours
politique enclot, dénature, déshumanise, pervertit.
Est-ce donc la vocation d'une voix minoritaire d'être niée,
écrasée, anéantie? Aux Etats-Unis, la preuve,
dans cet hôtel, était donnée. Tout y était
représenté, en soirées, dîners associatifs,
concerts, tombolas. Tous y ont droit de cité. Chacun s'affirme,
s'exprime dans un tohu-bohu babélien. L'individualisme
systématisé, lambda érigé en système,
en obligation, fait masse. Y manque un temps. Ce temps est à
chercher dans la culture, identitaire, donnant aux termes, aux
mots, leur origine, leurs nuances, leur sens, donnant aux hommes
leur distinction. Ce temps existe, il suffit de l'identifier,
par la culture.
A côté, le musée indien, déserté.
Les Indiens sont-ils minoritaires? Ont-ils été
anéantis? Qui les a anéantis? Pourquoi? Qu'est-ce
qu'une culture dominante? Comment devient-on dominé? Doit-on
décrire un génocide? Doit-on faire l'ethnographie
d'une disparition? Anticiper une disparition peut-il la prévenir?
Entendu récemment : "qui sont ces gens? des néo-situationnistes?"
, en parlant de l'un d'entre nous. Eux, nous savons qui ils sont.
Eux, ils ne savent pas qui nous sommes. Personne. Vouloir n'être
que personne (individu) donne une certaine autorité: s'escrimer
à n'être que rien (personne, individuée)
autorise tout. Rien à perdre et temps gagné sur
les mondanités.
"Qui sont ces gens?". On ne les connaît
pas, on ne les reconnaît pas (comme nôtres). Ils
ne sont donc rien et personne (individu). Ils n'existent pas.
Tant mieux. Confère une certaine discrétion, grise,
urbaine et passe-muraille. Eux, nous les avons observés
sous toutes les coutures, grâce à l'image figée
d'un magnétoscope sur une expression, le son d'une voix,
le tic du trac, la moue, la distorsion mensongère d'une
bouche et d'un regard. Aucun jugement de valeur sur la télévision.
Nulle? Eux, nous les avons vus déambuler dans les colloques,
nous avons lu leurs thèses, nous leur avons retenu des
billets d'avion, nous les avons vus dans les journaux, les revues,
férocement confraternelles et sororales. Nous les avons
écoutés, analysés, dans les cabinets ministériels,
ceux qui nous gouvernent et nous donnent -eux que nous avons
vu respirer, tousser, manger, s'habiller et travailler- des leçons
de politique quotidiennes.
Quand ils nous croisent, ils sont envahis d'un sentiment d'inquiétante
étrangeté, comme devant un miroir fixé trop
longtemps. Au bout de dix ans, comme au bout de ces six mois
d'une expérience, prendre l'air. Gagner la rue, d'où,
là encore, invisible, on peut tout regarder.
Se mettre d'emblée, de façon anticipée,
à la place où l'on sera placé(e) d'autorité,
celle, littéralement, d'indigène, et prendre la
parole, délibérée, en dehors d'un système
de clôture.
Comme
un lion rugissant,
Isabelle Dormion, mail dominical 17 février 2002,
en ligne lundi
Ce matin, premier dimanche de Carême,
la TV montre, chez nos amis Africains, nos frères proches
et lointains, un beau moment de partage et de communion. C'est
le "Jour du Seigneur", si triste, si geignard et si
besogneux qu'il fait se sauver à grandes enjambées
tout bon mécréant qui ne respecte rien et tout
bon fidèle qui se respecte, loin, dans un même élan,
cohorte d'unis par le même ennui irrépressible,
vers les longues coulées vertes du 12ème arrondissement,
les traverses interdites du train de ceinture Massena Bercy,
les abords verdoyants ou les bosquets poussiéreux de notre
ville adorée. Dans cette fuite dominicale, on peut aller
jusqu'à Dourdan débusquer les premiers et les derniers
cervidés banlieusards.
Aujourd'hui, on s'accroche avec ficelles, câbles et tendeurs
au fauteuil de torture, on regarde: il faut s'obliger à
voir les images, si tel est le propos. Depuis Vatican II, nous
explique un prêtre, il faut "comme un voleur",
c'est lui qui le dit, pratiquer "l'inculturation".
Nous avions déjà les Maisons de la Culture, l'objet-perdu,
du côté de chez Swann, l'a-Kultur, l'Exception,
le temps retrouvé, le Palais de Tokyo, le néo-culturel,
le cul-terreux, le no-future, l'acculturation, la dévitalisation
du champ symbolique, Godard/Mao, la reculturation, le cinéma
Inuit, l'âme des multi salles géantes de Bercy,
la renaissance, la déculturation, "les arts premiers",
le "faire culture", voilà quelque système
nouveau, ingénieux et stratégique. Il s'agit d'utiliser
la culture du pays pour l'absorber et la remplacer par une autre,
ici religieuse, catholique, donc universelle, fraternelle, bienveillante,
aimante, respecteuse. Malaise. Les choristes sont en rang, normales,
avec des foulards vert pomme et des boubous identiques, c'est-à-dire
en tenue à peu près normale du pays, l'assistance,
elle, est habillée à l'européenne, les portes
sont grandes ouvertes, c'est joyeux comme la paroisse de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt
le jour de la Toussaint, le corps des serviteurs de la liturgie
est étayé d'un cardinal black et convaincu, renforcé
d'une escadrille hiérarchisée d'acolytes en aubes
idoines et surplis cérémoniels, tout est solennel,
figé, il y a même au premier plan un représentant
du Ministre de la Communication, flanqué de sa femme,
en capeline normale, beige clair, auréole ajourée
en carton revêtu de dentelle acrylique, coiffe de première
communion d'une petite nièce dans le Berry résidentiel
du mois de mai-juin. Le prêche à Douala est en français,
on peut se le procurer en écrivant à une certaine
adresse que je n'aurai pas la cruauté de révéler
aux quatre points cardinaux. Pas de délation ici. Les
cantiques sont hideux et sinistres. Pourquoi? Les balafons pourtant
sont là, alignés comme des dentiers rustiques,
prometteurs, tout proches, potentiellement sonores et tout rythmiques.
L'amour est là aussi, global, prôné par le
prêcheur universaliste. Les orgues électroniques
aussi. Les délices? Point. C'est là que le Cardinal
Tuti décrit la tentation du Christ dans le désert,
avec des arguments pesés et pondérés, et
c'est là encore, à la fin, qu'on émerge
de la léthargie, qu'on essaie de soulever une laborieuse
paupière, puis l'autre. J'ai des oreilles et n'entends
point, j'ai des yeux et ne vois rien. J'entends pourtant un murmure
dans un songe: "le diable, comme un lion rugissant".
Avec trois-quatre cantiques, en langue douala, reliquats folkloriques
du cru, c'est tout ce qu'il reste de la brousse pelée
et des alentours. C'est peu, après le passage de "l'inculturation"
prosélyte. Le commentaire dit bien que la stratégie
vaticane ne fait pas tabula rasa; elle utilise le substrat indigène
pour mieux infiltrer la population locale. Circonvenir? A la
fin de l'office, un missionnaire au front moite salue les fidèles
qui s'égayent, en les remerciant pour tous les amis francophones,
Belges, Suisses, Français et Canadiens, (et ceux des DOM-TOM?)
d'avoir partagé leur culture (française). "Vous
qui êtes des lions, dit-il, restez indomptés".
Trop tard.
Quant-à-soi? Dehors, pétarades
infernales. Des cercles d'enfants en anoraks surmontés
de ballons "Tang" jaunes et rouges, des hordes de visiteurs,
là encore nos amis belges, les mêmes, émergeant
éberlués de cars climatisés beiges avec
tout le confort, des files de filles, des grappes de copines
se poussant du coude en ricanant, des amicales de sourds assez
gais faisant en Taï-chi, ralenti et vite, plus vite, tous
les gestes de l'entendement, un tétraplégique courageux,
solitaire et sur roulettes,
quelques rollers et un plancheur qui se ramasse une gamelle devant
les vendeurs de baume du Tigre, trois vieilles chinoises avec
pantoufles noires et grands bâtons d'encens, l'une qui
glapit, l'autre qui rit, la troisième qui choit du mur
de la tour Cortina, des associations de Kung Fu de Belleville,
des beurs fiers karatekas en costumes de satin jaune dans le
soleil, cymbales et tambours, ma fille dans le tas, en pyjama
bleu frigorifique, où sont les nattes du matin, les macarons
promis sur les oreilles, baskets pourries aux pieds pour l'initiatique
Triangle d'Or? Le Vénérable Barbichu, doré,
sur brancard de Lourdes, encens, fumées, clémentines
roulant à foison, feuilles de choux résiduelles
à se rompre le cou, visqueuses au sol, traîtresses
aux pieds, badauds englués, le monde entier au coin de
la rue. On voit passer en retard le nouveau Maire furtif, nez
au vent comme une belette géomancienne, Toubon réjoui,
houspillant dans le dos sa femme retardataire en habit molletonné,
les Importants en manteau long vers la tribune, les Mystérieux
minuscules, les photographes du dimanche et les pros avec zooms
agressifs braqués tous azimuts, jouant des coudes, ceux
dont les yeux pleurent, ceux qui toussent et ceux qui crachent:
quand enfin près du temple le rideau de pétards
s'enflamme, tout le monde court à Pékin se planquer
aux abris. Coincés dans le parking, tous, vieux commerçants
et jeunes clandestins du coin, étouffent, larmoient et
rigolent en choeur. Chacun son mouchoir de soie. Méprise:
Mékong?
|