Amalgame, Isabelle DORMION, par mail, mis en ligne le 7 septembre 2001

A Monsieur l'Editorialiste du Nouvel Observateur, par exemple.

Vous qui enfourchez chaque semaine de nouveaux chevaux emballés et indignés pourquoi ne pas créer une fois pour toutes une ligue de vertu ou un cercle de la juste pensée, ré-humanisée par Guillebaud, notre nouveau mètre étalon du pavillon de Breteuil?

C'est assez! Trop de loft stories, de maillons faibles, trop de trottinettes, assez d'untels et trop de tout. Trop de voyages chics, de dépaysements assurés, trop de consumérismes exotiques, argiles et déserts de luxe dans vos pages racoleusement hypocrites.

S'il nous arrive encore de capter des ondes furtives sur les radios de province, quelques belles voix modestes et rares dans la quasi-clandestinité audiovisuelle, c'est qu'une résistance obscure se crée et bientôt se lèvera, nourrie de refus et de nausée. Ne croyez pas en être l'initiateur.

Le chroniqueur, chrono en lignes, nique son lectorat. Des idées, sur commande, libres, à la pelle, fusent hebdomadairement, et quand ce n'est pas lui, c'est l'autre, l'identique, son frère, le même, qui raconte depuis toujours comment, fraîchement enrhumé, il vient de redécouvrir Mauriac par l'enchantement renouvelable d'une bibliothèque dépoussiérée, par le chiffon magique de sa femme de ménage ex-yougoslave ou post-albanaise, une fée mutique efficace, il redécouvre Morand, d'autres vieux cons, ou Chateaubriand, le type vient de relire les Mémoires d'Outre-Tombe ou une certaine vieille édition pile poil de Gide retrouvée dans la doublure d'un imper anglais décousu mais encore chic, (ces familiarités d'antichambre et de garde-robe!) ou les Goncourt, ou Rika Zaraï ou l'autre Jossselin, un enthousiaste rondouillard tous azimuts, qui a le talent, mine de rien, de complaisamment flatter Sagan, une grande dame, je rêve, tête d'épagneul breton, une grande dame, très gentils yeux, c'est vrai, très drôle, c'est vrai, ou Sollers, très drôle aussi, si, si, c'est excellent, je rêve, oui, eh bien finalement, ce n'est pas mal du tout, dit-il au lectorat consterné, on nous dit aussi comment maigrir, comment, crétins, manger crétois, comment comprendre la nouvelle économie, comment penser, comment user son temps culturellement, comment épargner ses semelles, son individualité, son cholestérol, sa bonne et sa mauvaise conscience, comment titiller son âme mais pas trop, jamais jusqu'à la joie ou la contemplation, attention, on a l'âme un peu néo-bouddhiste, mince et grise, on apprend comment saluer un pauvre avec une dignité joviale, sans culpabiliser. Bonjour Monsieur, comment allez-vous, et le quart monde, ça marche en ce moment, la précarité, tout ça, ça va? Des mecs comme Minc, ça existe encore, ça parle, mais pas là? Aron, non, on n'en a plus. Mort, il parle mieux, ça passe, comme Morand, on oublie tout, Céline aussi, ça passe mieux avec le temps qui passe, son génie inaltérable comme le vieil imper décousu cradingue. Drieu, aussi, on ose, ça passe, si c'est Sollers qui s'y colle, c'est mieux, ça passe. Ce type, il peut parler de tout, il est content, il met la bouche en avant, avec sa bague et son porte-cigarette, des baffes, il est content, il ronronne au doux chaud soleil télévisuel. Là, à la rentrée scolaire on est prévenu assez tôt, il faudra accepter le passage à l'Euro ou aimer Houellebecq et sa fiole de fieffé cynique roublard qu'il faut se coltiner en veux-tu en voilà, en plus il chante, pour élargir son champ d'expression, là il ressemble à Anne Sylvestre et à celle qui chantait Melecoton et boule de gomme, non, boule d'or, Colette Magny, semi-confidentiel? Suscite la honte, la gêne. Devrait partir en proche banlieue pour cuver son talent et le laisser décanter dans la grisaille et l'ennui éthylique ou le no-man's land consensuel. Un peu d'ascèse dans une maison blême de Dourdan? Une petite année sabbatique en silence? La paix et que les chiens enfin n'aboient plus!

Suivent impavides et brillantes les suites en céramiques de Marakkech l'ensorceleuse et ses palais pour trois fois rien, le luxe pour tous, pour moi, pour vous, pour toi et moi, pour lui, avec de la domesticité conviviale, stylée, mutique soumise, payée et silencieuse. Il s'appelle Omar? Je rêve.

Accrochons le lectorat. Luxe discret. Comment s'appelle-t'elle, celle qui transcende la petite lingerie de Chantal Thomass, un nom qui finit en i, trois fois rien, 2500F, un petit body de dentelle? Faites-vous plaisir intelligemment. Suit l'objet du mois. Le minuteur en acier inox pour l'homme d'affaire précis, pressé, hédoniste et désinvolte. Il y en a.

La pensée du jour? Implicite, ambiguë, décryptable au troisème degré du syllogisme. Comment saluer un torturé de fraîche date, avec une dignité non dénuée de bonhomie, comment, en trois pages montre en main, décrypter une photo chelou, horriblement suspecte, celle d'un enfant agonisant dans les bras de son père criblé de balles ennemies. Qui est l'ennemi ? Aujourd'hui qui le dit? Aucun jugement n'est émis, hormis celui du Juste, Julliard, assis justicier à la droite du Père, le lecteur a le droit de penser, et s'il en a les moyens, le devoir. Qui a parlé de moignons?

Autre chose, cher chroniqueur avisé, autre chose dont personne n'a parlé de peur du ridicule qui tue. C'est pourtant un fait de société, un baromètre, un paramètre, un indice, deux petites choses, je ne sais quoi de furtif et d'énorme dont Jankélévitch aurait fait une montagne, une tarte à la crème, une péninsule, une montgolfière, un petit propos anodin et croustillant du Collège de France pour jeunes émules zélées vaguement onanistes, portant haut leur petits magnétos cultureux et besogneux, leurs petites gueules khâgneuses moites et prédatrices: vous qui seriez l'aiguilleur zélé des consciences avachies, pourquoi ne criez-vous pas avec nous, en choeur: "halte aux burnes!" Dans le métro où nous sommes tous les jours véhiculés, où nous élevons nos minuscules esprits en relisant Wittgenstein à la lumière de Bouveresse, il nous arrive en levant les yeux, aux stations qui défilent joyeuses illuminées, de se trouver nez à nez avec de copieuses, tonitruantes, monumentales paires de testicules dans le calfut immaculé du beauf assermenté. Non que ce spectacle ne puisse réjouir un coeur féminin normal, formaté hormonalement, mais nous avons déjà au foyer cette vision bilatérale Reiserienne que nous acceptons benoîtement au fil des saisons à la veillée et les soirs de pleine lune.

Or, si nous sortons de la maison, c'est pour visiter le vaste monde et élargir une perception obtuse, tronquée et toute domestique de la vie. Ce spectacle quotidien, navrant, avantageux, vantard et bassement triomphal attise en nous, ménagères de plus de cinquante ans, grisonnantes et placides, des agacements.

Pourquoi les éditorialistes poids léger et poids lourds ne se commettent-ils jamais dans la réflexion qui friserait le grotesque sans le flatter? Personne ne réagit plus à l'étalement ostentatoire de ces prunes facétieuses et familières. A part Delfeil de Ton, je ne vois pas qui se commettrait, si, l'autre, celui qui fait l'apologie des nanars, il a un style mordeur, les autres c'est de la camomille en tube pour endormir l'aïeule. Et le grand Autre, pontifical, qui nous explique Camus depuis trente ans, ça va, le radotage, l'indignation en pullman, revue et corrigée par l'économie libérale, décorée par Andrée Putman.

Faut-il faire une grève de la faim pour endiguer la déferlante parisienne (combien dans Paris?) des gonades en vadrouille, gonflées et gonflantes, et celles, italiennes, de l'Endimanché triomphal? Faut-il rejoindre le rang des prudes blêmes, cantiques et drapeaux, ou se lancer, grisonnantes, dans la révolte situ-pubertaire? On va rire une fois de plus, débonnaires, indulgentes, insultées. Bigard, Benetton, Nike, Danone, Michelin, demain, on passe à l'attaque citoyenne en règle.

Vous me dites de nous adresser aux éditorialistes du Monde? La triste précision, la réalité; notre pitance, le brouet du crépuscule, la neutralité quasi objectivante, note pain quotidien, quelle corvée, cette précision obsessionnelle, cette bonne foi quasi suisse, ce sérieux pontifiant, horloger, pédagogique, ces truismes de rouleaux compresseurs pour diplomates paraplégiques !

Nous savons qu'à Gênes, le G7 (jet set) / G8 a eu, par la bouche de Busch ces concises paroles "nous ne laisserons pas quelques perturbateurs troubler les entretiens". L'un d'eux est abattu, une balle dans la tête, à bout portant. Or, il aurait été, il a été le premier innocent alerté, le dernier militant à sourire de tout, à se payer la tête de Berlusconi, le bouffon médiatisé grand annonciateur d'un sinistre avenir dans l'économie mondialisée.

Mêmes effets de sidération. On n'en croit pas ses yeux. Bigard, Berlusconi, la vulgarité, la vraie, intolérable, étalée partout, inévitable anodine prolifération mollement digérée.

Digestion, fusion, déni des différences, nivellements, systématisation. Globaliser, le mot est rond, rassurant, mou, il a le vitreux des cauchemars de science fiction. Le globuleux horrifiant.
Balises. Mers. Océans, fuites ou refus.
Vivendi absorbe qui déjà? L'Olympia? Les Coquatrix? Mais quel âge ont-ils donc?
On a encore le cirque Zavatta et ses otaries pour le soir, ou le joueur de luth clandestin de nos amis.

Sommes-nous si fatiguées que nous nous habituions au pire quotidien? Est-ce le début, est-ce la fin?

Méfiez-vous de nous, ménagères bonasses, nous nous repérons, nous faisons nombre, nous faisons masse, nous entrons armées et initiées dans une clandestinité souriante, organisée, subversive, décidée, cohérente, déniaisée, anonyme, désintéressée, théorique, active, passionnée, paradoxale, méditative, politique, sans filiation, sans délégation, sans recommandation, illettrée, cultivée, pragmatique, sans référence, sans savoir, sans université, humanisée, sans foi ni loi.



L'arrêt des images, Isabelle DORMION, mail reçu & mis en ligne le 8 septembre 2001

A peine ai-je terminé ce réquisitoire excessif qu'une émission de Durand avec Houellebecq, Guillebaud et Breaudau me plonge dans la perplexité. Que d'erreurs commises dans la hâte de l'ouvrage bâclé. Que de jugements erronés engendrés par le dépit de ne pas être là sur le plateau tournant, caméra au poing. Reste le regard. Quand ils vont parler, ils se montrent, ils s'exposent, ils vont se faire voir là, dans nos foyers. Je dis à mon mari, après avoir dégagé de la toile cirée les pelures translucides de pommes vapeur à la chair exquise "branche donc le magnétoscope".

Que vois-je? Du bleu. Panneau outre-mer, lunettes de Durand volées à sa jeune nièce du CE2, tout est assorti aux yeux de Houellebecq, d'une eau limpide. L'autre porte une grande cravate bleue. Déjà les requins attaquent. Le premier marque un point. Avantage du service.Très bonne impression: l'impétrant ressemble à Tintin revenu de tout. Il connaît et décrypte les codes du jeu télévisuel auquel il se prête avec une sorte d'élégance distraite et fatiguée, paupières fugaces. Chemise a carreaux consternante, la même portée en taille là-bas, aucun souci d'effet vestimentaire, aucun narcissisme. Ton plat, propos plats. Une fausse immaturité.

Sur les faces crispées des autres, on peut lire l'heure du dernier rasage, la stratégie promotionnelle, l'angle choisi, l'image d'eux-mêmes, publique, travaillée avec une feinte désinvolture, tout se lit sur les images que l'on fixe, bloque, fragmente, associe, avance, anticipe, retourne en arrière. Dichotomie regard/voix, retraits, affirmation, agressivité.Quelque chose leur échappe, une vérité, cette violence des joutes aux lois fluctuantes, aux coups bas permis, sollicités, encouragés.

Mouvements des mains, gros plans indiscrets sur le medium nicotiné de l'un, machoires de l'autre, Guillebaud, magnanime, crispé, contradictoire: "pourtant j'aime bien Houellebecq, il me cite, il me met avec F. Giroud". Le vis-à-vis lève un oeil devenu torve, bref éclair, je m'en tape de ton amour, il replonge dans une sorte de malaise, aux aguets, dans l'arène. Guillebaud, penalty. Coup dans les tibias, plaqué au sol: "vous n'avez sans doute pas lu ceci, etc... musulman, sensualité, etc soufisme?" avec le ton condescendant d'un enseignant du secondaire, celui que pourrait prendre Maggiori annonçant une nouvelle traduction de Djalal-ud-Din Rûmî, avec cette suffisance pédagogique de ceux qui n'ont jamais été vraiment initiés aux rigueurs nocturnes d'une montagne de glace et de vent.

L'autre lève l'oeil. Il se marre et la vengeance sera terrible, on voit se profiler le prochain ouvrage, on en devine le thème. Quand un livre est fini, on pourrait mourir. Tintin vieilli le dit, il ose dire ça. Silence sur le plateau. Là, je remarque tous ces jeunes gens littérophiles autour, très en forme, comme nourris de vache-qui-rit depuis toujours, les mêmes qu'on pourrait voir à Roland-Garros, ou à Saint-Jean-de-Luz.

Josiane Rastigneau, la bouche ouverte, quoi, quoi quoi, que veut-il dire, il se paie notre tronche! Yeux écarquillés de celle qui n'est jamais dupe. Je fixe l'image. Petit collier de pierres, comme ceux qu'on pourrait voir à Nature et Découverte. Ils vendent aussi du faux ivoire, des fausses senteurs d'arbres, des bruits de cascades.
Analyse. Geste, image, son, scansion des mots, insistance des questions.
Retour à celui qui pourrait crever après ça. Timidités.
Non. Il dit vrai. On repasse l'image. La bouche ouverte de la femme, le reste du temps, elle prend des notes d'un air affairé, préparant les menus de la semaine, penser aux impôts, acheter de l'arnica, je ne sais quoi. Aucune tenue. Quand quelqu'un parle, on écoute, quand on est invité, on pose des questions, on fait un minimum de travail : faisait-il si chaud là-bas? Pourquoi les filles rigolent-elles? Pourquoi là-bas, est-ce mieux qu'ici? Pourquoi ici les gens sont-ils comme ça? Comme vous et moi. Ces têtes qu'on a ! Vous vous êtes regardés?
Plan sur la défenseuse , vêtue de bleu encore, des prostituées. Petit scandale. Souffrances, de qui se moque-t'on? Là, on rigole.Plan sur le recteur de la Mosquée qui n'est pourtant pas le premier représentant du fanatisme et de l'intolérance. Fausse discussion, faux débat. Tintin se justifie mollement, il a même signé je ne sais quoi contre la pédophilie. On rigole. A la fin on aura Bataille, on rigolera aussi.

Durand: Ne craignez-vous pas que l'époque que vous attaquez vous saute au visage? Non, il ne croit pas, il s'en fout, c'est comme ça. Il n'y a rien à faire, il sourit, hébété solitaire, ne sollicitant ni la sympathie ni la connivence du téléspectateur. On lira son livre d'une traite.

Un autre, parfait, le troisième. Un record, pas une seule bêtise proférée malgré lui. Impeccable. Comment s'appelle-t'il, lisse et sans aspérité, intelligent, ne parlant pas de lui? Cette retenue parle pour lui.


Plan americain, Isabelle Dormion, reçu et mis en ligne le 16 septembre 2001

La Visitation de Liexerinxe (actif probablement entre 1493 et 1505) sur un panneau qui porte au verso Sainte Lucie tronquée. Sur un plat, deux yeux, ouvrant, aveugles, sur un tableau de Chirico.

La lumière entre à flot dans la salle désertée. Plus loin, une femme enceinte assise, espagnole, pose une main, puis l'autre, sur la chemise tendue qui tressaille. Derrière le tableau de Jean le Bon, le premier portrait de profil dans le clair obsur contrasté : celui d'un jeune père en visite qui retrouve l'épouse égarée. Donde esta?
La ligne allongée du manteau, le revers d'un blanc lumineux, l'élégance du trait, le rouge, les deux mains fines tendues vers celle d'Elisabeth. Cachée dans l'ombre du vêtement, l'autre main tient un ouvrage, un livre relié, anachronique ?

L'espagnole suit fatiguée.
L'Enorme grappe des vendanges de Poussin est portée par deux hommes.

Les mains de Ruth près de Booz sont trop grandes, ce sont celles d'un homme, pas d'une femme qui aurait fauché seule depuis l'aube les blés à l'arrière plan nés d'un été torride.

Le combat de Saint Michel contre les diables voletant dans un ciel déjà vu en Normandie en plein mois d'Août, près de Honfleur.

Si Elton John sort des éboulis, indemne, chapeau de paillettes et croix à l'oreille, avec un nouvel hymne pianistique au sirop d'érable, Tears, Peace, candles in the dust, God bless this messcries in sky-scrapers je me tire tranquille, au Club-Med, à Kaboul.


Gare, Isabelle Dormion, mis en ligne 18-19 septembre 2001 dans la nuit

Depuis que mes trains portent des noms de chien, je ne fais plus rien. Qui a fermé les portes de la gare? Massena, je n'avais que ça, et pour cause. Un monde a disparu. Collisions et fumées. Romi, Nora, Ribe, Tube, Sima, Gota, Funi, Rexo, Benl, Aden, j'attends l'omnibus du RER qui s'appellerait enfin Robert ou Marcelle comme vous et moi, c'est peu dire. Celui qui absout ne serait pas encore né? Pourtant de loin en loin, un murmure, un espoir..Absoudre, dissoudre, résoudre, en découdre, recoudre. Aqua Selzer, gueule de bois après le désastre, à quoi bon? Qu'on passe à autre chose, les mots, juste, le verbe qui tue quoi? Indigestion verbeuse, profusion d'images, collusion, coalition, langue de bois.Les mots, le discours des politiques, les informations sélectives, surinterprétées, gavantes, boulimiques, des médias. Faramineux, j'aime bien, c'est un mot peu utilisé en temps normal, désuet. Temporiser, c'est un mot qui vaut son pesant d'or. Que faites vous, Monsieur ? Moi, rien, je ne dors pas, je temporise en cherchant l'objectif. Une cible, précise, le centre de ce qui est fluctuant, volatile, nomade, souterrain, bunkerisé, disséminé, ailleurs, caché? J'espère que soient assis à l'OTAN des hommes qui dorment assez et savent gagner du temps sans perdre la face! Décision, fermeté, ruse, un vrai talent. Aucun n'avait assez d'imagination pour visualiser, anticiper un tel plan. C'est l'Amiral Lacoste qui avoue ça, pas assez d'imagination pour sonder un esprit retors! Qu'ils fassent donc travailler l'autre partie du cerveau, ils découvriront un monde qu'ils ignorent ou nient. Passions et haines religieuses. Antagonismes ancestraux. L'histoire en est pourtant remplie. Génocides, exterminations, invasions, décapitations, massacres, victoires, défaites, rémissions, armistices ad libitum. C'est A. Adler qui utilise le mot "Califat ", rendant à l'événement la distance objective, historienne, qui permet d'analyser la répétition dans une logique du temps. L'autre répond "Croisade ". Ils croient encore que tout pourrait rester gentil, ou au moins dans les limites admissibles et normales de la méchanceté, sans préjudice pour l'attaquant, zéro mort. Le sang, normal, un ennemi gentil, une bonne bombe bénie par Dieu, une guerre juste, propre! Le napalm, hier, enfant courant nue, demain on aura Depardon, notre citoyen sur le terrain du monde, un vrai professionnel qui avoue devoir faire une bonne photo, la meilleure n'étant pas celle qui contient le plus de vérité, ou le plus d'informations sur la réalité, mais la plus "forte", celle qui touche par ce supplément d'âme arraché par l'objectif. Je ne retiens, moi, que l'image sélectionnée des trois fillettes en bleu, à suivre.

Impossible. C'est là qu'on renonce. Tant de gens. Qu'on apprenne le nom de l'une d'entre elles, l'image s'individualise, quelqu'un existe, sort de la pure-représentation, fictive, impossible ensuite de dormir. L'imagination supplée. Qu'on recommence à citer Bernanos et L.Bloy, c'est vraiment mauvais signe! Demain Peguy, Claudel, dans les grands champs d'une horreur qu'on veut à tout prix dicible. Ils n'auront que le sang et les cris.

B.H Levy, oeil noir, mèche calmée, bouche rageuse, pour une fois convainquant: "ils sont créé un Golem (Ben Laden) qui maintenant leur revient dans la gueule". Pas de manichéisme, nous sommes des Américains nuancés par l'esprit critique spécifiquement français, ce mauvais esprit discutailleur. Susan Sontag, dans le Monde, restrictive, mesurée, inquiète: "réfléchissons, réfléchissons encore!"

Une dette? Oui. Carte blanche à la Maison Blanche? Non. C'est encore A. Adler qui nous fait craindre le pire en comparant Bush à George VI, l'Anglais, un scout en culotte courte, très gentil, très aimé de tous, très proche du peuple, yeux très rapprochés, un peu enfoncés dans les orbites, un brave garçon en quelque sorte, blouson de simili sport et chaussures montantes pour le monticule de gravats, les bras autour d'un sauveteur, frère citoyen de bonne volonté, notre nouveau héros, en voie de béatification. La lutte du bien contre le mal! Saint Georges! L'ennui, pour eux, c'est qu'ils ont voté pour lui. Pas nous. Jusqu'où faut-il le suivre? Doutes. Leurs Services n'avaient rien vu venir. Effrayant. Ils n'avaient pas prévu cette agression. Effrayant. Il leur manque des joueurs d'échecs russes ou des stratèges joueurs d'échecs, ou des géomanciens prophétisant selon une logique arithmétique*.

L'enfant veut pour la rentrée un petit Robert. Le sens des mots. Que les mots retrouvent leur sens. Pour quoi faire? L'enfant a des yeux, qu'il les garde. Des images innombrables, dont l'une, trois fillettes entre 3 et 8 ans, vêtues de robes bleues à fleurs, identiques, les soeurs du camp afghan. Ne pas savoir. Ne pas être prévenues, ignorer, minimiser. Loin, ailleurs, les autres. Ils n'auront pas le moindre scrupule. Les mères, les épouses, les filles des Talibans trouveraient peut-être quelque consolation dans un néant de pierres et de cendres plus douces que la vie déshonorée aux humiliations mortelles. J'ai entendu dire ça autour de moi, quelque chose comme ça, de toutes façons, au point où elles en sont! Qu'on les achève, en quelque sorte si la paix du monde, le nôtre, occidental - légitimisé par Dieu en personne? - est à ce prix, ils n'auront pas d'hésitation, en termes comptables. ONG parties, exodes habituelles qui là, ne font pleurer personne, pas de photos collées sur les boîtes de pizza pour retrouver les disparus.

Quant à moi aujourd'hui malgré tout je suis fringuée comme une princesse, on me dit mais dites-donc d'où tenez vous votre somptueuse vêture? Je dis Emmaüs, mais attention, que du chic, sobre, la houppelande de vieille en cachemire mité, attention de la flanelle de Nicolas Flamel estampillée, pas n'importe quoi, pas du faux usé d'usine, du véritable rétamé en cuir et tannage ancestral, privilège de l'échec, du temps, et des années passées à rien, l'habit ironico-beckettien nul d'avant Arditti et Maréchal. En Saint Laurent noir, il avait une redingote déchirée à cru, sans cette longue détérioration esthétisante du temps et de la pauvreté temporo-spatiale de hall de gare, du mec urbain qui n'en mène pas large, le froid aux fesses pointues. Pas de froid, pas de fesses, pas d'os, pas de vie, pas de mort, pasd'attente, pas de magnifique vêture laminée par l'authenticité.

Toutes américaines et afghanes? Schizophrénique empathie. Hystérique sympathie. Ils demandent que la vie reprenne son cours normal, on va leur montrer, le monde entier verra ça, le moral n'est pas entamé, on est très fort, on est les meilleurs, on donne de la pasta sauce tomate à nos sauveteurs, on a préparé sur le parvis des tours un petit en-cas, des boissons fraiches vitaminées. Comment se galvanisent-ils de compagnie, convaincus de leur supériorité, en circuit fermé sur CNN? Ce qui vient d'arriver est pourtant décryptable et lisible. On ferme tout, plus d'info, plus de perf, il faut respirer seule débranchée. Un peu d'air, cubage individuel, pour reprendre souffle. Avant de fermer, une autre information arrive, déconcertante, ils auraient prévu du gaz sarin à Strasbourg. Je sors un peu. J'entends siffler le train et les serins des voisins.

Ma gare, un monde. A Massena des gens normaux, comme vous, Robert. Ils guettaient aussi le bon train, la belle vie, l'appelaient, l'honoraient, la fêtaient, aujourd'hui ils ne regardent même plus leur montre, pas de montre, plus d'heure, des gens qui la semaine dernière avaient de l'allant, une étincelle ferroviaire encore coincée dans le regard.

*Robert Jaulin - Geomancie et Islam - Ch Bourgois 1991



Europe et psoriasis,
reçu par mail et mis en ligne le 25 septembre 2001

Monsieur,

Je demande le remboursement d'un article défectueux acheté la semaine dernière dans votre magasin.

En effet, m' a été fournie, pour une somme de 180F TTC (facture jointe portant votre cachet et la date de l'achat) une maisonnette de bois pour les cochons d'Inde non conforme aux règles européennes de sécurité en vigueur. Je communique à la SPA un double de ma correspondance (recommandée avec AR).

Aujourd'hui, à 8h20, précisément, à l'heure où mon mari s'apprête à partir travailler, il entend dans la cage un brouhaha indescriptible. Il crut d'abord à un jeu, certes matinal mais bien légitime, de nos jeunes amis. Il était prêt, quant à lui, à sacrifier quelques minutes de son précieux temps pour se réjouir de ce spectacle familier. Mon mari, qui avait lâché son attaché case en veau souple, m'appela à la rescousse. Or, mon bras gauche accidenté, je ne savais que faire: la tête du mâle, gonflé par l'effort qu'il avait fourni pour attirer l'attention de la femelle, était coincée dans la fenêtre. Il fallait rapidement trouver une solution, tant la situation était critique. L'animal sautait dans tous les sens en poussant des cris pitoyables et ses efforts pour sortir par la fenêtre ne faisaient que l'enfoncer d'avantage dans son terrible carcan. La femelle tapie dans un coin dans les copeaux ne semblait ni séduite ni résignée au veuvage prématuré. Elle fermait les yeux, sans doute pour échapper à l'horreur d'une issue fatale. Le pauvre animal avait donc la maison sur le dos, il fallut le calmer, l'allonger, chantonner des berceuses, évoquer certaine fable de La Fontaine avec tact et lui parler encore, improviser une petite cellule de crise, raisonner; le caresser pour l'allonger encore et pouvoir ainsi dégager la tête sans scier quoi que ce soit.

Quand mon propre mari regarde par la fenêtre, si je suis à l'extérieur, passante toujours sémillante, même s'il siffle dans ma direction, il sait d'avance de façon certaine qu'il pourra rentrer sa tête, qui garde, dans des conditions météorologiques normales, les mêmes dimensions. Il faudrait un événement considérable pour qu'il ne puisse pas la rentrer comme il l'a sortie, par exemple le port intempestif, toujours déplacé, d'un chapeau mexicain de grande envergure et de taille excessive rapporté d'un récent voyage par quelque ami ufologue, ou la perspective d'être très bientôt sélectionné à une émission animée par Delarue sur les familles recomposées ou demain sur l'eczéma et le psoriasis.

Le cochon d'Inde qui regarde par la fenêtre pour attirer l'attention de sa compagne, ne sait pas, lui, dans une ignorance tenue génétiquement pour une sorte d'inconscience ludique et non préjudiciable, que sa tête va enfler. Les poils gonflent le cou. Je demande donc aux constructeurs de ces cabanes pseudo-canadiennes en petits rondins de pacotille de merde un minuscule effort, celui de mesurer sérieusement le diamètre d'un cou de cochon d'Inde après son déjeuner, composé de graines, concombre et batavia, avant et après le rut; et que ne soit pas apposé le label "mis aux normes européennes" si l'article n'a pas été testé normalement, c'est-à-dire avec une crédibilité plus grande et un sens critique plus aiguisé*

Je fais appel ici à votre sens des responsabilités, au sérieux de votre label, à votre technicité éprouvée, à la reconnaissance de mes droits d'adhérente à une Association Nationale des Consommateurs. Je rappelle que vos articles seront désormais boycottés. J'alerte qui de droit.

Je vous prie d'agréer , Monsieur, l'expression de mes salutations distinguées.

Isabelle Dormion

* Ceci implique évidemment la reconnaissance des disparités identitaires et comportementales entre les animaux domestiques des différents pays d'Europe et l'étude complexe de leurs relations non similaires avec les propriétaires, de cultures non homogènes. (voir travaux Paris 7 / double sceau Paris 8 : Les animaux domestiques en Toscane et en Ombrie -1991 ethnologie du monde moderne et de l'Europe-, par ex)


Retour en arrière, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne samedi 29 septembre 2001 13h 30

Il y aurait un temps pour tout, le temps de la destruction et le temps de la reconstruction, le temps pour dire et le temps pour comprendre, le temps pour sentir et le temps pour discourir ?

Le Maire de NY : maintenant, ça suffit, plus de chandelles, plus de reposoirs, plus de prières, plus d'affliction, on travaille, on est positif, on recontruit un beau mémorial ou deux tours encore plus hautes, symboles encore plus hénaurmes (= hors normes) de la puissance et de la gloire.

En quoi le discours ambiant est-il pléthorique ? Il suscite un phénomène d'addiction chez le lecteur ou le téléspectateur comparable au symptôme essentiel de la boulimie. On engloutit encore une dose mais l'angoisse ne rétrocède pas. La dépendance entraîne une augmentation de l'angoisse puis de la dépendance. Plus on se nourrit des discours ambiants, plus le besoin d'en avoir d'autres, meilleurs, performants, plus fins, plus actuels, plus analytiques, plus synthétiques, plus sérieux, plus audacieux, plus cette faim de savoir et de comprendre augmente. Je pose enfin une limite à la faculté de tout absorber. Je suis bornée. A une chimiste, je pose une question directe : quelles sont les combinaisons chimiques et les conditions d'échauffement pour que se produise l'explosion du nitrate ? C'est là qu'un ingénieur donne la réponse, précise. Le procureur de la République, utilise aussi la précision : 99% de chances pour que ce ne soit à Toulouse qu'un accident. Pourquoi pas 99,2% ?, ou 88,7%. Il pouvait dire : l'hypothèse d'un accident est la seule retenue et la seule étudiée. Nous aurions compris que d'autres hypotèses ne sont pas recevables. Les pourcentages confèrent à n'importe quel propos le bénéfice chiffré de la crédibilité. Il y a une seule restriction à sa démonstration: 1%, c'est assez pour faire sauter Paris. La probabilité la plus minuscule suffit. Quelles probabilités avaient donc envisagé le FBI et le Pentagone pour que tout saute. Aucune. 0 c'est encore moins que 1%. La réalité a donc donné tort aux calculs prévisionnels où le risque était considéré comme nul.

Nous avions traduit et collationné il y a quelques temps tout ce qui avait été écrit aux Etats-Unis sur la boulimie, ceci jusqu'à la nausée.Tous les comportements, y compris les plus fréquents comme les plus aberrants étaient décrits avec le plus grand sérieux , la plus grande précision scientifique par les chercheurs qui analysaient ce problème préoccupant dans ces années de surabondance bénie et de blés à foison, les sillons croulant sous les hamburgers dorés et les maïs grillés ruisselants de graisses que des machines rutilantes moissonnent jour et nuit.

Regardant un film atroce d'un autre monde, l'enfer, où jamais la sécheresse ne s'est révélée aussi mortelle, un reportage sur les Afghans du Nord, se nourrissant de chardons et de galettes d'herbes, on ne peut s'empêcher d'établir une relation entre ceci et cela, sans qu'il y ait nécesssairement un lien de cause à effet. On ne peut s'empêcher de poser la question idiote qui tarraude les esprits simples et simplistes. Un peu d'herbe en palets diététiques pour les uns, les obèses, quelques pizzas et hamburgers pour les autres, les sombres nomades faméliques des frontières et des camps ? On me dit : non ! Tu n'y penses pas, il y a déjà un marché mondial équilibrant ces forces. Tout ceci est déjà inéluctablement pensé, réfléchi et prévu. Il n'y a pas d'opposition entre ceci et cela. Il n'y a aucun rapport. Pas de candeur, pas de fausse naïveté, pas de comparaison stupide, pas de culpabilité, pas de raccourci stérile, pas de raisonnement absurde, pas de militantisme Attac, pas d'angélisme humanitaire. Ah bon, pas de raisonnement par l'absurde ? Mais les analyses géopolitiques de nos experts sont unanimes : ou il se passe ceci ou dans la deuxième hypothèse, cela. Dans l'un ou l'autre cas, c'est absurde. Ce n'est pas forcément la meilleure solution. C'est dire que ce n'est pas la pire. Il y aurait encore pire que ça, suggère-t-on. Bruits et rumeurs sur les menaces terroristes d'attaques bactériologiques. Les Américains achètent n'importe quel masque à gaz, qu'ils posent à côté du téléphone. Les voilà rassurés. Nous, non. Nous aurions pu sacrifier le vieux pape fatigué par son voyage, nous en aurions fait un vrai martyr gagnant les causes perdues d'avance, s'il faut à tout prix un sacrifice. Encore faut-il savoir qu'un pape ne vaut pas forcément 7000 vies américaines. Ou moi, comme bouc émissaire exemplaire, à la place de n'importe qui, j'aurais à payer moins d'impôts. Qu'a t-il dit, notre pape ? Dans certains cas, on a le droit de tuer. Dans ce cas là, avec ou sans preuves irréfutables, on a le droit, donc le devoir, de tuer Ben Laden. Si c'est lui le seul, le premier et le dernier coupable.Ma vie ne vaut peut-être même pas celle d'un nain américain . Il faut se renseigner sur les équivalences en cours actuellement, un homme/10 hommes, une femme avec téléphone portable /100 femmes irakiennes sans téléhone cellulaire ?

Jusqu'à satiété, nous avons vu l'avion calamiteux foncer sur les tours, nous avons clairement entendu le pompier chargé de vérifier à l'extérieur la canalisation de gaz dire " shit ! ". On a entendu les traductions et les non-traductions. Jésus, " doux Jésus ". J'avais entendu autre chose, je n'ai vu et retenu que ce que je pouvais assimiler. Cette consternation abêtie ne peut autoriser à discourir. Certains recueillent les témoignages, d'autres les commentent, certains pensent en public, d'autres analysent, certains s'indignent, d'autres proclament, certains prophétisent, d'autres citent Anatole France, comme Jean Daniel, qui parle toujours ex cathedra. A quoi donc s'abreuvent les dieux ! Au sang des impies ? Dans ce cas, c'est une ânerie. S'il faut en proférer une autre, s'il faut vraiment un sacrifice, si toute attaque nécessite une vengeance, que le sang soit versé coûte que coûte ! Je saigne mes cochons d'Inde ou ma modeste personne et qu'on n'en parle plus. Je connais encore les rites propitiatoires et je sais verser les libations à bon escient. Bidon d'essence, assise en tailleur dans une robe safran, le barbecue devant chez Tang ou Paris Store, à côté des vendeuses de petits pâtés farcis et des bonzes déglingués du 13ème?

Offrant du café à des ouvriers perchés sur un échaffaudage, ils m'ont dit: "Que Dieu t'abreuve éternellement". J'en ai conclu que leur Dieu était dispensateur et non prédateur assoiffé.
Depuis, j'ai en surabondance pluies de septembre, eaux grandes et petites versées à profusion, nectar et ambroisie. Depuis quand leur Dieu s'abreuve-t-il de sang? Qui a dit ça? Où est le coupable? Qu'il soit poursuivi, confondu et puni.

Je me suis enveloppée d'un manteau de lainage souple et j'ai veillé une partie de la nuit en contemplant le ciel. Là, je n'ai pu trouver une seule étoile dans le ciel assombri et jusqu'au matin rien n'est venu réjouir mon âme.



Opération Liberté immuable, Isabelle Dormion, par mail, reçu & mis en ligne le 2 Octobre 21h16

Emission de France Culture, aujourd'hui, sur Yves Bonnefoy, le poète à la voix d'or. Aujourd'hui il dit: l'immédiateté de l'arbre, l'intériorité, le regard, Giacometti. On entend la voix du sculpteur en 53. On se dit que la voix captive non seulement ne vieillit pas un homme mort mais encore le rajeunit. En 53, on pouvait toujours acheter des gâteaux secs en miettes avec des pièces de cinq centimes grosses comme la paume de la main, oui; Madame, vous n'étiez même pas au monde, taisez-vous donc !

Dans le fil de l'émission on entend des mots extrêmes: le poète dit "problématise" et plus tard j'entends "poète nobellisable". Où va-t'on? J'avais cru entendre "poètes mobilisables", les mots en marche! Si les poètes néologisent dans ce format là, je néantise Le championnat de la poésie. J'aime bien Cavafy, rasant les murs et gravant sur la pierre au burin ces obtus épitaphes. Quand j'entends "problématise", je sors de mes gonds. Pourquoi je ne sortirais pas de mes gonds vertigineux dans la nuit étoilée poétiquement, bordel des mots?

La veille, la vieille voix aveugle de Sartre. L'interviewer, quel effet, ça vous fait, de ne point voir. Sartre, avant j'étais, maintenant je ne suis plus. L'autre insiste, mais comment faites-vous pour lire. Sartre, c'est Simone, elle lit bien, vite, de gros livres. L'autre, oui mais quand même, ce n'est pareil, Sartre, constant, poli, stoïque, curieusement, dit-il, je devrais être désespéré et je ne le suis pas, sans que je puisse me l'expliquer, parfois je délire légèrement, je crois que j'ai un rendez-vous avec une jeune fille sur un banc, mais ce n'est pas vrai; ça l'aurait intéressé, Sartre, la Liberté Immuable, c'est un nouveau concept. Il serait monté sur un tonneau pour dire deux trois trucs avec un porte-voix, accompagné des siens à Billancourt.

Pourquoi ne prennent-ils pas Y. Bonnefoy en très-intense, très-nocturne brain-storming d'état-major, pré nobellisable, une autorité verbale. Le maître aux trémolos, aux vibratos d'un professionnalisme immuable, respectable, leur donnerait des idées de mots assez musicaux pour que les trompettes de cavalerie, les cornemuses ou les olifants mettent en branle les GI en rangs serrés?

L'immédiateté de la guerre; ça colle. Liberté inchangeable, Liberté inaltérable, Liberté Inoxydable, non, Liberté intangible, Liberté irréfractable, Liberté-Pérenne- liberté? Liberté intérieure, hors sujets, l'arbre de la liberté, 1789, ça colle, le regard de la liberté, Liberté statufiée, liberté vertigineuse, paix-pérenne, non, horrible, Bonnefoy, lui, aurait trouvé le mot juste: La liberté, vertige, dans l'instantanéité du peuple assemblé. Sinon, qu'on fasse appel aux bons soins d'Alain Foix : "la poésie après le chaos", Libération du 1er octobre. Peut-on écrire après Auschwitz ? Oui, Monsieur, on le peut, on le doit. Comment s'appelait-il, celui que nous aimions tant, qui a perdu ses lunettes cerclées de fer dans un fossé? Comment s'appelait-elle, l'autre, à Ravensbrück, ailleurs aussi, Milena. On peut tout. La liberté survit à tout, notre seule dignité dans les culs de basse fosse : Crachez donc ! Aux pieds, la poésie !


" Kandahar ", Isabelle Dormion, mail reçu 4 Octobre 20h 30 & mis en ligne 22h 30

Bousculades aux portes de l'Unesco. On attend cinq mille personnes pour deux mille invitations. Grilles prises d'assaut. Les entrées sont closes. Quelqu'un aurait glissé sur le parvis, on l'aurait emmené, on l'aurait soigné. Plus tard, certains journalistes ne veulent pas laisser leur matériel sur le tapis roulant du contrôle aux rayons x. On a pourtant vu Massoud se faire tirer par une camera. Des objectifs peuvent atteindre leur objectif. Les gens sont habillés élégamment. Majorité de Français. Peu d'Afghans. Il n'y aura pas de caviar mais il y aura Marisa Berenson, "venue à quel titre, représentant quoi?", demande un Américain derrière mon siège à une iranienne d'Ambassade? L'Iranienne au foulard ne lui répond pas. Elle applaudit le discours convenu de son ambassadeur, à tout rompre. Il récite un poème ancien, qu'il traduit ensuite. Marisa Berenson a perdu sa soeur dans l'un des avions et c'est au titre de pleureuse, vêtue de noir, qu'elle est debout, aux côtés de Mohsen Makhmalbaf.
On attend. La tension monte. Les places sont disputées et investies, jeux du cirque, à quel spectacle se prépare-t-on? La date retenue dès le mois de juillet pour la remise du Prix Fellini au réalisateur doit tout à un hasard malheureux.

"Kandahar", on n'y va, on ne s'en approche, on n'y arrive jamais. Si on y parvient, dans quel état! On a pourtant déjà vu à la télévision ces images dans un stade d'une femme vêtue de bleu, agenouillée aux pieds de ses bourreaux, exécutée à bout portant, on a vu une autre femme, une auxiliaire des bourreaux, venir tirer l'étoffe chaste de l'habit, son linceul, sur les jambes sans vie. On avait vu ça, attérré: obscénité et pudibonderie des assassins barbus.

On verra "Kandahar", on n'est pas près de s'en remettre. C'est sur ces gens qu'on va tirer? Des hommes sans jambes qui courent haletants, troupeaux de damnés aux béquilles taillées dans le bois, clopinant dans le désert, vers les petits parachutes déployés, translucides, qui leur adressent, venues du ciel, de nouvelles, de meilleures jambes articulées en plastique. Un homme a perdu une main. Il est venu à pied, mais il réclame pourtant des jambes, pour sa mère ­ on sait qu'il ment - ou en prévision d'autres mines. Il vaut mieux en avoir une paire de rechange. Non, en fait, il veut les vendre. Makhmalbaf ne connaît pas l'oeuvre de Pasolini? L'intensité à chaque image, l'ellipse, la provocation efficace à l'adresse de chaque spectateur.

Un personnage, le médecin sans médecine, qui reçoit tout le monde, examine les patientes par le trou taillé dans un rideau et donne du pain pour cette maladie du ventre qui est la faim sans remède? Il faut manger trois fois par jour. Comble de l'ironie, c'est un noir Américain, déguisé, portant une fausse barbe, installé dans des contradictions insolubles et capable de les résoudre, qui avait déjà vu ça? Il cherchait Dieu dans ce pays, s'excuse-t-il et ne l'a pas trouvé. Est-ce ce soleil implacable ou la sécheresse mortelle qui lui a enseigné le pouvoir de redonner l'espoir, à défaut de remède. Il n'y a rien et la terreur en plus. Là, c'est la pitié, le chagrin et la lumière retrouvés. Une compassion en forme de quête, un conte oriental, dénué de tout sentimentalisme. C'est le souffle qui soulève le tchadri des femmes.

Un homme essaie les jambes de sa femme mutilée. Il les trouve trop grandes. Il sort l'habit de sa femme. Il essaie. Il esquisse une sorte de marche, nuptiale, atroce, il enfile les chaussures de mariage aux pieds, ces prothèses beiges, ils veut ces jambes-là, ces pieds-là, ils sont parfaits, les fins souliers brodés s'y ajustent à la perfection. Là, personne ne rit. On est glacé d'horreur. Ce n'est pas l'humour salvateur de Tadovic dans "No man's land". Là, rien ne peut être sauvé. Aujourd'hui, les gens déplacés se massent aux frontières, les plus pauvres, les plus malades restent, demain, on tire, on bombarde, on fait tout sauter? Personne ne pourra dire demain qu'on ne savait pas. Dans la salle comble, dans les salles annexes en retransmission simultanée, combien étaient là, que j'ai regardés et bien vus. Ils étaient là, very important persons ou n'importe qui, indigènes, vous et moi, en avant-première, et aux premières loges, sur invitation ou par faveur exceptionnelle. Nous devrons en rendre compte.

Le Médecin, le dernier homme dans cet enfer, offre un pistolet à l'héroïne, qui le refuse. Quelle est son arme? Yeux, oreilles, c'est tout, elle témoignera. Au risque de sa vie, elle garde sur elle, avec elle, presque incorporé à son corps, épousant ses moindres gestes, le magneto qui capte tout pour retransmettre la vérité. Elle n'aura pas besoin d'autre chose, comme Makhmalaf et sa caméra solitaire, solidaire, compassionnelle. Ellle continue son initiation vers l'horreur .De cette vaste salle internationale, culturelle, on sort anéanti. Quelques pas dans la nuit, bouffée de cigarette, volutes.

On guette dans le ciel le mouvement lent des nuages, on décrypte, on accompagne leur marche, on espère qu'il iront loin, là-bas vers l'Est, désaltérer les hommes et abreuver les terres asséchées. Dieu, que cette malédiction cesse et qu'enfin les cieux rassemblés, apaisés soient magnanimes !


Principe de précaution, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne le 6 octobre 2001, 20h50

Quand deux invités sont mis face à face dans un débat minuté sur un thème défini, on compte les mots, on compte les morts. A France-Culture, aujourd'hui, ils sont deux invités sur le round de "Réplique" : Progrès, oui, Progrès, non: G.Sorman et JJ Salomon, qui vient de publier quelque chose sur la science et la guerre. Il y a un tiers, l'arbitre, qui veille, les cinq dernières minutes du duel, à rendre l'antenne au bon moment. Dans ces media chauds, la couleur de la cravate n'intervient pas, mais plutôt la tessiture, le rythme de la voix, le souffle, les silences, la précipitation, la façon offensive d'être bien élevé, culturel en diable, à la limite du coup de poing dans la gueule. A la minute précise où l'on ramasse les cadavres, l'animateur regrette déjà la brièveté du temps. Il passe trop vite, c'est ce que je me disais devant mon miroir : Qué tal ? Je vais courir au magasin voir de quoi il s'agit, encore un ouvrage, le scientifique et le guerrier. S'il parle des manipulations génétiques à des fins de guerre bactériologique, je n'ai plus qu'à me consacrer à la confection des baklavas, c'est Mon sujet de préoccupation essentiel, le feuilletage, l'épistémologie, cet à peu près de l'hypothèse scientifique.

Ce qui est prioritaire dans le bien-feuilleté de cette pâtisserie particulière, c'est le principe de sérieux. On doit alterner les couches. La difficulté est de bien séparer les feuilles de philo. Il ne pourrait s'agir, en aucun cas, de les sortir congelées. Pour le sirop, miel, citron, fleur d'oranger. Qu'à ce moment une seule mouche se mette à vrombir près de l'ampoule, et le principe de sérieux s'en trouve compromis.

Quand je dis à un architecte "tu sais, chez Hegel, la forme est le symbole", il rit bruyamment. Il a raison.
Quand je dis à une cuisinière, sépare bien les feuilles de philo, elle ne rit pas, elle sait de quoi je parle. Nous ne plaisantons pas avec ça. Un moment de distraction, la main qui erre et folâtre, tout est raté, tout est jeté. Où? Aux ordures triées à côté des verres et des journaux, des piles entières dans les poubelles vertes, milliers de nouvelles assimilées. Déchets.

Quand je dis combien de temps il faut pour confectionner des medze, personne ne me croit. On a tort. Il faut un certain temps, variable selon la farce appropriée, variable selon des critères émminemment fluctuants, hautement culturels. Quand j'entends deux hommes assoiffés de sérieux et de crédibilité médiatisée, s'insulter en se traitant réciproquement de pas-sérieux jusqu'à ce que l'animateur se fâche et sépare les deux gesticulateurs, j'alterne consciencieusement les feuilles et je hoche la tête en direction des cochons d'Inde. Pistaches? Noix? Amandes? Tsss, Tss,Tsss ! Sourires, rires.

Ils s'étripent poliment. "Pardonnez moi, Monsieur, je ne peux tolérer de tels propos, c'est inadmissible" dit Sorman. "Si Monsieur, je maintiens le qualificatif, léger, je trouve vos commentaires légers, quand vous dites ceci, et croyez moi, je ne suis pas un écologiste (je ne suis pas un fantaisiste je ne suis pas croyez-moi, un plaisantin, je tiens à le préciser, chiffres à l'appui). Trier les graines, comparer les textures, émonder, éplucher, distraite par le bourdonnement incessant de leurs paroles, c'est une opération difficile. J'ai en main des lames et des hachoirs, j'ai des ciseaux et des cisailles, des broyeurs et des moulinets effroyables, acérés, pointus. J'ai une moulinette à purée, munie de pales, dans mon propre placard, à portée de main, ce que je fais est une opération dangereuse.

"Que voulez-vous dit l'un, la vache est un herbivore, si le principe de calcul impose qu'elle devienne un carnivore". OGM, réchauffement de la planète, nucléaire, combien de gens, demain, milliards d'individus le siècle prochain, effet de serre, famines, sécheresse, que dire, que faire? Si je faisais un granité pour accompagner le dessert ou un sorbet de poires fraichement cueillies? Le scientifique, le guerrier? Un type, un Américain, vient de mourir d'antrax, pulmonaire, en outre, aucune relation avec la guerre bactériologique en intox constante sur les media, pour justifier a priori toute attaque, toute intervention sur le terrain. Que voulez-vous, ils se préparaient à nous empoisonner, nous en avons la preuve. Nous tenons prêts, pour les populations civiles, quelques millions de vaccins contre la variole. La peste du Moyen Age, que nous avons éradiquée, reviendrait? Et Sorman parle de progrès! Une vie sauvée par les miracles de la télémédecine, des millions perdues faute d'antibotique, par indifférence et cynisme. Et l'on parle d'intelligence!

Ils sont là, les deux protagonistes, l'un citant Popper, l'autre frappé par la grâce du bon sens commun, élaborant des principes matutinaux parce que c'est avec des principes que sont établis les systèmes. C'est avec un système qu'on entre dans la Pensée, pas le prêt à porter de la pensée courante, j'entends la Haute Pensée, celle que suit la masse, le peuple, celle qui influence les politiques. Entre deux feuilles de philo, je vais consulter Clausewitz comme tout le monde mais après la fonte du sirop, Lucrèce, Epicure, Héraclite et le chinois Sun-Tse, qui raconte une histoire amusante et subtile. Comment former des femmes à la guerre? Il dit au Roi, allez donc chercher vos deux favorites. Elles lui rient au nez. Là desssus, Sun Tse les décapite. Le roi est furieux. Plus tard il rapelle le génie parce que c'est un as de la topologie, un as de la statégie, et que c'est comme ça qu'on forme les femmes à la guerre : on ne rit pas. Trop tard, l'émission va s'achever et la perfection de ma pâtisserie est désormais compromise.

En 1946, Gertrude Stein, à qui il était demandé, non pas ce qu'elle pensait de la bombe atomique mais en quelque sorte ses impressions, répondait ceci : "Je ne pourrais jamais m'intéresser à la bombe atomique, je ne le pourrais pas plus que l'arme secrète de n'importe qui . Ce sont les vivants qui sont intéressants, pas la façon de les tuer. Si vous n'avez pas peur la bombe n'a aucun intérêt. Tout le monde reçoit tellement d'information à longueur de journée qu'on en perd le sens commun. Ils sont si attentifs qu'ils en oublient d'être naturels."

Non pas que la guerre ne mérite pas quelque sérieux, mais pas une femme de mes connaissances, sachant ce qu'elle sait sur la vie ordinaire et la mort extraordinaire ne peut sans rire écouter les arguments justifiant quelque principe édificateur d'une imposture ou d'une catastrophe. Le principe peut être religieux, philosophique, éthique. On peut expliquer et justifier un geste de guerre, on ne peut jamais en prévoir le préjudice et les effets pervers à long terme. "S'enliser" n'est pas un terme trouvé dans les manuels des stratèges. Dans les récits anciens, les troupes entières s'enlisaient dans les marais. Il fallait du bois et des bras en arrière-garde pour sortir de ce marasme. Force ou ruse palliatives. Génie, parfois. Bêtise, souvent. Horreur, toujours.

Comment approcher une autre notion du temps,un autre aspect de la non-rentabilité, si l'on ne sait pas rouler sérieusement un kibbeh? Il y aurait un discours du savoir ou la connaissance? Comprendre? L'entendement, lentement retirée de tous les bruits.

Cuisinières et pleureuses antiques. Juchées sur un piédestal, nos pythies, que décryptent-elles?
Oiseaux, allez vous à main droite? Et les entrailles?


Correction, Isabelle Dormion par mail le 9, mis en ligne nuit 10-11 Octobre 2001

C'est curieux, cette manie de vouloir toujours rester correct et jovial dans les pires moments. Les Américains envoient du ciel le mal et le remède, bombes et nourriture. Double bind.Y a-t-il aussi des pansements adhésifs dans les paquets, des housses en plastique? Dans la gamelle, près des cookies, une petite lettre, en Anglais, pour les affamés non-tués mais anglophones. La plupart ne savent pas lire. De la part du Peuple Américain, qui vous aime. La bonne volonté a des limites. Encore faut-il avoir une bouche pour pouvoir se nourrir! On vous tue d'abord et on vous nourrit ensuite Ils sont vraiment curieux, ces gens-là, à tel point qu'on se demande de quoi ils sont faits, de quelle humanité, de quel terreau ils sont issus? D'argile, de bois, de plâtre, de dollars, d'acier, de chewing-gum? La même côté d'Adam? A chaque nouvelle trouvaille, l'étonnement. Ils dépassent toujours, haut la main, la frontière de l'ineffable. Tout est correct, de très mauvais goût. Tout se veut très généreux, sympathique. On lit la lettre d'une petite fille sacrifiant son papa."C'est le plus beau des cadeaux, mon papa", dit la future orpheline. Manque de sensibilité, manque d'imagination, manque d'intelligence. On croit rêver.

J'ai gardé une photo des tours. Demain, ce sera introuvable. Ils vont les faire disparaître de toutes les archives, des films, pour ne pas réveiller le traumatisme chez leurs concitoyens? Sont-ils à ce point immatures qu'il faut laisser les gens dans le déni des faits, les protéger d'une réalité devenue intolérable? Quelle sorte de sociologues travaillent à cette surprotection en masse?

Demain, je me réveille du cauchemar.

La Croix Rouge, interrogée dès les premières frappes suivies de colis-surprises, embarrassée. "Ce n'est pas sérieux, aucune coordination avec les équipes humanitaires qui sont encore là. Comment sera distribuée cette nourriture, à qui et par qui?"

A Noël, ils enverront des
chocolats pour le réveillon afghan? Merry Christmass et meilleurs voeux 2002, sur carte de visite, de la part du Service de Communication, qui pétille d'idées excellentes pour sa promotion immuable dans le monde, qui travaille à une excellente image de l'Amérique, jour après jour et sans discontinuer. Solidaires, lucides et critiques, est-ce encore possible? Une réserve. En comparaison, Alain Richard paraît le phénix des hôtes de la patrie et de nos bois.

J'entends, au hasard d'une
radio jeune, après les premiers bombardements dans la nuit à Kaboul, "c'est beau, c'est une oeuvre d'art, c'est beau, tout ce vert flou, avec ces petites lumières", suivi d'un grand silence. Il est devenu fou? Il a ingurgité une pillule d'ectasy? En direct, à la radio?

C'est curieux, cette voix, comme surajoutée à celle de Ben-Laden. Sourds arabisants, que disent les lèvres? La traduction est-elle juste au mot près? Nul doute que l'esprit en a été gardé, mais pourquoi ne peut-on entendre la voix d'origine, en Arabe? Sur les radios afghanes, rediffusant l'allocution, pas de traduction simultanée me dit-on. Rappellons-nous la traduction catastrophique d'un texte japonais au moment d'un certain anéantissement nucléaire et l'erreur d'interprétation possible. Ceci ne dédouane en rien le machiavélisme de Ben Laden. L'information ne restitue pas strictement la réalité pour des raisons évidentes.

Petites lumières dans la nuit. Puisqu'il n'y avait plus d'électricité, dans une cave, une bougie, une lampe, permettait d'éclairer le visage magnifique d'un homme cachant sa famille. On voyait son regard, on ne pouvait plus voir que ces yeux-là. Le commentateur, le jeune amateur d'art de la radio un peu allumé, aurait dit qu'il semblait sortir d'un tableau de Rembrandt, le Rescapé de Massada, peut-être.

Plus d'objectif!
Chef, que faire ? Il nous reste des bombes!
1 - ne pas les gâcher, ça coûte cher
.2 - stand by

Il n'y a déjà plus rien à atteindre. C'est vrai qu'il y avait déjà peu.
Sur le site afghan, un clignotant rouge : plus d'objectif.

Rentrer à la maison (go home?). la petite fille qui avait déjà offert son papa au Président pourrait le récupérer, photo du papa retrouvé, embrassades, larmes de joie, photo etc Happy end, bouquet de fleurs...
Se promener en attendant, air pur des montagnes, respirer largement.
Chanter en choeur , éventuellement, pour garder le moral et l'esprit d'équipe.

Aller récupérer notre journaliste de Paris Match déguisé en femme, pour occuper le temps et se sentir utile.


Rasez-vous
Si par malheur, vous ressemblez à Ben Laden, (les oreilles, les yeux?) surtout sans hésiter, rasez vous, Gillette double action, et portez un T.shirt "je ne suis pas Ben Laden". Un homme (grand) a été arrêté, battu grièvement, tant sa ressemblance avec le terroriste était manifeste. Portez une casquette rouge, comme celles qu'on porte parfois à la chasse, faites des signes, dites souvent, sans ambiguïté, "Je sais, je lui ressemble, mais ce n'est pas moi". Ainsi, vous aurez droit à des excuses et à toute la considération de vos voisins.

"Le brave soldat Chveik", Joroslav Hasek
"Vous n'auriez pas, par hasard, une ceinture sur vous pour que j'en finisse?"
"Si et je vous la prêterai volontiers, répondit Chveïk en quittant sa ceinture, d'autant plus que je n'ai encore jamais vu comment on fait pour se pendre dans une cellule. Ce qui est embêtant, continua-t-il en regardant autour de lui, c'est qu'il n'y a pas un seul piton ici".



Cut & choc, Isabelle Dormion, par mail reçu & mis en ligne 19 Octobre 2001

Envoyé spécial: une nouvelle pathologie est née, avec son florilège de nouveaux symptômes et sa kyrielle de nouveaux traitements. Où? Là-bas. Le
Cutting. Des femmes aux cuisses monumentales détestent leur image. On les comprend. Qu'on les achève. Elles vont s'acheter des lames de rasoir. On tremble. Elles se scarifient, l'une les jambes, l'autre les avant-bras, se zèbrent, se mutilent systématiquement et n'en meurent pas. La Thérapeute explique doctement qu'une petite saignée de temps en temps soulage l'angoisse et empêche le passage à l'acte suicidaire : "la mode en est salutaire; et comme on boit pour la soif à venir, il faut aussi se faire saigner pour la maladie à venir".*
Que faire de ces jeunes femmes? On les met en tas sur la moquette d'un appartement confortable, on les traite à loisirs. Journal de bord, crayons gras et feutres, l'une dessine sa colère, un ours brun, l'autre sa joie, une fleurette bleue, on pressure, on extripe leurs chiches émotions, on sort les mots, il n'y en a point, à défaut, on sèche les larmes. On se serre mutuellement dans les bras, on sympathise de concert, on ressemble à une grosse chose sentimentale et rien ne vient pour mettre une limite à cette molle horreur là. Aux maux, les mots. Carence.Deux grosses filles vont de concert acheter des trucs indéfinis, en sachets, dans un supermarché, elles poussent, en bermuda, de gros caddies, on voit les
jambes tailladées déambuler, elles les exposent, elles n'ont plus honte, elles vont mieux? Devant les lames de rasoir fines sous plastique, tremblements de convoitise, pulsions de taille, de coupe et d'élagage, plaisirs inavoués. Maso? Non. Troubles profonds du narcissicisme de personnalités border-line, séquelles et résurgences de grande violence archaïque et déni des conflits. On devine à la fois le manque affectif et le gavage, le désert et le trop plein de tout et de n'importe quoi. Comme pour la boulimie, le remède est là-bas comportementaliste. Il colmate les brèches avec une pâte sucrée de bons sentiments et répète insidieusement le processus de gavage. Aucune question sur le sens n'est posée.

Autre film. Caïn et Abel.
Recrutement de Zacharias Moussaoui, embrigadement dans les factions armées. Où? Ailleurs? Un autre monde, un choc, Jihad. Le conditionnement idéologique est montré par le frère, le bon frère, le gentil, celui qui jamais n'accomplirait des actions si féroces, terribles, irrémédiables, comme se jeter en avion sur n'importe quoi faisant l'Histoire, des tours qui dépassent le ciel, un grand Pentagone. C'est idiot et c'est très mal. Il le dit, il le répète, il explique bien le processus, il parle bien, posément, lentement, raisonnablement, assis dans une mosquée. Malaise. On baisse les yeux. Mystère des êtres. Son frère!
Photos de Zacharias Moussaoui, qui, au fil de l'embrigadement, mute. Son visage change, ses yeux, son regard.se transforment. Des yeux cipanguës. On le décrit "dissimulé". Déjà, petit, "dissimulé"? "Sournois"? "Faux-jeton"? Disons plutôt "clandestin". Mais qu'allait-il donc chercher dans cette galère? Un sens?

* Le Malade imaginaire, Molière



Barbarie Ordinaire, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne 23 Octobre 2001

Dans cette atmosphère particulière, brumeuse, automnale dès le 11 septembre, les oeuvres de May Livory prennent un sens bénédictin. Qui sont les barbares?

Rien d'ordinaire, aucun remugle d'office et de passe-plats dans l'exposition des mille et une nourritures terrestres, travaillées au coeur de la matière. C'est la version nettement plus bovine du Spirituel dans l'Art*. Ce ne sont ni les voiles, ni les gazes, ni les tarlatanes, ni les enduits, ni les vernis, qui cachent le travail de la pensée. Rien ne se voit d'une élaboration complexe. Recto, verso, envers, endroit d'une démonstration. La matière est étalée, livrée dans ses brillances de peau écorchée, ses rugosités de langue songeuse, ses sombres matités, ses verdures primesautières et jardinières.
La main oeuvre, dissèque, ouvre, interroge, coupe, lacère, dévoile, offre, montre, désigne et dit, palpe poulpes et gibiers, indique, évoque, invoque, énonce, dénonce, l'oeil glisse sur les viscères et les tripes, en capte les granulosités et les nacres surfaces. De la cuisine hauturière qui conduit l'esprit vers les terres devenues aujourd'hui inabordables.
Une visite hâtive, une première lecture appéritive des oeuvres exposées laisse d'abord enchanté de l'univers, dans l'innocence gestative du chou , capté dans les nervures, les fibres, les fils, la trame, l'ourlet, le point d'épine, les entrelacs ironiques d'un lien végétal qui conduit vers un deuxième, puis un troisème temps, initiatique.

Réflexion et culture.
Il n'y a pas d'erreur possible, la dame est savante. Elle le cache, mais à des signes subtils, à cet envol d'une aile de faisan, à ces frissons de chair, ces viandes nacrées, ces dentelles de graisse, ces mouvements de plumes, ces éclats métalliques, gris et bleutés, cette lumière vive, ce regard sur la réalité, elle se trahit. L'ongle, le doigt indiquent, non la chose mais l'esprit qui précède et préside. L'index, de haut en bas et de bas en haut dans un geste, une geste accomplie.
Le lit des maquereaux sur un plissé blanc appelle en ligne les odalisques et convoque tous les nus vainement ressassés dans la mémoire, le petit grenier culturel portatif.
"L'origine du Monde", est-ce l'oeil du sexe, cette béance mystérieuse où palpite quelque chose, la vie étrange accrochée à la matière animale? Les adhérences du poulpe, mouvements, reptations, sécrétions brillantes. T 'as vu la langue, Lacan peut aller se faire rhabiller chez Armani.

C'est la suggestion, la rapidité de l'ellipse, l'acuité qui restituent l'évidence, paradoxale, extraordinaire.

*Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, Kandinsky - Denoël/Mediations :
"La vie spirituelle à laquelle l'art appartient aussi et dont il est l'un des agents les plus puissants se traduit par un mouvement en avant et en hauteur, complexe mais net, et qui peut se réduire à un élément simple. C'est le mouvement même de la connaissace. Quelque forme qu'il prenne, il garde le même sens profond et le même but."

Exposition BARBARIE ORDINAIRE jusqu'au 30 novembre à La Loge de la Concierge, 1er étage, 14 rue du Pont-Neuf, Paris 1er, tous les jours de 16h à ,19h ou sur rendez-vous (01 42 36 79 60)



Trouille, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne nuit 25-26 octobre 2001

Qu'apprends-je à l'aube? Halloween est proche, trop proche. Nos têtes blondes d'outre Atlantique et d'ici vont, unis dans un même élan, avec une cuillère, creuser la citrouille, les mères récupérer la pulpe (oignons blondis, faire bouillir, mouliner, persil, arroser de crème épaisse), si tout va bien, la semaine prochaine. Le marché des cucurbitacés implique 25 millions de francs. Des milliers de fans c'est trop pour un légume qui pousse n'importe où et ne demande pratiquement pas de soins. Les cultivateurs de la chose disent unanimes à la radio que le "le profit n'est pas négligeable". On les croit sans peine. On pourrait en faire pousser en Afghanistan, avec les pavots, ce serait d'un bel effet paysager, entre l'entrelac des mines.

D'autre part, les laboratoires de l'Université D'Orsay cultivent, eux, des souches pathogènes, sans aucune sécurité. Nos journalistes ont testé le manque de contrôle. Voilà un bon tuyau du jour pour les malfaisants. La voiture d'FR3 montre le chemin. Pratique, sympathique, au service de n'importe qui.

La poste du Louvre, objet d'une menace bioterroriste est évacuée. La postière interviewée, encore par FR3 ne veut pas porter de gants "on transpire dedans". Voilà trop de désinvolture hexagonale pour un bon climat de psychose. Postiers, postières, un effort, prenez des gants, masquez-vous et paniquez, comme tout le monde normalement. Encore dans la farine de nos farceurs éhontés? Qu'on les fustige! Que font ceux qui font l'opinion? Ils sont perplexes? Un jour pensent ceci, le lendemain cela.

A la Toussaint,, pont, fuite et trêve enfin des morts.



Voyage, Isabelle Dormion, à propos du livre de John Gelder "La revanche du Néandertal"
(texte mis en postface, éditions PARC), mis en ligne 30 octobre 2001

Il m'arrive d'entrebâiller la porte des Sciences et d'y passer la tête L'oreille suit. Le neurone, s'il fonctionne, se met en branle. Il nous arrive tous, rétifs à l'effort, distraits, comme par hasard et par inadvertance de réfléchir aux moutons, aux agnelles, aux paires de cochons d'Inde à poil court, aux petits et grands animaux, double-brebis à l'il torve, aux greffes d'organe, aux clonages,aux manipulations génétiques. Quand l'image à ce point transgénique nous émeut et tord nos tripes, nous sortons et déambulons. Où donc nous mène cette flânerie erratique ? Sur un banc où l'on réfléchit. Au Musée de l'Homme. On peut y voir des cavernes reconstituées, le mausolée fleuri de Leroi-Gourhand, de vraies tombes, quelques os archaïques, la cousine de Lucy, des vraies traces de mains, des mandibules d'ancêtres honorables, nos anciens initiateurs de cueillettes, nos habiles chasseurs, nos futurs dessinateurs de bisons et de troupeaux de rennes. Nous voilà devenus sans voix. Que de surprises, que de perplexités! Issus de ces frustres esquisses humanoïdes, de ces charpentes simiesques ahanant dans les steppes et les forêts, munis pour tout instrument que de grattoirs aléatoires, ignorant tout, méconnaissant alors le Logos, adaptés au pire, résignés à la mort comme à la vie, troupeaux glorieux et pathétiques de notre histoire, horde trébuchant dans les recoins obscurs de la mémoire. Ontogenèse, phylogenèse.

Il reste un malaise persistant, cette réflexion urbaine, celle du flâneur bénévole, citoyen ébahi, individu récalcitrant, perplexe, circonspect. Ce prurit, cette curiosité insistante oblige à répertorier non les aléas de la science, mais les certitudes du rêve et l'inventaire précis de l'imagination. La science et l'inconscient. Quels sont donc les présupposés du scientifique? Leurs travaux ne sont pas toujours réalisés dans les conditions définies par eux, sévèrement requises, rigoureuses, exigibles, d'asepsie intellectuelle. Le scientifique pourrait bien diffuser tous azimuts des affections, des idées nosocomiales, ces oeufs-du-serpent, quelques proliférantes perversités logiques aux effets imprévisibles.

De l'homo habilis à l'homo mutandis engendré par les inventions débridées de la biologie, l'histoire de l'homme est objet d'investigations diversifiées : Le chercheur, ce décrypteur, le biologiste, le paléontologue, l'anthropologue, suivis aujourd'hui par le créationniste-intelligent new age interrogent l'homme, l'ADN : le new age explique divinement la complexité de la cellule. Rien ne vient jamais démentir des affirmations assénées comme postulats. Pas de vérité hors des jeux génétiques. Qu'est-ce que la nécessité ? Comment expliquer les combinaisons hasardeuses quand les modèles mathématiques font loi et obligent à un acte de foi? Croyons au principe d'intelligence pré-établie. Aucune pierre d'achoppement. Croyons à Darwin ou soyons blasphématoires.
Avenir? Quel progrès? Pourquoi la science bénéficie de tels préjugés favorables, d'un tel crédit, illimité, à fonds perdus? Qui étalonne les critères de la vérité, de la réalité fluctuante. Aucune alternative n'est proposée entre les réactions niaises de l'obscurantisme et les audaces d'une anthropotechnologie dogmatique à l'oeuvre. S'il y a une scène où opère la science, d'où vient le soupçon qu'un nouveau discours est obscène, littéralement en dehors de toute représentation humaine cohérente?

Le progrès obligatoire est-il inéluctable? Quel prix exorbitant l'espèce aura à verser quand une autre forme d'anthropoïde fictif, mes arrières arrières petits enfants rejetons d'une espèce nouvelle, apparaîtront sur terre? Imaginons la réalité : La moitié de l'humanité morte de misères endémiques, disettes organisées, soifs, exodes, maladies nouvelles, épidémies anachroniques, pestes buboniques, tuberculoses résurgentes, l'autre moitié encore vivante, que fait-elle de son triomphe? Comment interagissent nos connaissances accumulées? Les différentes théories ne sont-elles pas contradictoires? Quels sont les rapports entre les pouvoirs et les laboratoires qui uvrent, poussés par le progrès qui engendre de nouvelles expérimentations. Qui décide? Comment contrôler la fiabilité, comment évaluer la rigueur, tester, vérifier, authentifier "l'humanité" des scientifiques? Quelles sont les perspectives d'avenir, quels sont les risques incalculables d'anéantissement, nos possibilités de survie
dans une terre mise à mal insidieusement, violentée chaque jour? Les sciences se sont toujours heurtées aux résistances, à l'ignorance, à des images innommables, à nos cauchemars de Golems créés de toutes pièces, engendrés par de vieilles peurs réactionnaires : l'ahurissement devient donc un facile alibi, le confort notre aveuglement consumériste quotidien. Nous sommes mis devant les hauts faits accomplis par le Saint Graal retrouvé, l'élixir alchimique des techno-sciences et crions au miracle quotidien.

Plus de vieillesse, victoire, DHEA, plus de mort, bientôt plus de procréation naturelle dans des conditions inadmissibles : coït, grossesse, vagissements dans les eaux et le sang répandus d'une vie nouvelle. Archaïque!
Un humain d'aujourd'hui ne se reconnaît pas facilement dans cet être préhistorique aux sourcils proéminents, dolichocéphale, à demi-érigé, tentant de survivre et de s'adapter à l'hostilité de la nature, du froid, de la faim, des maladies et des prédateurs. Notre ancêtre, ce misérable prototype approximatif! Il se transforme. Outils agraires, culture, fresques. Que disait-il? Il faut attendre les premiers contrats de cession de biens, les premiers clous de fondation d'une ville, quelque tablette cunéiforme au contenu élaboré pour s'identifier aux inconnus d'un autre âge. "Que le couteau du boucher se retourne contre son enfant" dit la malédiction d'Agade. " Que l'abattement tombe sur le palais construit pour réjouir le coeur!" Il faut attendre le langage et l'histoire pour comprendre la pensée des hommes et se reconnaître en elle.

Aujourd'hui rêvons éveillés. Interrogeons le prognate en nous. Demain, imaginons le gnome de fiction, le surhomme aux pièces interchangeables. Une âme? Qu'est-ce que c'est que cet appendice non fonctionnel? Plus besoin.

Devenons lucides à défaut d'être éclairés.

J.Gelder sollicite la curiosité et nous invite ironiquement à penser, nous, promeneurs candides, abêtis par la télévision, inconscients, saturés d'informations parcellaires et nourris de confuses rumeurs, penser, si nous en sommes encore capables, homo urbains-sapiens/s mystifiés. Sa démonstration maïeutique nous amuse puis dans un deuxième temps nous provoque. Nous voilà devenus des esprits prévenus. Nous ne rions plus. Une science désenchantée. Que l'abattement, la réflexion habitent un esprit construit pour l'inquiétude et non pour la désolation.

Rouvrons le dossier Oppenheimer. Hiroshima, histoire déjà ancienne et tombée dans l'oubli?

Pour trancher le débat, affaiblis par l'excessive confiance, la naïveté et l'ignorance fatale, faisons appel au tiers, au juridique, au droit. Que soient convoqués à Genève comme à Nuremberg, les avocats du diable. Nous avons dans l'Histoire des précédents fâcheux, des répétitions sanglantes, certaines barbaries qui ne disaient pas leurs noms, qui avançaient masquées, nous avons vu des cerveaux brillants se révéler après coup de délirants paranoïaques, mus par une logique irréfutable, hors du champ de toute symbolisation possible. Les Sciences, dictatoriales? Est-ce possible? La science, au service d'un pouvoir sans arbitrage? Est-ce vraisemblable? Qu'on interroge l'histoire, qu'on dresse un inventaire, qu'on écrive objectivement l'histoire de l'humanité. Il n'y a pas d'objectivité? Dieu merci! Nous voilà rassurés.

Quels sont les effets sur plusieurs générations d'un enfant né de gamètes inconnues et congelées? Aucun effet. Que ce soit prouvé! Que l'on réalise des études épidémiologiques. Etudions les résultats. Il faudrait interroger épistémologiquement le mythe darwinien, le créationnisme, comme la biologie sur ses cadres de formalisation. C'est un devoir citoyen. Procès d'intentions, débat ouvert au néophyte. Vote. Lois. Limites. Repères historiques. Limites, bornes. Commission de sages. Des jurés dans ce débat, non experts, vox populi béotienne requise pour un appel au simple bon-sens, à la sagesse?

La technologie scientifique s'enferme dans la toute puissance d'une connaissance discursive enfermée sur elle-même. On ne peut admettre que la science soit investie d'un pouvoir tel qu'elle fasse désormais appel à la croyance, aux superstitions les plus contestables. Il faut croire aux bienfaits de la science, à ses oeuvres, à ses miracles. Ses ratages? Il n'y en a pas. L'humanité évolue. Nos cerveaux n'ont jamais été plus beaux, plus volumineux. Qu'ils défaillent? Il y aura pour tout un palliatif possible, une molécule chimiquement réparatrice. Ô miracles et panacées, bientôt munis d'appendices hautement préhensibles, nous mesurerons deux mètres pour attraper les fruits d'une connaissance de plus en plus haut placée.

Nous admettons tout ce qui flatte la notion d'intelligence, trompés par ces excès d'une réalité fantasmée, validée par auto-proclamation Personne ne peut affirmer que l'homme nouveau, objet et non sujet d'expérimentations biologiques n'est pas un homme artificialisé par le pragmatisme effréné des laboratoires. L'humain est traité comme une production de l'homme, à la fois divinisé et mis à la poubelle. Enfonçons les portes ouvertes. Que fera-t-on d'embryons ratés? Pourra-t-on jeter ce déchet là, qui ne dit rien? L'homme nouveau n'existe pas encore. Il se fabrique au jour le jour, banque d'organes, phénomène gémellaire, non individu, bricolage génial, parfait, chosifié, immortel, déifié et simple déjection L'homme est en trop d'une humanité qui n'en aurait plus besoin. Refaisons donc nos humanités. Il faut tout relire : les textes bibliques, Dürkheim, Darwin, Mauss, Marx, Freud, les mythologues, les anthropoanalystes, les structuralistes, assistons aux débats sur les neuro-sciences et, désenchantés, laissons décanter, sceptiques, ces magnifiques innovations devant un verre d'excellent Bordeaux. Zenon? Oui! Le stoïcisme est un remède. Le bouddhisme aussi. Sourires. La pêche à la ligne?

Enfin, que dit vraiment la théologie? Qu'est-ce que l'éthique? De façon péremptoire J.Gelder nous incite, nous oblige à imaginer le meilleur et le pire des mondes possibles. Mais que fait Dieu? Mais alors? Livrés à notre seule intelligence, notre seule bêtise? Mais alors?

John GELDER, "La Revanche du Néandertal, ou l'odyssée de l'espèce" éditions PARC, Paris 2001


Vieilles et nouvelles, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne le 30 Octobre 2001

Rien de nouveau dans la stratégie de communication américaine. Vieilles frappes routinières, neuf jeunes enfants tués par erreur, yeux clos, alignés assagis, vieux de la vieille, barbus, passant les frontières, antiques ruines de Kaboul, vieilles, comme érodées par les malheurs anciens, la nouvelle malédiction, la nouvelle saison, automne-hiver, neiges et froid nouveaux.

Quoi de neuf? Une nouvelle vague d'attentats est pressentie. Le peuple, aux USA, doit vaquer à ses occupations coutumières, rester vigilant, aux aguets tout en faisant les choses normalement, sans anxiété, sans penser à la nouvelle vague d'attentats annoncée, en quelque sorte, faire comme si rien de nouveau ne puisse arriver qui soit périlleux, c'est à dire comme si rien de nouveau n'était annoncé. Comme si de rien n'était.

Que des choses rassurantes,
vieilles et connues, de vieilles et encore fumantes ruines à Manhattan, de vieilles attaques avec des nouvelles armes, efficaces, les bombes à fragmentation. Voilà la nouveauté. J'ai donc essayé de creuser hier notre potiron festif d'Halloween à la cuillère, c'est aléatoire. Avec une bombe à fragmentation, c'est un jeu d'enfant, pratiquement la même consistance que tout ce qui est habituellement fragmentable à la guerre.

Des informations non seulement antiques mais récidivantes. La vieille colère des agriculteurs qui voient leurs troupeaux abattus pour un vieux soupçon portant sur une petite probabilité de transmissibilité et non de contagion. Quelque chose pourtant a changé : la force de conviction, toute nouvelle, la rage, renforcée. Comme un nouveau désespoir qui aura des effets profonds. Les agriculteurs n'ayant plus rien à perdre que leur honneur, font savoir qu'ils ne vont pas laisser abattre leur troupeau en masse sans rien dire, sans rien faire. Ils le font savoir aux préfets, ils le clament au gouvernement, ils préviennent, ils veulent être entendus. Ils exigent un abattage sélectif, plus coûteux. Le Ministre de l'Agriculture, M.Glavany, est interrogé, il débite la rengaine avec sa vieille langue de bois, faisons confiance aux scientifiques, abattage massif, moindre risque, commission scientifique de contrôle, décision, fiabilité, etc

Et là, incongrus, viennent à l'esprit, agglutinés, ces mots nouveaux et déjà si vieux, dommages collatéraux, qui sont repoussés aux confins archaïques des lointaines frontières de l'esprit, désormais sans âge. Et là, obsolète, ridicule, morbide, récemment conçue, récemment usagée, surgit, encore agglutinée, cette trouvaille ressassée, médiatisée, contradictoire, douteuse: paix immuable; images juxtaposées comme celles de l'information "clippable/zappable", dispensée à la télévision, la guerre et l'abattage des troupeaux: Paix immuable/ bourbier. Dénégation américaine: "Non, nous ne sommes pas du tout dans un bourbier".

C'est l'un ou l'autre. L'un des deux termes exclut l'autre. Une alternative, un troisième terme vient à point qui offre une issue logique: la nouvelle vague d'attentats.Voilà comment la communication travaille à l'amélioration de son image. Illusion de changement, mouvement rapide, illusionnisme des mots nouveaux, vertus encourageantes de nouveau, nouvelle, new, de l'image trafiquée, pour que surtout rien ne bouge. Le fond est immuable. Je dirais opération bêtise-intangible qui ne communique qu'un évidement du contenu, un évitement de la vérité, comme celui opéré sur les milliers de citrouilles magiques en lumignons joyeusement clignotants, éclats trompeurs, pseudo mythes vides de sens, vides de culture.



Mètis*, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne 8 novembre 2001 15h

Les bombardements s'intensifient. But : débusquer l'ennemi. Où? dans les coins, les creux, les trous, les excavations, les caves, caches, grottes, béances, couloirs, failles, crevasses.
Ruse?
En déclarant fou furieux Ben Laden, Chirac fait-il preuve de sagesse ou de prudence, de maitrise ou d'intelligence? Aurait mieux fait de se taire. Il donne son sentiment. A quoi pense t-il?
Le calme, olympien, l'absence jointe à l'ubiquité de Ben Laden ne dit rien, ni de la folie ni de la furie. Bien que criminel resté impuni, Ben laden n'est ni fou ni furieux. Certes il est le danger omipotent, l'ennemi déclaré. Il est déterminé. Il a un objectif et une stratégie. Dans l'hypothèse ou il est mégalomaniaque, paranoïaque, plus encore, est-ce sage de le provoquer par d'intempestives déclarations faites en public? A qui s'adressent ces mots?
Curieux liens que ceux de la parole, plus lourds que la pierre, plus asservissants que les bras d'une pieuvre, plus aliénants que mille poignards. Qu'a dit Ben Laden? Plus un jour de paix! Fait souffler vents et tempêtes.
Que dit l'oracle chez Hérodote?
I, 67-68: "Deux vents soufflent sous la contrainte de la nécessité; il y a coup et contre-coup."
Chirac et le bon sens commun. Simplification: Ben Laden n'a pas toute sa raison. C'est tout?
Qui déliera les paroles de Ben Laden?
"Frappe plus fort, ordonne Kratos à Héphaistos, serre, ne laisse pas de jeu: même à l'inextricable il est capable de trouver une issue." Et Prométhée déclare: "Après avoir ployé sous mille douleurs, sous mille calamités, je m'évaderai de mes liens".

*Detienne et Vernant "Les ruses de l'intelligence - la mètis des Grecs" Flammarion

Sacrifice

Que le sang coule!
A quelle obscure nécessité répond l'appel au sacrifice?
Prends un agneau et sur l'autel verse enfin les libations d'usage.
Choisis le plus tendre du troupeau et n'épargne ni la lame ni la pierre.
Des enfants rassemblés dans la cour, n'espère plus ce soir en voir un seul d'entre eux vivant.
Des appels! Leur nom, en vain, dans l'espace exigu. J'avais cru entendre un souffle contre le mur.
De ces hommess éparpillés sur la face de la terre, millions de grains de poussière, considère ceux-là, vaquant au marché de Darawet, comme les surnuméraires, ceux qui doivent être sacrifiés. Chaque cheveu sous leur turban est comptabilisé de tout temps.

Dans la nuit de Nawar, dites-vous, les bourrasques couvraient les voix ennemies.
Faut-il que l'obscurité nous rende
complices du sang versé ailleurs?
Xenohematophilie.
Songe d'un sang qui me rend là étrangère.

N'épargne pas une seule de tes larmes.



Détachement même, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 12 Novembre 2001 à 17h 50

Monsieur Abord de Chatillon, expert*/Airbus , interrogé peu de temps après le dernier crash du vol N-Y - Saint Domingue est prudent. Il faut analyser, dit-il tous les éléments de la nouvelle catastrophe, avant de se prononcer: effectivement il est très rare qu'un réacteur se
détache de l'appareil. Il est même assez rare que les avions tombent sur des quartiers habités, même si ça peut arriver.

La nature de l'accident est d'être fortuit. Ce n'est pas la similitude météorologique qui pourrait conduire à conclure aujourd'hui hâtivement à un attentat. Le 11 septembre, très beau temps. Aujourd'hui très belle journée d'automne. Hier, très mauvais temps en Algérie, 350 morts, ce n'est quand
même pas Oussama Ben Laden qui gère le climat tous les jours à travers le monde. Même si c'était lui, je continuerais à invoquer les saints habituels concernant le vent, le soleil, la pluie, le gel, le givre et la lumière dorée du 10 novembre, lumière à laquelle il n'a pris aucune part personnelle, jusqu'à nouvel ordre.

Même si c'est accident, disent les premiers commentaires, l'évèvement est considérable, compte tenu du déroulement des opérations afghanes des derniers jours. Les B52 s'activent, les journalistes français (deux) sont tués lors d'une attaque des Talibans, les troupes américaines vont au sol, on voit les commandos débarquer, sacs de 20 kilos attachés au dos, escargots de la gloire. Même s'il n'y a aucune relation entre cette explosion et la guerre engagée, Bush dira tout à l'heure ce qu'il faut dire: "Pas de panique", ou quelque chose comme ça, "nous sommes là" et les frappes sont au zénith. Il reçoit Mandela, il ne dit rien, il réfléchit. On lui dit de bien réfléchir à ce qu'il ne va pas manquer de dire, parce la moindre de ses paroles aura une portée statégique à court, moyen et long terme.

Même si c'est un attentat, il vaut mieux que ce soit un accident. Selon le contexte, les commentaires, à peine la catastrophe annoncée, annotée, épelée, vont leur train d'enfer. On évoque, de façon détachée, les nouveaux spots réalisés par des célébrités. On a même vu Woody Allen se lancer sur une piste, des patins à glace aux pieds. Il ne nous a pas arraché un sourire. Il a l'air idiot. Qu'il reprenne son saxo, Minor Swing et basta, on aime même Django le 12 novembre, après tout.

*Yves Lecerf, E.Parker "Les dictatures d'intelligensias" Puf


Inventaire de l'unanimité, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne 13 novembre 2001, 18h 38

Les débats pemettent aux experts de la sagesse de répertorier les âneries commises et dites ces derniers temps. Elles sont légion. L'aéropage se réunit aujourd'hui à la Porte de la Villette. Je me souviens encore des abattoirs d'hier. On entend ce matin le plus triste des sages convoqués, Nobel-de-la-Paix, Elie Wiesel. Deux minutes de parole, je me rendors déjà sur France Inter. Il y aura sans doute Marek Halter, sa femme et son mur. Ce qui caractérise ce boulot, cette fonction, ce-job-là, de sage nanti d'une carte professionnelle, c'est cette bonhomie devant la célébrité acquise par l'humanisme tous terrains. M. Halter accompagne Chirac et lui fait remarquer, avec sagacité, à l'oreille, à part, dans l'avion privé qu'il partage - on comprend l'honneur - avec lui, que Poutine n'aime pas ce geste famillionnaire, familier, celui de Chirac qui lui passe la main sur l'épaule. Conseiller électif, électoral, congédiable, corvéable, des princes? Compromissions. La sagesse est un travail à temps plein, qui exige
honorabilité, crédibilité, reconnaissances, exclusions, jalousies, colloques et longues tables de la sagesse recouvertes de feutre vert, bouteilles d'eau Volcanique, verres de plastique translucides, pas de cendrier, écouteurs multilingues mondialistes. Sagesse sans frontière, d'après le Sage: traduction instantanée, simultanéité des messages, nouvelle équation des communications, angélisme triomphant de la bonne conscience, de la mauvaise aussi, qui trouve là sa travée, son champ, son carré, sa pitance.

L'intellectuel co-signataire s'affirme avec une ostentation navrée, triomphale et peccamineuse dans le partage, le débat, le séminaire, le colloque. Je pense à Danilo Kis portant le violon dans la nuit, longiligne, un peu ivre, désabusé, péremptoire, ordonnant (à qui): "il ne faut s'associer avec personne!". Force de la solitude. Loin de tout, sans salut possible, sans rémission, sans connivence.

L'un des commentateurs de la radio de 9 h, dans la foulée, s'indigne de l'usage trop familier, trop "bande dessinée", du mot "crash" On dit écrasement. Ok, reçu 5/5. L'un des témoins oculaires du premier cercle de l'enfer a dit "j'ai entendu boum". Quelques secondes plus tard, Guetta ajoute, à propos d'un mot, "ça fait une paye qu'on n'utilise plus ce terme". Il parle d'une époque ou la paye se comptait par quinzaine: "J'ai perdu ma quinzaine? " Se disait des travailleurs, des mineurs du Nord, qui avaient bu leur salaire et souffraient d'une gueule de bois carabinée, dépitée, et peu pressée de retrouver le chemin infernal, expiatoire, de la maison. D'autres font des gestes, avec le boum; deux bras partant du plexus vers les lointains enfumés du Queens.
"Faisez les gestes, taisez-vous!" dit l'enfant qui voudrait dormir. Quels sont les gestes mondialistes? Pour l'égorgement, un simple mouvement de la paume mise à plat, au niveau de la pomme d'Adam. Pour la pistolérisation, l'index, joint au majeur, le pouce formant canon pointé vers la victime désignée. Pour le poignard, poing tenant la lame imaginaire, levé de haut en bas d'un coeur que l'on va ouvrir. Pour mourir, quel geste?
Près d'un millier de personnes probablement mortes ou disparues ces derniers jours à Alger. Le Ministre de L'Intérieur est accueilli sous les huées. Après la longue série noire des égorgements, celle, sinistre, routinière, comme banalisée, des massacres, il y a là un motif légitime, autorisé, pour lancer des pierres et des invectives au gouvernement. Au bas de la ville, l'égout a été bouché pour que les terroristes ne puissent pas y trouver refuge. Les eaux n'ont pas pu se déverser. Les cabanes construites sauvagement en tôles et parpaings à flanc de colline n'ont pas pu résitser. Les secours n'ont pas pu venir tout de suite. Sept heures durant, les gens ont creusé seuls la boue. Les femmes n'ont pas pu crier; elles n'ont pas pu pleurer. Depuis si longtemps, elles n'ont plus de larmes. Elles montrent le seuil d'une maison qui n'existe plus, bras et main tendus, voilà ce qu'il reste. Mêmes gestes qu'ailleurs.

Quand un témoin du Queens déclare "je faisais un sandwich au beurre de cacahouète quand j'ai entendu boum", on n'en croit pas ses oreilles. Ce n'est pas boum qui sidère, c'est ce mélange insupportable de bouffe et de mots et d'éclatement. Des boissons chaudes, encore, à profusion, près des ruines. En Algérie, les gens n'ont pas mangé depuis trois jours. Les magasins sont fermés. Ils creusent et tirent les corps sans dire un mot, visage fermé, regard dur, bouche amère. Qu'on ne vienne pas nous dire que c'est le dénuement qui confère à l'homme sa dignité, son austérité. Il se trouve que certains hommes, sans rien, gardent une entière humanité que nous n'avons pas, que nous n'avons plus. Une intégrité.

Image des combattants de l'Alliance du Nord, en marche sur Kaboul, tenant contre eux des roquettes, à mains nues. Image de l'un d'entre eux, riant, en parlant d'un taliban: il a préféré se faire exploser plutôt que de se rendre. Les récits anciens sont remplis de ces hauts faits, d'un autre âge.

Le choc des civilisations, c'est précisément cette différence, culturelle, des comportements.
Où donc avons-nous déjà vu ça? Il existe donc une unanimité, une similitude gestuelle, mains jointes vers le ciel et yeux clos, il existe un gouffre entre les gens du Queens, très civilisés et bouffis, gonflés au beurre de cacahouète et ceux d'Alger, anéantis, mais nantis d'une autre culture et n'ayant que les mains pour creuser et reconstuire. Le beurre de cacahuète et la casquette du nouveau maire de New York exaspèrent en nous l'idée même de la dignité, de la culture, de la civilisation et de l'humanisme. Le beurre de cacahouète n'est pas un indice de civilisation. C'est un indice gras, tartinable, mou, étalable, proliférant, bon marché, envahissant, hautement lipidique, saturé, overdosé jusqu'à la nausée.

Je préfère sans.

Un auditeur de France-inter, réservé, presque timide, ose prononcer ce mot d'une autre nature: "Eschatologique, l'inondation en Algérie?" Les temps ne sont pas venus. Il interroge le ciel. Une année calamiteuse. La reine d'Angleterre aurait dit horribilis, parlant de ses futiles histoires de famille et de belles filles légères et chapeautées, décadence des règnes et chute des royautés.



Le palais de la rigolade, Isabelle Dormion, mail reçu et mis en ligne 15 novembre 2001 à 23h45

Aux actualités télévisées, sur la 2, après ces annonces en cascades tragiques, on entend des mots inusités. Liesse. Un nouveau dictionnaire Robert vient de sortir. On pourra y trouver la définition du mot, dont l'ouïe avait perdu jusqu'aux sonorités féminines, la liesse.

Dans la foulée, l'hilarité gagne, on voit des gens piétiner gaiement des cadavres mutilés de talibans, non sur le trottoir, mais sur la chaussée défoncée.

La joie envahit tout: les échoppes des barbiers ne désemplissent pas. On voit des visages émerger du poil imposé par les talibans. On avait oublié la variété des physionomies*, le tranchant d'un sourire, la vivacité malicieuse des yeux dégagés, la frénésie des zygomatiques mis en branle par le rasoir du coiffeur-dépoileur, par les moqueries des voisins et des passants. Commentaires télévisuels: "ces scènes sont prétexte à rigolade".

Mieux que la liberté, la libération. Ne dure qu'un moment.

Rires: des hommes montrent des photos d'actrices. Les femmes sortent enfin de chez elles, font un petit signe des mains. On se réjouit. On achète des gâteaux espagnols fourrés d'anis ou parfumés à la cannelle "Dias felices", on les offre, distraite, malgré le sucre glace qui en s'éparpillant tache les plis des étoffes et les mantilles noires.
L'esprit libre, momentanément vacant, on relit, gare d'Austerlitz, la description du palais de la rigolade.**

*"La métamorphose" Rufolf Kassner - Le Nouveau Commerce p.39
"La commissure relevée livre difficilement son secret. Toujours sincère et dissimulée à la fois. En position de défense et d'attraction. Etrangère à toute exagération ou surestimation, de soi-même comme de l'autre, et cela plus par le centre de l'espèce propre que par le sens du centre. Toute qualité est espèce et l'espèce, centre. L'espèce est plus que l'individu, le silence plus que la parole, la voix plus que le mot - dans le mot à lui seul, il y a déjà exagération. Toujours chat, jamais chien."
**"Pierrot mon ami" R. Queneau, Poche


Une raison tellement confuse, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 21 novembre 2001

"Les femmes retrouvent une raison de vivre" dit le commentaire* du présentateur** de la 2. A Kaboul ces mêmes femmes qui ont retrouvé l'usage de la marche à pied dans la ville déglinguée vont au marché. L'image les montre avec précision: l'une d'entre elles palpe un pull-over en acrylique rayé de rouge, blanc et bleu, taille 16-17 ans, elle cherche donc un vêtement pour l'un des siens, le froid venant avec l'hiver. Est-ce une raison de vivre? Une autre plonge la main dans un tas de savons en vrac et choisit un morceau qui lui convient au milieu d'autres parallélépipèdes identiques, d'un brun-kak rude. Elle trouve donc le savon le plus gros, le plus gras, pour se laver, elle et sa famille, probablement se laver est nécessaire, surtout en temps de guerre, ça remonte le moral, c'est hygiénique, ça éloigne la maladie et les miasmes microbiens. Est-ce une raison de vivre? Non. Est-ce une finalité? Non. La femme ne se dit pas, je suis très heureuse, j'ai enfin retrouvé une vraie raison de vivre, je vais quérir le savon, les enfants, vous gardez la maison! C'est une condition minimale, pouvoir sortir et déambuler pour acheter, presque sans argent, des choses indispensables à la vie quotidienne. Rien dans l'image n'indique qu'elles gambadent joyeusement vers le marché, qu'elles y vont d'un pas dansant, agitant leur burqa raidie, rétive, comme les voiles frémissants de la liberté.
Un fleuriste rouvre son institut de beauté, une femme-esthéticienne, visage découvert, très fardée, assez rubiconde, en maquille une autre, assez timide. Tellement confuse qu'elle s'est fichu du
rouge à lèvres sur les dents: plan sur la bouche qui s'ouvre, mais ne dit rien. Les soins terminés, hop, le voile, que sa main, dissimulée dessous, retient tendu, au niveau de la bouche, pour que le rouge en couche épaisse ne tache pas le tissu bleu. Est-ce une raison de vivre? C'est surtout une raison de montrer quelque chose à l'image, à la demande générale des téléspectateurs. Où sont les femmes? Que font-elles, que pensent-elles? Certaines, réservées, montrent une certaine perplexité, d'autres ouvrent à nouveau les écoles, les dispensaires. Mais elles ne sont pas toutes institutrices, ni médecins. Les autres sont chargées de famille, très chargées, alourdies par cette impérieuse fatalité, celle de faire vivre tout le monde, avec moins que rien.
Se rassemblent toutes pour pouvoir travailler. C'est enfin espérer retrouver un moyen de survivre, parfois de vivre avec décence, plus rarement d'épanouir leurs talents. Quel travail? Quelles autres raisons de travailler? Sortir du carcan familial? C'est une raison nécessaire mais non suffisante.
Le Moyen Age ailleurs, la barbarie là-bas est un alibi pour notre oisiveté fascinée par les autres vies, violentée par les autres morts, mise à sac par ces paroles d'un autre âge, ces silences d'un autre temps. Avec moins que rien elles font des merveilles.

Charles Albert Cingria "La grande ourse", Gallimard
*"Je me sauve car l'homme a parlé. Je tiens la porte longtemps n'osant plus respirer. Mes gestes sont ceux d'un voleur de pendeloques et si l'on m'apercevait l'on pourrait me tuer. L'homme n'a parlé qu'en rêve. Je tiens toujours la porte. Doucement je la referme". p. 59
**"Je crois bien qu'un chien a jappé longtemps" p.60

Lion d'airain

Aux mêmes nouvelles télévisées, une retransmission d'entrevue avec le Directeur de la DST. Face à son personnage en buste caché, A. Chabot, qui ma foi porte un pull rose. Devant l'homme, un lion muni d'une queue beaucoup trop longue pour être zoomorphiquement vraisemblable, et d'un métal rutilant pas très franc du collier, captant la lumière excessive des éclairages. Bureau vernissé, brillantissime. Je suis tellement absorbée par l'inventaire exhaustif d'un dessus de meuble, placé à l'arrière-plan, que je n'entends pas un mot de ce que murmure à mots couverts l'homme mystérieux de l'abat-jour. Derrière le pull rose, une bonne vingtaine de boîtes ouvertes, doublées de satin, exposant des médailles, des décorations, les exemplaires numérotés hors commerce de pièces et de monnaies, frappées au coin du bon sens? A l'angle, encore un animal contourné, à la position étrange et menaçante, un Cheval plein de bravoure, cadeau de pré-retraite, un Minotaure maniéré en cristal ouvragé d'Arques, la Chose Publique s'apprêtant à bondir, soufflée en verre de Venise? Que dit enfin l'homme au visage caché? Soyez vigilants.
Je n'ai pas que ça à foutre.


Fonction citoyenne, la biométrie, Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne 22 novembre 2001 17h 45

Il existe, selon Christelle Andres, captée inopinément sur BFM -alors que je voulais la fiesta calienda de Radio Latina, ses excessives joyeusetés maïeutiques et musicales- trois phases dans le captage biométrique: optique, capacitif, thermique. C'est précisément la voix de cette dame qui a arrêté ma main indomptable sur le curseur, une voix positive, une voix retravaillée par l'usage fréquent de la prise de parole en public avec monitoring audiovisuel, une voix qui ne connaît pas le doute, bref une voix féminine de l'avenir comme on le devine. Nous partons, dit-elle, du fait que l'homme porte sur lui son identité, son passeport biologique, évidemment par l'ADN mais aussi par la voix, l'oeil, l'iris et la rétine, évidemment aussi par ses empreintes digitales*.

La voix de Christelle Andrès est celle d'une battante, d'une vraie hôtesse de l'air et des courants porteurs, qui nous assène en trois coups de cuillère à pot des vérités effrayantes. On a compris au quart de tour: voilà de l'anthropologie, de l'anthropométrie, des choses sérieuses. Adieu salsas matinales et tangos argentins, je capte, avec mes capteurs non encore identifiés par "Zéphyr Technology", la Société "Iridian", américaines, dont une succursale, "Itiquet" est basée en Angleterre. Par ces temps troublés, on voit tout l'intérêt des capteurs biométriques sur un tarmac. Voilà tout l'intérêt des applications scientifiques. En 1996 dans un bistrot de nous seuls connus, Yves lecerf, grand prêtre de la science fiction/réelle, nous mettait en garde contre les effets technologiques de ces trouvailles: pourquoi ne pas imaginer un numéro, ou une puce, sous la peau, exactement comme celui des prisonniers des camps de concentrations, un code, qui permettrait d'identifier l'individu, comprendrait son numéro de sécurité sociale, son compte bancaire et ainsi de suite. On passe au péage, on peut à la fois ponctionner le prix usager de l'autoroute et connaître votre fond d'oeil et votre casier. C'est épatant. Voilà le rêve presque réalisé, grâce à ces nouvelles mesures anthropomorphiques en application, grâce aux accords passés avec la CNIL. En effet , il y a là M.Joël Boyer, qui nous dit de bien belles choses. Il y a là aussi Marc Bouchara, directeur des identifications à la Mairie de Billancourt, qui nous fait une démonstration. On entend une voix artificielle, encore mimétique d'un message virtuel, celle d'une hôtesse de cauchemar fictionnel, Kubrickophile: la voix dit à l'individu qui va être reconnu, indentifié, "Veuillez vous avancer", l'individu, Joseph K. s'éxécute, la machine, très intelligente travaille, cequi implique qu'elle a déjà en mémoire ce qu'il faut: un fichier des individus, c'est à dire un fichier répertoriant, comptabilisant des masses, des millions d'informations. La voix artificielle, maternante dit, au cas où l'individu n'aurait pas compris: "Le système procède à la vérification de votre identité", puis, avant de le (Jopeh K.) laisser sortir prendre un cognac au café du coin ou de l'arrêter pour délit "scientifique" de sale gueule, ou de sale ADN: "l'identification est maintenant complète". On imagine le bug informatique. Le fichier mélange les données. Iris de l'un avec la voix de l'autre. Traits de l'un avec oeil de l'autre. Cauchemar.

J.Boyer est allé pour nous s'inquiéter, nous n'avons donc plus le moindre doute sur l'efficacité, la fiabilité d'un tel système. Un lycée a demandé cette application pour la cantine. Il n'est pas dit qu'on pourra prendre ainsi deux fois de la choucroute et du rata. Et ceux qui ne peuvent pas payer? Ils ne boufferont pas. Certes c'est un peu cher, mais le conseil régional y pourvoira, certes hyper-moderne, je dis même que c'est bath, c'est épatant. Bref, pour reconnaître ceux qui sont inscrits à la cantine, un moyen, la reconnaissance par ses applications informatiques. Il suffit d'avoir accepté, au début de l'année scolaire, le principe même de ce recours à l'identification, de ce moyen de fichage, qui devrait être interdit. Si je faisais partie d'une délégation de parents d'élèves, j'interdirais que mon enfant soit consigné, lui et son iris, sa voix et son ADN, dans ce type d'identification. On a bien vu ce qu'avait donné l'identification au faciès, la présomption de pieds-plats juifs et autres fariboles de l'anthropométrie, marquées d'un sceau scientiste.

Madame Christelle Kubrick, lyrique, synthétique, en profileuse taylorienne, rassure. Il ne faut pas avoir peur de Big Brother. On n'a pas peur, on est là pour ça. On apprend que Vivendi et Telecom sont parties prenantes dans ces innovations. C'est rassurant.

Elle cite deux exemple d'erreur, d'excès possibles: un gamin est arrêté, fiché grâce à ce système biothechnique, en prenant une pochette de bonbons au supermarché. Le deuxième exemple, elle n'a pas le temps de le donner.
Avec ce seul exemple, nous voilà déjà convaincus du bien fondé de ces applications. Hier, nous avons déjà eu Juppé nous disant tout le bien de centres en banlieues, pour les jeunes délictueux, de cet accabit? On craint les pires excès.

Quand il s'agit de sécuriser les accès aux banques, aux centrales nucléaires, aux bases sensibles de la Défense Nationale, aux données confidentielles des laboratoires de recherche, la CNIL donne son accord, sans admettre qu'un fichier général, s'il est établi, peu être détourné pour une finalité qui n'aura pas été envisagée ni définie. Ce sont les surprises du terrorisme informatique, non virtuel, déjà opérant. Rien ne viendra garantir l'inviolabilité des systèmes, puisqu'il existe des piratages, des prédations, des actes de malveillance organisés dans n'importe quel domaine des nouvelles technologies. Quand on voit ce nouveau gadget truffier, américain, le nez au vent, cet avion, nommé "Predator" traquer Ben Laden en ses cavernes et ses couloirs on peut se demander s'il n'y a pas un malentendu, un gouffre de Padirac, une caverne de Platon, un poil, une philosophie, une religion, un pic, un Everest, une béance, entre ceci et cela. Il y a bien longtemps que Ben Laden a trouvé une solution.

Qu'ils mettent donc leurs vérificateurs d'individus Lambdas aux frontières, qu'on persifle encore: la chaleur de l'un et l'iris d'un autre sous la même burqa, clandestine.

Travaillant avec Lecerf sur les subtilités des sciences cognitives telles qu'elles sont perçues aux Etats-Unis, on peut se rassurer. L'intelligence artificielle n'a pas encore réussi a singer les caractéristiques d'un individu, ses "particules de charme" comme auraient dit Guattari/Oury, élémentaires. L'intelligence artificielle ignore l'humour et anéantit le paradoxe. Tout système globalisant a ses failles, décryptables. Et ce n'est pas le Panthéonique Bourdieu qui fera cette analyse, nous ne lui accordons aucun crédit.**
Qu'on se rassure, les diabétiques ont une chance. Le captage est compromis dans ce cas là. Leur rétine est rétive. Diabétiques de France, unissez-vous, individus récalcitrants du fichage!
Demain, je bouffe des bêtises de Cambrai pour faire exploser mon taux glycémique.

* Bertillon Alphonse (1821-1883) médecin , créa le " bertillonnage ", méthode d'identification anthropométrique toujours utilisée de nos jours.

** "Quels que soient ses mérites, un bien portant ne présente aucun intérêt. Impossible d'accorder le moindre crédit à ses dires, d'y voir autre chose que prétextes ou acrobaties. L'expérience du terrible, qui seule confère une certaine épaisseur à nos propos il ne la possède pas, comme il ne possède pas davantage l'imagination du malheur." Cioran
Cahier N°2 du Nouveau Commerce - Automne-Hiver 1963 p.37


Microtendances , Isabelle Dormion, mail reçu & mis en ligne mardi 28 novembre 2001 à10h 18

"Sniffeur de microtendances", Jean-François Bizot fait l'éloge silencieusement des surprises de l'andropause, par la voix du Nouvel Obs et de Libération. Deux photographies le montrent avec chemise à fleurs, que seul Grapelli à la veille d'un centenariat dinstingué pouvait se permettre d'arborer. Grapelli, rondouillard dans une hilarité majeure, portait les fleurs hawaïennes en bouquets, en rafales, en fusées, en gerbes swingantes. Rien de tel chez Bizot, une expression sinistre, le pan droit du tissu, soulevé par un catalogue avant-gardiste qui lui cale le coude droit, encore imberbe, les mèches d'un baryton échevelé rencontrant enfin les beautés austères, inacessibles, des cantates de Bach. Sur l'autre cliché, que remarque l'oeil, rompu aux plissés et drapés de Clerambault ou Grès, aux frusques, frasques et fripes de Gauthier ou Kenzo? Un sous pull quasi Damart qui dépasse les manches, la femme en moi s'insurge. Non. Cousteau lui-même portait des cols montants à longueur d'année, certes les crabes
ont eu raison de sa longévité médiatique, Tabarly portait des chemises ad hoc, oui, que les méduses protègent ses esprits, l'Abbé Pierre en personne garde la même houppelande jusqu'à ce qu'elle devienne raide et verdâtre, que Dieu l'absolve et l'accueille en sainteté. Pourquoi Bizot nous inflige-t-il le spectacle hargneux de ses lassitudes désabusées?

Dans les années 80 j'ai le souvenir de lieux hantés par Actuel et la mouvance Kouchner avant conversion humanitaire où un Hongrois au nom de clebs, Racs, géant grasdubidon, portant une robe, une tunique blanche en lin tissé par la grâce des fées de tous pays, une barbe de gourou, il avait mis en place des stages onéreux de "reconstruction de ruines", près de la Garde-Freinet. Il pratiquait un certain druidisme débonnaire, avec un régime à base de carottes, de choux-raves, de fanes, de blettes et autres végétaux zen. Il y avait heureusement des glands et des chênes du côté de chez Rezvani. On voyait passer Jeanne Moreau. Rezvani, je l'ai vu l'autre jour dans le métro, les années lumière ne l'ont point avachi, il garde une figure d'aristo iranien, une posture filiformique, une chemise sombre, un maintien ferme, des yeux gris, persans? Tout tient encore debout, la nostalgie et le bonheur vert de gris. Je parle d'une époque où la plupart des gens ne sont pas encore nés. Bref, dans ce vieux lieu utopiste
habité d'ondes furtives, des terrasses permettaient aux jeunes allemandes et scandinaves de s'initier à la cosmogonie et pour la somme astronomique d'accès forfaitaire, de forniquer sous les augustes cieux étoilés, dans des fumerolles de canabis. Il faut préciser que les nuits d'alors étaient plus propices, plus chaudes, plus spacieuses, bien plus vastes, beaucoup plus longues, l'aube n'arrivait jamais à poindre, dans ce temps-là, rien à voir avec les nuits estivales des raves extatiques, noires et technos d'aujourd'hui dans les hangars et les sombres bourbiers champêtres. On parle d'un âge que Bizot, lui, a connu, ce qui nous approche inexorablement de la pré-incontinence. Il n'est pas dit que l'on puisse montrer un chemisier à col pointu mauve, à sa descendance, quand bien même elle violerait les malles closes où ces vêtures indianisantes, les gilets de cuir poli taillés dans la masse au silex et autres afghaneries macèrent. Je préfère crever que d'exhiber ma peau de chèvre.

Ce qui fait très peur aux enfants, au crépuscule, c'est le cou du sexagénaire, plissé et tombant. Un débat télévisé sur la 3 opposait lundi les partisans et les ennemis de la chirurgie esthétique. Un couple assez bien conservé en faisait les frais. Madame était charmante, Monsieur portait de ces chaussures de faux sport que je hais, neuves, en cuir, lacées, des espèces de cyclistes à semelles qui auraient très mal tourné et n'auraient jamais servi, ni à marcher, ni à courir, ni à pédaler, à rien. Elles auraient servi à être au pieds, à être enfilées, un point c'est tout. Et ça, c'est insupportable. Remontant le corps, on remarque un ensemble d'un vert pistacheux, hospitalier, tendance Salpé, avec une sorte de sweat shirt à col en V, à manches courtes découvrant des bras jeunistes, dorés aux ultra-violets, en abonnement compétitif payable à crédit. Et ça, c'est insupportable. Plus haut, à l'échancrure, on remarque, jouant avec l'ourlet du V, une chaîne en or, victorieuse, quii souligne et signale, si on ne l'avait pas vu, le plissé du cou et ce qu'on pourrait appeler, en notre mansuétude esthéticienne, la Chaînette aurifiée d'Apollon, équivalence de notre Collier de Vénus. L'impétrant est très content. Il est pour. Regardez-moi, dit-il. On baisse les yeux, on relit la Morale de Kant en douce. Il y a là une dame en rouge, du Maghreb ou mieux encore, gaie, affichant son âge et s'en fichant comme d'une gigne. Se lisent sur ce beau visage des rides de gentillesse, de générosité, de gaité et plus encore. La dame est contre. Il y a aussi un jeune type qui ressemble à Tournesol, le professeur, mais nourri au maïs transgénique et à l'huile. Il est joyeux. Il est contre. Il porte une boucle à l'oreille. Il dit à toutes les dames qu'elles sont très bien comme ça, qu'il ne faut pas les retravailler au sclalpel et il sous-entend que les maris sont des beaufs, des mufles abrutis, aveugles aux charmes redondants du délabrement. C'est leur choix, signifie la présentatrice, assez ronde et souriante, qui n'est ni pour ni contre. Elle s'en fiche, ce n'est pas son problème, présentement, elle a un bon job, elle connaît des trucs, ces gens-là sont ses hôtes, elle les traite royalement, très au dessus du débat. Tournesol dit que la dame liftée fait une sale tronche, qu'elle ne sourit jamais. Le mari, n'est pas content du tout. Même le mécontement se voit avec un lifting, tout se voit: on voit les maxilaires se crisper sous la peau tendue, on devine que si elle ne sourit pas franchement, c'est qu'elle est furieuse, et qu'en plus, le voudrait-t'elle qu'elle ne le pourrait pas. Elle doit économiser sa peau. Il n'y a plus de jeu, plus d'ampleur. C'est juste, ça crispe aux commissures. On a pitié, la pauvre! Plus jamais de bonnes peaux lâches, de vrais bedons et de plis amollis, d'authentiques cellulites glauques, de mollesses indicrètes, de fanons et de bajoues flasques. Beau, net, tendu. Plus jamais de temps outragés? On est responsable de son apparence. Pression sociale.

Revenons finalement à Bizot, je préfère encore son rictus déconvenu de celui à qui on ne la fait pas, ses bras qui sont comme ils sont, des calissons d'Aix, ses cheveux à la mords-moi-le-noeud, mais qu'il ne se fiche pas le doigt dans le nez, les enfants n'aiment pas, ça ne fait ni punk, ni underground, ça fait vieux con. Pourquoi n'essaie-t'il pas l'ivrognerie, puisqu'il veut écrire? Duras buvait parce que Dieu, soi disant, près de Trouville, n'existait pas ou plus après les âges révolus du Gange. Duras ne se fichait pas l'index dans le nez ou l'oreille, elle avait Yann Andréa qui l'aurait rappelée à l'ordre. Plus personne ne lit quatre pages, dit Bizot. De qui parle-t'il? Je connais quelqu'un qui a lu un livre, une biographie sur Rimbaud, plus de1000 pages remarquables, à l'entendre, dans un hamac, et ne s'en est pas mal porté. Il est revenu très bronzé de sa lecture.

Alexandre Adler, par exemple, peut-on l'imaginer une seconde relooké par Cémonchoix? Impossible. Sa pensée, son front vaste d'historien télévisuel porte l'ensemble de son corps et l'installe là; enrobé d'un gilet de velours, l'oeil de lynx, calé dans le fauteuil crapaud, entre les certitudes de l'intelligence et les approximations de la vie sur-exhibée à la TV.


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