Turbulences, expérience en forme de journal, débutée le 7 septembre 2001
par Isabelle DORMION, dans le cadre de Paroles d'Indigènes sur Shukaba.org
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7 septembre à 28 Novembre 2001
TURBULUN
4 décembre 2001 à 21 février 2002 TURBUL2
23 février à 29 avril 2002 TURBUL3
3 mai à 29 septembre 2002 TURBUL4
6 octobre 2002 à 5 février 2003 TURBUL 5
10 mars à 22 août 2003 TURBUL 6
3 septembre 2003 à 26 janvier 2004 TURBUL 7
2 février à 6 décembre 2004 TURBUL 8
9 janvier à 28 novembre 2005 TURBUL 9
4 janvier à 5 décembre 2006 TURBUL 10
9 décembre 2006 à 30 septembre 2007 TURBUL 11: ci-dessous
à suivre, les
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Vents violents, Isabelle Dormion, 9 décembre 2006

Allant des Buttes Chaumont aux Gobelins en passant par la rue de Seine, il fallut éviter un pare-brise détaché d'une moto, les parapluies écartelés s'envolant dans des rues désertées, un foulard à ramages persans, une grosse femme tombant des nues, un pigeon à réaction, propulsé à plus de 110 à l'heure, une enseigne de tabac et une interdiction de fumer, un sac Tati au quadrillage passé, un slogan en carton du marché couvert, "5 pour un Euro; tu les a vus mes kakis?", et enfin les fines rayures détachées d'une colonne Buren au Palais Royal.

Sous le porche du Louvre, un homme s'abrite de la tempête. Vêtu d'un épais manteau de lainage il tient une partition de Brahms. Il chante d'une étrange voix de haute-contre amplifiée par la voûte. Le dos appuyé à la colonnade, j'écoute le chant qui module les excès du jour. L'homme s'interrompt, il écoute sur un appareil sa voix enregistrée. Maîtrise.


Dessous, Isabelle Dormion, 13 décembre 2006

C'est le jack-pot à la Butte-aux-Cailles. Le battant du casier 39, situé dans le coin gauche du panneau des vestiaires, régurgite un euro. Voilà donc une somme destinée au jeu: tout miser sur la culture. Sans un kopeck. Idiot. Peu rentable. Pervers. Un prêté pour un rendu. Ce qui est à César, je le rends au hasard. De César au bazar? Manquent 30 centimes pour acheter le Monde, 20 centimes pour Libération du Baron Régnant. C'est facile de braquer la vieille en maillot de bain renforcé, non, j'avise un autre vioque qui ajuste au-dessus de moi, muni d'un peigne au manche d'ivoire ancien ouvragé une calvitie honteuse, ce sont, les deux, des proies faciles à faire glisser sur le carrelage, mais bon, les enfants du mercredi s'en chargeront plus à loisir, ils sont chez eux dans les cris aquatiques et les plongeons en semaine.
C'est avenue d'Ivry que tout se joue. J'ai le choix entre les deux moines bouddhistes, l'un à la selle de vélo et l'autre, plus à l'écoute des feuilles d'arbres. Tiens donc! Encore faseyantes aux vents hivernaux. Somptueux. Bel orange des robes. Mais bon, j'avise la Roumaine Front-terre, qui je ne sais pourquoi, plonge la tête au sol des heures entières, dans une attitude en V retourné par l'humiliation. A chaque fois, la tentation me prend de lui foutre un énorme coup de pied dans le cul qui l'enverrait aux Olympiades au dessus de la Tour Anvers. Histoire de changer le cours de son destin. Mais non, la Roumanie, c'est tout un monde, demain j'y vais, c'est certain, je mise là-dessus, roue, manie, les icônes, Istambul, je trace à l'Est et hop, Sofia et Bucarest. Je lui file deux sous.


Discours sur méthode/pocket, Isabelle Dormion, 18 décembre 2006

Je ne crois pas que la femme soit susceptible de concevoir un projet plus inutile et plus inconsistant que de vouloir, en devisant de quelque discipline ou quelque science, échapper aux expertises et aux critiques, pensant rallier l'ensemble des lecteurs/
Le pouvoir méconnaît le peuple, ou par l'indifférence qu'il manifeste, ignore d'en noter les travers et reste aveugle aux tableaux qu'il déploie. Et si en dépit de tout l'on décrit le pouvoir qui nous gouverne, comme c'est, à tout coup, avec les égards qu'il ne mérite pas, le peuple n'obtient pas de cette peinture de quoi combler une attente manifeste et ne peut juger d'un état qu'il faut avoir habité pour en connaître les ridicules et les qualités, les beautés et les travers/
D'autre part, il va de soi que les femmes, par une foncière délicatesse, qui leur serait naturelle, une véracité atavique, n'accepteraient des portraits qui sont faits d'elles que les traits qui les flattent, où le miroir se montre complaisant. Elles résolvent la question d'une vérité relative en refusant toute critique. Les hommes, à plus forte raison, n'approuvent les polémiques et les critiques que lorsque la caricature vient brosser le portrait du voisin/

Je suis native de Boulogne sur Seine, fille d'un octogénaire désormais oublié de tous. Si, n'ayant pas suivi les conseils qui m'ordonnaient de me rallier aux chefferies disparates, feignant de méconnaître les intérêts qui les ont fait naître et les ambitions qui les propulsent, je me vois livrée seule aux errances des villes, j'en conçois des portraits véridiques issus de la seule observation:

Le menteur
A peine l'a-t-on salué sur le seuil qu'il se précipite chez un autre, racontant dans le détail l'entrevue qui l'a tenu occupé une heure entière devant un verre de vin. Ses travaux, dit-il, le tiennent toute la nuit jusqu'au matin. C'est faux. D'où lui vient ce teint, d'où tire-t-il cette fortune, d'où arrache-t-il cette satisfaction permanente? Il paraît promouvoir le moindre de ses gestes, il semble faire commerce du plus petit de ses projets, il cherche dans la société de quoi satisfaire à la fois la vanité et ce qu'il appelle la conscience. C'est un leurre. Il n'y a pas dans cette relation de dupes de quoi se glorifier. Obsédé par l'idée d'être sur scène avant l'heure, avant les autres, courant vers les travaux comme autant d'arbres que ses bras ne pourront abattre, il disperse ses forces dans une confusion sans bataille livrée. Se méconnaissant comme il ignore les autres, il se fourvoie. Demandez-lui s'il va là, à Quiberon, en Bretagne, et par quel chemin, il dira qu'il va ailleurs, un autre jour, plus tard, jamais.

Le turlupin
Il n'y a pas de turlupinade sans tromperie. Il n'y a pas d'imposture sans marché de dupes, les uns feignant de prendre pour argent comptant de simples jetons de plastique, comme ceux que l'on donne aux enfants pour jouer à la marchande ambulante. Du sable dans la figure. Les yeux pleurent, aveuglés, qu'il faut essuyer. Vous en voulez combien? Le turlupin sévit dans nos contrées en toutes saisons, privilégiant celle où la moisson donnera indistinctement les épis de blé, l'orge ou l'avoine, l'habituelle nourriture des ânes. Le turlupin peut avoir commis un exercice illisible sur Agrippa d'Aubigné*, à l'Université, comme ailleurs en colloque. La critique sophistiquée, le commentaire des oeuvres d'autrui, est à la fois l'abreuvoir et l'auge où il peut alimenter son ordinaire. Comment fait-il pour utiliser autant de mots, dont chacun, à l'origine, avait une sonorité claire et musicale, dans un agencement si retors qu'il rend captif le texte obscur. Chaque mot est pris en fonction de son effet de manche. Rien ne vient tenir un esprit qui turlupine. Il lui faut un tuteur. Il faudrait le rouer de coups, le limiter, en endiguer les dégâts et les excès.

Les mots adorés du turlupin culturel commun sont: "spiralé", "améthyste", "méridien", "astral", et souvent, je ne sais pourquoi "zygomatiques", plus hilarant que l'eau ferrugineuse.

Et le voyou? Il n'y a pas à ce jour de voyou sans la voyelle.

*Les Tragiques: "Ceux qui de tels combats passèrent dans les cieux
Des yeux de leurs esprits voyent leurs autres yeux
", v. 305-306


Discours Univ/pocket (2), Isabelle Dormion, 21 décembre 2006

Avenue de Choisy un homme monte vers la station de métro vêtu de haillons. Un fou probable. Entre l'ascète, le fou et le moine il faut, le 21 décembre, l'expertise de l'historiographie (histrionique? pas toujours).

Université Denis Diderot, rayon littérature, avenue de la Liberté, rayon crayons, mythes et fabliaux, avant d'être compilés en stratifications, feuilletons et mémoires multiples, les histoires sont racontées aux écoliers. C'est ce que nous faisons. Nous redisons aux petits enfants les contes avant que les prédateurs systématiques s'en emparent, dévoyant la lettre en expurgeant l'esprit.

Avenue d'Ivry, le Triangle d'Or, les cultures se croisent sur le trottoir sans jamais se reconnaître, s'ignorant, partageant ensemble les mêmes fumées de monoxyde de carbone aux feux rouges devant le magasin Paris-Store. Les légendes, confondues aux rumeurs faciles des triades, hantent les lieux, traversent les logis, visitent les mânes, sortent purifiées par l'autel ancestral, s'envolent des fenêtres laissées ouvertes Tour Tokyo.

Sur France-Culture, débat ce matin sur la sainteté, entre l'hagiographie, la biographie et l'histoire. Vérité, véracité, vraisemblance, faits, documents. Le dépouillement obsessionnel des reliquats de la mémoire, lettres, reliques, comptes-rendus, et minutes des greffes, viendrait donc constituer une méta-vérité?

"Il ne met pas en question la vie des hommes". Affaire institutionnelle de validation s'apparentant à la croyance (en une sur-valeur épistémologique).

"Je suis le commencement et la fin de tous les êtres,
Et dans les vivants, je suis la conscience ;/
Je suis le vent parmi les purificateurs,
Je suis le temps impérissable, la beauté, la gloire"

Le descellement des pierres. Violations. Violences. Leviers. Burins. Certains, et non des moindres utilisent tous les outillages, de la pince-monseigneur aux marteaux-piqueurs, avec des grands bruits allant jusqu'au vacarme, outrageant l'ouïe fine.

Devant les pierres, de taille, dessillement.*

*De dés- et ciller ancien français "coudre les paupières d'un oiseau de proie pour le dresser" XIIIe Siècle.


Mis en scène, Isabelle Dormion, 5 janvier 2007

On entend aujourd'hui Todorov énoncer sans équivoque une banalité. La mise à mort organisée* d'un homme est barbare. C'est vrai. Le spectacle d'une mort dérobée par un téléphone est insupportable. Tous les tyrans devraient être relégués sur une île, propose Todorov.

Le grand air, une alimentation pauvre en graisses, riche en phosphore avec un apport en zinc non négligeable, la tonte des moutons, un rouet actionné et le filage journalier de la laine, cette vie frugale loin des fastes d'un pouvoir corrupteur, la vie naturelle, agraire, monacale, méditative et virgilienne selon les sensibilités des tyrans endigués, cette abbaye de Thélème donnerait une structure revivifiante à ces condamnés perpétuels et pourrait susciter des controverses dignes d'intérêt. Arte aurait produit un documentaire digne du plus grand intérêt, filmé en noir et blanc avec des jours de tempête et les genêts inaltérables. "Joutes d'exil aux Açores". Choix d'une l'île parfaite. Casse-tête diplomatique. Qui veut la peste? La Corse? Les Corses ont déjà du bon tabac dans la tabatière. L'île d'Elbe? Chypre? Au Nord de l'Ile? On aurait pu entendre Saddam Hussein et le fantôme de Mobutu en grand Léopard s'entretenir ensemble de la meilleure façon de ramasser les salicornes et les conserver dans du vinaigre, avec ou sans estragon et quelques oignons-grelots croquant sous la dent. La fin avec ou sans Coran à la main. Plus édifiant, plus agreste que l'élimination des Kurdes aux gaz chimiques ou l'assassinat des opposants éviscérés dans la forêt? Qui aurait mieux jugé que ceux qui ont laissé faire les juges, ce jour de liesse et de deuil, notre dernier jour de l'année sous les guirlandes illuminées?

Ce que ne dit pas Todorov, dans sa grande sapience, c'est l'inouï. "Je n'ai pas peur". Rien ne peut altérer, grandir ou caricaturer ce moment dont chaque détail de la scène manifeste l'insaisissable. La mort de Sadam Hussein est singulière: son visage, la voix, le regard, le calme qu'il ne peut avoir simulé. C'est par là qu'Allah est très grand et mystérieux son nom invoqué qui restitue à l'heure sa vérité. Tout le reste est bavardage. Les dernières paroles ne pourront donner lieu à un exécrable procès, ne pourront se réduire à la condamnation formelle, hypocrite, d'un porteur de portable, ne pourront être réduites à l'abjection des témoins et auteurs de la scène. Le courage à cet instant terrible est univoque, il dit ce que chacun a entendu "Est-ce là le courage des Arabes?". Surpris, l'homme sourit encore et disparaît de la scène. Celui qui regarde et filme va chercher "après quelques instants de confusion", précise le commentaire, sous l'appareillage coulissant le visage qu'avait à cet instant passé le condamné.

* Marbre ou les mystères d'Italie, A. Pieyre de Mandiargues dans "Le théâtre de la mort":
"J'espère, moi aussi, que nous aurons une belle mort, et que mon ami, qui est étranger, n'aura pas en vain fait un long voyage. Mais on ne sait plus mourir comme autrefois;"/...
"Ils continuèrent à jaser, en habitués du spectacle. Ferréol ne disait rien, parce que, d'abord, le funèbre appareil qui était devant lui ne laissait pas de l'inquiéter ou de l'intimider un peu, et puis parce que, cependant qu'il l'observait, il en faisait la comparaison non plus tellement avec l'arène de la corrida qu'avec un ring de boxe,"mais pensait-il ­ bien mieux que celui des pugilistes c'est le rond de la mort qui est le véritable ring, puisque l'autre est carré, chose philologiquement saugrenue et selon moi si impardonnable qu'elle m'a toujours tenu loin des combats de boxe.".../


Vertiges de l'amour, Isabelle Dormion, 9 janvier 2007

Riverains joyeux, nous avions chaque jour face à l'usine Panhard des surprises renouvelées. A l'aube, partant marcher par monts et par vaux, nous pouvions contempler les prototypes usinés, ahanant comme d'énormes coléoptères aux peintures sourdes d'une curieuse couleur neutre et guerrière. Plus loin, nous avions les cercles de pétanque réguliers, en bas, la sortie du foyer des travailleurs, à côté la caserne et l'exercice quotidien des rutilants pompiers, en face un beau débit de tabac, la fierté quotidienne des pulmoniques, pas loin, les sorties familiales en rang d'oignons des gens de l'armée, au coin notre constant gardener, plus portugais qu'atlante, Douvienlo, choux, tomates et lignes de chrysanthèmes offerts aux veuves de passage susceptibles de reprendre du service. Nous avions il y a peu un très bel environnement, sans compter le passage innombrable des voitures des Maréchaux, qui donnait à l'ensemble une belle animation et quelques rixes mémorables le samedi soir après boire.

Depuis peu, une foule de gens inconnus, pour la plupart vêtus de sombre, tirant la tronche, munis à plus d'un titre, a débarqué d'un véhicule prétentiard à clochette. L'arrêt casse l'ambiance. On entend moins le flot animé des voitures. On n'arrive plus à bien capter l'arrivée des ambulances rapport aux écrasés du carrefour, vu la sortie du goûter des écoles du côté d'Ivry, face à la boulangerie, qui fait à titre de consolation les meilleurs financiers à plusieurs kilomètres à la ronde.

Bref, si les Iraniens, peuple conquérant, avaient jadis les Tours du Silence, nous avons désormais, à côté de l'école primaire, une tour des désespérés. Née de la nuit, elle s'est érigée un beau matin, "travaillant dans la verticalité", surplombée d'une sorte de tourelle plongeoir, ressemblant à la fois à la partie extrême d'un mirador d'une zone totalitaire temporairement occupée (nous vaincrons) et au plongeoir, plutôt à la surface minimale de propulsion destinée aux suicides, les candidats pouvant être assurés d'être finis par le passage aplatissant et parfois réducteur des voitures boulevard Massena, avec les véhicules de la rue Nationale rejoignant l'axe plus loin, vers l'avenue de Choisy.

La participation de la Ville de Paris à l'ensemble de ces oeuvres pour la partie Tram a coûté non pas 40000 euros, comme on pourrait l'escompter pour le plastique, les techniciens, les seize boulons et le petit cartel mais 4 millions, compte tenu du néant monumental aperçu quand on lorgne de ce point de vue-là, un concept abyssal désespérant.

Les tours faisant face, trop hautes, n'avaient trouvé d'amateurs qu'obligés, les asiatiques de la première vague d'immigration, ceux qui n'avaient pas hésité à "travailler leur verticalité" après avoir travaillé une horizontalité de la mer et des boat people périlleux, les ont occupées les premiers pour peupler et animer le quartier d'une humanité qui nous honore.

Que leurs ancêtres encensés nous protègent des oeuvres de Didier Fiuza-Faustino et de ses pompes insensées!


Contrechant, Isabelle Dormion, 19 janvier 2007

Proche du boulevard des Maréchaux, il est assis là, indifférent aux bruits de la ville. Son âge? Peu importe. Il ne se soucie pas du temps qui passe. La pluie ne le dérange pas. Son regard le singularise. Il voit passer un à un les voisins du groupe, il pourrait les appeler doucement, il reconnaît leur voix, mais il n'a jamais songé à les fréquenter, connaissant pourtant l'âge des enfants et le prénom successif des animaux de compagnie, innombrables dans le secteur Italie. Son propre nom, il semble l'avoir oublié. Sa personnalité? Avec le jardinier, immobile Château des Rentiers, il partage une rue entière, jusqu'à la gare désaffectée. Il a vu s'opérer les changements sans en être ému. Il faudrait préciser qu'étranger à son propre destin, il avait le 12 septembre, des années auparavant décidé d'adopter un tout autre rythme, sans pour cela éviter d'assumer la charge quotidienne des menues corvées, ces mille obligations, le lot, mon Dieu, de tous et de chacun. Epouser la ville, s'accorder aux mouvements des foules, accompagner d'une marche conjointe l'hésitation d'un homme perdu entre les hauteurs de la Porte d'Ivry et les tunnels de Patay en contrebas, voilà son caractère, le laissant la plus grande partie du jour très attaché aux fluctuations météorologiques plus qu'à toute autre chose. En effet, le plateau déserté vers l'extrémité de l'Avenue de France permet au ciel de se déployer amplement vers l'Est.


Mais Minc, les pieds ou les mains? Isabelle Dormion, 25 janvier 2007

Alain Minc si doux si charmant, ce matin sur la radio urticante France-Culture, présente son opuscule sur Keynes. A son sujet, les souvenirs reviennent en mémoire groupés: comment gérer l'intervention de l'Etat? Notes1971-1981 engrangées devenues réflexions. Différence entre l'intervention et l'excès d'état. Principe de(s) réalité(s) successive(s), déficit des utopies. Vérité(s) en politique. Valeur relative des Plans. Kant à toutes les sauces adapté. Heiddeger réutilisé prêt à l'emploi. Adéquation entre théorie et pratiques. Distorsion, catastrophes, échec. Progrès et faillites du progrès. Désenchantement du monde. Invention d'un univers. Sophistification. Pauvretés. Systèmes cohérents invalidés par des effets pervers non analysables, non prévisibles.

John Meyard Keynes, raconte Alain Minc dans l'anecdote, avait élaboré une psychologie rudimentaire à l'usage de ses pairs en observant les mains, comme certains à l'Assemblée, bidouillent une psychologie accréditée -d'antichambre- en observant les distorsions mains-regard-bouche. Ces gesticulations ne délivrent strictement rien, ou pas grand chose, d'une très grande complexité de l'esprit, sinon les connaissances acquises en technique de la communication. L'esprit échapperait heureusement aux observations des comportementalistes et aux ruminations bornées -du front et du cervelas- des cognitivistes. On peut mentir sur le fond, le front lisse, en toute candeur apparente, les mains innocentes. Il existe un type de menteur fondamental. Jamais le coeur de ce mensonge ne s'emballe. Dans "l'actuel match de foot" électoral, précise Alain Minc, qui se lance la tête la première sur le terrain glissant, qu'aurait donc observé (des mains?!) l'économiste anglais? Match de boxe, à la rigueur, ring, oui! les mains, oui! mais avec les gants. Ce que le pied, objet, comme on sait, de soins attentifs, ne prend pas, la main, outil de l'homme habile, sait prendre: des gants.

J'ai trouvé en passant sur les quais** une première édition du journal de Léon Bloy. Ses récriminations haineuses, des crachats qu'il croit inspirés de l'esprit saint. Quels abîmes entre l'amour et la haine! Il ne s'écoule pas un trimestre entre la fin du séjour au Danemark, où dit-il, il patauge dans la fange, et la publication des écrits. La hâte est justifiée par la nécessité où se trouve l'écrivain, non de gagner dignement sa vie, mais de ne pas laisser les deux enfants mourir de faim (chrétiennement). L'homme est répugnant. Il y a dans l'imprécation, l'insulte, ses injures, la foi -et la mauvaise foi- quelque chose de vif, une vision des autres immédiatement désapprouvée par la conscience outragée -qu'on trouve aussi chez des monstres d'intelligence folle. Déplaisir, aiguillon de l'esprit. Il ne faut pas avoir peur d'y aller voir. C'est plonger au coeur de la bête. Rien à voir avec "Les bienveillantes", Goncourt donné à lire comme on recommande "Plus belle la vie", qui fait flamber l'audimat. Pourquoi, si tout s'équivaut, dans la foulée, ne pas relire à la chandelle Gobineau, si "Les bienveillantes" rampent à l'aise dans un monde où la réversibilité du bien et du mal est manifeste -mais en prenant Tzvetan Todorov, clair comme de l'eau de roche, comme antipoison avant de s'endormir. Les avatars du scientisme obscur, ses dangers. Il se trouve toujours des écrivains en cour, quelque intellectuel nickel/scrofuleux/front lisse pour insuffler, fournir, complaisants, livrer aux politiques les pires tentations et les meilleurs alibis du contrôle social*. Si les écrivains et intellectuels ne se compromettent pas, j'allais dire naturellement, pour renforcer leur prestige, les politiques vont les débusquer pour justifier les arrières-pensées de leurs actes, les sommant d'habiter leurs antichambres hantées de contradictions irrésolues .

Revenons à Minc (très souriant, toujours aussi sympathique, cet éternel sourire dentiste/multimedia qu'il partage avec Royal). Quelle frénésie dans le désir de justifier la politique par l'art et par ce que la littérature a de plus incertain, de plus fou et de plus contradictoire. Le groupe de Bloomsbury!

Virginia, Edouard Woolf, aucun raccourci audacieux n'arrête ce type de commissaire/inducteur/priseur des idées et des valeurs avant d'abaisser le petit marteau. Les prix du marché font et défont la loi. Vendre en poissonnier à la télévision, à la radio, les idées qui érigent les systèmes avec un. Trouver les antidotes de l'esprit aux appareils d'état, aux prothèses, aux appareillages, ces grosses machineries grinçantes brinquebalantes, et mal arrimées au sol. On peut, dans ce cas, précaire, où il faut choisir un modèle, préférer la cité athénienne ou l'empire perse, la Muraille de Chine, n'importe quoi ayant mené aux guerres et conduit au déclin, on peut préférer s'abstenir. Il faut savoir détecter les prémisses d'un système totalitaire (soft). Les bases constitutionnelles sont solides mais les usages ne les dévoieraient-ils pas?

Duhamel avec sa mèche plaquée néo-blonde et sa voix horripilante de chroniqueur au métronome (encore 45 secondes de paroles précipitées), a des amours/haines bizarres avec Dominique de Villepin. Il le prend comme tête de turc, comme truc, comme sex-toy stylisé, à l'asticoter par ci, le titiller par là, le provoquer par le haut et par le bas, par le centre, l'agitant par les deux oreilles et les cheveux du sommet, pour mieux se faire voir de lui, c'est pénible et compulsif et salonnard, pas très sociologique, il en fait "un cas à part", d'une manière passionnée, toute personnelle, irritée, hystérique, femelle, nervous, projective. Duhamel, chaque matin surdosé, doit se modérer en société, retrouver ou la partialité la mieux initiée ou la neutralité la plus distanciée, la crédibilité; éviter de donner ses humeurs épidermiques en pâture, ça nous amuse certes beaucoup et nous informe certes très peu -hormis sur des jeux à fleur de peau et les interactions médiatiques de ce qui nous attend au tournant à la dite floraison des lilas.

Et si j'arrêtais tout ce fatras?** Tout et n'importe quoi! me dit un ami/éditeur. Je n'en disconviens pas. Persiste. Demain, je prends un pseudo pour écrire "bar-tabac", dans un style universitaire: "La logique de ce non-lieu fera-t-elle sens d'un point de vue strictement épistémologique?". C'est ce que découvrira au recto Titi-Banana, on se casse à moins cinq. Rajuste tes nippes et raconte pas trop ta life, tu fais pleurer ma Gerbille!

Bercy, l'abbé Pierre, pour tout !
Alexandre Adler, disant net son sentiment, à la mort du saint déjà fétichisé, on attend vendredi le miracle, "Ce monsieur ne m'intéresse pas". Qui aurait extirpé le saint de sa grotte et l'aurait dépoussiéré dans les médias? -Ce n'est pas J.P. Pierre-Bloch qui l'aurait en partie ressorti de l'oubli et l'obscurité où il était relégué, dans les années1970?- Ce n'est pas impossible. Le mérite lui en reviendrait, si c'était le cas. Dans ces années, la charité végétait, bien loin des rigueurs de 1954. Il faut galvaniser la démocratie d'une noble cause. Faudrait-il donc toujours un bienheureux, un zorro-des-âmes, un viatique, un scapulaire, un ascète, un modèle sacralisé, à la république laïque? Les pieds sur terre mais les yeux aux nues. Comme on aurait sorti Halliday, et pour d'autres raisons, "il faudrait un Hamlet des temps modernes pas sur un cheval mais sur sa Harley Davidson!", ce qui, bof! n'est pas totalement surréaliste. C'est la Licra qui a condamné l'Abbé Pierre pour ses troubles accointances avec le pire antisémitisme et le plus odieux négativisme (de Garaudy). Pourquoi les ecclésiastiques si lumineux cachent parfois d'eux-mêmes une part si obscure**?

Bercy, c'est demain charity business.

*Tzvetan Todorov: "Mémoire du mal - Tentation du bien - Enquête sur le siècle", Ed. Robert Laffont 2000
**Vu à Paris, rue d'Alger, mardi sinistre, Seine grise et jaune endeuillée, un petit tableau triste de Jean-Jules Antoine Lecomte de Nouy (1842-1923). "Paris a des jours gris, d'un gris morne, infini, désespéré, le gris remplit le ciel, bas et plat, sans une lueur, sans une trouée de bleu." (Edmont de Goncourt, en citation sur le catalogue de l'exposition)


Celui qui anéantit, Isabelle Dormion, 29 janvier 2007

Il porte sur tout un regard indifférent, va plus loin, plus vite, ailleurs, il marche d'un pas égal, il peut lui arriver de me devancer, si prenant par la rue de la Grange-aux-Belles, j'emprunte une fois de trop, la dernière, le passage des Terres-au-Curé. Si nous ne faisons pas la course, je ne sais pas courir si vite, il incite les autres au défi, pose, étalonne les bornes, quantifie et qualifie le parcours comme une épreuve d'obstacles à éliminer, il imposerait au lièvre la pondération, à la tortue la précipitation. C'est le forcené qui déambule en lui, il crèche on ne sait où, il pourrait se nommer Samuel, se ferait appeler par les uns Sam, par les autres, Huel, je ne sais pas mais, c'est certain, à la gare c'est toujours lui qui claque la porte au nez, écrase les pieds, broie les phalanges, c'est encore lui qui fait bégayer au jardin les enfants sortant de l'école.
Un jour j'aurai sa peau.
Il évide du regard l'objet de son attention. Il extirpe, aspire, dilue et recrache en deux temps trois mouvements. Longue habitude.
Il aurait ce lundi même, par une matinée grise et morne, arraché l'affiche du concert que l'instrumentiste avait posée et collée, près du kiosque à journaux, c'est en effet le flûtiste lui-même, accompagné du joueur de luth portant les rouleaux, qui avant les premières lueurs du jour, juché sur une ancienne borne de pierre marquant l'accès à l'entrée cavalière, avait ainsi adressé l'invitation anonyme aux amateurs, les gens des parages.
Un jour, un poinçon lui transpercera le flanc.
Qu'il décolle une fois de plus rue Linné l'annonce des conférenciers botanistes du jardin alpin et c'en est fini de son éternel sourire goguenard, je le jure devant eux, tous témoins, sur la mémoire de Mendel.
Inspiration Deleuze (et boite à rythme), Isabelle Dormion, 4 février 2007

Allant vers l'impressionnisme/Monet, il faut admettre l'évidence, c'est Deleuze qui converse, que d'aucuns croyaient ci-devant décédé le pauvre. Troisième travée vers le fond de l'amphithéatre, une étudiante d'origine lit 'Metro', le journal de tous les transports. Dans son sac ouvert, une banane et deux tranches de pain sous cellophane 'les chiffres du chômage', l'oeil gauche lit les titres, l'oreille droite entend 'université populaire pour aristocrates', rien de l'auberge espagnole, hormis le nom de Guattari. Accolé au premier il se lit de gauche à droite comme: Moderato cantabile, Tintin et Milou, la bourse et la vie, le lièvre et la tortue, Lachenal et Ritter, Kif-Fif Bourrico, ici et là, le doigt et la lune, Fanfan et la Tulipe, ceci et cela, Professeur et Mérite, point et virgule, blanc et noir, fromage et dessert, anarchie et transversallité et là, ô phénoménologie, près du conduit d'aération, que voir?:
Sur la droite, une affiche d'un groupe à consonance russe décollée aux coins.
Sur l'adroite l'une affiche une croupe etc c'est bien l'usage des mots au rayon philosophie qu'il s'agit d'agiter selon et contre tous les usages et non les concepts, peu ici, peu là, ça glisse j'en passe, oublions tout veux-tu
Parlons de ces colloques nous y fûmes et non des ointes Ce matin donc, France-Culture (2 février) on tourne en rond, pour reprendre à zéro la philosophie, un des leurs ­et non des moindres­ avoue qu'il pense à lui, pour lui, en lui, penseur il l'est, il lit, il luit. (33 ouvrages au compteur ça chiffre). Une telle carrière dédiée à penser pour soi, par soi, en soi, c'est soyeux
Si penser n'exclut pas de mourir je ne vois pas l'intérêt de la chose en soi,
J'inspire et traverse la ville
Si la chose en soi c'est la chose en lui
Si c'est la chose en toi, je pense à toi.
Si la chose en elle c'est la chose en elle cailloux choux hiboux j'en passe et des kyrielles et des plurielles
Si la chose d'Untel n'est pas chose d'une telle il faut revoir la chose et l'autre
Si la Chose n'est pas le chose, il faut le dire
Vas ,dis et venge!
S'il faut le dire, de suite jetons caillou
Jetons la chose (pas jeton de présence)
Absence, traverse les choses
Gardons l'avis
Et les visages

Si penser n 'exclut pas la mort, penser et choir
Si penser échoit, penser, soit! Fiat!
La vie pour toi et moi
Si la chose n'est pas le chose
Si l'on est mal pas demain mieux
Si jeudi je dis, oui
Si oui, pas non
Si oui, ni non, ni si
Jeudi oui, vendredi oui, samedi je dis, dimanche alzapua,
L'une dit, l'autre non, toujours écoute-moi bien, suspendu à mes dires,
Médisances, autre chose, toujours faut, faillir, falloir, il va falloir,
dire léger, pourvoir,
dire moderato et cantabile
because berceuse la peine endormir
Mieux, différent, plus leur chose que choix
Pas choir, ni penchée, ni perchoir, ni pensum
Chercher l'adresse, changer l'adresse

La philosophie tourne en rond, c'est l'aveu à la Culture, mortels nous vivons faibles et forts, perfectibles, vivants, fallait-il le dire, nous l'avions pressenti ne voulant ni ouïr ni que nennir par grande amabilité ne point faillir, il fallait l'écrire plus tôt, nous l'avions su avant que de naître, supputant, regardant en gésine les fureurs de la vie attendues, les lenteurs de la mort déjà entendues, toujours proscrite, nous l'avions vu dans ce ciel qui nous interroge, nous l'avions cru inaltérable, et demain , voyant le fleuve répondre, c'est là, vois-tu qu'il fallait m'attendre?


Enfants de la peste, Isabelle Dormion, 6 février 2007

Sortant par les rues, je vois à la sortie du parking apparaître une échappée asilaire recouverte d'un chapeau cloche rose passé. Témoin de Jehovah, Mooniste, simple aliénée établie à son propre compte, scientologue habilitée, foldingue entrant dans la carrière, défroquée d'une cause perdue, mère Michel ayant perdu félin, vendeuse commissionnaire de tapis persans, fourgueuse d'encyclopédies, l'embarras du choix. Elle pose sur les voitures une petite carte de visite artisanale près du ticket de stationnement. Je retire le carton de mon pare-brise: «Prénom X, nom Y, psychanalyste». Racolage sur la voie publique? Son compte est bon.

Trois secondes plus tard, juste à l'angle de la rue, deux mecs, l'un, ciré jaune, l'autre, veston récupéré, me tapent avant d'entrer à la Mie-de-pain mais rien dans les mains encore moins dans les poches. Si je peux retourner chez moi leur chercher de l'argent? Bien sûr, c'est à deux pas. Ils m'attendent au coin de la rue. S'ils vont bouger? Non, ils restent là, c'est sûr. Promis? Oui, ils jurent, je peux partir tranquille chercher mon portefeuille. C'est sûr, la folle va les harponner dans mon dos, tant mieux, ils n'ont pas l'air net, l'un russe, voire éthylique, avec d'énormes problèmes de résilience, d'addiction, de violence, des troubles identitaires, confusion, hypothermie, insuffisance rénale, dénutrition, cors aux pieds, déjection, caries dentaires, marginalisation, puanteur diffuse, éjection, myopie non compensée, psychose, récent veuvage, perte des repères, hallucinations, il y a de la marge. Pour elle il y aurait du taf.
Bref, la caisse étant vide, j'ai à peine le temps de crocheter un distributeur de préservatifs avec un trombone, ils n'ont pas bougé sages comme des jésus mais le chapeau cloche rose est déjà là, au coin, elle a fait toutes les voitures jusqu'à Panhard, en se planquant, elle les tance, hoche la tête, les exhorte, dignité humaine etc le ciré jaune essaie de cacher dans sa main la petite pile blanche (un petit travail pour vous, messieurs, 50 centimes chacun, d'accord, vous verrez c'est un premier pas dans la réinsertion! mais si! allez, je vous regarde!) des cartes de visites, je dis «non, mais, qu'est-ce que c'est que ça, vous n'allez pas les psychanalyser comme ça, sur le trottoir, à sec! il a des endroits pour ça! non mais! on croit rêver! à jeun! », je leur file le blé et le paquet de galettes bretonnes, «merci bien» dit le francophone, l'autre s'est tiré en face, «c'est rien, franchement, le distributeur est à deux pas, ça me fait la main, juste un coup à prendre, le trombone», et cette horreur qui vocifère «mais je vous ai vue tout à l'heure, j'ai aussi le droit de leur parler, ils ne sont pas qu'à vous! ils sont sur la voie publique, je les re-situe dans l'ordre symbolique, ce sont aussi des êtres humains à part entièreune mission, oui, je leur confie une tâche très importante, la diffusion, oui, madame, oui, c'est un vrai travail, diffusion, lien social, oui, parfaitement, c'est une communication, psychanalyse oui, c'est un travail, oui madame, non ce n'est pas une écoute en particulier, non madame, pas une écoute particulière, non ce n'est pas un sacerdoce, oui, ils faut leur donner des motsoui, madame, il faut les gaver de mots, pas de l'argent, pas de la galette, comment ça pur beurre? non, pas du tout, j'ai rien contre la Bretagne, et pourquoi pas de la brioche, des mots il faut leur parler»
D'un clin d'il, pas que ça à faire, j'indique sous le panneau publicitaire la corbeille à papier cerclée de vert, une poche translucide vide, où balancer devant la Mie de Pain, tous les mecs qui font la queue se marrent, les cartes à l'autre.


Nouvelle cantilène, Isabelle Dormion, 10 février 2007

Parvenant vers les derniers mouillages, sa marche était ralentie par le pavement devenu plus irrégulier à cet endroit là, dépassé l'embranchement du canal. Diversement sollicité, il consentait à quelques haltes brèves, rendues nécessaires au passage successif des sept ponts. Combien de fois les avait-il revisités, c'est difficile à préciser. Les aléas d'une occupation menée tambour battant l'obligent encore, malgré une sourde opposition, venue très récemment du plus profond des souvenir d'adolescence, à parcourir à pied les itinéraires qui le mèneront sans encombre du Pont de l'Alma aux Grands Moulins, sans avoir à subir les bavardages excédés de ses compagnons dans une voiture blindée perpétuellement ralentie.

C'est au Pont-Neuf qu'il prit la décision, anodine -alors que plusieurs voies se présentaient qu'il avait l'habitude d'emprunter selon une formule simple et réversible, Quai des Grands-Augustins, parvis de la cathédrale, jardins, île Saint Louis, Pont Louis-Philippe, Hôtel de Sens, le reste à l'avenant- d'accomplir un brusque demi-tour complet sur lui-même.
C'est alors que sous la septième arche, près de la voûte de pierre chauffée par le soleil de la mi-journée, l'embarcation qu'il attendait depuis le début de la semaine, sans doute propriété d'une compagnie sablière des rives urbaines ou simple annexe fluviale de la Ville accomplissant une unique navette hebdomadaire, passa lentement devant lui. Le déchargement des cailloux de "l'Atlas" s'était effectué à Saint-Victor avant l'heure du déjeuner et les mariniers le saluèrent d'un simple hochement de tête. Seule une femme entre deux âges fit mine -mais n'était-ce pas plutôt le mouvement répété sur les vitrages de la cabine qu'elle s'apprêtait encore à essuyer après l'avoir vu- d'agiter vers lui l'étoffe blanche qu'elle tenait à la main droite. Tout le restant du jour, délaissant la masse des dossiers, il chercha dans une mémoire soudain prise en faute -et ce sont ses propres mots «aux performances toujours brillamment professionnalisées» qui au Pont de Tolbiac l'avaient fait sourire, seul comme un idiot- le nom de ce tissu à la trame lâche, l'étamine ancienne, l'étoffe ajourée.


Comment échapper à la Campagne? Isabelle Dormion, 26 février 2007

Il existe en Ville intra-muros d'excellentes occasions de stimuler à la fois l'intellect le plus exigeant, l'affect le plus réactif et la pulsion la plus dynamique, sans que le système cérébro-spinal, cardio-vasculaire ou andro-libido-dépendant ne subisse la moindre frustration suivie de stress préjudiciable à l'excellence des humeurs, au juste équilibre d'une santé parfaite, sans à-coup, surprise sondagière, chiffres démentiels, pourcentages fictifs, défections, volte-face, menuets, pugilats, soubresauts trop violents.

La Maison de l'Escargot peut donc être visitée avec des enfants en bas âge, et même quelque nourrisson encore allaité -épargnant ainsi la dépense onéreuse, contestable en famille, d'une baby sitter estudiantine à domicile- ainsi qu'avec les grands vieillards du quatrième âge motorisés sur roulettes électriques, notre proche parentèle (et lointain cousinage inclus). Cette magnifique diffusion de gastéropodes farcis au beurre d'ail soutient une réputation flatteuse, sans la moindre faille auprès des gourmets les plus exigeants, d'une tradition qui remonterait aux hauteurs du Moyen-Age (tardif), si l'on considère le mélange d'une vingtaine de condiments brassés et pilonnés selon une recette gardée secrète et convoitée jusqu'à la Muraille de Chine, qui reste, pour nos gastéropodes, franciliens s'entend, à franchir (culinairement parlant). Plus d'un, sans exagération, pourra déceler la présence de la noix muscade et celle plus discrète, d'une évanescence de coriandre. Rien à dire sur la qualité, pérenne depuis plusieurs générations, hormis une légère baisse de production en 1792, que l'Histoire, peu s'en faut, excuse aisément, sans l'expliquer tout à fait. Rien à reprocher, l'accueil est fait par les ouvrières elles-mêmes, coiffées d'un petit couvre-chef de coton immaculé qui les fait ressembler à des hollandaises de sensibilité protestante, voire agricole, ceci au vu et au su de tous, la roseur des joues faisant créance, et feu de tout bois, cela va sans dire, nos militaires absous et nos sublimes pompiers de la caserne proche n'étant, pourquoi non, et pourquoi pas en ce début d'année prometteur, pas exclus de la visite, qui amusera sans distinction les tout petits et les (sacrénom de Dieu!) vieux des contrées proches et lointaines, ceci jusqu'à Etampes, qui bénéficie d'une magnifique collégiale, objet d'une autre intervention, par les fortifications qui font son histoire (autant que sa gloire).

Comment survivre jusqu'au 22 avril ?

Il existe non loin de la rue Fondary (siège principal de la Maison des Escargots) dont j'ai omis de préciser qu'il s'agit exclusivement d'animaux français et non d'espèces monopodes issues de l'ex-Yougoslavie par leur marche précaire en Europe, plusieurs édifices non dénués d'intérêt. Le premier, visible par tous, grands et personnes de taille réduite ou normale, depuis les quais, depuis le Trocadéro, depuis le Sacré Coeur, depuis Notre-Dame, est une tour métallique insolite, qui pour une somme modique, peut se gravir, la visite propulsant le visiteur à des sommets de vertige et de visibilité difficiles à imaginer d'en bas, aventure déconseillée par temps de brouillard soudain et par annonce météo défavorable (pluie ou bourrasque force 6), ce qui peut conduire à la toux, au rhume avéré ou bronchitique, aux embarras pulmonaires, à la chute suivie de fracture du col du fémur, compliquée d'une décalcification réactionnelle, à l'envol impromptu (raptus pneum(atic)ae animae).

Comment distinguer ici d'ailleurs?

Chemins de halage,
Allons
D'Amiens
Vers les hortillonnages,
Les courlis volent
Et sur les tuiles
Loin se posent.


Comment trier les informations? Isabelle Dormion, 2 mars 2007

Prendre quinze années sabbatiques en prévision des travaux à mener, quotidiennement, le jour et la nuit. Prévoir un dictionnaire grec, latin, français, anglais, esperanto.
Chercher et répertorier les sources d'information: catalogues, journaux, archives, dossiers universitaires, cours en amphithéâtre, brèves d'Internet et de comptoir, sites, livres, fiches, lettres, parchemins, rouleaux, palimpsestes, bulles pontificales, édits, rapports, bilans financiers, pierres tombales, épitaphes, décrets, amendements, articles, articulets, torchons, envois, missives, messages codés, SMS, e-mails et plus si time is money. S'enfermer, accumuler, digérer, ne rien restituer. Rétention, action. Pas de communication.

Comment jeter les informations?

Sans crier gare, régurgiter l'affaire. Choisir les lieux de la commodité. Journal, maison d'édition, loge, galerie, n'importe où sévit la culture, celle qui, indigeste, ne sustente ni n'éclaire, celle qui, pétrifiée, alourdit l'esprit, l'encalamine, le bisturgue et l'extrapollue, le pervertit et le distrait, le disqualifie et l'énerve, l'emphatise et le gâche, le cuculise et l'apathise, le fourvoie et l'abaisse, le paralyse et le séduit, le bazarde et le réduit, l'égare et le divertit, le vide et le remplit, l'exsude et le gave, l'excise et le grave, l'excuse, l'incise (et le zest?).

Comment recevoir l'information?

Sans prévenir, en infléchir l'inéluctable cours. Déjeter le courant. L'information dispensée indiscontinument en jets torrentiels exige une sélection. C'est trier, là, rendu nécessaire. Après un premier examen bienveillant et neutre, où le sujet/passif -ce qui est logiquement inepte, un sujet n'est jamais passif: est sujet celui qui prend la parole au besoin en l'arrachant- absorbe n'importe quoi n'importe où, derrière un pupitre un docteur jacte à n'en plus finir, suant d'une complaisance illimitée, trémolos modulés, se gargarisant de ceci ou de cela, esthétique et sémiotique (où manquerait le problème n°1, l'éradication de toute pensée critique à l'université), relations tronquées, time is Monet, entre marchand d'art et artiste, enfonçage de portes béantes et autres courants d'air.

Comment déjeter le courant des informations?

Couper la source. Sourde oreille. Faire l'imbécile. Facile. Suivre pente naturelle. Douceurs de l'idiotie atavique. Surenchère. 10 kilos de patates germées? OK, donnez m'en le quintal (Suivre mot à mot les émissions parlementaires. Prise de notes. Tout noter. Suivre des cours d'histoire de l'art n'importe où, tout noter, gestes, paroles, plaisanteries, propos de couloirs, couleurs du PQ). Au dernier moment larguer le bazar sur le pourvoyeur qui vous a fourni ce truc innommable. Dire que c'est inutilisable. Le répéter. Souligner l'affaire. Préciser. Donner des exemples. Surligner. Insister. Clamer qu'il s'agit de fausse monnaie, l'échange n'a plus cours. Inflation. Monnaie de singe pour abrutis et primates. Partir en courant. Délestage des patates gelées ou germées, pourries, vérolées, en chips, gargarinées, au choix.

Comment s'informer?

Simple exercice. Cinq minutes suffisent. Choisir. Ne pas. Pas de campagne publicitaire. Pas de JT. Pas France-Culture le matin. Pas de Métro. Autisme simulé. Refus. Pas de nouveautés. Pas vu le dernier film. Pas ententu Untel. Pas au courant. Pas au parfum. Mauvaise foi. Mentir. Pas vu «plus belle la vie». Pas vu le dernier David Lynch. Pas entendu dernière broutille, dernier ragot, dernier scandale, dernier cri, dernière affaire. Ecouter l'avis de tous et de chacun au salon de coiffure du coin.

Comment dire?

Ce matin, entendu à la radio Marc Tessier, le phoenix des hôtes de nos futaies enchantées, contrôleur des petits et grands futés, dire qu'il faudrait envisager de professionnaliser Internet, dans l'hypothèse où la presse se verrait placée devant une nouvelle problématique, numérique. La façon de présenter le débat, sous forme d'un monologue péremptoire, affûte les oreilles.
Sécurité sociale? du fric? des patates frites? qu'ai-je ouï?

Cauchemar? Rêve? Songes creux? Chimères? Assujettis? Bridés? Censurés?
Endigués? Lus? Corrigés? Commentés? Reconnus? Notés? Classifiés? Rangés?
Compétitifs? Rentables? Rentiers? Redevables? Reconnaissants? Subventionnés?
Obligés? Obligatoires?
Enlisés? Employés? Embourbés?
En lice? En laisse?

Aucune communication.
Action.

Comment entendre?
Distinctement. Directement. Doctement. Habilement. Librement.


Et le zoo d'Anvers? Isabelle Dormion, lundi 13 mars 2007

Trouvant dans une édition ancienne une missive autographe ainsi qu'une vue de Bruxelles l'année 1929*, j'étais sur le point de reposer sur la pointe des pieds l'exemplaire dans les rayonnages. A quoi bon encombrer davantage les planches surchargées d'une bibliothèque? Pourquoi s'attacher ainsi aux fantômes des lettres calligraphiées d'encres si noires, aux pigments si denses que le papier l'a absorbé dans son épaisseur. La page suivante maculée de poussière porte au verso l'envoi, voyelles appliquées du vieil écolier, qui d'une lettre à l'audace déliée, me fait un signe. Feuilleter avant de les relire ces éditions illustrées d'annotations souvent indignées, parfois paraphraseuses, les polémiques solitaires en chambre, ces commentaires d'un autre âge.**

*"Place de la Bourse la nuit", aquarelle de Wolfgang Tritt
** "mais je repense à ces morts soulevés de Notre-Dame dont je parlais en commençant, deux, craignant d'être séparés, se tiennent étroitement la main".
Souligné en marge au crayon de couleur rouge par le récipiendaire de l'ouvrage, M. Brissot, patronyme trompeur, lecteur attentif, à en juger par les pages coupées hâtivement et laissées en l'état où elles ont pu jadis être lues -entre Paris et la Belgique, dans un compartiment enfumé?

... Suite, 16 mars 2007:
Et ce qu'auraient absorbé les pages?

Papier pur Velin. Non. L'édition ne porte aucune mention de la qualité alfa des papiers. Les Imprimeries Paillard situées dans la Somme (Abbeville) ne précisent rien. 3 mai 1929*
Ce qui est effacé dans l'indifférence "cheap" d'un sous-sol germano-pratin? Le trésor? La trouvaille**? La bonne affaire? J'ai oublié de préciser que le libraire m'a offert le livre sans valeur (marchande). Oeuvre dépenaillée HC ne portant aucune trace de prix. Pas d'étiquette. Aucune catégorie. Pas répertoriée en magasin. Hors rayons. Par terre. Déchet. Vieillerie. A même le sol. Déjeté.
La valeur commerciale de l'ouvrage, une édition originale qui contient en ses pages des autographes, tient à l'échange intime, amical, entre la phrase de Lucien Daudet, son lien intime, amical avec Marcel Proust, les notes de bas de pages, précieuses, et la récipiendaire du jour, lundi, hasardeuse, intime, amicale. La joie immense, hors de propos, l'effet inversement proportionnel à la cause, n'est pas donnée à tous en partage.

Les fausses évidences de la communication moderne occultent aujourd'hui même toute idée "récipiendaire".

Une réception donnée à l'usage des initiés, cheminant seuls dans la ville. C'est bien peu probable.

Ce qui aurait disparu?

Il faudrait le rechercher.

Et moi, l'assidue

en l'incessante perte

*Les cahiers Marcel Proust, NRF N° 5 ­ "Autour de soixante lettres de Marcel Proust", envoi de Lucien Daudet.
** "Mon Cher petit, je pense à toi, dans un sentiment de frère et d'indicible communion, en ce jour si triste qu'on doit souhaiter la fin des souffrances de ceux qu'on aime mais si graves soient elles, je n'ai jamais pu m'habituer à l'idée de souhaiter pour un ami la fin de sa vie non plus m'habituer à l'idée que sa vie est finie." Marcel Proust


... Suite des cahiers, Isabelle Dormion, 22 mars 2007

Il peut arriver que la main habituée à l'indifférence tactile retrouve le stylo de porphyre à plume d'or et le tracé calligraphié d'une page noircie. Il peut s'ensuivre d'autres habitudes retrouvées, celles d'un carnet rempli, de papiers traversés d'annotations, de tickets de métro couverts de glyphes indécrpyptables, memoranda spontanés des lieux et places violentés par les bourrasques et les gifles glacées.
Retrouvant les éditions anciennes, ce sont les lectures précédentes des lecteurs disparus qui ravivent la mémoire et l'attention au jour qui s'écoulera le 22 mars, temps froid d'un cahier non daté. S'il est vrai que tel mot "ne figure pas dans mon vocabulaire", comme celui de 'salon' ou 'plaquette', il est aussi vrai qu'il est remplacé dans la nomenclature du jour par opuscule, feuillets et carnets, crayons, tracés à la ligne, paragraphes et "récriminations". 'Plaquette' de la fausse modestie, précision implacable d'une gestion d'imprimerie, le numéro d'appel dans la salle d'attente d'un laboratoire d'hématologie rue Saint-Victor, et la suite des numérations globulaires, sans le moindre indice des temps traversés.

Rue des Chantres, une main a tracé «ici vous êtes nulle part», dans l'hypothèse où le surplis du dernier enfant de la manécanterie voisine aurait disparu au coin de la rue.

Aucune récrimination à ce jour inaugurant la nouvelle saison sinon que le mot 'campagne' évoque le furieux besoin d'aller se dégourdir les jambes assez loin d'ici, dans ville d'eaux polonaise, où se languir en fulminant au milieu des rhumatisants aigus et les diabétiques frontaliers du dernier âge. Il faudra chercher les cartes, choisir les horaires, dresser les plans de fuite, tracer les tangentes, supputer les surprises météorologiques, retrouver les jumelles, le répertoire ornithologique, sélectionner l'indispensable du surplus, tout en trop.

Trouvé dans la revue des deux Mondes, automne 56, une curieuse lettre de Thomas Mann sollicitant la légion d'honneur, qui m'a fait descendre de la Montagne magique son oeuvre au Goulag, première planche de sapin d'une bibliothèque ayant ses quartiers et ses caveaux, ses oubliettes et ses tabernacles -la nuit, que des disputes de fond, des querelles d'idées et des injures de voisinage- il devra frayer avec les abécédaires et les guides pratiques de la culture du thym et du laurier rose en appartement, "une conduite plus efficace du rucher" en couverture cartonnée et "Les recommandations d'une bonne respiration de Hatha-yoga" selon Kreiz et Karl-Arthur Wistmuth Ass (Genève Library).

Dans ces vieilleries de grenier, j'ai extirpé une lettre pliée au coin déchiré, signée d'une écriture allongée:

Dimanche10 septembre 22 - Honfleur - Hôtel d'Angleterre

Cher Maître et Ami ,
Depuis la lettre qui nous a apporté notre bel espoir nous attendons impatiemment celle nous donnant plus de détails et nous disant que les choses sont en train. Quelle joie ce doit être pour vous et les vôtres de vous voir enfin entrer à l'Opéra! Mon oncle vous a dit combien nous nous associons à cette joie.
Nous restons encore une dizaine de jours à Honfleur où nous sommes très bien et où mon oncle et moi avons eu le plaisir de passer quelques après-midi dans une société d'élite artistique, où on ne dit jamais de mal de personne (!) et où le temps de ... en poésie, en musique, et en spirituelles causeries et tout le monde dont la principale et délicieuse hôte est Lucie Delarue-Mardrus.
Je ne comprends pas l'ignominie des gens d'avoir vilipendé cette toute gracieuse et intelligente femme qui n'a jamais, même, dit un mot amer contre ses ennemis. Enfin je vais faire justice de tout cela dans la PLAQUETTE que je lui consacre et qui sera très répandue. Que n'êtes-vous donc venu passer une huitaine de jours ici, vous vous seriez certainement plu dans la société qui m'entoure!
N'attendez pas dimanche prochain pour nous donner de vos nouvelles, car nous ne rentrerons pas avant lundi, par conséquent écrivez-nous ici.
Vos filles ont-elles été contentes de leur séjour à Villers et de la société qu'elles comptaient (!) y rencontrer? J'espère que leurs vacances si elles ont été courtes ont été au moins bonnes.
Au revoir mon cher Maître et Ami, croyez à ma fidèle et vieille, très vieille amitié. A vous et autour de vous, affectueux souvenirs. Et des miens aussi.

Emilie de Villers.


Comment échapper à l'étiquetage?, Isabelle Dormion, 29 mars 2007
Chromolithographie

Il y aurait dans les plaisirs de la conversation 'à bâtons rompus' une vétusté conférée à l'esprit des nuances, un détachement d'un autre âge, le temps rompu d'un café stimulant au Procope. Ce loisir bientôt réduit à l'état de fantôme des libertés évanouies, il faut une émeute gare du Nord pour me décider à mettre ici l'incidence d'une banale contrariété ferroviaire subie la semaine dernière:
Voulant me rendre au Musée de Saint-Germain-en-Laye -je souhaitais tout à la fois comparer les naseaux d'un certain cheval pluri millénaire à certaine frise cavalière du Parthénon puis observer le saut printanier, non, la gouaille primesautière, des écureuils, ceux, amusés, de la forêt proche- quand un vif déplaisir, sous la forme homologuée d'un uniforme RATP jaillit, non d'un branchage bourgeonnant, mais d'une casemate à l'opercule sonorisé, sécurisé, à la station de La Défense.
Déjà nantie d'une carte orange, il faut s'acquitter d'un billet englobant le prix d'un ticket normal de la zone parisienne et celui du trajet péri-urbain. Je m'étonnai quand la préposée me proposa de "biaiser" le système "illogique" des tickets. Autant de promptitude cérébrale associée à une telle transgression guichetière ne me laissa pas totalement indifférente. OK! dis-je à la dame, no problem? «Vous descendez à la Défense et je vous concède un billet Paris-Saint-Germain, via Le Vésinet». Je ne connais pas de visu ces bourgades exotiques. L'aventure ne me fait pas peur. C'était à Bibliothèque François Mitterand, avenue de France (où là il fait bon vivre).

Ailleurs, en terra incognita, à la Défense, sortant donc par une chicane coinceuse, de type piège à loup de la toundra électronique, je me trouvai proche d'un homme bloqué comme moi dans le sas, avec une poussette, un enfant non-mignon, hurlant dru, mi-écrasé, et un billet «qui ne passait pas» et pour cause, bon ticket, mauvaise sortie, mal indiquée, mais bonne direction, dans un désert humain inimaginable au début du XXIè siècle en la capitale, à la pointe de tous les progrès, où il faut se munir de la seule intrépidité pour supporter ces zones intergalactiques et schizophrènes. Il fallait libérer le père et sa famille avec un autre billet passable, celui du retour, sauter le portillon (malgré ma jambe de bois?) et affronter les contradictions du système de validation des tickets, prouver la bonne foi et celle de l'enfant pour tout dire pas blond -coincé des tempes, de la face et de l'occiput- l'arracher à la tenaille pour épargner sa candeur (d'un trépas prématuré) par la présentation d'un billet de retour, clamant mon intention de ne pas abuser de l'hospitalité du Musée de réputation internationale, de la mansuétude RATP, et mon voeu trois fois réitéré, de retrouver mes pénates parisiennes aussitôt mon étude terminée le jour même dans des conditions normales, citoyennes et contractuelles, usagères et de bonne compagnie.

Il va sans dire que le désir d'envoyer paître sans rhétorique, à la seule force du poing, tous les préposés guichetiers suspicieux, grincheux, insultants et autres uniformes aveugles et sourds, allait avec ce constat terrible: l'impossibilité pour un Rmiste de s'acheter un titre de transport, la fréquentation courante de gens ne pouvant ni déjeuner ni s'acheter, surtout parmi les étudiants, le strict nécessaire -un carnet de tickets- obligeant à considérer les transports obligatoires d'un lieu à un autre comme un luxe ahurissant, le paiement d'un seul ticket comme une gageure et les contradictions d'un système libéral en période pré-électorale comme l'énigme embobinée du noeud gordien. Que faire? Rien!

Il va sans dire que le recours à la violence n'est pas toujours une sinécure, mais d'autre part, que le discours non dénué d'un certain gongorisme cultivé en chambre aux murs recouverts de plaques de liège est agaçant, qui ne mène à rien, hors la ficelle que l'on déroule et qui du dédale où s'égarent les sophismes intellectuels nous sauve de la confusion comme de la brutalité. Non un recours mais un record.

Concluons sèchement. Je n'aime pas les mots "coeur de cible", "invitée spéciale", "revendication identitaire", "s'approprier" etc. Et ce matin, entendu «les Français se passionnent pour cette campagne». Comment? Quels Français? Qui parle? L'électorat? Qui, paradoxalement, nous pousserait à l'incivisme? Une stratégie aussi offensive, démagogique, vulgaire, à l'abattage, moderne, globale, directe, coachée, thème-de-La-Nation, t'aimes le drapeau, sécuritaire, contradictoire, méjevouzécompris: éradiquons la violence, éradiquons le tabac, éradiquons les cons, éradiquons la vieillesse des vieux, éradiquons les vilains, les verrues, les verrats, éradiquons la gabegie, éradiquons les gratuits, sauvons la presse ultime, éradiquons l'alcoolisme, la puanteur des sans-abris, éradiquons l'alcoolisme mondain, éradiquons l'indigence affective, la dégénérescence, la débilité irréductible, l'avidité illimitée! Pensons justement, gentiment, suavement, Hulotement, angéliquement? Moralement? Cyniquement? Concrètement? Idéalement? Idéologiquement? Globalement? Hexagonalement? Ni trop? Ni trop peu? Comment dire? Commando? Pardon? Gare du Nord.Vous dites? Qui sera notre grand éradiqueur de cible, le sauveur attentiste?

*14 avril 1922 dans "La revue de la semaine illustrée", en noir et blanc, Notre drapeau quand même! célèbre chromolithographie de 1871, une des femmes est habillée en rouge, l'autre en blanc, la troisième en bleu.


Comment prendre congé, Isabelle Dormion, 6 avril 2007

A la veille des vacances scolaires, les coutumes autant que les us imposent aux familles comme aux célibataires les plus endurcis du cuir un départ en vacances, imminent. La menace n'est pas à prendre à la légère. L'arrivée importe peu. Le départ fait date. Le choix de la destination est trop souvent aléatoire, laissé à l'estimation, à l'appréciation, à l'approbation totale d'autrui. Qui a déjà osé dire le mardi suivant les fêtes de Pâques: «Gilbert, (René), (Fanfan), (Piloux) ou (Fleuron), (c'est mon époux) et moi, nous sommes allés camper dans la forêt de Sénart, c'était, comment dire, vas-y, toi, dis leur, sublime au petit matin les faons en quinconce venaient se gorger des jeunes pousses de la bambouseraie la plus proche et Fleuron (tu le connais!) s'en donnait à coeur joie. Des photos je ne te dis pas! Regarde, là, c'est moi, à côté: le museau de la biche, oui leur mère, aux trois faons, oui, un zoom latéral, et là, parfaitement, tu l'as deviné, c'est une coupe assez nette d'un chêne de justice, un vestige, des siècles! Saint Louis en personne, la foudre tomba en son temps ou peu s'en fallut, sur l'arbre, oui, le souverain trouva là une nouvelle preuve, encore une, superfétatoire s'il en est, de l'existence de Dieu, il fut laissé complètement stoned mais sain et sauf, quant au manant qu'il jugeait tout marri genoux en terre en ce jour maudit pour l'assassinat d'un orfèvre d'Amsterdam, la légende dit qu'il fut réduit à l'état de cendres, de la taille d'un mégot de la Havane.»

Bref il faut savoir partir avec élégance et parfois sans hésiter, ni se retourner, n'ayant en poche qu'un frêle espoir d'aventure garantie. C'est alors qu'il faut trancher. Les catalogues de croisière offrent à chacun (à moi) l'occasion de départs au long cours impossibles à différer. Roscoff permet pour deux francs six sous de visiter Plymouth, d'aller par le même navire jusqu'à Santander, de sauter à terre, d'acheter quelques chipolatas, du pollo, des polverones de almendra, du chorizo, de la confiture de Naranja, des dentelles de Calais, des piments en collier, uno vino rojo (17°) à décoiffer un toro, de remonter à bord avec une centaine de britanniques rougis par le soleil, les confusions linguistiques, les accostages affriolants, l'air du large, le choc insubmersible des transcultures, les verres sifflés en terrasse, de se vautrer dans des sièges inclinés adaptés au vautrage maritime comme à la contemplation des astres diurnes et nocturnes. Le site Internet de la compagnie permet ad hoc une visite virtuelle de toute beauté dans la salle des machines, une contre-plongée sur la mer scintillante, une allée et venue sur le pont, vers le soleil zénithal, un répertoire des produits accessibles aux plus pauvres et détaxés, cigarettes, parfums et tenues de golf assez avantageuses sur un navire, il donne le profil type du capitaine de nationalité européenne, parfaitement trilingue en cas de naufrage, esprit large dans une nature magnanime, et moyennant un léger supplément, vous bénéficiez d'une corbeille de fruits d'Outre-Mer noces de charbon privilège, de hublots donnant sur la voûte céleste comme sur le Golfe de Gascogne, vous voyez le partage des eaux de la Gironde avec le reste du monde, c'est bien le peu que l'on partage, et pour le même prix, vous pouvez espérer une discussion franche et cordiale lors du dîner avec le capitaine que vous pouvez questionner au sujet de nos élections du 22 avril. «Alors Capitaine? dites-moi, and what do you about our queer little think?».
Il y a fort à parier qu'il broiera sa pince en ricanant dans sa moustache de viking invaincu.


Mais n'oublie pas la procession! Isabelle Dormion, 16 Avril 2007

Près de la Gare d'Abbeville, l'anglais est sorti du roof, son bateau à quai le long du canal, il porte sous le bras quelque chose d'ovale, la tête d'une victime (une femme, une fiancée?) récemment décoiffée à Trafalgar Square, le ballon fétiche d'une partie de rugby gagnée par son père contre l'Australie il y a de ça plusieurs décennies, avant le troisième pontage, un baluchon de chemises propres à repasser, c'est difficile à deviner, une coloquinte destinée à décorer le buffet de l'Hôtel «Franchise-Associés», je ne sais pas.

Quelques mètres plus loin, devant le monument commémoratif du Chevalier de la Barre*, érigé à sortie de la ville par le Prolétariat en 1907, un homme fait réchauffer une boîte de haricot de mouton sur quelques flammes, les bûches d'un bois clair -la coupe récente d'un tronc de peuplier des berges- retenues par quelques pavés d'une chaussée ancienne.

La passerelle qui enjambe la gare aux boiseries récemment peinturlurées de bleu mignard laisse voleter bruyamment l'essaim des collégiens qu'attend longtemps le car régional, mal stationné sur le parking en travaux. Le buffet de la gare est désaffecté, le Grand Hôtel, portant aux murs les vestiges des stars d'un groupe hilare et black, un quartet jazz triomphant de Paris à Londres, est gardé par un doberman mité aux jointures, léchant les carrelages polychromiques d'une splendeur décatie. Le carton d'emballage d'une machine à sous, trop rutilante pour être chevauchée, est traîné par une fillette, jusque dans l'arrière-cour, derrière la véranda qui servait de salle de repos après le service.

Près d'un jardin ouvrier, une femme sur un transat pliable crochète avec le fil écru d'une énorme bobine un interminable surplis, qu'elle appelle un «cache» de télévision. Que faut-il couvrir? L'événement? L'homme, lui, pêche où il peut, dix mètres plus loin, dans le canal, à deux pas de la halle «Total discount des chaussures, définitif». Lémure, touj(o)urs? La vendeuse assise à la porte fermée prend son heure de pause, frites et compagnie.

Le restaurant du coin en briques rouges et volets blancs, a été repris par des frères maghrébins, couscous à toute heure. L'anglais, combien de bords, a du absorber une demi-bouteille de Cahors avant d'oser l'impensable recel. 27°. Pourrait-on mettre l'oeuf de Pâques dans le Frigidaire? C'est pour son amie, originaire d'un bled sinistre près de Canterbury.

*Le Chevalier de la Barre a été exécuté le 7 juillet 1766 pour avoir refusé de saluer une procession.


Les contradictions éclairées, Isabelle Dormion, 19 avril 2007

«Intérêt supérieur à la nation, que de forfaits on commet en ton nom»*

La rumeur publique n'a pas encore enterré tous les morts que la politique a tués. Après de Broglie, Boulin, dont la presse reprend invariablement les miettes d'enquêtes bâclées, tronquées et sabotées, est exhumé des non-lieux ministériels que la mémoire de sa fille, Antigone appliquée de la rue de Grenelle, tente encore de forcer. Elle espère voir surgir des sous-bois d'improbables témoins, depuis trente ans disséminés dans la nature, alors qu'il serait pour elle symboliquement plus réparateur d'obtenir une sorte de "pardon" collectif, comme on sait si bien les dispenser dans la nation, un "regret" tardif et anonyme, commun, d'un état qui n'a de folie que dans ces crimes que la raison n'absout pas. La fille de Robert Boulin ne verra sortir des sous-bois, caché près d'un étang boueux, aucun témoin que la peur aurait pu faire taire. S'il n'y avait rien d'autre à révéler que ce qui est montré au grand jour, à 8 heures du matin, qui se lit à livre ouvert. S'il n'y avait pas d'autre vérité dans les falsifications démontées par la presse depuis tant d'années? Il suffit de regarder cette photo publiée, le visage tuméfié du ministre, la trace des liens sur le poignet, la confusion, les organes prélevés et les bocaux volés, les dernières preuves effacées pour comprendre "l'intérêt supérieur" d'une telle disparition. Il n'y aura pas d'autre témoin. La concierge de la rue de Grenelle, qui pouvait attester des entrées et sorties du cabinet de la rue de Grenelle, le 29 octobre 1979 et le 30 octobre, le matin, avant que le planton n'assure son service, est partie à la retraite. Le papier à lettres? L'original a disparu. Le ruban de la machine. Tout a disparu. Que les fouineurs patentés des journaux se mobilisent aujourd'hui, c'est assez courageux mais pas très téméraire, à l'heure qu'il est. Trop tard. Rouvrir un dossier? En vertu de quel principe? Si Robert Boulin avait détenu quelque dossier compromettant gardé en ses coffres, arme dissuasive du Ministère des Finances (Elf?) et qu'il s'apprêtait à en négocier le contenu, en vertu de quelle vérité, de quelle qualité post-mortem, extra-lucide, faudrait-il éclairer les sous-bois morbides où le ministre a été traîné et exécuté, dans l'ignominie et le scandale politico-financier. Il a bien été abattu selon une logique crapuleuse, dans le style, contre-signé, des bandits de sous-bois affairistes.
Si la nécessité d'une vérité, d'essence supérieure, s'impose, il suffit à la fille de Robert Boulin de dire la vérité, toute sa vérité, et non de débusquer d'éventuels témoins, qui n'existent pas, et pour cause. S'il y avait eu un complot politique, il ne resterait aucun témoin. On les aurait intimidés. On les aurait renvoyés. On les aurait neutralisés. On les aurait rendus fous. On aurait brisé leur vie. Ce n'est pas le cas. Dans un état de droit, il est de notoriété publique que les moyens de pression ne sont jamais utilisés, les petites et grosses ficelles de basse police et grand machiavélisme sont facilement dénouées par les ridicules pantins, les citoyens sans regard, sans visage, sans voix, les anonymes sans aucun emploi ni carrière, sans grade, sans aucun privilège, les petits fonctionnaires, les minuscules factionnaires. Et il faudrait aujourd'hui les faire sortir des bois comme les taupes aveuglées par la lumière d'un JT?
La fille de Robert Boulin ne trouvera plus personne. Je suis allée seule dans les années 90, avec l'alibi grotesque d'un relevé ethnographique, enquêter sur la rue de Grenelle, il n'y a rien à voir, on y dit de circuler comme en 1979, tout est calme et serein sous les branchages, près de l'étang éclairé d'une douce lumière automnale, les carrières se sont épanouies à l'ombre des marronniers, l'une, qui était ici, est partie avenue de Ségur, l'autre qui était là, est promue, une autre n'a pas pris une ride, inféodée jusqu'à la garde, un troisième s'ennuie dans le privé, une autre s'est volatilisée dans le mutisme et la servilité. Les autres toussottent dans une retraite timide, asthmatiques, asphyxiées par l'obligation de réserve introjectée ad vitam, le surmoi des faibles. Il n'y a rien à tirer de ces zombies et demi-morts, amollis et cachés: l'habitude et la servitude plus que la peur, il n'y a rien à tirer de bureaucrates vieillis, ceux des lambris et des silences d'or.

* Georges Elgozy dans «Le paradoxe des technocrates» - Denoël


Très polie, culturalité, Isabelle Dormion, 26 mai 2007
(mis en ligne au retour d'Outre-Manche de la web-concierge, le 1er mai)

Aujourd'hui, le matin, le 25, les rues de banlieue avant les élections de mai embaument encore en avril le seringa, le lilas et les troënes.

Réunion au début guindée mais des interventions frappantes comme celle d'un sénégalais, racontant une interminable histoire à l'assemblée médusée: atteint d'une hépatite mortelle, il s'est fait greffer le foie d'un homme (mort noyé le pauvre), récit à l'africaine, tout le monde se demandait où il voulait en venir. Il montre aussi, aux voisins de marocains, effarés, les traces ivoirées d'une récente trépanation, le front dégarni sur une tête savante, celle d'un oeuf dur, noir, si c'est possible, blanc dedans, fêlé et posé là on ne sait comment en équilibre convivial, dans l'espace ouvert à l'infini.

Bref, pour conclure, je lui demande "vous avez le foie d'un blanc?". Il dit "je ne peux pas vous répondre, c'est tabou". Je lui dis: je sais c'est tabou, mais moi je vous le demande, il dit, "oui!". Après la réunion, avisant très loin sur le buffet inaccessible une brochette affriolante mangue et boeuf caramélisé, dans un lointain de Tantale je lui dis tout en attendant, tant pis la sustentation: très drôle votre histoire de foie! Il dit "vous trouvez?", je lui dis: c'est drôle, comprenne qui pourra!, il me dit en rigolant, "ah, ah, ah! qui pourra!" Je lui dis: au Zaïre, le foie des ennemis, on le mange, et le coeur, c'est utile, vitamine pour le courage. Il dit "oui, mais il ne faut pas le dire, c'est tabou", je rigole hi! hi!hi!, il rigole "ah, ah, ah!", je dis: oui, mais moi je vous le dis. Et après il me dit "bon, puisque vous savez ce qu'il faut savoir, je vais vous raconter l'histoire qui m'a sauvé d'une fin imminente. J'étais perdu..." Et il me raconte une histoire, indispensable en cas de perte d'organe, coeur, rein, poumon, cervelet, pénis ou la rate, avec la fameuse chanson, les paroles que nul ne peut ni ne doit aujourd'hui ignorer, celle du taureau blessé et sauvé de la mort par une chanson. Il dit "la chanson c'est celle qui m'a sorti du coma et de la mort". Je lui dis: mais ça vous ne devez pas le dire à n'importe qui (des blancs dont il a recelé par devers lui le fameux foie non-noir). Il me dit "je sais, c'est interdit, il faut être initié, là-bas, on se tait, mais on dit sans dire ...". Je lui dis: oui, mais moi je rigole, hi! hi! hi! Et lui il rigole "ah! ah! ah!". Je me dis, aïe, aïe, aïe, il y va mollo, de rigoler trop, et les cicatrices moirées! Et les brochettes, et les tartines, et petits machins, et les zamusegueul, tout pati, yapu, j'ai faim mon ti ventre blanc!


Là-bas*, larrons ou baronnie, Isabelle Dormion, 3 mai 2007

Les allées des morts restent encore fréquentables. On y jaspine peu. On y trouve, sauf la controverse du merle moqueur, tout le calme revivifiant, les politiques y ont enfin le bec cloué, les fieffés notoires y fréquentent le meilleur monde possible, le pin** surplombe un petit banc planté là par A.Varda et c'est bien le seul lieu où les gisants de bonne compagnie l'emporteraient tous au Paradis.
La tombe de Beckett est couverte d'offrandes propitiatoires: mégots, roses et pot de muguet du 1er mai, petits kadishs cosmopolites***, barre céréale de marque roumaine (?), deux trois machins ferrugineux, vis, boulons ou clous, pourquoi pas l'hélicoptère, une échelle de corde, plus loin un brancard, une incitation élémentaire à une possible évasion d'en-dessous que l'écrivain n'aurait certes pas sollicitée, tant le repos lui va à ravir.
Face à la tombe de Baudelaire, une lettre détrempée par la pluie adressée à l'Ombre regrettée: Très chaire amie, Merci où vous êtes, vous m'avez tant aidée de beaucoup!

*Cimetière Montpanarnasse, tombe de Huysmans
**Le pin «Demy »
***Afin d'assurer leur salut dans l'éternité réactive, les disparus ont besoin de «Rom», la barre céréalière hautement énergisante au pur miel, pignons de résineux, parfum laurier/basilic.


Sens, Isabelle Dormion, 7 mai 2007

Au confluent des deux fleuves, la route de Pont-sur-Yonne, petite ville (jumelée avec Morbach), vers Senneville grimpe jusqu'au prieuré de Saint-Martin. Les bâtiments sont en travaux. La bétonneuse, actionnée par un grand black, est reliée par un long fil à l'immense salle conventuelle. L'homme, aux habits maculés de plâtre, indique en contrebas le sentier qui prolonge la construction soulignée de quelques arbres fruitiers.
Dans la ville de Sens, les baraques de la fête foraine, installées sur le terre-plein entre les deux rangées de platanes, déroulent leurs bâches.
"Le Roi de la guimauve", originaire du Perche, sort la caisse, mélange au sucre les colorants rose et pistache des barbes à papa, supputant les risques de pluie et les marges d'erreurs météorologiques, le visage éclairé par le soleil et les lumières fluorescentes de l'enseigne.


Ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas, Isabelle Dormion, 8 mai 2007

«Vous ne verrez pas Nicolas Sarkozy dans les images qui vont suivre». On écoute. On regarde. Rien à voir. On circule.
C'est sur BFM, 8 mai 11h45-12h.
A l'image, le tarmac de La Valette ou n'importe quel tarmac de n'importe quel aéroport (sous la pluie). On voit là, au sol, à l'image, prenant la pause, un avion (posé). Aurait-on vu l'avion envolé qu'on ne l'aurait pas vue, l'image de notre président Sarkozy, l'élu envolé et l'investi comme disparu des Champs Elysées. Il faut, faute de mieux, le désigner comme impossible à voir et (assez, un peu, très, pas du tout) difficile à représenter, c'est-à-dire mystérieuse présence, VIP: dans un monastère, en Corse, en «méditation» en «retour sur soi-même», en «réflexion» en «introspection» dit le porte-parole, le porte-voix de la présence-absence, le promoteur, le prometteur de la visibilité et de l'invisibilité quasi sacralisée. On le verra donc en chair, en os et en dévotion à la prochaine réunion sur l'esclavage où l'on pourra aussi voir Jacques Chirac (c'est la «der des der», «avec beaucoup d'émotion»). C'est, précise le commentaire, «l'une de ses dernières apparitions en public» en temps réel. Aucun intérêt, c'est ce que signifie l'image.

La non visibilité de Sarkozy appartient au temps ludique de la disparition-réapparition, il reviendra, il est là, il nous aime déjà et encore et toujours et charismatique, il n'est pas parti pour longtemps, mais oui, allez, bisous-bisous, il nous aime encore, petits enfants de la Patrie, nous autres, tous, de toutes races, se tenant les mimines, frères et soeurs de toutes couleurs, en fraternité et sororité de Mireille et de Cécilia et de Mathieu et d'Enrico, «Ah qu'elles sont jolies les filles de Sarkozy!», de Faudel et de Jane Manson et de l'Aveugle Montagné se balançant extatiques.

Nous allons cheminer avec ça? On n'est pas rendus.
Non, un autre sens, pas de reddition. On ne se rend pas.
On voit le journaliste Rachid M'Barki, allongeant le bras gauche, la main droite tenant fermement le micro, et le doigt désigne plus loin le président Chirac, suivi, vu de dos, par le premier ministre sortant, à la commémoration de l'armistice, en présence du corps diplomatique et de «quelques milliers», non corrige M'Barki plus tard, de quelques dizaines de milliers de personnes (c'est peu? c'est d'avantage). On entend ceci:
«Il n'hésite pas à gravir quelques marches pour serrer des mains»
«Il en profite (pour dire au revoir)»
«c'est la der des der»
«Il en profite encore»
«il y a aussi quelques enfants»
«quelques applaudissements, aussi parfois»
On voit Chirac, Villepin, Alliot-Marie, de face, le visage impassible et le maintien droit, officier dans l'exercice d'une cérémonie: salut militaire. On entend les commentaires de BFM, «c'est chargé d'émotion», «il fait ses adieux, c'est émouvant».
Non, la dignité de la fonction ne doit, dans la représentation qui est en jeu, strictement rien à l'émotion. Pas un cillement mais il faut de l'émotion. Rien n'est montré. Rien à voir. On entend: «il faisait beau pour un 8 mai» (?), ça ne veut rien dire. Est-ce un titre de roman? M'Barki est trop loin, les visages sont impénétrables, Chirac ne pleure pas, Alliot Marie ne chancelle pas, personne ne trébuche ni ne chouine, ce n'est pas la «der des der» et l'émission continue.

On voit donc, c'est traité comme un événement, quelque chose qui arrive et nous concerne, ou nous intéresse directement, la femme du chanteur Halliday, Laetitia, coiffée, cadrée, interviewée, on l'entend affirmer au journaliste de BFM, que leur couple envisage de revenir en France, si Sarkozy envisageait de changer la fiscalité, qui «est une honte en France». «Vous lui en avez parlé?» demande le journaliste. «Oui, depuis que Nicolas, etc etc.». Depuis qu'il est là, le 6 mai, au Fouquets, on a vu cela, est quand Il sera là, Nicolas Sarkozy, le16 mai, que pourrait-on voir d'autre? On a vu sa tante, c'est déjà ça. On n'a pas pu voir le château, rasé par le communisme, c'est toujours ça, en moins. Il ne manquerait plus que de le voir skier de quatre à huit ans, avec, déjà dans les jambes, chevillée au corps, cette rage folle, vengeresse, de dépasser les grands frères, hyperkinesthésique, cette image de lui en futur président, notre président.

«Que la paix soit sur le monde pour les cent mille ans qui viennent!»: Allez, on reprend ensemble! On allume nos briquets. Allez, on suit, il n'y a qu'une dent, il n'y a qu'un cheveu sur la tête à Mathieu.


Le jacuzzi de Zola, Isabelle Dormion,13 mai 2007

Que le nouveau président -élu mais non intronisé, non «passé» par la «passation des pouvoirs», par ce relais 4 fois 100 mètres, 5 fois un an (365 jours ouvrés), sans coach, tout seul au starting block, sans maître- se refasse une santé dans un minuscule jacuzzi, tout compte fait, ça ne choque pas grand monde sauf les grincheux. Ne boudons pas notre plaisir. Gardons à gauche la critique pour d'autres excès. Soixante mètres de long, ce «Paloma» nickel, ce no-man-lands, c'est déjà un indice sémantique de paix mondiale à venir, l'oiseau blanc de très bon augure. Nous l'aurions vu, l'impétrant, plongeant dans la Mer Méditérranée et la pourfendant d'un crawl stylé, purement atlantiste, comme Mao en d'autres temps, éradiquant seul en Chine les Moustiques et les intellectuels, nous aurions tous été inquiets. Là, non, pas moi. Le Grand Timonier traversa le fleuve à l'aide de ses seuls triceps contre les courants adverses, soulevant l'enthousiasme des foules en déifiant les pouvoirs -comment dirait-on?- conférés? absolus?
Vite, grande absolution pour ce petit jacuzzi.
Sur le pont, l'homme porte un T-shirt rayé blanc et bleu capté par les paparazzi, un T-shirt clean comme une marque de super-lessive, biodégradable, sans additifs, sans une once de Méthyllisothiasolinone, sans une molécule de Benzisothiazolinone, sur un navire à l'ancrage dans une baie turquoise, sans traces de mazout sans sacs en plastique? C'est super-correct. Il n'y avait aucune femme en string près du jacuzzi. On les aurait vues au zoom, les gonzesses. Là, non! c'est famille vendredi et la patrie mercredi seul. Voilà donc quelqu'un qui ne craint rien, il l'a prouvé, et surtout pas le propre-sur-lui ni la propreté générale, ni l'agencement privatif, la réappropriation transgressive des espaces institutionnels, comme une boîte de nuit où guincher entre soi, en tribu, l'éclate après le turbin électoral. Super-cool. Nous l'aurions vu à la barre de «l'Intrépide» ou ramant dans les bassins du Parc Asterix, nous aurions pu sourire, là, non, nous l'aurions vu un jour chevauchant solitaire au galop Pégase en personne, nous l'aurions surpris sautant de la Tour Eiffel en élastique, mais délirons, que de rêves encore inaccomplis, que de surprises supputées et tant attendues! Etonnant Sarkozy, il sait parler aux femmes. Il sait s'y prendre. Il a un vrai style.
Jeudi, désolée, absente, travail, nous passons à autre chose, vitesse grand V. Sujet à plancher*, ni Zola, ni paparazzi, plus d'hommes étonnants et neufs et fun, mais, sans ambages: «les élites et la fracture sociale»**.

*Allègre en commission de travail sur l'Enseignement c'est le dégraissage complet du pachyderme néolithique, la privatisation de l'université, appelée «autonomie budgétaire», des contrats dans informatique et un ordinateur pour chacun, pour relancer la bécane en passant des contrats Allègre avec le monde de l'entreprise.
**dimanche 13 mai, M6 à 20h50, une CPES au lycée Henri IV pour enfants «des classes modestes» ou comment, sur les cendres de Clovis, faire un excellent usage de l'euphémisme, par des amateurs éclairés de Giraudoux.


Concepts et métaphores, Isabelle Dormion,16 mai 2007

Qu'un sarkoziste avoué, «anthropologue froid», c'est son métier sinon son état (un sacerdoce? une ascèse?) comme il se définit, soit invité ou convoqué sur une radio culturelle un jour d'intronisation pour «réfléchir», avant l'heure, l'imagerie des pouvoirs, cela pourrait faire sourire et donner à réfléchir. Neutralité, distance, rigueur critique?
Qu'un commentateur, pour la énième fois, énumère la quincaillerie paysagère du protocole, la mise en scène en ce jour des gloires, cela pourrait alerter. On entend encore cette bouffonnerie d'Aqua-Lud miroitante, si ce n'est pas mon tout-petit-jacuzzi l'accusé, ni d'autres eaux bouillonnantes et fangeuses, tièdes marigots où survivent les métaphores et s'épanouissent les interprétariats en sciences humaines. Ici, c'est Bercy, c'est le grand Bleu, c'est le show, c'est une concession, un autre miroir sans fond repris et tendu, celui de la «piscine», concept réutilisé par l'anthropologue académicien, celui, qui, dévoré de curiosité passionnée, avoue ne jamais regarder la télévision pour en étudier les effets sinon les méfaits. En ce cas d'espèce, c'est l'aveu d'une faute professionnelle. C'est exemplaire. C'est un cas d'école. C'est le Collège de France. Dont acte. On ne peut prétendre servir les passions françaises, on ne peut se glorifier d'en être le chantre sans en être l'observateur quotidien, attentif, neutre, libre et scrupuleux. Pour l'anthropologue a-politique, neutre, l'objet, comme le pied pour le soldat, ce fantassin anonyme ou l'inconnu de la patrie, celui qui, à11 heures, sera honoré sous l'Arc-de-Triomphe par le flambeau, doit être l'élu obsessionnel de tous nos soins attentifs. Une attention constante. Une insistance scopique. Une verrue plantaire et la marche échoue. Une délibération. Une passion scripturaire. Non un local de l'état. Non un débarras. Non un embarras. Un état des lieux. Un débat.
Une métaphore n'est pas un concept. Jacuzzi. It is just a joke!
C'est à la représentation, sur la scène et à l'écran, dans les media que se joue l'image. Sans regard, pas d'imagerie. Sans concept pas d'ethnologie.
Histoire de regard, histoire de focale. Réalité, verité et connaissance. Non pas real-politique. Il faut un filtre. Attention au roi-soleil, autoréférencé!
Qui donc, presbyte ou par le pouvoir aveuglé, aurait, double, au foyer oublié les binocles, le monocle révolu d'un siècle, où les scribouillards faisaient en cour les ronds de jambe et les afféteries requises au Grand Lever du Roi qu'en ce petit matin du 16 mai présidentiel et citoyen, la raison du plus fort de l'état requiert? L'implicite sollicite. L'invité est obligatoire. Il est obligé. D'être en cour n'oblige pas à la boufonnerie? Il ne pourrait donc être question d'y déroger? Il fallait en ce matin être plus royaliste que le roi. Il faut être du Lever avant l'heure où pondent les poules. Seul un puritain de Port-Royal aurait pu jadis risquer à la fois sa plume, sa sécurité matérielle et la protection indispensable à la poursuite de ses travaux, pour garder intègre une conscience sans connivence. Il se perd, il perd tout en gagnant de soi une image humanisée. Les livres n'étaient pas pour Racine les seules humanités où il puisait l'inspiration. Il s'étanchait à d'invisibles sources. En renonçant à soi, il atteignait au sublime. Il choisissait. La chute et le salut. La grandeur et la pauvreté. Le sublime et l'abject.
Miroir, qui donc est le plus beau?
Qu'y aurait-il donc à voir qu'on ne peut regarder en face?
A l'heure des actualités, on verra l'Attendu, le Prétendu, l'Entendu, ranimer la flamme et si ce n'est le surintendant Lulli ce sera Marc-Antoine Charpentier convoqué par le Collège de France et les mémorialistes en état. Ce ne sera plus le lyrique Zitrone a capella clamant les fastes royaux, les trônes déployés à nos yeux éblouis, mais l'anthropologue contractualisé, prolétarisé, ce préposé requis et sommé aux grands et petits travaux d'ébouages et d'ordonnancements élyséens, ce travailleur sans autre statut qu'honorifique ou fantômatique, titillé pour le Grand et le Minuscule Inventaire d'une mémoire qui n'a pas lieu d'être.
La mémoire d'aujourd'hui se manifestait déjà programmée sur France-Culture à 7h30.


Digicodes et clés culturelles ou
pourquoi enfoncer des portes ouvertes?
Isabelle Dormion, 20 mai 2007

A propos de Culture, je voulais juste rappeler quelques dates: le 19 mai, 1000 musées en France sont ouverts la nuit. Le musée de Vitry, le Mac-Val, musée d'art contemporain, lieu de pédagogie interactive et de médiation, vient d'ouvrir ses portes de l'autre côté du périphérique. Le jour de l'ouverture, l'accès était gratuit, ouvert aux habitants de Vitry qui s'y sont rendus nombreux. Son ambition aujourd'hui est de faire venir à Vitry les visiteurs du centre de Paris. Le ministère de la culture a été créé par le Général de Gaulle en 1959. La maison de la culture d'Amiens était inaugurée par son ministre André Malraux il y a quarante ans. Elle est offerte au public dans un souci de démocratisation des arts des lettres, réservés aux élites. La culture n'est pas seulement un concept, c'est une charge d'état, un lieu, un ministère, c'est une administration. La culture serait «administrée» comme derniers soins palliatifs à la fracture, elle recréerait le tissu social. Elle a un coût, elle dispose d'un budget. Si l'on cherche sur Google le mot culture, on tombe sur le site du ministère: culture.fr. On peut consulter le portail. La culture est aussi un marché. C'est un produit. C'est un consumérisme. C'est un commerce. On dit "l'industrie du cinéma". La culture a un coût pour l'Etat comme pour le citoyen.
Les collections royales du château du Louvre n'ont été ouvertes au public qu'en 1792. Au milieu du 18e siècle, les collections des musées sont gratuites le dimanche. Les cabinets de "curiosité", depuis la Renaissance, rassemblent des collections faites par des amateurs riches. On peut trouver des objets insolites rapportés des voyages, des peintures, des sculptures, des coquillages exotiques, des planches botaniques, comme les collections de Ferchaut de Réaumur au Cabinet du Roi (1757) et le Museum Worm qui a fait l'objet d'un inventaire.

De cet abrégé historique, je ne garderai que la curiosité. Les mérites des collectionneurs et des voyageurs sont le désir de la connaissance, le courage, l'étude, l'audace de la découverte, la générosité et le partage des "curiosités" scientifiques et artistiques. Sans volonté de connaître, il est difficile d'apprendre. Sans code, impossible d'accéder. Il peut y avoir des portes fermées, celles des entrées sélectives. Il peut y avoir des portes ouvertes, que l'on enfonce en pure perte. Il faudrait donc une pédagogie ouvrant un accès direct à la culture dans son excellence, une immersion sans autre intermédiaire qu'un médiateur. Il est possible d'enseigner à n'importe quel public, de classe préparatoire ou sortant de ZEP, la structure narrative, l'ellipse, la métonymie, le style, le déroulement linéaire d'un récit en étudiant sur place non des mangas ou des BD mais la tapisserie de Bayeux. On peut étudier dans notre propre culture, en France, la notion universelle d''engineering' au couvent des Cordeliers. On y expose actuellement Léonard de Vinci dans sa passion, «comprendre et créer». On y prend la mesure de l'ingéniosité, du génie et de la technologie dans un seul et même temps, historique, actuel. Surtout, on s'y amuse. Les machines ont été réalisées en bois. On lit les écrits de Vinci dans ses codex où il affirme simplement que l'expérience jamais ne fait défaut. Il ne faut se reprocher que l'ignorance. On peut étudier au Louvre, ou à l'IMA, avec l'aide d'un physicien, un astrolabe ou un sextan. On peut voir les premières cartes des géographes sur les quais. C'est accessible, facile et souvent gratuit.

On peut étudier Buffon et la botanique au jardin Alpin (et le travail fait par l'ethno-linguiste-botaniste Haudricourt), le jardin des Plantes est simplement ouvert tous les matins. Il suffit de susciter la curiosité sans autre sésame. Il faudrait donc briser les cadenas, donner les clefs, ouvrir les portes, enfoncer celles qui sont ouvertes et souvent refermées (les préjugés de castes, doublement déniés par les élites ), ouvrir les esprits à la curiosité, autoriser et susciter l'audace d'une prise de parole. Les codes culturels qui ouvrent les accès gardés et réservés de l'excellence ne se transmettent pas aussi facilement qu'on veut bien le dire. Il y aurait une forme pervertie et très communément admise de rétention des savoirs que je stigmatiserais en parlant non du contenu ni de la méthode de la transmission pédagogique mais du "ton d'une certaine condescendance", cette forme courante et maniérée "d'exaspération contenue" rendue insupportable aux étudiants qui l'ont un jour subie. Tout le monde a subi ça.

Le medium, le «truc», au sens de "moyen" concret, le véhicule utilisé pour aller là est le bus 122 partant du métro qui relie la ville à la banlieue au delà du périphérique. La difficulté, à 13 h, est de pouvoir y entrer sans y laisser la peau. Les accès sont bloqués et souvent inaccessibles. Il faut savoir jouer des coudes -il y a une sélection des voyageurs entrants par l'énergie utilisée, par la rapidité, par l'agilité mentale, par l'intelligence, par la ruse; il faut se glisser au milieu des collégiens, se laisser interpeller, accepter les sourires, les rires, les vannes coupantes, multiculturelles et les interjections poétiques, inter-ethniques, se faire bousculer, recevoir trois poussettes dans les rotules et ne pas se laisser coincer brutalement dans la porte automatique au moment du départ.

Le ticket du 122 coûte plus d'un euro. Certains n'ont pas de ticket. La plupart n'en ont pas. Beaucoup seraient en infraction lors d'un contrôle. Presque tous? Ce n'est pas à moi de le dire. Pourtant je le dis ici. Le dire, ce serait les dénoncer. Ne pas le dire, taire cette réalité sociale, une complicité, une autre forme de la complaisance de classe. La complicité est délictueuse. Etablir ce constat en acceptant le fait discriminant et humiliant, c'est se placer dans la simple transgression de l'ordre établi. Pour éviter les incidents, il y a peu de contrôle. Etablir un lien de cause à effet entre le milieu social et le fait discriminant, pas de ticket, le milieu social et l'échec, le milieu social et la "remise à niveau", cet autre lien avec le contexte, le manque de moyens, la modestie des moyens qui est l'euphémisme de la pauvreté, c'est se placer sciemment dans le coeur du problème. Ce n'est pas une volonté de transgression. Ce n'est pas une volonté politisée. C'est une exigence. C'est la volonté de redonner aux mots leur sens initial puis, avec les jeunes bénéficiant d'une double culture, un travail d'animateur, au sens littéral de réanimateur d'une culture oubliée en chemin. Il faut donner aux mots recherchés et retrouvés, dans les deux langues, celle d'origine et le français, leur pouvoir initial d'ouverture.

Au moment où s'ouvre un Ministère multi-casse-gueule au musée des Colonies, je me souviens d'avoir été la secrétaire particulière de Laprade, l'architecte des bâtiments. Il racontait le Maroc de Lyautey, la France avant «l'âge maudit des congés payés» à l'heure où, enceinte de mon fils, je n'avais pas de sécurité sociale.


Cynique, Isabelle Dormion, 31 mai 2007

L'Unesco* arborait quelques chiffres accrochés aux branchages de courbes croissantes selon une vitesse V opposant les vents du Nord à l'harmattan et les gens du Nord à ceux du Sud**. Je laisse chacun chercher les chiffres s'il le souhaite, à l'occasion des longs week-end en famille. Ces données sont instructives mais elles font froid dans le dos. La Chine, ça va, merci. L'Afrique? Très bien, dans les lointains de l'exotisme. Sur les transparents exposés au public, les courbes de Gauss***, commentées d'un ton égal, neutre et bienveillant par les conférenciers démographes, tout est limpide****.
Dormons tranquilles.
En fait, de quoi s'agit-il? Des populations dans le monde et des mouvements de ces populations par le monde.
Pourquoi cynique? S'il fallait chasser comme autant de cyniques les chiens qui gouvernent l'univers, il resterait aux chimériques le soin de considérer le moindre mal comme un bien, dans le meilleur des mondes futurs. Vouloir le bien, serait-ce vraiment une chimère?
Face à nous, le visage de Boutros Boutros-Ghali, non pas nimbé des honneurs qui lui sont dus mais attentif, scrutant l'auditoire, grave et recueilli. Les mots qu'il énonce dans cette logique de l'inéluctable, du pire à-venir, du moindre mal à susciter, du meilleur à espérer, sont un conseil, un rappel à l'ordre:
Générosité dans l'accueil des pays du Sud, partage des richesses du Nord, partage des énergies, partage des droits. La dignité est-elle donnée à partager?
S'il était avéré que cet appel formulé par un sage n'était pas entendu, le conseil qu'il contient implicitement serait éludé, menant inéluctablement à la catastrophe. L'inéluctable se réfère à l'ordre de la raison. Rien de moral dans la nécessité «d'un moindre mal». C'est une question de probabilités. Les statistiques ne sont pas morales, quand bien mêmes seraient-elles provocatrices ou incitatrices selon la conscience qui les entend, les comprend et décide enfin de les changer, par l'action qui en infléchira la courbe*. Les chiffres obéissent à des lois mathématiques. Les chiffres ne sont ni chiches ni généreux. Ils sont cohérents ou incohérents. Ils donnent à penser une réalité figurée en trois couleurs, en quelques traits pleins, en un trait pointillé-simulé, en quelques dates, en quelques hypothèses sèchement données, hypothèse 1, 2, 3. L'eugénisme, l'accroissement du taux de mortalité, le contrôle des naissances, les paramètres accidentels, disons benoîtement les incidences (guerres, catastrophes naturelles, pandémies).
La prise de conscience des probabilités, la prise en compte, une stratégie répondant à ces probabilités pour en changer les paramètres, est-ce chimérique?
Il faut avoir entendu le dernier intervenant, l'américain Jeremy Rifkin, président de la Foundation Economic Trends à Washington, il faut avoir vu ses amples gestes des bras expliquant comment puiser d'un coup d'un seul les énergies nouvelles, ses mains mesurant du sol au plafond de l'avenue de Suffren les gouffres et les nues, sondant les mers et frôlant les vents (pour):
Oser dans les larmes invoquer les dieux de l'orage
à qui jamais désunis nous nous adressâmes en vain

*22 mai 2007 Démographie - de l'explosion à l'implosion
** passant l'arme à gauche
*** « La courbe de Gauss est la courbe de la fonction de densité d'une loi de probabilité normale »
****Hania Zlotnik, experte en démographie
Hervé le Bras, directeur du laboratoire de démographie à l'EHESS


Aux marches de la poésie
Avant - première, Isabelle Dormion 14 juin 2007
Les nouveaux modes de communications éludent parfois - souvent - toujours - de temps en temps - jamais (rayer l'inutile ^ ¨ ' )
l'accent*

Couple et couplet :

Aux marches du palais
toi qui semblais si laid
mais dis-donc je t'ai dit
dix dindons dus, des diktats?
des dons d'or dix dans dix,
des dictées, vingt (et Santander?)
lui qui semblait si maigre,
ne faisant ni une ni deux,
à trois, toi et moi tombons la veste,
moi je vais en désuétude
toi, je lui fais sans m'étendre
t'es pas pour rien le mec brillant,
on va pas cor** chiader leur taf
mais oui mettons les voiles!

*faudrait-il le déplorer? (refrain)
** cor un coup chiader leur taf (choeur des vétustés)


Dénoncer l'énonciation, Isabelle Dormion, 18 juin 2007
(f)

Dimanche soir, second tour des élections, l'informé (l'électeur) ayant (déjà) voté apprend, confidence pour confidence*, formulée paupières baissées, mais les yeux dans les yeux d'une autre félonne, la France, sur le mode d'une énonciation publique, sur une chaîne publique, dans un contexte politico-people de village indien tous nus, de type hexagonal pour tout dire assez boxon et fanfreluches: «Hollande et Royal c'est fini!».
C'est une assertion.
Non mais, si c'est pas triste?!, dis-je à la voisine sourde comme un pot. C'est clair! me répond-t-elle la larme à l'oeil en posant d'aplomb sa béquille. Avec qui elle est? demande-t-elle. Je lui dis. Ah ça alors dit-elle. Et lui? Je lui dis. J'aurais pas cru, elle est si fluette et elle a des narines de souriceau, vous êtes sûre?

Il y a peu, deuxième tour des élections présidentielles (l'informé), l'électeur, ayant déjà voté, apprenait ceci, sur le mode d'une énonciation-people, sur une chaîne nationale, dans un contexte domestique d'un petit dimanche parisien, earl grey bas bêê broutilles buns beans bovary juice et lemon curd: «la première dame de France n'a pas voté».
Non mais si c'est pas une honte? dis-je au voisin collatéral, un linguiste latino bi et bègue** appelé, chez nous du bloc 12, «l'aztétèque»

Lundi matin, madame Monsieur et le petit prince sont rentrés chez eux et m'ont serré la pince, après que Bush eût serré la louche, et tantôt qu'en Pologne ira la double pogne.

Pour en finir, distinguer l'assertif du subjectif (n'a servi à rien?)
Distinguer l'oubli de la simple omission - distinguer l'intentionnel privé de l'inattention dominicale (after brunch?) - distinguer la distinction de la non distinction c'est distinctif.

*La politique et moi c'est terminé
** Qué qué qué vergüenza!


Cool le Chinois! Isabelle Dormion, 29 juin 2007

Les guichets ne s'ouvrent plus comme dans les gares d'antan, laissant apparaître un préposé, manches de lustrine la mine désabusée.
Sans lever la tête, une femme arrondie brode sur l'étoffe rouge un motif paysager blanc, une sorte de colline surmontée d'un édifice architectural ovale.
Après le passage des cabines et des douches, une femme boiteuse, les cheveux gris rincés hâtivement, se dirige, aidée par une canne jusqu'à la cabine de surveillance. La permanence est tenue ce dimanche par une nageuse d'une cinquantaine d'années, vêtue d'un T-shirt bleu roi portant en lettres jaune vif l'ancien sigle: ASPTT.
- Vous n'auriez pas un bonnet de bain à me prêter, je l'ai oublié (perdu-fait tomber-coupé en lamelles etc...)
- Je ne suis pas assistante sociale, que je sache!
- Voilà, moi, je suis plutôt vieille, percluse, boiteuse, béquilleuse, matinale, dominicale, je suis sportive, mais courageuse, polie, aimable, grassouillette, gourmande, bavarde, gaie comme un poisson-chat, je sais que derrière la vitre du local, charogne, vous remisez les bonnets perdus, les blancs comme les noirs, s'il vous plaît, madame la responsable du bassin, voulez-vous me rendre cet infime service, s'il vous plaît (et la femme se met à genoux, lèche le carrelage javellisé, implore, se plaint, geint, pleurniche, rampe, bave, crache, souffle, siffle, dessine autour du siège de plastique blanc un cercle dit de la dernière des suppliques avant qu'enfin coule le sang tombe la pluie. Elle se tient silencieuse comme une truite bretonne, attendant le petit truc de plastique (noir).
- Si vous le prenez comme ça... (éjection manu militari, appel à la force publique pour rétablir l'ordre, retrait du permis de nageuse).

Je n'entendis pas la suite. Dans ma rangée, entre deux lignes de flotteurs lumineux, avant de poursuivre en apnée la brasse coulée, j'avisai un petit corps blême mais obstiné à bonnet de tissu blanc marqué "Go", fourvoyé dans le couloir à grande vitesse. Manifestement un débutant mal débrouillé à caractère asiatique, ouïgour du quartier des Olympiades, les yeux fendus sur le côté, protégés par de larges hublots translucides, essayant le travail musculaire de ses seuls bras, les jambes n'esquissant qu'un vague petit battement. La béquilleuse sexagénaire aux cheveux nus était repartie chercher son bonnet dans le hall d'entrée, toute honte bue, en fracturant la vitrine du distributeur avec le poing nu, protégé par une serviette de bain triple fil de marque courante, empochant en vrac les pièces de deux euros dans l'emballage.

Quand j'arrivai au bout de la ligne en dos crawlé, je ne vis pas tout de suite que j'avais assommé de la paume gauche, musclée, le chinois grand débutant, mais bon, c'est un début, je m'entraîne.


Comment coulait-il? Isabelle Dormion, 2 juillet 2007

A pic. Il fallut un aller et retour pour que je le vis reprenant ses esprits, accroché au rebord, un autre aller et retour pour qu'il soit assis au surplomb du plongeoir, un autre aller et retour pour croiser des yeux qui m'observaient, sans expression, c'est ce que j'ose croire. Des petites jambes qui pendaient, les lunettes "Adidas" à la main, vraiment pas le très grand homme de nos rêves étranges. Un regard de noyé, faut-il toujours le préciser. C'était bien ma paume gauche qui l'avait envoyé au fond du bassin, noyade accidentelle c'est ce que l'autopsie aurait pu dire mais bon. Ces yeux-là ne me parlent pas. A peine concernée par la Chine et les Chinois. Est-ce un crime? J'ai en tête d'autres pays (j'ai mes soucis) et je sais farcir les samousas et les choux comme tout le monde. Tous les jours bousculée à la caisse par les types import-export tous azimuts achetant des brins de coriandre, la citronnelle et les crevettes surgelées, autres serpents, autres vipères, ça commence à porter sur les nerfs, vengeons la ménagère.
La géographie et les dernières données statistiques en matière de démographie donnent les chiffres effrayants d'une population chinoise d'individus déterminés allant conquérir le monde et envahir nos marchés, alarmant les plus fins, les plus avisés, les plus oraculaires stratèges de l'économie mondiale. Un vrai péril jaune, fantasme de nos peurs martiennes. Un de plus ou de moins, personne n'y verrait rien, pensais-je, combien sont-ils? Erreur, dit encore mon avocat, grave erreur! Agression, coups et blessures, tentative de meurtre avec préméditation, myopie, ivresse kinesthésique des eaux bleues, oui, d'accord, mais qu'il aille plaider la distraction, la désinvolture, non, il n'en est même pas question. Allez savoir pourquoi, c'est pour moi, naïve absolue, une véritable énigme juridique (avant d'être une question philosophique). Je n'ai pas fait attention à ce mec assez gringalet entravant la circulation dans une voie de passage, à peine deux mètres de large, si je prends en compte l'envergure de mes longs bras déployés en hélice qui se sont heurtés à ses petits mollets qu'il laissait brinquebaler dans le sillage de ses deux membres supérieurs hypersollicités, téléguidés par un crâne ovoïde enveloppé du petit bonnet blanc à rayures noires, noir à pois blancs et, c'est nouveau, blanc à têtes de mort noires ça fait un malheur sur le marché, ça vient d'ailleurs, d'Asie, on voit ça sur des ballerines, des chaussures basses en toile aux semelles de caoutchouc blanc -j'en ai vu avenue d'Italie, venant de Chine, vendues par un indien le prix d'un sandwich- on peut en prendre pour toute la famille, des chaussons d'intérieur à têtes de mort, c'est jeune et ça marche très fort.


Homère en tas, Isabelle Dormion, 31 juillet 2007

Lundi à Saint-Michel, ce que la pluie n'a pas pu la nuit déchirer, dissoudre et gâcher, je le trie et range, le propose aux chalands sur le trottoir, en voyant au coin de la rue en en éclair un visage ami. Ce que la pluie n'a pu détruire, ce que la bêtise n'a pu anéantir, c'est Homère :
A la demande de Thétis, mère d'Achille et sous la surveillance d'Athéna, à gauche sur l'image d'une double page quatorzième et quinzième du troisième opuscule sauvé -dégât des eaux- Héphahaestos, dieu du feu et ses cyclopes forgent une armure pour le héros.
Restent à côté les tomes empilés et complets de l'Histoire de Michelet, à bon entendeur meilleur salut!
A l'homme qui farfouille en faisant trop -pas loin de l'abjection policée- une tête à sodomiser, furtif, les dames et les demoiselles dans un vestibule, j'impose Gogol et une ancienne édition illustrée de Ben Hur. Tout ça pour la longue route des poubelles de la lecture.
Malgré tout, n'y a pas sur le trottoir le seul exemplaire de Lichtenberg que j'aurais pu emporter, les mains vides :
«Quelqu'un a-t-il jamais senti certaines odeurs, dont la présence n'était extérieurement justifiée par rien? Je veux parler, par exemple, d'une odeur de roses, à une époque où aucune rose ou eau de rose ne peut venir dans le voisinage du nez? pour la musique, cela est certain, pour la lumière également».


Rêveries andalouses, Isabelle Dormion, 19 Août 2007

Aux abords du poste frontière, passée l'enclave espagnole, se tenait une femme en uniforme à l'allure rigide, malgré un sourire éclatant et forcé par les contraintes de la situation dantesque. C'était Rachida Dati, l'oeil à tout, prête à l'action. Mes bagages étaient déposés, pour délasser mes épaules fatiguées par le voyage, en deçà de la zone étrangère et j'examinais attentivement le meilleur moyen de me rendre aux cascades, assez proches du tombeau du sage et loin de la ville étouffante. Près de la femme, une vaste poterie, une jarre de l'époque des Almoravides (me disais-je benoîtement) laissait passer la tête d'un homme las, un frère, planté là rien ne fleurira pensai-je encore, et symétriquement, un autre grand cénotaphe, contenant un certain personnage lassé de l'existence, comme mis en pot hors saison, mais passons, à peine avais-je remarqué ces deux récipients, des mémoriaux, des seaux sur les planches d'une scène limitée, que je vis la femme dégager mes sacs, les faire disparaître en les confisquant d'un brusque mouvement, assez masculin, mâchoires carrées, zygomatiques crispés par la tension ambiante. Comme je la prenais à part, «mais qu'avez-vous donc fait là, c'est illégal, les valises étaient en zone franche, vous n'avez pas le droit! je vais me plaindre», «qui parle de franchise? non seulement je n'ai rien vu, mais je n'ai rien pris.»

Un café noir au coeur de la nuit arrêta la rêverie qui reprit avant l'aube dans son deuxième volet.

Sans bagages, je devais rejoindre les quais, portant à l'occasion une vieille femme au oeur fatigué, les bras droits. «Je ferme les yeux, la marche sera plus légère!». C'est elle qui proposait ça, et jamais je n'arriverais à temps, la sirène du bateau appelant les derniers voyageurs. Elle ressemblait, par les yeux, à une gisante assagie, convaincue des bienfaits de la gaieté. Au bout du rouleau mais souriante. J'avais envie de la déposer dans un des caniveaux du port, renonçant ainsi à mes devoirs élémentaires de portage, j'avais encore une chance d'arriver avant que la passerelle soit relevée et les deux enfants m'attendaient, déjà embarqués.
«Je repose en silence, la marche sera plus légère!». C'est elle qui disait ça et je lui imposais le silence, pensant qu'elle risquait alors d'en mourir. Je pressais le pas, courant presque en voyant au loin, quelques centaines de mètres plus loin, dans une lumière urbaine, comme dans un récit de Dickens, sur des murs anciens de brique rouge, dans une fumée de forges navales, le bateau qui s'apprêtait à larguer les amarres.
Enfin, le poids de la femme endormie et silencieuse se fit tellement léger que je me félicitais enfin de porter ce fardeau-là. J'étais honorée d'un tel périple et à peine franchie la passerelle, je la déposais sans vouloir entendre la suite, la rendant à son propre voyage, dont l'issue paraissait imminente. Ni tristesse, ni gaieté, on avait déjà levé l'ancre.

Le comité d'accueil avait bien vu l'une des fillettes, mais l'autre, me disait-on, était l'Enfant à l'état de Nature. Alors que je m'apprêtais à discuter la question en termes polémiques et selon Diderot, la vanité de l'entreprise m'apparut clairement et je me tus (assez longtemps). Je voyais devant moi un ami qui attendait, c'est Sébastien, me disais-je, en effet, il portait des flèches fichées gracieusement ça et là dans la poitrine et il tentait de m'indiquer le lieu où devait nous être servie une légère (mais luxueuse) collation. Il me poussait, m'indiquant les marches à gravir malgré la mauvaise volonté évidente.

Nous n'étions désignés que pour l'animation. Il avait (en effet) les cheveux décolorés, était-ce l'effet de la croisière ou l'écran lumineux, placé à proximité.

«A l'occasion » et je commençai alors à parler, sortant de ma poche le quignon de pain.


HLM et châteaux en Espagne, Isabelle Dormion, 1er septembre 2007

Pourquoi chez nous ce dénigrement de chaque instant, cette mauvaise humeur contre tous et chacun, contre tout. Il suffit de mettre le pied une fraction de seconde sur le tarmac français pour déjà fulminer : Aude Ancelin, oublieuse ou partiale, délibérée, dans un article du Nouvel Observateur sur les complaisances des écrivains courtisans des pouvoirs, n'a pas mentionné Marguerite Duras et ses afféteries élyséennes dans le «Nouveau Journal». Dernier jour estival, le prurit reprend, qui nous agace du matin au soir en lisant untel ou cherchant en vain entre les colonnes unetelle, morte, ou pire, confite en honneurs et dévotions, déjà en livres de poche démarqués.

En Espagne, où il n'y avait rien à lire, hormis ce qu'on apportait alors à l'auberge, on peut encore trouver à la «Celestina», cette librairie où veille dans la soirée animée de la rue qui s'éternise, un homme, buste penché, sur la gauche en descendant vers les jardins là-bas, de quoi reprendre souffle quand l'oxygène vient à manquer. Le reste ressemble, à Tolède, comme à Cordoue, à d'anciennes caves ou géoles de l'Inquisition réhabilitées par d'habiles travaux de maçonneries modernisantes, en de jeunes débits de vin et taps up to date, world music, habitués polyglottes dégingandés, pierres apparentes, sous-sols sablonneux, panneaux luminescents, flacons d'huile stylisés, jeunesses sautillantes, aimables à gogo, mèches gominées, en noir asexué, oreilles polyglottes, langues d'iguanes, et on ne peut plus rêver, aux pieds qui scandent les rythmes synthé, des chaussures collées en Chine et vendues nada.

C'est le mot le plus entendu. Nada. Cette femme dans la banlieue montrant ses mains «j'ai travaillé dur du soir au matin, j'ai travaillé toute ma vie durant et me voilà, vous voyez la fenêtre là haut, au soir de ma vie, sans rien (elle montre ses mains vides). J'ai perdu ma soeur, j'ai perdu mon mari, j'ai perdu la maison que j'avais, et je suis là sans rien. Moi aussi j'étais jeune. Et alors? Pourquoi ça? Pourquoi moi? Vous pouvez me dire?» La femme sourit, hausse les épaules, on passe.

Dans le filet devant moi quelqu'un a laissé un magazine gratuit qui évite désormais au voyageur ordinaire de confondre Calderon avec l'autre. Celui là «no le gusta mantequilla de cahueta». Pédagogique, précis, agréé, il nous demande «por qué tenemos cosquillas? Plus chatouilles, dans ce contexte, que démangeaisons». Nous en avons parce nous avons, souvent, parfois, nous, humains, des terminaisons nerveuses. Certains oui, d'autres non, ceux qui restent de marbre quand la climatisation diffuse une odeur synthétique ulcérante de citron ou de tomate almodovarienne, ça fait tousser, éternuer, ça explose les alvéoles pulmonaires et ça mène à l'ulcération chronique.
Algunes tienen rigolada en se farcissant une «tomatina» rondement menée (150 0000 kg de tomates lancées sur 40 000 personnes, si nous comptons 15 tomates par kilo, forte probabilité en zone découverte d'en recevoir une trentaine dans l'oeil gauche, qu'il faut protéger par des lunettes de natation).
On apprend qu'un hippopotame a donné naissance à un petit de l'espèce (Le journaliste propose une liste d'un cinquantaine de noms). Comment s'appelle le bébé? Plus loin, aucun rapport, l'une des Spice Girls fait travailler sa baby sitter jusqu'à 18 heures d'affilée. Rivé à l'écran, tout se laisse ignorer, avant la dernière heure de la grenadine.
Que tombent les mouches!

Deux émissions sur les conditions de travail des saisonniers, pas d'eau, vingt cinq euros par jour, pas de toît pour la famille, sous l'image «comment peut-on supporter ça?» et «qui les aide?».

Ailleurs, c'est terminé.

Dans les rues hautes de Tolède, j'achetai une lame.
Que les derniers oripeaux soient fendus par le milieu!

Au musée Picasso de Malaga, une exposition, raréfiée, sur le contexte dans lequel l'artiste créait ses petites pièces nègres. Quelques sculptures prêtées par le Musée Branly, c'est très chic, noir, blanc, vide, ce contraste, c'est climatisé et dans le jardin, si on commande un simple café pour prendre l'air, la fille agacée oublie la tasse, le sucre, la cuillère et le café. Nada.
Dehors nous appelle l'accordéon d'un Roumain, allant vers les zones indéterminées.


Lectures rapides :
La jardinière de l'Oronte et d'ailleurs, 5 septembre 2007

Les méthodes permettant de lire en diagonale des textes sans saveur ni fond ne manquent pas de bravoure. Elles donnent à tout un chacal de quoi se mettre sous les crocs. Non qu'il s'agisse d'une escroquerie c'est souvent croquignolet, quignon, quiche et plutôt présomptueux, vulgaire. On apprend à zapper, surligner (stabiloter), extraire du contexte, capter, tronquer, surfer sans assimiler, on oublie les lenteurs somptueuses d'une lecture oisive, ce luxe délictueux.

Nous avons une belle jardinière, une voyageuse, la première dame de France. «La cage a beau être couverte de peintures et d'ornements, l'oiseau cherche des yeux une ouverture»**. Elle n'a de compte à rendre à personne entend-t-on. On appelle jardinière à la fois la fonction de jardinage et la potiche -contenant qu'elle entend haut et fort, ni contrainte, ni forcée, ne pas être- enfin le pot, la poterie, le récipient, la jarre, qui contient la terre et la plante. Celle-ci est la belle jardinière (tenant en contention), parcourant la terre et maintenant le premier monsieur de Paris et de France en cohésion. Il faut tenir, soutenir, maintenir. Contenir pour tenir. La distance? On verra plus tard.
Faudrait-il s'entretenir, au Parlement?
Il faudrait au préalable réaliser qu'un nouveau chef d'état est installé à la tête du pays, nous avons lu ça il y a quelques mois dans la presse, en diagonale.

A propos, je relis Chomsky en lecture rapide. Good.
Testant la méthode pédagogique brève de lecture pour ceux qui ne regardent que la télévision, j'ai lu une belle, modeste, anonyme préface de Manon Lescaut, entre Maubert-Mutualité et Cardinal Lemoine. Excellent.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que l'érudition ecclésiastique de l'Abbé Prévost jointe à son expérience de garçon de café, sa prestance de fugueur récidiviste, «je ne dis jamais de messe», l'audace, la rigueur**, lui donnent une liberté de style qu'aucun manuel de lecture speedée ne pourra tenter de réduire ni réussir à pulvériser.

*poésie citée par Barrès
** «si la réflexion que je viens de faire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, mon erreur sera mon excuse», avis de l'auteur des Mémoires d'un homme de qualité, éd. R. Simon 1934.


Triple buse, Isabelle Dormion, 12 septembre 2007

Sur les rives du Guadalquivir, j'attendais l'heure propice. Pas de car avant la fin de l'après-midi. Là, près de l'eau, le collier blanc d'un canard pilet derrière quelques herbes, il patrouille aux alentours jusqu'aux carillons des vêpres, dans la chaleur et cette lumière éclatante. Crénom, déjà les premiers repos des vols migratoires?

En banlieue parisienne, assise silencieuse sur une souche de la première forêt des environs, il faut attendre le dernier passages bruissant du ramasseur de champignons pour apercevoir la buse se laissant dériver en vols circulaires, portée par le vent d'Est. L'un d'eux défroisse un sac Tati. Des kilos de ceps et de bolets qu'il faudrait ramasser et pouvoir manger en longues tablées. Et si c'était vraiment la fin de l'été?

Aucun rapport, cherchant la buse, je tombe sur une variante de la famille de pycnonotidés, le fameux bulbul (celui dont le corps est tâché de rouge, jaune ou blanc) se distinguant des bandes bruyantes au plumage assez terne et disons le sans zambage, plus commun (120 espèces de passereaux).*

Bref, c'est à 9h 30 sans un bruit (que) se pointe l'ornithologue, (que) appareil photo en bandoulière, (que) énorme zoom, moustaches à la Vincenot, un petit crayon à la main, veste forestière, cro(que)nots Go-sports à bandes aératives, semelles spongiformes, mais je n'ai pas que je sache donné rendez-vous à la chasse.

Il donne une conférence d'une vingtaine de minutes bénévoles sur les opportunités de l'observation, les courants chauds ascendants, les flux migratoires, les premiers début août, si tôt my God! Les petits yeux perçants de certains volatiles, les bruyantes manifestations des vététistes en hordes, le malélevage des petits des humanoïdes à oreillettes occultées voire forcloses, les ravages des cueilleurs de champignons autoroutistes venus de Paris à l'aube, les avantages incontestés du crayon taillé petit et mis en poche promptement, les déplacements silencieux des rapaces nocturnes et cette intelligence supposée qu'on prête complaisamment à la chevêche commune, Athene noctua, qui se sa clairvoyance ferait de tout et de rien mystère comme toi et moi si hellénistiques loustics.

Pour mettre un terme à cette logorrhée ostentatoire, je lui fais remarquer qu'il suffit de s'asseoir en silence le matin dans un bois pour avoir la chance d'observer in situ l'ornithologue des broussailles et des broutilles, l'hôte exclusif, propriétaire des bois, des airs, des terres, des bruyères, des étangs et des feuilles de peupliers, bénéficiant, sous son ramage, de petits pavillons d'oreilles, faits, derrière les cartilages, de petites touffes de plumes. A cette heure, il s'ébroue, tapote la mousse, sait à merveille faire glisser le vent sous les plumes qui légèrement réactives, enflent et le portent, le temps d'un soupir, en accorte hâbleur lourdement pédagogique devenant, de la famille des Trucmuches, l'inévitable Raseux Orthoductans des Classes Propé, me transformant en Spingbock (artiodactyle de la famille des Moyens Bovidés*) dont chacun sait que les bonds soudains, pattes raidies et tête baissée, cornes en lyre, peuvent être élastiques, rapides, automatiques, inopinés, défensifs (voire violents).

Une heure plus tard, se pointait la troisième buse les mains dans les poches.

Enclyclopédie des animaux - à l'usage des enfants du pays (France Loisirs1980)


Sans titre, lundi, Isabelle Dormion, 17 septembre 2007

Le documentaire de Sandrine Bonnaire sur sa soeur pychotique remet sur la scène les débats archaïques et renouvelables de l'antipsychiatrie. Régression des savoirs? Camisoles chimiques. La réalisatrice pose une nouvelle fois dans un contexte moderne, déshumanisé et hypertechnologique la question d'une médecine misérabiliste et démunie, où le courage des personnels soignants, pour la plupart des infirmières surmenées et des médecins désarmés dont l'abnégation est sans limites, permet parfois à un patient de sortir de la nuit où sa folie l'enferme.

Le commentaire de Bernard Kouchner sur les limites de la diplomatie qu'il propose de repousser le plus loin possible vient contredire, dans la même phrase, la deuxième proposition, l'éventualité d'une frappe, à laquelle il faudrait (en même temps) se préparer. Une stratégie dilatoire et schizophrène, malgré l'évidente bonne foi du diplomate.

Le caractère horripilant des pontifiantes semonces de Philippe Val à propos de tout. Que sait-il de notre colossale ignorance? Personne dans la confusion actuelle n'est capable de tout comprendre d'un monde qu'il faut perpétuellement décrypter, analyser et commenter sans marquer le temps de la perplexité. Toujours une idée, une réaction, un avis, une trouvaille, une indignation, un paradoxe, toujours un engagement d'une parole réactive, une munition toujours engagée dans le canon.

La feuille d'automne en mi saison, personne n'en parle plus, qui bientôt sur la chaussée glissante fera avec les marrons, et choir et se briser les cols fémoraux de plus de glandouilleuses du troisième âge banlieusard qu'il y a d'arbres plantés à Saint-Denis Basilique.

Une nouvelle secrétaire d'état est contre le test ADN. J'ai oublié le patronyme, ne gardant que son peusdo des tags, NPNS. Est-elle pour les applications de la biométrie? Voui or not? Peut-elle s'exprimer moins nique ta race? Elle dit la thune. Moi mon père à Bethune/ laisse béton/ j'suis pas Vuitton. Une autre, aussi sympathique, soutient de son indignation gaffeuse les expulsions d'Aubervilliers. Tant de confondante sincérité émeut qui ne pourrait cependant faire croire à une virginité intellectuelle proche de l'innocence.

La rentrée ou les joies fragiles de la flânerie.

Seul l'oeil rêve
Vendredi, trois heures de transport en commun, les longues diagonales de la ville, lisant vraiment autre chose que Barrès ou Chomsky, ou Tarik Ramadan, ou Bourdieu en sachets lyophilisés délicatement versés dans la théière de ma mère qui assez tard, entre deux points de tapisserie, se met à débattre entre Baudrillard et Derrida disant sa préférence. Dernières foucades, Foucault? Demain Vico. Elle préfèrerait aux mots fléchés et même aux bavardage de la télévision. Il resterait en lectures privées, ces livres connus par coeur et jamais divulgués, les amis sûrs et réprouvés d'une clandestine et nécessaire solitude.


Etoiles filantes*, Isabelle Dormion, 24 septembre 2007

Fréderic Mitterand ce matin sur France Culture dresse un inventaire: les attributs antiques -jusqu'à la modernité solaire de Monica Bellucci- des stars. Il faut ce qu'il faut, des seins quand il y en a, il en faut, les hanches où le temps d'une valse ou d'un tango, reposer les mains entre deux soupirs. Greta Garbo est une star, la femme aux bijoux, celle qui les ensorcelle, non. La femme aux bijoux appartient aux domaines de la quincaillerie onirique, gouailleuse, des trottoirs, elle est réaliste ou vendeuse de songes de seconde main au Bon Marché. Le coin cuisine, le réel, la sentimentalité, n'ensorcellent pas. Remugles et graillons d'un lyrisme cheap, l'amôôôur et le beuglant. Brigitte Bardot, oui, telle qu'en criques et Madrague elle les croqua tous en digne fille des eaux et de la gente masculine, et mère-grand de la gente animalière. Après le «Mépris».
Ce marché à bestiaux s'apparente aux abords d'un champ de courses où de richissimes et dédaigneux snobinards apprécient d'un coup d'oeil discret, mercantile et prédateur la robe d'une jument racée, «celle-là, oui, elle est bonne, la classe». Rien n'est dit de cet ordre. Sous-jacent, inducteur, le bon ton, le ton qu'ils emploient. Deux listes, les admises et les moyennes. Vieilles, les débris ou les folles, identiques, des vampires ou des mythomanes, voyez les liftings, suggèrent-ils, la tête qu'elle a, ils dénoncent un vice de forme, n'importe quoi, un détail, cassant l'auréole lumineuse, elle était kleptomane, elle était radine. Abject.
Sophia Loren, oui, qui de l'alchimie cinématographique fit de son corps et de son esprit un miracle artistique qu'aucune anecdote triviale ne pourrait ternir. Une de mes cousines il y a belles lurettes, racontait comment dans un aéroport, devant une échoppe de produits du terroir, elle avait vu en majesté au Duty Free shop l'actrice italienne, palper, choisir, humer, proposer tout l'étalage à Carlo Ponti, empiler et payer une énorme collection de camemberts pour se les tartiner bien au-delà de la Toscane et de la Calabre. C'est une star, ça ne se discute pas. Une star ne prend pas un petit morceau de fromage aux herbes à zéro pour cent, elle en achète soixante-sept de fort caractère qu'elle emporte dans un cabas qu'elle soupèse et trimballe par la voie des airs et s'il le faut la compagnie maritime bananière ou ferroviaire, vers l'Asie, la mieux adaptée à son style, comme Marlène Dietrich. Elle avait beaucoup d'humour et savait cuire le frichti pour les opérateurs techniques d'un tournage sans faire trop de manières.
Ce qui est discutable c'est donc ce vocabulaire, l'estimation intellectuelle douteuse émanant de maquignons salonnards qui bouffent et s'enfilent en ligne les célébrités comme les petits macarons Le Nôtre. Rien que de la qualité. Pas de starlettes (fausses blondes et compagnie, des coucheuses vénales sympatiques et des roulures). Ce n'est pas dit. C'est sous-entendu. Sophia Loren n'a pas couché. C'est une dame. Greta Garbo n'a pas couché, c'est un glaçon. Grace Kelly n'a pas couché. Elle a tenu et entretenu, désherbé et maintenu un Rocher désertique contre vents et mari, c'est grand, c'est beau, c'est princier, c'est gazettier, c'est Voici, mais quand elle apparaissait dans un plan cadré, filant à vive allure et frôlant la mort entre les mains d'Hitchcok, elle est Grace Kelly, elle devient, elle est là, c'est une star inoubliée.

Curieusement, et par défaut, dans cette émission matinale, évoquant le travail d'Edgar Morin sur les stars, le personnage éminemment Gary Grant, pratiquant l'ellipse, décalé, en costume de rigueur, adéquat, la star était l'invité précédent, Villepin.

*sans transition, la tombe de Jane Bowles est à Malaga. Paul Bowles? lui, à Tanger? nous l'avons, toutes, très peu lu.


L'objet de la sociologie, Isabelle Dormion, 30 septembre 2007

Aujourd'hui, sur la même radio, la suite des «stars». Edgar Morin, entouré d'un aréopage ad hoc, explique comment il en est venu là où il est arrivé, non seulement haut (verticalement) mais loin (horizontalement) au statut de star de la sociologie en passant par le marxisme qui était le point de départ d'un triangle isocèle vers un zénith de la recherche rigoureuse et de la vérité absolues. Les témoignages se succèdent, fermes, laudateurs, sobres, superlatifs, objectifs, dithyrambiques (mais sans aucune flagornerie), entrecoupés par quelques (rares) minutes d'archives où Sophia Loren, une grande actrice italienne, à qui un journaliste demande quel est le secret de sa gaieté répond sans rire «le secret c'est de n'être pas triste, comme ça il y en a toujours un qui peut remonter le moral de l'autre (Carlo Ponti)».
Les quelques autres minutes consacrées aux stars: on peut entendre Gina Lollobrigida, une très grande actrice très italienne, Miss Rome, «pain, amour et jalousie», «Fanfan la Tulipe»* avouer sans la moindre minauderie «Je ne peux pas me reconnaître dans l'idée que les hommes ont de moi/J'ai mes secrets». C'est tout.
Edgar Morin, de ces âges bénis et paléolithiques du communisme et de la vraie vérité a reçu une accréditation pour chercher l'objet véritable de la recherche et trouver sans tergiverser l'objet incontestable de la sociologie. C'est au Festival de Cannes. Ne boudant pas son plaisir ni son objectif, il se précipite sur la Côte d'Azur (avec bonheur), c'est le thème, ce fameux mythe du bonheur «marchandisé, traqué par le 'cinéphage', le cinéphile, mais il est logé, très lutin farceur, à cette époque difficile, dans un hôtel minable. «J'étais très heureux quand j'étais bousculé et que je me frottais un peu à Gina Lollobrigida».
L'un des protagonistes, témoin à décharge de la sociologie, parle. Edgar Morin n'a pas besoin de travailler longtemps l'objet pour trouver l'objet, qu'il pétrit ensuite (?) dans un puits de science. En Bretagne, deux jours dans un café suffisent, en regardant passer les Bretons, est-ce l'effet secondaire euphorisant du chouchen, il comprend tout. La vérité est soudaine. Elle est éclairante, illuminatrice sans être illuminée, elle est brillante sans être un leurre. Ce n'est pas le sentiment des Bretons de Plouzevet qui, encore aujourd'hui, attestent. Trahison. Il est grillé dans le secteur. Morin s'est contenté de se frotter (un peu, il le dit) à l'objet des «sciences humaines», c'est humain, tous ces seins, toutes ces hanches, tous ces artichauts, tous ces binious bretons, trop d'hydromel, et c'est le tournis, le vertige, l'ascension médiatique, la gloire, il approche le degré ultime du vedettariat, la vitrification et la mise en bocal de formol. Mais qu'il ne boude surtout ni son plaisir ni la stellarisation d'une position d'expert, c'est ainsi qu'on appelle souvent la sociologie quand on ne dit pas «anthropologie» aujourd'hui à propos de n'importe quoi, une casserole et sa cuisinière dans son coin cuisine étudiés in vitro, dans un laboratoire labellisé*. Le catalogue Ikea ferait mieux qui sait créer non seulement la chose mais l'image sans la chose et sans la cuisinière. Ikea sait faire la chose et sait représenter l'objet. Ikea est plus sociologique que Morin. Ikea ne ment pas. Non que Morin mente. Morin dit ce qu'il formalise. Il dit ce qu'il veut. Il dit ce qu'il pense et ce qui le définit et le rend en sociologie encore lisible après «La rumeur d'Orléans». Morin pense. C'est son droit le plus strict. On lui offre une scène, une stèle de la lisibilité, à la radio, ce medium de l'oralité, ce pré-murmure de toute lisibilité.
Ikea, mieux, donne à penser. Pour moins que rien le bonheur. Ce n'est pas un mythe? Une illusion? Un rêve éveillé? Ce matin, dans une émission consacrée aux stars, à la genèse du mythe du bonheur marchandisé, un chronomètre à la main, je mesure le temps, le lieu et la validité de l'objet, remettant systématiquement les pendules à l'heure du jour, celle, banale, d'Ikea.

*pourquoi pas chez un antiquaire où l'on trouve sans difficulté une pointe de flèche en silex, une poterie, que chacun pourrait acheter, s'il voulait, humain, quelque objet à considérer.



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