Turbulences 6 octobre 2002 - 5 fevrier 2003

Expérience en forme de journal, par Isabelle DORMION, débutée le 7 septembre 2001dans le cadre de "Paroles d'Indigènes" sur Shukaba.org .
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7 septembre à 28 Novembre 2001
TURBULUN
4 décembre 2001 à 21 février 2002 TURBUL2
23 février à 29 avril 2002 TURBUL3
3 mai à 29 septembre 2002 TURBUL4


Ellipse, Isabellle Dormion, 6 octobre 2002

Dans le film d'Elia Suleiman, "Intervention divine", au check-point entre Ramallah et Israël, zone entre la vie et la mort, frontière absurde où tout est possible mais où rien ne se passe, un homme, sorte de Buster Keaton mutique et une belle femme silencieuse se retrouvent dans une voiture. Deux mains aux ongles longs, ceux de la femme, en amande, bombés, ceux de l'homme, plats, se frôlent près d'un changement de vitesse au point mort. Catherine Millet peut aller se rhabiller définitivement et jeter oripeaux et panoplie aux orties. L'effet de ce style, magnifique, pourrait se mesurer somatiquement. A la sortie, le spectateur, rendu sans préavis à la quiétude dominicale, bipède pensant au dos droit, a gagné plusieurs centimètres, enjambées souples, respiration ample, tête mobile, tenue haute, celle d'un humain rendu plus humain, oeil vif, intelligence acérée. Il suffit que le héros lance un noyau d'abricot par la vitre baissée du véhicule pour que le petit projectile réduise en miettes un tank ennemi. Economie de moyens terriblement efficace.
On tente, le temps de rentrer chez soi à pied, d'oublier comment Buster Keaton a fini.


Deux minutes trente, mine de rien, Isabelle Dormion, 8 octobre 2002

Rentrée parlementaire. Tous des nouveaux cartables. Barrot, avec cet air confit, confus, de prélat confondu, débit mouillé. Quelque ressemblance avec Trintignant, qui serait passé du petit séminaire à la rue de Lille. Je m'attends toujours à ce qu'il sussure quelque chose comme "mais vous êtes tout excusé, c'est bien la moindre des choses je le crois volontiers, bien au contraire!" Bizarre, cet homme. Debré au chrono, pas le temps de prendre la parole qu'elle est déjà coupée par des questions insidieuses, pas le temps de répondre "Mais je vous en prie cher collègue" que le temps s'est déjà écoulé. Le temps pour un oeuf frais de petit format de cuire à la coque juste ce qu'il faut pour que la mouillette s'y colle sans difficulté majeure.

C'est aussi le temps pour que la baudruche portant en exergue la tête d'Arafat (sortant regonflé des ruines?) survole Jérusalem et ses coupoles d'or, narguant l'ennemi israélien en sa suffisance. Quelle réaction de Sharon à ce film de d'Eila Suleiman? Il fait comme s'il n'existait pas? Comme si rien de ce film, ni le fond, ni la forme, n'avait la moindre importance? Comme si les Palestiniens, Ramallah, Arafat, les autres depuis toujours n'existaient pas, ce qui, finalement, arrangerait tout le monde.

Deux minutes trente, c'est le temps nécessaire pour aller jusqu'à la Seine, dont je n'ai jamais connu le débit de façon précise ni péremptoire.

C'est le temps pris par Delanoë pour rassurer son entourage et demander instamment que la nuit blanche, du long couteau, continue comme si de rien n'était.

C'est assez, deux minutes trente pour que Bush déclare au monde attentiste que sa patience a des limites et qu'il faut à toutes fins utilles, préventivement, anéantir le régime de Bagdad.


Quelques secondes de plus, Isabelle Dormion, 13 octobre 2002

Débat sur France-Culture avec Edgar Morin sur un terme médical utlisé pour définir le conflit entre Israël et la Palestine. "Cancer et métastases". Suit une ahanante justification pour "conceptualiser" la métaphore. Le cancer ronge, rogne, s'étend. Malaise, je trouve l'image fausse. Quelle chimiothérapie, quels effets secondaires, l'image ne colle pas à la situation. Origine du conflit. Le mot "conceptualiser", dans ce contexte, autorise toutes les erreurs d'analyse, les approximations, les abus. On veut éclairer, avancer, débattre, on obscurcit. Où veut-on en venir? Résoudre. Dissoudre. Pulvériser. La poudre. Clichés, une véritable poudrière.Une solution? Le mot "Shoah". On en parle. Et les mots "Sabra", et "Chatila"?* Partage de Jérusalem. Et ainsi de suite. Plus le débat s'enlise, moins il est dit quelque chose sur quoi que ce soit. Rien n'est à conceptualiser de cet ordre là. Comprendre la fureur?

Demain on rase gratis.**
Plan de quelques secondes sur un homme qui dans une échoppe pour touristes, à Jérusalem, verse de l'eau-bénite, du robinet sur un alignement de flacons au bouchon surmonté d'une petite croix brillante. Holy water. Clopes et fumées. Suleiman, dans sa "chronique d'une disparition", fait tomber du ciel un livre, "Tiens, il pleut de la culture!". Reste ouvert, surexposé dans la lumière. Personne n'y touche. Godard ne traînerait même pas ses savattes dans un bled pareil, un endroit pourri, bien pire que Creteil-soleil et ses choux

Le film de Paul Vecchiali "La machine" diffusé magnanimement par la Télévision, un miracle pouvant encore se produire dans l'air ambiant raréfié, restitue au regard sa fonction scopique. Il ne discourt pas. Quelques secondes suffisent pour une dernière bouffée de cigarette, pendant que l'officier coupe le col de la chemise. A la question du prêtre, qui propose au condamné les secours de la religion, il est répondu "Négatif!". Glaçant. Regards, quelques secondes, la machine kafkaïenne entre en action. On coupe, on rince au jet. Tuyau d'arrosage.

Patrick Henry, le shit, la grande vie, il s'y croit? Retour du Maroc, la Costa Brava. Les gens, interviewés, la prison corrompt, rend pire le criminel repenti. Mais que disent-ils? Qu'est-ce qu'ils racontent? Ils recrutent des gardiens à la pelle, cet automne. Je me souviens, à l'époque, de son costume étroit, des manches de chemise, des lunettes de Patrick Henry. Je ne me souviens que de ça, ses lunettes, qui me faisaient peur, je n'aimais pas la forme. On ne voyait que ça. Je me souviens de la tête de Michel Foucault dans un restaurant chinois, au soleil, près de Vaugirard, ses yeux, sa tête de bonze, il riait, il savait manier les baguettes à toute vitesse, le riz, en quelques secondes, hop, hop, élégant.

Hier, près de la rue des Archives, un homme filmait la pyramide des baklavas, des roulés beiges et verts aus amandes et pistaches, les cornes de gazelle poudreuses, les boîtes de thé à la menthe au couvercle métallique, les merveilles d'une minuscule échoppe marocaine. En face, la vitrine d'un magasin de meubles modernistes, coupés au cordeau, teck, ébène, esthétiques, ergonomiques, angles épurés, bas, réfléchisssait la devanture brillante des patisseries au miel, les entrées et les sorties des ouvriers du coin venant chercher un sandwich au thon, les mouvements incessants d'un coiffeur qui en quelques secondes taillait net la nuque d'un homme dont je ne voyais que la moitié du crâne, dans un linge blanc. A la radio, en arabe, Bush et l'Irak.

En face de moi, un homme vient s'installer, à quelques centimètres. La carafe, la même, bon appétit, harissa, couvercle laissé ouvert pour que le vis-à-vis puisse se servir, le pain, la porte derrière, retenue par une ficelle. La chorba est brûlante, épicée. Les larmes coulent. A quelques centimètres, hermétiques, isolés, inconnus, ignorés, vus, reconnus, dévisagés, perçus, semblables, les autres, étrangers.

Eclairages, obscurités, plus j'avance en âge, ou plus l'âge m'avance, plus je suis sensible à la lumière. Comment pourrait-on devenir aveugle?

*Je ne trouve pas Chatila dans l'encyclopédie des noms propres.
** Isaïe 53-7 "Comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche."


Envisageons, Isabelle Dormion, mail du 14 octobre 2002

Ce matin, sans hésiter, prenons trois objets culturels: l'un "La logique de la sensation", de Gilles Deleuze, aux Editions de la Différence, l'autre, "Massoud, 20 ans de résistance afghane", aux Editions Quai de Seine, le Troisième "brame des cerfs au lever du jour" d'une anonyme, que je nommerai par exemple AnnieX. Quelles différences?

"La logique de la sensation" est la nouvelle Bible des photographes de l'actualité, celle de Libération, réfléchissant montre en main à la problématique de l'objet et du sujet en photographie. L'instantané restitue en aplat imagé la pseudo-réalité, sélective,commentaire usé des usagers d'un quotidien, d'un hebdomadaire. Que signifie dévisager quelqu'un au téléobjectif? Que signifie la même photo, prise à trente centimètres du modèle, pour le nommer selon l'appellation classique de celui qui pose passif ou actif devant l'objectif, plus ou moins complaisamment, avec ou sans rétribution, matérielle ou morale? L'une est de journaliste, l'autre d'ethnographie, prenant en compte le temps nécessaire à l'obtention symbolique d'un assentiment, d'un aquiescement, d'une relation, aussi furtive soit-elle, entre la personne prise en photo et le preneur de photo. Le prédateur, pour se reconstituer et se justifier en professionnel, aura besoin, au moins, de la caution de Barthes, par exemple.Barthes était un flâneur. Il proposait ses causeries comme autant de ballades d'amateur, si j'en crois ce que j'ai entendu, oreilles, carnets et mémoire de l'époque saturées, au Collège de France.

En 1977, Francis Bacon était encore présent à la Galerie Claude Bernard, on pouvait le cas échéant l'interroger non sur l'immédiateté de son regard mais sur l'urgence du "rendu" stricto sensu. Leiris et Deleuze se sont fendus de deux préfaces qui valent ce qu'elles valent, de l'or éditorial vingt cinq ans plus tard. C'est réfléchissant, ça renvoie à l'unique ampoule de Bacon suspendue dans le vide, éclairant le lavabo de faïence, le miroir brisé, ça renvoie à la déconstruction, à la violence du réel, qui renvoie sans pitié le photographe à ses objectifs.

La différence entre la peinture et la photographie, si j'en crois l'expérience de la chambre noire, c'est la matière et le temps. Quel temps faut-il, chrono en main, pour, sur la toile, esquisser? J'en ai vu des fulgurants. Il suffit de se poster avenue d'Ivry et d'observer les calligraphes. Un geste de plus et la chose est montrée: aubergine, nègle, raisin, d'un seul coup de pinceau, non levé, l'encre exprimant -miracle le réel- dévoilé. Quand le photographe parle d'art, il faut montrer Salgado, qui
renvoie le chef d'oeuvre au néant, à la grandeur, à l'abjection. Instants politiques. Partis pris, sélection de la chose vue et captée, rapport au texte qu'il commente, souligne, désavoue, distord, valide et justifie. Choix politiques du regard qui met en boîte et vend. Paris-match, Point-de vue, Sigma, mêmes partis pris, mêmes regards, mêmes objets? On entend aujourd'hui, au moment où on compte les morts à Bali, paradis d'insouciance et palais de la rigolade touristique que les photos des corps ne (nous) seront pas épargnées. Elles (nous) seront donc montrées. Nous ne les regarderons pas, c'est un parti pris (j'avais écrit pire). En quoi le fait de les cacher ou de les montrer changera quoi que ce soit à la stratégie terroriste, élaborée sans ce paramètre artificieux, politique, qui n'ajoute aucun sens à la tragédie? Le réel est inchangé.

Dans le cas du deuxième objet "Massoud", de Réza, je dois noter que le jour de la sortie du livre, je n'ai pas pris, avec l'appareil jetable, la photo suivante: devant l'enfant mort, agrandi sur tirage papier, corps emmailloté de la famille Mostapha Gol, des invités échangent quelques propos anodins, conviviaux, une coupe de champagne, récipient de plastique, est posée sur le rebord de l'étagère de l'agence, à quelques centimètres du minuscule visage gris, yeux fermés ornés de khol. Une rose, offerte par l'artiste à chaque invité, a ét abandonnée là, près du verre, oubliée. Logique de la sensation. Rose fane(A), champagne tiédit (B), enfant meurt (C). Logique du temps. CBA. Cette sur-réalité mérite-t'elle d'être prise en compte, vue, rendue, donnée? Réalité après-coup fictionnelle. Une seconde après l'événement. Les mots sont là pour ça, pas pour les chiens. Lacan disait, "ils prennent tout, les miettes, des chiens!"

Yves Lecerf, lui, conseillait, ou plutôt ordonnait: "attention les intellectuels sont des parasites. Ils prennent et commentent. Il faut produire quelque chose. Il faut créer. C'est la différence entre l'artiste qui fait et l'intellectuel qui ne fait rien d'autre que faire l'intellectuel, privilège social parasitant la création et la dévoyant."

Faut-il envisager? **Dévisager? Empathie, sympathie, neutralité? Indifférence.

Troisième objet: Brame d'automne. La photographe, amateur, s'est levée à l'aube. La photo montre l'animal de profil; les machoires béantes laissent, par une illusion mentale étonnante, entendre un cri que l'instant dans la lumière captée restitue, hallucinatoire.

*Libération mercredi 29 avril 1992, mort de Bacon, le 28 à Madrid: Le peintre affirmait ceci: "N'importe quelle image peut vous dire quelque chose et dire aussi quelque chose de tout à fait différent à une autre personne". Plus explicite: "Je ne suis pas philosophe et je ne fais pas de philosophie parce que ça m'ennuie."
** "descriptions de descriptions" Pasolini - Rivages poche


Ballast, Isabelle Dormion, mail 16 octobre 2002

Le film de Rivette, "Secret-Défense", qui pourrait s'appeler "Par la portière dans la nuit", emprunte des trains en temps réel. Pourquoi demande-t'on ça: "Aimez-vous Rivette?" C'est une question qui mérite d'être posée, mais ce n'est pas à moi aujourd'hui d'y répondre. Il y a pour ces "fondamentaux" culturels établis, des sondages, l'Ifop, la Sofres, des professionnels cinéphiles. Rivette? C'est une histoire d'espionnage déprimante. Non seulement il ne se passe rien, tout le monde est maniaco-dépressif, dans un domaine situé assez loin de Paris, ce qui paraît constituer la trame de l'histoire. Transports en commun, métro. On ne sait comment, tout le monde reçoit des balles de révolver à bout portant. On se débarrasse des cadavres incongrus en amateur, avec désinvolture, comme un rasoir jetable dans une piscine Leroy-Merlin. Les pistolets sont rangés dans des bureaux dos d'âne, ou des tiroirs, à la portée des enfants et des domestiques... L'héroïne, Sandrine Bonnaire, monte dans le train. Petite mine. Elle n'a rien mangé. On s'inquiète. Un peu de magnésium, plus de laitages, régime carné. On la suit. Elle porte un sac dans lequel il y a, en principe, un pistolet dans un sachet en plastique, pour révolvériser le meurtrier de son père, après le passage à niveau. Elle ouvre le sac pour vérifier si l'arme est toujours là. Elle est toujours là. Elle va s'enfiler deux vodkas dans le bar du TGV, et pendant ce temps, je vais chercher dans mon sac un excellent livre, lu et relu maintes fois, la "chambre de Jacob" de V.Woolf. A ce moment, Sandrine Bonnaire revient à sa place - elle n'a pas remarqué ma courte absence- portant un verre où tintent quelques glaçons sur lesquels elle versera la vodka, dans le meilleur des cas. Je peux m'installer confortablement sur le siège opposé, nous sommes en première classe, elle est immergée dans de sombres ruminations qui creusent ses joues et blanchissent son teint, je suis plongée dans mon livre, pendant que se déroule l'histoire, cahin-caha, d'espionnage, en fait, non, une histoire d'indignité paternelle, ce qui nous mène bientôt jusqu'à minuit, par les routes et les chemins de fer de la gare d'Austerlitz vers Dijon, aller retour, aller en voiture, aller en micheline, retour en moto, sans la maman, avec la maman, buffet de la gare, changements quai B, avec la voiture du meutrier, phares dans la nuit, on attend qu'il écrase au moins un lapin, une musaraigne, un hérissson, que sais-je, une chenille, non, rien ne se passe, on voudrait un hibou pour hulluler et susciter la
terreur, un épervier dans la nuit, le clown masqué de "Scream", n'importe quoi, la chute d'une feuille hivernale, le bruissement de papiers de cellophane dans une salle de cinéma, une impatience, une ébauche de petite chair de poule, rien, phares sur la route, virages, le train ne déraille pas, il entre en gare mais Gabin est sur une autre chaîne, occupé ailleurs dans Maigret, il aurait pu donner un coup de main, animer, donner à l'intrigue un corps, un souffle, je ne sais pas, un rythme, une voix, un temps, quelque chose, un iota d'intérêt, jusqu'à ce que j'aie achevé le chef d'oeuvre de V.Woolf, discrètement, ne voulant pas importuner le réalisateur dans son obstination étrange et ferroviaire.


Ceux d'en-bas, Isabelle Dormion, 21 Octobre 2002

Sur France-Culture, présentation d'un ouvrage de Roger Dupuis: "La politique du peuple", chez Albin Michel, en compagnie de J. C. Martin.
Oralité, rituels, violence sont étudiés chez les masses à la période du boulangisme. Quelle lecture est faite après-coup par les spécialistes, des évènements qui ont constitué l'histoire? Causalité, finalité? Les faits, évènementiels, sont reliés, aujourd'hui, en tenant compte d'un paramètre actuel, mis en question: comment l'électorat communiste a porté ses voix vers Le Pen en 2002? L'historien avance quelque chose* qui fait dresser l'oreille, soudain rétive,"le subconcient populaire", sorte d'hydre venue des eaux immergées du populisme pour refaire surface, comme le fantôme du Loch Ness. C'est sommaire. C'est une hypothèse dangereuse. On postulerait l'adhésion de l'électeur au programme pour lequel il vote, sans tenir compte des facteurs irrationnels pour lesqueles il vote; refus, colère, dépit, frustration. Les grilles de lecture sont proposées par des historiens qui s'approprient les faits anciens. La violence examinée, lue, décryptée par un analyste devient une violence lisible, tenue à distance, ayant perdu la necessité qui a été sa cause et son dynamisme, réactifs. Il est intéressant de constater que les mots peuples, masses, populismes, "ces gens-là", "les populismes", pluriels, dit R. Dupuis, s'opposent dans des termes couplés, contractuels, dits de connivence, avec ou contre, les termes "en haut", "état", "élites", "dominants". "Le populisme serait une régression de la politique du peuple", avance l'auteur. C'est une interprétation qui suppose que le populisme soit préalablement, sémantiquement, un terme choisi par les politiques pour parler du peuple. Le peuple ne parle pas de lui en parlant du peuple. Le peuple, l'individu sorti de la masse pour dire le sujet qu'il représente, se dit "je". "Moi, je, moi je dis oui, moi je dis non, moi je fais, moi je pense, moi je vais vous casser la figure (demain), (après-demain), moi, je vais te tuer (aujourd'hui), toi, Delanoë, par exemple, sujet venant du peuple, élément distinctif et distingué, de la masse". Le peuple n'est pas un agrégat de sujets asujettis contractuellement. C'est une vue de l'esprit dominant, c'est un système, c'est une réduction. A lire à la lumière de (?) Platon, "Marx et Maurras".

On peut accessoirement noter l'usage fait après-coup, après leur mort, des oeuvres de Michel de Certeau et de Foucault. Il faut rappeler avec quelle prudence, quand l'un et l'autre vivaient encore, c'est à dire, récemment, on pouvait faire allusion au travail taraudeur de l'un et de l'autre. Michel de Certeau, en compagnie de Robert Jaulin, a mis en place, en présence constante de Desanti, modeste et amical, une UFR d'ethnologie qui quotidiennenement interrogeait l'histoire et l'anthropologie dans et hors l'institution. Il mettait en question. Il introduisait le doute et l'ambiguité. Dans la mesure où Michel de Certeau ne représente plus pour l'institution le moindre danger, il sort de l'indifférence où il était délibérément relégué de son vivant. Son oeuvre vient s'inscrire dans la pierre. On le cite à tout bout de champ, on s'autorise de sa parole, de son exemple, on le pétrifie, on le sanctifie, on le chosifie, on le sacralise, on capitalise ses écrits, on restitue à l'institution ce qu'il esayait de rendre vivant, subversif, fluide et réflexif dans un mouvement dialectique perpétuel entre le dedans et le dehors.

- "L'histoire n'est jamais sûre" (...) "Est-ce une irruption ou la répétition d'un passé? L'historien ne sait jamais lequel des deux il faut dire. Car des mythologies renaissent, qui fournissent à cette poussée de l'étrange une expression comme préparée pour ce gonflage subit. Ces langages de l'inquiétude sociale semblenet récuser également les limites d'un présent et les conditions réelles de son avenir".
Michel de Certeau, dans la "Possession de Loudun" Julliard - Coll. Archives 1970


Un patronyme proustien, Isabelle Dormion, 22 octobre 2002

La Galerie Anne de V. est à l'avant-garde du marché contemporain. Il est pourtant difficile de capter le nom avec exactitude, inaudible sur France-Culture à cette heure matinale, un nom comme issu du Temps perdu et retrouvé "Millepoix, Villepoix, Mire-toi", la créatrice d'un espace qui a fait ses preuves ailleurs, lancé et propulsé Valère Novarina dans la stratosphère, capteur de l'avant-garde artistique. C'est une jeune poulinière, qui aux jarrets des jeunes examinés peut dire lequel du haras du souffle aura, sur la longueur et dans la course et s'il saura ou non répondre aux impératifs. A quoi un jeune artiste de nos jours peut-il répondre? C'est l'enfance de l'art. A quelque nécessité intérieure, née d'une exigence formelle propulsée par une lacune existentielle, une frustration ontologique, que sais-je, un élan vital, quelque chose à dire, quelque chose à clamer, à crier, à hurler, à chuchoter aux contemporains pour que la beauté perdure? Non, un jeune artiste des temps actuels répond ou non à la demande du marché, aux désirs inconstants des collectionneurs, aux fluctuations du goût. C'est binaire. Il répond ou ne répond pas. Comment sert-il les exigences de la demande? Anne de V. de l'avant-garde répond pour eux. Elle participe de près, germinative, à l'idée. Ainsi, à un jeune africain contacté la veille d'un vernissage, qui demande ce qu'il va bien pouvoir foutre le lendemain après le tarmac de Roissy, elle suggère une super-trouvaille, qu'il trouve à tous points de vue hyper-géniale, il obtempère sans difficulté, il dit oui à tout et le lendemain même, convaincu par les arguments du lieu, de l'espace et des "impératifs du marché", il installe sa vidéo en boucle, là, ni plus ni moins, dans l'espace consenti, tout se passe le mieux du monde, dans le meilleur des mondes de la "lisibilité". C'est un concept proche de la "visibilité". Ce qui est visible est ce qui est donné à voir. Ce qui est prêté à la vue de l'autre, le contemplateur ébahi, l'amateur d'art. En fait, est visible ce qui est offert à voir mais aussi vendu à voir. La visibilité d'une oeuvre de galeriste se distingue de l'exibition étalée, programmée d'une oeuvre muséo-institutionnelle pour le public, le tout-public éclairé, la masse, le peuple badaud et consummériste. Le musée, lui, exhibe à la foule Manet, ce plagieur de Velasquez. C'est une interprétation de Manet, c'est une lecture de Manet imposée au public. Cette foule en file indienne est canalisée par les barrières du quai Branly, ce qui empêche les visiteurs, grégaires, enthousiastes et nombreux d'être écrasés par les voitures allant promptement à l'Ouest de Paris le long du fleuve vers son embouchure. Ainsi le visiteur de galerie est très intéressant, dit Mme de V., il faut le capter, à défaut de le captiver. Il est intéressant dans le sens premier du terme, il peut apporter un certain intérêt à plus ou moins long terme. L'autre jour, dit la dame, tenez, pas plus tard que samedi, sortant de son bureau pour saisir ainsi l'air du temps en ses rets, nasses, fils et capteurs de tendance, se dégourdir les jambes, en évitant ainsi la stase veineuse, la phlébite et l'embolie pulmonaire dite des "galeristes", elle tombe à propos sur un monsieur, viticulteur de son état, vêtu d'un simple pardessus. Cet homme simple du terroir, cultivé, a repéré dans "le Monde" un article d'Anne de Villepoix, il est très intéressé par la création contemporaine, ayant par devers lui un capital et des liquidités, prêt à investir dans la jeune création. Il ne demande qu'à être guidé dans ses choix d'acheteur potentiel, grand épargnant devant l'éternel. C'est un amateur mais déjà un futur collectionneur, déjà en veston de tweed dans le bureau et les réserves, presque un familier des lieux. L'art est une valeur sûre, autrement plus fiable que la terre des vignobles, qui peuvent être décimés par la grêle, la pluie, la sécheresse, le vent, le soleil, la tempête, l'orage, la négligence ou le phylloxéra.

Bref, la galeriste éminente, ayant oeuvré chez Y. Lambert, ayant elle-même des vélléités artistiques, est une professionnelle de l'art, qui par les temps de FIAC qui se profilent aujourd'hui, fait la pluie et le beau temps partout, de Zürich à Paris, Barcelone, ailleurs et dans les espaces de visibilité internationale. Faut-il comprendre qu'un artiste qui n'entre pas dans cet espace de "visibilité" soumis aux lois arbitraires d'un marché fluctuant, c'est-à-dire
à la demande versatile d'une caste
capricieuse
, celle des acquisiteurs, voulant les objets pour orner guéridons et commodes en imposant les règles artificielles d'un art de simples produits- n'existe pas, ne peut pas exister? Son oeuvre n'est pas à voir puisqu'elle n'est pas visible. Allons plus loin. Ce qui ne peut répondre ou ne veut pas répondre aux exigences frustres du marché de l'art n'existe pas? C'est un fait qui provoque et exige une réaction puissante et continue, cohérente et maintenue. Et si l'exigence de "lisibilité", de "visibilité" devenait réversible? Que les nouvelles règles, réactives et morales de l'esthétique exigeaient demain l'extrême confidentialité, la plus petite diffusion, la plus grande cohérence, le refus des règles de production imposées, la rigueur, dans le secret et la résistance? N'existera que ce que qui ne sera pas vu et maintenu secret. N'y accèdera que l'initié. Rien à vendre, rien à acheter pour le collectionneur. Rien à voir. Rien à lire. Echanges par cooptation. Sélection draconnienne des impétrants. Hermétisme puis ouverture. Autres règles, lois différentes, nées d'une nécessité.


Réel, image, violence et représentation*, Isabelle Dormion, 28 Octobre 2002

"Avoir pignon sur rue": un homme, par un vent allant à 150km/h, reçoit aujourd'hui même un vrai pignon de sa maison en construction sur la tête -qui le tue net. Que représente donc, ce dimanche 27 octobre, la force du vent? Un danger mortel. Arbres déracinés écrasant les voitures. Chasseurs oubliant de se mettre aux abris, occis. Devant la Bibiothèque François Mitterand, un poteau électrique ou téléphonique est tombé, fils éparpillés sur la chaussée électrique.

Des femmes voilées, dans le grand théâtre moscovite, l'une les bras croisés, mains blanches aux articulations trop fines tenant un pistolet. Que représentent-elles? Que représentent leurs seuls yeux sombres? Le désespoir de tout un peuple, les Tchétchènes. Abattues, allongées, assises, recourbées, longues, elles semblent dormir. L'une d'elles tient la tête posée sur le velours du siège de la rangée précédente. Non, la tête n'est pas retenue, elle repose, inanimée, maintenue par le dossier du fauteuil. Assiégés, les preneurs d'otages ont été tués lors de l'assaut final, à l'aube. Priez, avaient-ils recommandé avant la fin aux spectateurs, bientôt tout sera fini, leur avaient-ils dit, mais dans quelle langue pour être entendus?

Charlton Heston représentait Moïse jadis, dans les "Dix commandemanents" au Ciné-Palace de la rue de l' Impératrice. Dans "Bowling for Colombine", l' image de l'acteur brandissant les tables prestigieuses de la Loi est par terre, icône brisée en mille morceaux. L'homme, méconnaissable, haineux, reçoit Michael Moore, le réalisateur du film subversif. L'acteur vieilli, la démarche raide, les yeux bleus implacables, refuse de se retourner pour regarder l'image de la petite fille de six ans tuée d'une balle de révolver par l'un de ses camarades de classe, un petit garçon du même âge, qui venait d'apprendre son expulsion du logement familial. Que représente alors C.Heston? Un citoyen américain appeuré appelant aux armes les citoyens, assemblés contre le danger "ethnique", fantôme d'une peur innommable. Il était président du National Rifle Association, en application stupide de la loi qui autorise le citoyen à détenir sous son oreiller une arme chargée. Les héros sont déglingués.Violence sans métaphore. Les balles réelles logées dans la chair des lycéens de Colombine sont vendues au supermarché du coin, partout, pour quelques dollars, comme des Malabars. La peur, la violence, sweet home, douce Amérique, libre, solidaire et fraternelle sur les gazons fraîchement tondus du dimanche là-bas!

Au théâtre de la Ville, Sharam Nazeri, l'Iranien, La voix du soufisme. Hafez, Rumi. A guichets fermés. Quel rapport? Aucun.

*" Ne cherche pas avec les yeux d'un aveugle ".


"The snapper", de Stephen Frears, Isabelle Dormion, 30 octobre 2002

Un polichinelle dans le tiroir c'est une histoire de famille irlandaise qui devrait à elle seule combler chez nous le gouffre de la Sécurité Sociale: infusée aux hypertendus en sachets déshydratés, diffusée quotidiennement aux harcelés moraux des bureaux en capsules génériques, recommandée aux futurs licenciés de chez Valeo, délayée en version originale dans une pinte de Guiness noire comme mon âme goudronneuse, voilà chez nous, à la portée de tous, une panacée universelle, une vraie sinécure, qu'il faudrait passer en boucle sur les panneaux publicitaires de la Ville de Paris, redonnant à tous et à chacun un viatique hilarant pour ces mornes journées.

Sur la même chaîne "The van", du même tonneau de malt, du même brasseur. Sur Arte, la même soirée, un film primé au festival du Réel, une belle histoire de prêt, de poule et d'oeuf, de Claude Mourieras. Démultipliée, les yeux alertes tous azimuts, dans l'ubiquité zappeuse frénétique, il faut avouer qu'il existe d'excellentes soirées télévisuelles qui plongent dans la gratitude et le ravissement hébétés. D'autant plus que "Femmes femmes" a été diffusé à toutes les heures de la sainte semaine, cent fois bénie des dieux, qu'on a pu voir et revoir ce film merveilleux en s'étonnant à chaque fois de ne jamais s'en lasser.

Et cette histoire d'homme beau photographié tout nu qui serait, dit-on, scandaleuse, portant préjudice au mâle attirail? Un journaliste du Monde se serait ému. Consternations, image de l'homme bafouée, indignations chichiteuses, objet de désirs consumméristes manipulables, débats foireux, polémiques oiseuses.

Permettez-nous derrière la main en paravent de pouffer en tapinois.


Le prix du rêve sur l'échelle de Beaufort, Isabelle Dormion, 4 novembre 2002

France Culture, faites-nous rêver. C'est une émission, ce vendredi matin, qui devrait emmener l'auditeur, par delà les mers et les continents, loin des contingences où nous asservit tous le quotidien poisseux. Il n'en est rien. On apprend, avec un voyageur hors pair, hors concours, trié sur le volet, une sorte de Nicolas Hulot de la planisphère, comment aller d'ici là-bas, dans le Grand Nord. Rondins, neige, Canada, caribou, chiens de traîneau, leur enfant emmené minuscule dans ces désolations glacées s'appelle Mountain, il n'attrape pas un rhume, pas une bronchite, pas une varicelle, pas une méningite, pas un furoncle, pas une bronchiolite, pas de spasmes coliqueux, pas de typhus, pas de choléra, pas de fièvres angineuses, pas de fièvres diphthériques, il n'attrappe pas froid, il n'attrape rien. Nous non plus. Hermétiques comme des palourdes. Réactivement sourds à l'appel de l'aventure médiatisée. Avec son chien, qui a un nom de chien, fidèle comme Lassie, l'enfant joue dans le blanc paradis, l'enfer glacé de Gelko, avec ses deux parents, qui le traînent sur leur traîneau pendant huit cent kilomètres, survolant les trous de glace, évitant ours blancs et humeurs peccantes, évitant les microbes inexistants, les engelures, les ennuis, la faim, l'épuisement, le découragement, la dépression, l'avis d'imposition en automne, pour rester simplement en famille, entre soi. L'impression assénée par ce type d'émission est celle d'un ennui sans fin, d'un ennnui qui confine au malaise physique, fourmillements dans les membres inférieurs, bâillements irrépressibles, démangeaisons cutanées, qui mène à la tentation de choisir France Gall, Sky Rock ou les impromptus accidentels, les menaces de bouchons d'Autoroute FM. Non, le rêve, ce must, on peut entendre ça, ce must. Des auditeurs appellent. Ils sont tous allés dans le Grand Nord en famille. Surenchère. Une dame, qui a une voix normale de pédagogue est allée aussi avec ses petits en Alaska, elle est revenue, elle aussi, saine et sauve, pour reprendre la vie où elle l'avait laissée, normale, comme un tricot abandonné sur une chaise cannée de brocante. Pourquoi ne dit-on rien, pas un seul mot sur les hommes qui peuplent ces vastes étendues? Pas un mot n'est énoncé qui indique la rencontre, non de concitoyens voyageurs évadés de nos quotidiennes frontières, nos communes limites et nos contraintes réelles, mais sur les humains qui peuplent ces terres. Terres humaines? Il faut avoir entendu sur ces mêmes ondes quelques mots rares prononcés par Malaurie sur Bach et la nuit, mots pudiques arrachés au silence du Nord pour déduire ceci: il existe encore quelques voyageurs qui savent restituer les chants, les paroles et les mythes en s'effaçant derrière les hommes d'autres cultures. Ce n'est pas le cas de cette famille aventurière qui, comme l'avoue son promoteur lui-même "réalise" un rêve. Les rêves ne se concrétisent pas. Le risque est de construire au Canada, une cabane en rondins qui s'appellerait "mon rêve", "bien gagné", "comme chez moi", "Dahlias géraniums et bégonias", un champ clos et localisé du désir, "Little mountain", du nom de l'enfant, qui est dans le Grand Nord, installé au coin d'une cheminée, dans une petite cellule familiale étroite, fermée à tout, convaincue d'être aventureuse. Nous sommes là bien près de "Nature et Découverte", dans un espace de la consommation du mieux-rêver qui incite à "faire" l'aventure comme on monte en kit une kitchenette Ikea, pour un confort optimal, aux normes édictées, rondins, neige et résineux, d'un imaginaire de série populaire, un mieux-être individuel, exigible et bientôt obligatoire.Tous, bientôt avec Nouvelles Frontières, sur les traces de Marco-Polo, sans Marco Ferreri, ce défricheur, qui lui, s'est aventuré seul dans l'au-delà sans boussole ni carte IGN.

Dans ce même esprit, à Saint Malo, la Route du Rhum. La foule, une semaine avant le départ, est déjà là, baguenaudant sur les quais pour s'émerveiller en grappes. Les tricoques en alu sont là, déjà appareillés, illuminés par des spots aveuglants. Des jeunes gens, vifs et sportifs, grimpent aux mâts. Les bateaux s'appelent "Bayer", "Fujifilm", "Groupama", "Biscuits Latrinitaire", "Kingfisher". Des pontons noirs de monde permettent d'accéder à la zone lumineuse des stars de la voile. Le skipper de "La rage de vivre" se nomme Loïc Pocher, c'est bien le moins qu'on puisse entendre, phonétiquement, un signe. A côté, plus loin, "Grain de soleil", "Un autre regard". A quai dans d'autres bassins, d'autres eaux, les vieux gréements, "le Renard", fantôme de Surcouf, "la Recouvrance", le "Tolkien", loin des "numéros un" sponsorisés, ont peu de visiteurs. Les hôtels sont pleins, il pleut et dans la ville intra muros, les passants arpentent la voie piétonne dans un sens, dans un autre, avalent chauds des panini au fromaggio et des pizzas à tire-larigot, le vendredi n'ayant pas dans les cimetières de la Toussaint fleuris, retenu toutes les familles venues d'Armor et d'ailleurs. Les organisateurs ont installé de petite échoppes plastifiées, des modules solidement fixés au sol par la municipalité, où des jeunes CDD distribuent des pochettes de plastique, pour quelques Euros, Spécial Ouest France et tout ce qu'on veut savoir. Comment s'appelait, à propos, ce type d'Armen, le ténébreux, ce "veuf inconsolé d'Aquitaine", qui habitait seul un phare dans la tempête? Une émission télévisée avait rompu sa solitude. Cinq colonnes à la une? Je ne sais plus. La tour abolie! Une femme l'avait rejoint. Début d'une aventure et fin d'un rêve. Il s'appelle Abraham. Ce n'est pas un songe, c'est un programme. Les phares sont automatisés. Nostalgie désuète. Rêves réalisés: l'âge, l'oubli et l'alcool font le reste, enterrent lentement les illusions.
Le prix du rêve: ces personnages pris sur le vif, dans la réalité, ces gens vrais qui avec moins que rien ont un talent fou, c'est vous, c'est moi, revus et repérés par AUCHAN dans un slogan paradoxal: le rêve facile à bricoler, trois tonnes d'allumettes et voilà une maquette de Tour Eiffel, le tour est joué, trois clous, RTT, bricolage, Hyper-Marché, et voilà Saint Maclou en personne sur un esquif mystique venu du pays des merveilles avec Saint Brandon. Fraudes aux rêves. Les gens à Auchan vont acheteter la desserte pliable à roulettes.

A Cancale, les hélicos rapaces. Poilane, victime de son succès.
Muscadet, huîtres ouvertes dans le vent, derrière, dans les terres, les moulins aux ailes arrachées de Saint-Benoît des Ondes, devenus résidences secondaires pour meuniers du dimanche. Pas d'ifs en enclos. Pas de troënes taillés net. Larges baies ouvertes sur l'horizon, stores de plastique blanc, maisons désertées à la mauvaise saison.

Sur France Inter, un concurrent de la Route du Rhum est interrogé. C'est "musclé", dit-il*. Ah bon, "musclé?". Certains disparaissent. C'est "très technique" précise le navigateur professionnel. Sur l'échelle de Beaufort, force 12, les héros d'une aventure moderne, ce rêve ultra léger et résistant d'ingénieur, fait d'alliages modernes et d'aluminium, dématent, chavirent et sombrent, oubliant d'enfiler le harnais qui les encombre ou les entrave dans leurs gestes. La liberté n'a pas de nécessité et ne trouve plus de limite.

* "Les Trois marins": "Ils se sont embarqués, sur les mers de Hollande. La mer était mauvaise les vents étaient contraires. Elle les a rejetés, sur les côtes d'Angleterre. Auprès d'un vieux moulin, moulin qui moud la lande. Et près du vieux moulin, l'étaient trois jeunes filles. Ils se sont mariés, tous couverts de guirlandes". (chant marin trouvé sur un carnet)


Les exilés; Isabelle Dormion, 12 novembre 2002

Dimanche pluvieux,10 novembre, au cinéma l'Entrepôt, festival de cinéma Iranien. J'avais acheté à Djavad Dadsetan une guitare classique, dans un étui neuf, jamais utilisée, désaccordée. Aujourd'hui, ils sont tous là, des têtes, des yeux noirs, avec ou sans moustaches noires assorties ou grisonnantes.

Derrière moi, l'attachée de presse, assise à côté d'une vidéaste. Je lui suggère de filmer tout ce qui se passe dans la salle. "Aucun intérêt, j'en ai peur!" Je ne suis pas de son avis. Groupé dans un coin, le quarteron des Français non persanophones est sous la houlette impitoyable d'une traductrice improvisée, pendant toute la conférence d'un exilé iranien en Suède. La mise en place du débat est laborieuse, un film devant illuster ses propos. Il s'agit de comparer la théocratie iranienne au régime nazi. Une image de vidéo amateur montre l'ouverture d'une mosquée à la foule. L'artiste a juxtaposé au film une bande-son en collage, la plainte d'une femme éplorée scandant ses doléances à l'Autre Aliénant, un Mollah sourd, qui semble être le saint du lieu, vers lequel tous les fidèles convergent, se piétinant pieusement pour lier au tombeau des cordelettes votives. L'image est surexposée, le son excécrable. Pourtant, la traductrice, placée derrière nous traduit chaque mot, chaque phrase du cinéaste exilé, qui martèle son dégoût "je ne dirai pas Untel. je ne dirai pas quelqu'un, je dirai les noms, je ne dirai pas ce chauve assis là, je dirais le nom de Makmalbaf, et qu'ensuite ils me tuent s'ils le veulent". La femme traduit, malgré les bruits parasitaires, la sonorisation défaillante, les portes qui s'ouvrent et se referment, les allées et venues des retardataires. Quelque chose de chuchoté, transmis confidentiellement, comme un souffle incitatif et léger, les ailes du Phénix né des cendres, la fin dans "Farenheit 451". Elle garde les yeux rivés dans les nôtres, exigeant, retenant fermement, extirpant toute notre attention. A chaque scansion d'une phrase trop longue sur la tribune, nous tournons le cou, la tête, nous essayons de comprendre à voix basse la traduction synthétique et nous captons les mimiques, les haussements de sourcils, moues, gestes des mains, qui apportent à la plaidoirie sa propre interprétation ironique et désabusée."Kandahar" s'est vu couronné de succès partout, nous dénonçons comme des traîtres ces intellectuels qui cautionnent ce régime-là, acceptant de changer la fin d'une oeuvre, censés apporter plus de rêve ou plus de poésie. "Ce que ces régimes appellent rêve ou poésie, voilà ce que c'est :" Viennent alors de la cabine de l'opérateur, au dessus de nous ces images comme tirées de "Nuit et brouillard", des fragments d'archives venues d'ailleurs, des camps, de l'enfer, ces tombereaux de cadavres décharnés pour être trop vite sous terre oubliés. "Voilà le rêve, voilà la poésie". "Chez nous, la poésie c'est la lapidation." "Pour être un cinéaste dans ce pays, il faut être myope". "Deux cents réalisateurs ont signé dans notre pays une lettre les inféodant au pouvoir et cautionnant la censure". Ici et là, les autres sont chauffeurs de taxi. Non, ce n'est pas "myope", ce mot, il est intraduisible en français. Puis le film montre la propagande nazie, Goebbels, Hitler, sans respect de la chronologie,1936, et une fois encore cet étrange montage d'une mosquée avec la mélopée surajoutée d'une femme en pleurs. Je dis à ma voisine qu'en effet, je n'ai pas pu photographier à Téhéran les écrivains publics devant le ministère de la Famille et de la Justice, qu'on a voulu me prendre l'appareil des mains, des hommes flanqués devant des petites machines à écrire mécaniques, déglinguées, en plein air, des intermédiaires accroupis, sollicités par des gens, les plaignants du tribunal, pour écrire leurs doléances en bonne et due forme. Plus tard, j'apprends que la traductrice simultanée est chanteuse et poète. Quel est donc ce mot pour "myope"? Tous les régimes totalitaires dit-elle, ont besoin des intellectuels, de leur caution morale. Ce mot intraduisible, confie-t'elle sur le seuil , c'est "myope, mais là!", elle montre son front, "myope dans la tête"*

*Ray Bradbury dans "Farenheit 451" éd. Denoël : "Nous allons commencer à marcher aujourd'hui même, nous regarderons le monde et comment va et parle le monde, à quoi il ressemble vraiment. A dater d'aujourd'hui, je veux tout voir. Et rien de ce qui pénètrera en moi ne fera partie de moi-même, mais après quelque temps, tout se fondra en moi. Il faut que j'observe ce qui m'environne, que je garde constamment les yeux grands ouverts sur le monde; la seule façon de le toucher vraiment de près, c'est de l'intégrer à moi-même, dans mon sang, dans mes veines qui le brasseront mille, dix mille fois par jour." p.187


Comment peut-on être persan? Isabelle Dormion, mail en ligne le 13 novembre 2002

"I would prefer not". Je préfèrerais ne pas (l'être). C'est une chance que je sois française, ce qui me dispense d'être persane et ne m'empêche pas de me sentir dans mon propre pays comme en exil, ou disons voyageuse de notre familière étrangeté. Qu'est-ce qui est bizarre? Une dame, haute fonctionnaire de la Culture me disait combien j'étais bizarre à son regard, normatif et très habitué aux nomenclatures patrimoniales. Je lui fais préciser sa pensée. Je lui retourne le compliment. Je la trouve aussi, telle qu'elle est, assez curieuse, disons un peu Louis-Philipparde, pour rester dans l'estimation, l'expertise et la simple politesse d'usage courant. En effet, elle écrit une pièce sur Sarah Bernard. En soi, rien de répréhensible, sinon sa grande taille, qui, jointe à sa blondeur naturelle, la fait indubitablement ressembler à l'idée que je me fais de la haute-fonction publique. Je lui présente donc un descendant assez barbu de l'acteur qui jouait avec la diva d'antan, comment s'appelle-t'il , ce descendant, Bressy-Sully; qui était le Marlon Brando fameux, le bellâtre de cette époque révolue, celui qui faisait défaillir les femmes comme des mouches. Elle trouve ce comportement étrange. Que cache ce geste? Rien. Indifférence totale au devenir de la pièce, indifférence absolue aux relations Sarah-Bernardines de l'ancêtre, qui, fétichiste, collectionne les manuscrits, les mèches de cheveux et les épingles à chapeau de l'actrice - et de la nouvelle dramatruge, qui cherche une posture idoine.

Quelle position prendre? C'est à cet instant précis que je deviens très étrange. Au nom énoncé de Pierre Loti, je lui suggère, débonnaire, Istamboul - la Corne d'Or avec Pacha-Tours, au mot de Syros, je lui dit sans hésiter, île des Cyclades assez grande où l'on ne fait d'ordinaire que passer. Allez-y! Pas loin de Mykonos et ses fastes nocturnes. Arpentez l'île en Solex, à bicyclette, en Vespa, sur les traces insolubles de Sarah Bernard! C'est dire que j'y suis allée, et que je n'en garde pas le moindre souvenir. Je me souviens de Paros et de ces champs fleuris pascals, des agneaux bêlants, futurs gigots, sur le caïque, je me souviens de Patmos et de l'Apocalypse de Saint-Jean, d'autres rives austères, d'autres grottes, d'autres isolats, d'autres falaises, d'autres longues plages, des ports identiques, des petites lumières accrochées dans la nuit, des embarcadères, des embarquements, de la lumière et de l'obscurité des quais. Elle trouve tout étrange. Syros, exige-t'elle! Syros. Capri, je me souviens des figues de barbarie, où était-ce ailleurs? Syros? Rien. Pas une image, pas une anecdote. Déjà, Sarah Bernard me laisse de marbre, c'est étrange, cette absence d'intérêt marmoréenne. J'avais dans un ouvrage de Proust trouvé une correspondance d'une femme de lettres, une femme de salon, je ne sais plus son nom, qui disait, chez nous, on ne dit pas de mal des autres, une vraie perfide, avec ce double nom; et une petite photo de l'actrice Réjane. J'ai donné à une thésarde méritante, une vraie spécialiste de la chose littéraire, les lettres qui ne m'intéressaient pas du tout, et gardé la coupure de Réjane, qui marque les pages sans discontinuer.

Bref, on peut ne pas être persane et cependant rester étrangère, ce qui est un avantage et souvent pour les autres un inconvénient mineur. En quoi visiter son propre pays en dillettante peut-il paraître bizarre? Il suffit d'aller avec cette grande fonctionnaire aux sous-sols de la Samaritaine pour comprendre à quoi je fais allusion. Qui va à la Samaritaine? Les étrangers. Ainsi, j'y vais, sur le toit, pour voir le ciel de Paris et entendre des dialectes incompréhensibles, regarder les nuages futiles avec une longue vue et perdre mon temps sans compter. Cette dame, elle, presque dramaturge, va au sous-sol, où l'on vend des tables de jardin en plastique, légères, aux pieds fragiles et d'autres en teck, lourdes et livrables à domicile aux jours ouvrables. Ce que je pense de tout ça? Rien. Le teck ou l'ébène me laissent aussi insensible et réfractaire que la jambe de bois de Sarah Bernard. Ce que je fais dans ce lieu étrange? Rien. J'examine à proximité les nains de jardin en rang d'oignons et j'essaie de trouver qui se trouve vraisemblablement entre Simplet et Grincheux. Curieusement, ce sont les noms des Rois Mages qui se substituent aux gnomes bouffis et rubiconds. Après l'encens, l'or et la myrrhe dont le "parfum âcre flottait dans l'air."*

"Mon point de vue est autre; ce parterre plus ou moins attrayant par ses couleurs et par ses formes, n'est pour moi qu'un tremplin de saut en arrière, qu'un véhicule reculé de songes". J.K Huysmans dans "L'Oblat"- Plon 1908


Le réveil, Isabelle Dormion, nuit de lundi à mardi 19 Novembre 2002

Un bas-relief de la Cathédrale Saint-Lazare d'Autun tient suspendus, verticalement dans la pierre, les Trois Rois sur une couche. Une couverture arrondie et nervurée est tenue par le premier des allongés, celui qui a les yeux déjà ouverts, pupilles creusées. Son bras, que touche l'index pointé d'un ange, semble retenir les deux autres compagnons de route, endormis. Ce bas-relief s'appelle "le réveil des Mages", après le rêve qui allait les envoyer sur les routes, guidés par une étoile, s'abstenant en chemin de toute nourriture. L'ange, de la main droite, désigne sur la voûte une étoile à huit branches, ciselée dans la pierre comme une marguerite.

J'ai adressé à une fonctionnaire dramaturge (ci-dessus) une carte postale reproduisant cette sculpture étonnante, qu'elle ne pourra sans doute décrypter. Comment pourrait-elle -sans réfléchir un peu- trouver un lien entre les sept nains et les pupilles creusées du plus vigilant des Rois rêveurs, celui qui est s'est éveillé le premier du songe annonciateur? Je ne suis pas assez disponible pour l'accompagner à la Gaieté-Montparnasse. En effet, sous l'effet inversé des Sept Nains en plâtre, samaritains, j'ai trouvé un excellent ouvrage** qui éclaire la marche des Trois Rois et leur retour difficile dans la pérégrination. L'auteur, un carme, théologien du XIVème siècle, un homme de grande culture et d'immense piété, Johan von Hilsesheim, marche pas à pas entre Hérode et Hérodote, entre la chronique, le récit de voyage et l'histoire, dans un texte qui ne peut être soumis à l'analyse sémiologique* sans perdre son charme; et sans dissoudre les couleurs vives, sans brouiller le trait précis et fantastique des enluminures qui accompagnent le texte. Aussi, dans l'iconographie éclectique et merveilleuse du livre, les fresques d'Arezzo peintes par Pierro della Francesca et dont l'image clôture ces pages, ne montrent plus aucun des Trois Rois disparus car "chacun des corps s'en retourna ainsi dans la capitale de son propre pays".

"La voie lactée" de Bunuel, était considérée à sa sortie comme une oeuvre surréaliste. Un critique de "Libération" a comparé dernièrement ce film aux Oiseaux gros et petits de Pasolini. J'avais le souvenir vague de films en noir et blanc. Aujourd'hui l'herbe est vert pomme. Le Christ change l'eau incolore en vin pourpre. Le film du poète italien est mystique, celui de Bunuel, ludique. Le duel du Janséniste et du Jésuite -sur les ruines actuelles de Port-Royal, avec Laurent Terzieff, voyou céleste en pull rouge de camionneur, couverture roulée en bandoulière, buvant sur les feuilles d'acanthe brisées des colonnes et des arches un bon coup de rouge- incite à une nouvelle visite in situ. C'est à côté de Paris, à trois pas de la maison, les ruines sont ouvertes, le musée, une grange magnifique, est glacial. Silices et macérations. Esprits hautains. On relit Racine avant Barthes, "Songe, Céphise... " Dans la brume, près du cimetière des religieuses, on prend une gorgée de vin.** *

*"Les rois Mages", la Renaissance du Livre - Tournai, 2001.
**Dans le dictionnaire Robert, "sémiotique" est proche de "semi-remorque"
*** "Au mois d'août 1999 je débarquai six caisses d'Epineuil sur la rive de l'Yonne" Ch. XXV. "Les Ombres errantes" Pascal Quignard - Grasset 2002.


(Extraits de grève) Isabelle Dormion, 24 novembre 2002

Jeudi, Paris 7, aux pieds de la lettre, lu et relu "le supplément au voyage de Bougainville", de D. Diderot. Nous vous avons donné ceci, et encore ceci, et vous vous avez fait cela, dans l'indignité.

Vendredi, lycée Gabriel Fauré, aux pieds du mur, écouté musique de Fauré.

Samedi, Parc de Choisy, choisi le silence.

Dimanche, "L'homme sans passé". Je reconnais là, après coup, l'oubli et le délestement, plus que le délestage après l'envol.
En contraste, "La bûche" de D.Thomson. Détestables secrets de mesquines familles horripilantes. A fuir. Ces radineries de nantis névrosés.

Reçu un brulôt de "La meute". Illisible.

Soupe de pois cassés, avec quoi les casse-t'on si lisses en deux? Bénedictines armées de martelets.

A Noël, penser à démazouter les 400 kms de côtes galiciennes. No dinde no famille. Coordination peu efficace des bénévoles. A G. Fauré, le professeur d'espagnol pas informé. A l'heure des portables et d'Internet fulgurants. Coordinacion. Comment dit-on "sollicitude"? Acheter100 boîtes de moules à l'escabèche, une tarte aux amandes, des surditos fondants. Anticipacion. Les vents et les marées. Lire l'annuaire en forme d'oraison.

Reçu un brulôt de "La meute". Illisible

A l'IMA, le rouleau manuscrit du calendrier perpétuel. Splendeur.

Lundi. Comment, sous la pluie et dans le froid, la boue et le cynisme des marchés, les agriculteurs trouvent-ils le courage de ne pas s'armer? Dénégation des pouvoirs publics, qui absorbent l'action en l'approuvant. Ho annulation.

Ce qui est rare est cher. Un cheval d'un sou est rare, un cheval d'un sou est cher.


Denfert (extrait de grève), Isabelle Dormion, 28 novembre 2002

Mardi, le Lion de Belfort est pris d'assaut. Les cheminots en rangs serrés. Prise dans le mouvement. Un barbu de Clermont Ferrand me colle sur le paletot un stick-cocard CGT rouge, qui avec l'humidité ambiante, s'avèrera indécollable. Cégétiste à vie, amie des cheminots de Clermont, est-ce une vocation, un signe, tardif, un appel, un destin peut-être?
Une ambulance pédiatrique remonte le flux en sens inverse. Comme les eaux partagées ouvertes par Moïse, le véhicule blanc et lent fend la foule sage.
Les têtes! Ils sont tous là, ceux du Centre. Quand je prendrai le rail, je saurai bien désormais à qui j'ai à faire. De fiers gaillards, du bois imputrescible dont on fait les traverses des voies des Chemins de Fer, notre fierté, il faut, l'avouer. Très bien, nos trains, parfaits, jusqu'à ce jour de colère.
Devant des sapins de Noël couverts de givre, encore enroulés dans leur emballage de plastique, j'attends, tenant un bonnet phrygien en feutrine mince, offert par l'un des cheminots, le Noël de la République. Une hotte, des bonnes résolutions, des bonnes paroles qui viennent du coeur, des cadeaux plein les bras, des intentions chargées d'excellence, venues du coeur, sincèrement, avec les tripes, des réformes enthousiasmantes, des actions galvanisantes, venues du terrain, retournant au terrain, sincèrement.
Raffarin, après la cheminée, devra bien enlever la fausse barbe qui ravit encore les grands enfants que nous serions restés, crédules à l'Avent comme devant, dans l'attente vaine des miracles postiches sortis des manches ourlées non de neige mais de ouatine blanche brillante, leurre et mousse 100% acrylique.

D'autres moyens pour juguler les lycéens, des barrières électrifiées, des miradors, des caméras, des chiens-renifleurs, voilà une façon élégante et fiable de résoudre les questions laissées en suspens? De deux choses l'une, où nous entrons en hibernation, boîte de chocolats près de la molle couche molletonnée de toutes les abdications, où nous lisons attentivement, loupe en main, ce qui se passe aujourd'hui, sans hâte, ni cette implication passionnelle, personnelle, projective, adolescente et qui ne justifie pas la réserve atterrée -où se tient désormais chacun(e) capable de réfléchir à la Chose Publique-. L'indignation devrait changer de registre et moduler son mode d'expression. La meilleure façon de ridiculiser la critique, ces derniers temps, est d'utiliser le terme "libertaire", qui associe la critique à je ne sais quelle réaction tardive, pubère, post-soixante-huitarde, dépenaillée, chevelue, ridicule et brouillonne. La suprême injure dans l'étiquetage, venant des gens en place.

Cette polémique Clochemerlesque contre les nouveaux réactionnaires ne présente aucun intérêt. Aligne dans une classification niaiseuse, germano-pratine et salonarde les avatars intellectuels. Qui sont ces ectoplasmes vidés de leur substance? Traquez dans ces recoins l'intellectuel, il revient au galop. Mettez-le au défi, il est débusqué. Il y en a. IIs existent. A ce propos, futile, voire anecdotique, Quignard allait ces temps-ci répondre à l'invitation de l'Université, se fourvoyer sans doute, dans le cadre des séminaires sur R.Barthes.

Quels sont donc les rapports entre la littérature et l'Université? L'Université et le monde de l'édition? L'édition et la librairie? La librairie et la diffusion? La diffusion et les pouvoirs économiques, la diffusion et les pouvoirs politiques? Quels sont les espaces impartis au prestige des savoirs, à l'échange des connaissance, à la reconnaissance des écrivains? Quel est le rôle joué par l'Université dans la labellisation d'un écrivain? Quel est le rapport entre Barthes et Quignard? Entre le Goncourt et l'Université? Entre l'Université et l'écriture, entre l'Université et l'Art, entre l'Université et la vie? L'art comme crime, peut-on voir sur les murs de Paris, "derniers jours", sur un bandeau recouvrant la date où l'exposition incriminée s'achève, à sa date de péremption. L'art comme crime?

A cette question, je répondrai en décrivant une attitude exemplaire, c'est-à-dire morale. Invitée à participer à un colloque organisé par l'Université, une écrivaine de mes amies a refusé de payer cette petite dîme outrageante, appelée "droits d'inscription" de chaque participante, de chaque oratrice, de chaque experte, de toute savante, à tout séminaire. Une polémique s'ensuivit. Discussions et préséances. C'est la régle établie. C'est l'usage, lui fut-il répondu. Pourquoi cette allégeance symbolique?
Elle n'est en rien demandeuse, ni d'honneurs, ni de numéraires, ni de prestige, ni d'auditoire ébaubi? Le savoir, elle l'a, gai. La parole, elle la prend, haut. Elle aurait du payer pour se faire entendre. Et se faire voir? Il faut payer? On sourit, on rit en choeur, on se gausse en coulisses, derrière les rideaux et dans l'escalier. C'est donner trop de valeur symbolique à ces lieux. Or ce qu'aurait à dire cette dame savante et parleuse très prolifique dans ce cadre codifié et hiérarchisé n'exige pas
ce public-là, inféodé. Le rapport d'adresse est ici problématique, falsifié par les règles mêmes qui figent le rapport parole/auditeur dans une relation unilatérale vers les gradins. Le cas échéant, il est vrai qu'un micro baladeur circule, tenu en main par un débatteur-animateur-régulateur, le ludion des lieux enchantés, proposant la parole aux écoutants, tassés sur les sièges rétractables à ressorts, qui peuvent éventuellement poser une question: "Alors, Quignard, heureux? Hein? C'est rien de le
dire? Quoi Comment? Vous dites? Comment ça, l'URSSAF, quoi les aléas du Fisc? Sourdingue? Soyez poli! Comment ça Lionne? Quoi? L'Yonne? Les rives? Articulez!"


Les vulgarités d'usage courant et les bassesses ordinaires, Isabelle Dormion, 2 décembre 2002

Il est admis qu'un Goncourt soit invité, immédiatement après la remise de son prix, à parler en public. Tous l'encouragent. Cette fastidieuse démarche rompt la solitude où il se tient. Il est de bon ton d'accepter le fait avec simplicité, de ne pas s'en offusquer et de répondre courtoisement à toutes les questions posées, y compris les plus insanes. "Alors, heureux?!", dit avec ce ton de ressentiment agressif, jaloux, revenchard, mesquin, rampant.

On me fait remarquer, ici, les vulgarités de style, là, les facilités. J'obtempère. Formes lâches. On ne dit pas "sourdingue?" ou "c'est rien de le dire!" C'est inélégant. De même qu'il est ignoble de s'enquérir de la santé d'un malade en phase terminale, ou de remarquer fort à propos l'excellence de sa mine et le bien fondé de ses projets à long terme. Il y aurait là une forme de bassesse, d'ignominie, inacceptables pour nos sensibilités affinées. Je le concède. Mais j'ai le droit (et même le devoir) de dire couilles ou testicules quand le terme me paraît approprié, impératif, justifié dans une situation donnée. Dire, par exemple, "il a des couilles!", dans une situation tauromachique, c'est exprimer la dangerosité de l'animal dans l'arène, et dans le cas du toréador, cet aristocrate absolu, c'est rendre un discret hommage à sa vertu. Dans le cas d'un Goncourt couvert d'honneurs et de gloires en raison même d'une inclination à repousser les vanités et les honneurs de ce monde, je peux trouver la reconnaissance sociale contradictoire et cruelle. J'y vois une façon paradoxale d'honorer le mérite, la discrétion, le refus, l'intransigeance, la quête irrésolue d'une forme et d'un style. J'y vois l'oubli où était tenu l'écrivain avant l'automne. Je pense que cet oubli est délibéré. C'est une relégation. Le foutre dans un amphi en compagnie posthume de Barthes est un acte de pur sadisme. Le reconnaître ne va pas sans quelque embarras pour l'impétrant, mis électivement et après-coup dans une situation postulante.

A ce propos, je crois avoir entendu dire que les combats, au nom de la défense des animaux, pourraient être purement virtuels. Dans ce cas, voilà que surgit toute la vulgarité actuelle, qui appelle la réaction opposée. Si demain, je veux me battre en duel pour un mot de trop, je le ferai, surtout si l'offenseur est un taureau. C'est mon dernier droit. Je peux encore choisir mon adversaire. Si demain, je décide, au nom de l'honneur, de ne pas faire ceci ou cela, c'est mon ultime argument, je trucide ou trépasse. Si demain, je décide de ne pas participer à un colloque, pour des raisons qui tiennent au ridicule de la chose manifeste, je ne réponds pas. Je vais au petit jardin botanique. Quelques grenouilles vaquent.

Un type me raconte cette histoire. Je lui demande de me la donner. Il accepte. Un simple emprunt. La voilà, abrégée:
Voulant être initié à l'art floral japonais, il prend congé des siens et s'armant d'outils et de ciseaux adéquats, il renonce à tout ego. Reçu là-bas par le plus grand des maîtres, il émonde, taille, élague, dispose selon les règles tiges, feuilles et fleurs. Au fil des jours, les compositions sylistiques parviennent à ce degré de perfection qui s'apparente à l'art. Eprouvé, amaigri, devenu non un disciple mais l'égal de celui qui l'a formé, subordinatif, il s'apprête à prendre congé de son hôte quand l'épouse, sur le seuil, au moment des saluts, lui rappelle qu'elle a quelque bambou à sectionner: un demi-centimètre. Livide, l'initié, le maître de l'art, sort la scie minuscule de la trousse en soie prune et s'exécute. L'épouse de l'hôte remercie mais au moment d'emporter la plante, elle mesure en une fraction de seconde la coupe bizeautée. Encore quelques milimètres en moins, si c'est possible! L'invité qui s'apprêtait à saluer, selon la coutume, devient blême. Placé près d'un noeud, l'instrument risque de glisser et de déchiqueter la tige. La dame insiste. Le néophyte, rendu à la nullité, se penche, en sueur, sur la composition. La tige se brise. La dame sourit, c'est bien peu de chose! Un millimètre! L'élève, indigne, destitué, propose d'aller la nuit, dans les marais, chercher une plante identique. Dans les vasières dangereuses, seul, il cherche le roseau idéal et le trouve enfin. Il taille à la perfection, en un seul geste, la tige idéale et le matin frappe à la porte de son hôte. La maîtresse des lieux n'est pas encore éveillée. L'avion pour la France est déjà parti. Est-ce ainsi qu'il a appris à la perfection l'art du thé? Depuis, il se tient là, dans l'angle de la pièce, en silence, moustachu. Il garde les yeux, non fermés, mais baissés. A la ceinture, est-ce une arme, un simple poignard à la lame d'argent?


Postiche, Isabelle Dormion, 5 décembre 2002

Dans la rame désertée, une femme à demi endormie tient par les cheveux une tête de Hun.
A Maison Blanche je cherche des yeux le corps décapité.
Assoupie, elle semble se diriger vers Villejuif.
Au-dessus du front, un alignement jardinier de fines tresses aux extrémités blondies d'un acte barbare.
CAP de coiffure, est-ce une fin?
Gratinée, dimanche 8 décembre 2002

Chez les Dames de Nazareth, nous allions le jeudi après midi visiter nos Amis les Pauvres à Outreau-le-Portel. Entrées dans la maisonnée, nous demandions les tâches à commencer, et pour d'autres, de plus faible constitution, celles à terminer. Linges sales à laver et repasser, carreaux souillés, passer la wassingue, rincer à grande eau javellisée, bouger l'ancêtre, le rouler un peu de ci de là, le distrayant des eaux déversées et de mille gamineries, puis, avant de partir, nous nous enquérions s'il y avait dans le garde-manger de quoi subvenir au prochain repas. Ce jour-là, rien. Trois oignons, une pomme de terrre, une branche de thym, deux feuilles de laurier, c'est tout. "Mais c'est merveilleux, dit la soeur, de quoi faire une excellente soupe à l'oignon! Avez-vous du fond maigre?" "Certes, le fond est bon, mais c'est vrai qu'il est démuni et bien déplumé." répondit notre amie la pauvre. "Non, ne plaisantez pas, ordonna, sentencieuse, la soeur converse, un fond maigre, c'est un bouillon de viande, poulet ou jus de rôti délayé, qui fait le corps du potage et lui confère tout son arôme." Notre nouvelle amie ouvrit de grands yeux. Elle ne connsaissait pas cette subtilité gastronomique. On se passera donc de fond maigre, on prendra deux litres d'eau, qu'on versera sur les oignons rôtis dans le beurre et délicatement dorés. "Mais de beurre, point, juste un reste de végétaline rancie." "C'est parfait, la végétaline, c'est excellent, ce sont des lipides qui conféreront un bon goût de grailllon, un petit rien, un je ne sais quoi, une réminiscence de fritailleries, c'est parfait, à propos est-ce que les enfants sont allés à la ducasse de la Saint Nicolas?" Pas de réponse, deux grands yeux silencieux. "Une cuillère de farine fera un excellent liant, vous avez ça dans un pot, ma chère amie?". Non, il me reste une cuillère de tapioca. Très bon le tapioca, pour le velouté! La soeur converse était aux anges, à deux doigts, l'excellente, la sainte femme, de chantonner, dans son allégresse, la fécule perdue et retrouvée impromptu, comme les oiseaux insoucieux trouvent sous leur bec de quoi se nourrir sans tracas par les chemins vicinaux et les cailloux, jour après jour. J'étais jeune, j'étais fluette, j'étais ardente mais déjà très inquiète: "Alors, ma soeur, l'eau avec les grumeaux, avec quoi qu'on la gratine? "

En quelque sorte, les Roms de Choisy, c'est une histoire identique au fond assez maigre, une histoire hivernale, la dernière allumette d'Andersen, la boue, le froid, l'humidité, la misère et je ne sais quoi qui appelle l'opulence des vitrines, la chaleur des mets, la succulence des desserts, la splendeur des présents. Ces Roms chassés à Choisy dont certains préfèrent le maintien en détention plutôt que le retour en Roumanie, sont un vrai cadeau de Sarkozy à la France d'en bas, la France profonde. C'est son message de Noël: réjouissez-vous, leur dit-il, vous avez, vous tous, vrais Français de France, encore un foyer,vous avez toujours une cheminée où s'alignent par milliers de gentilles pantoufles, vous avez par douzaine des huîtres, vous avez, unique, une épouse, vous avez le RMI, une prime de Noël, donnée "avec le coeur", vous avez le poulet rôti, vous avez la voiture à crédit, vous avez tout, vous avez la couette, l'arbre de Noël, la guirlande alternative,vous avez le Moka fourré à la crème noisette-écureuil, de quoi vous plaignez-vous encore?


Les animaux, Isabelle Dormion, lundi 9 décembre 2002

Dans Libération, lu un articulet étrange de Gerard Lefort. Il commente une photographie de grand singe. L'animal se présente de trois quart et semble se chercher dans une glace. Le regard de l'animal est interrogateur et le journaliste lui répond. Il examine non seulement l'image mais l'humanité dans l'animal.

A ce propos, Bush a parfois des yeux rapprochés. Alexandre Adler, ce matin semble dire qu'il n'est peut-être pas si bête qu'il le paraît. Là aussi, c'est une interrogation. J'y mettrais une forme d'exhortation, l'accent de la supplique, avec une nuance de mauvaise foi, une espérance vaine dans la crédulité à fonds perdus. Nous allons avoir l'analyse des conclusions rendues par les expertises sur le sol Irakien. Adler qualifie sur les mêmes ondes l'équipe d'hommes de Saddam Hussein -alignés comme des bolets champêtres, des ammanites phalloïdes vénéneuses, au garde à vous avec leur étrange couvre-chef- non d'animaux exotiques ni domestiques, non de champignons, mais, surmontés de ces fantastiques "bérets basques, de disparus de Saint-Agil".

J'ai relu à propos "Le livre des bêtes" de Raymond Lulle. Ce n'est comparable ni à Pindare, ni à Kipling, ni à Jules Renard. J'ai toujours été sensible à la prose des navigateurs d'antan, des transfuges, des exilés, des héros et des saints. Il existe à Paris un cercle des études franciscaines, qui loin de l'hagiographie, restitue à l'homme ce qu'il ne concède pas à la sainteté, son humanité bornée. Ainsi, des analystes peuvent débusquer les contradictions dans le texte et en dénuder les fils conducteurs.
Plus de miracles, moins de cephalophores, peu d'ubiquité, plus d'Aéropagite. Les hommes, les saints, se voient ainsi dévêtus des incertitudes dorées de la légende et des parures oratoires du mythe. L'extase est vite remplacée par l'hystérie, la déréliction par la mélancolie, le péché par la culpabilité. Le symptôme prédomine par cette façon tonitruante d'utiliser les outils de la psychanalyse dans une tentative dominatrice, globale et réductrice, précise et pinailleuse. C'est une approche pseudo-positiviste de commentateurs devenus les clercs laïcs d'un nouveau culte: la certitude, la raison, l'obsession des sciences prônées comme postulat et quasi-dogme...

Lulle a subi la lapidation. Il est mort de ses blessures en 1316. Les écrits lapidaires d'un homme lapidé, qui a trouvé le moyen de prendre le bateau après son supplice, pour venir rendre son dernier souffle à Majorque, parviennent par ces trajectoires mystérieuses du temps, à cheminer jusqu'en nos esprits modernes, aussi exigus et dépeuplés que les demeures que nous habitons. Les animaux élisent un roi, le Lion. Dans cette stratégie politique féodale, une peinture d'une finesse singulière décrit les rouages du pouvoir et les ruses humaines. Il ne reste qu'à transposer ce bestiaire dans l'arène contemporaine.

J'ai pu écouter cette amusante prestation dominicale de la Libre pensée, à la radio, d'un anti-cléricalisme vivifiant et démodé. Les adhérents s'attaquent aux concordats qui menacent la laïcité de l'école. On y retrouve le goût des bagarres d'autrefois à la récréation. A bas l'église, à bas le Pape, à bas ce nouvel intégrisme catholico-politique qui menacerait le progrès. Et ces boucheries Hallal qui menaceraient l'indépendance intellectuelle de Franprix? Il n'y aurait même pas une seule tranche de jambon sous cellophane, noyée dans les conservateurs! Il n'y aurait même pas un seul litre de Sidi Brahim! La polémique enfle! Pour Noël, gagner une île venteuse en barquasse...


Les chiffres et l'effroi, Isabelle Dormion, lundi 16 décembre 2002

Dans la revue de presse chronométrée sur France Culture à 8h30 est donnée l'équivalence en biens consommables du coût d'Ariane naufragée. Pratique. En baguettes de pains, boîtes de caviar et foie gras, week-end faramineux au Kenya, Jean-Louis Ezine convertit la catrastrophe dans un inventaire absurde et drôlatique. Nous aurions tous pu aller skier à Val d'Isère main dans la main sans ce déplaisant bris de fusée avant Noël. C'est préciser la chose. C'est mettre à nu la comptabilité nationale et européenne, dispendieuse. Je n'aurais pas, de mon propre chef, mis un seul petit kopeck dans la conquête de l'espace, compte tenu des infimes probabilités de jamais me faire allunir pour les noces d'or. C'est poutant ce que j'aurais volontiers demandé à mes arrières petits enfants avant la mort. De grâce, congelez-moi et envoyez-moi derechef tout là-haut avec la cantate° numéro tant. Cherchant pendant une heure le numéro de cette fameuse cantate de Bach, je réalise ex-abrupto toute l'importance du chiffre. Sans numéro, pas de musique, sans musique pas d'élévation, sans élévation ni propulsion accélérée dans la stratosphère du corps congelé échappant ainsi à la loi de Newton, c'est la chute assurée, la débacle icarienne, la fonte soudaine des ailes, la dégoulinade navrante de la cire, l'échec de l'esprit, le corps rampant dans les sanies, le sol souillé, la fange, l'horrible Dasein et la mort. Toute la banalité humaine et son infortune.

Une dame, haute-fonctionnaire à la Culture me demande au téléphone quelques chiffres inexorables: le prix d'un repas chez un traiteur du temps de Sarah Bernard et le coût d'une robe de soirée, très habillée. Je l'adresse à Prunier, le traiteur de l'élite d'antan, et la confie à la Recherche pour la description des vêtements. Melle de Saint Loup aurait pu lui donner quelques indications précises à la Télévision, sollicitée par Proust pour une question similaire, l'image la ressuscite. Très belle émission, glanée par hasard. On y voit Céleste en pleurs racontant comment, à la mort du maître adoré, elle rabat la "renversure" de son drap, comment elle tient au chaud une belle sole qu'elle lui aurait préparé pour le lester un peu et préparer ses mânes. Bref, dans le numéro 4386 de l'Illustration, du 26 mars 1926, j'apprends qu'un habit de scène peut utiliser 50 mètres d'étoffes, coûter10 000F pièce, et certaines robes de Mistinguett valent jusqu'à 93.000F. Certes entre Sarah Bernard et Mistinguett, il y a eu la guerre et l'effroi, ce qui a changé les prix des robes futiles et les chiffres de l'économie mondiale.

Dans la revue de presse écrite aussi décryptée, en écoutant ces choeurs BW numéro retrouvés, on peut ainsi collecter les chiffres et les dates d'un réel implacable: Christian Jacob, Ministre délégué à la famille, a 43 ans, il s'est marié à 22 ans, après avoir quitté l'école à 17 ans, il a publié un livre en 1999, il est allé 28 fois en mission, il doit convaincre 60 millions d'électeurs, il déconne en Falcon 50 et ça peut lui coûter son ministère en 48 heures. Jusque là, rien à signaler. Tout est très normal. C'est une quatrième de couverture de "Libération" du 12 décembre, parcourue en diagonale, c'est bien le moins exigible d'une lectrice distraite. Rien dans ces chiffres et ces dates n'est de nature à effrayer le lectorat moyen. Evitons la presse économique, interdite aux hypertendus, la presse people, interdite aux introvertis émotifs secondaires, allons aux records Guiness. Victor Hugo a bénéficié de 1700 manifestations ici et ailleurs. César, lui, mort en 1998, n'aura pas pu authentifier et quantifer le nombre d'oeuvres copiées, complilées, pressées, réduites et falsifiées en quantités industrielles. Ce n'est plus un pouce moulé, mais un record d'escroqueries, une myriade de majeurs fuckers dressé dans l'au-delà. Nicolas Cage, lui, n'aura vécu que108 jours de vie conjugale. C'est peu. Mais qui est-ce? Un danseur? Non. Je ne sais pas. J'ai tort. C'est quelqu'un, paraît-il, l'ex chevalier servant de Patricia Arquette et le neveu de Coppola. Son épouse, prématurément rompue, était liée, d'après ce que je crois saisir confusément, à Elvis Presley et Michael Jackson, mais la violence des chiffres est là, dans l'inanité de l'information démultipliée, déversée danaïdale par les rédactions. Je lis et mémorise.108. Chiffre qui viendra parasiter le bon entendement et l'excellence du jugement. Ces informations excessives martelées dans une conscience molle s'engrangent et viennent, anodines, se mémoriser en lieu et place de chiffres innombrables et de faits uniques qu'on ne peut recevoir et soutenir sans ciller.

Sida: 42 millions d'adultes et d'enfants atteints. Coût minimal de la tri-thérapie générique, 20 euros par mois par personne. 70 états concernés. La suite est effrayante, illisible. Tournons les pages en arrière: dans l'Océan Indien 90 000 kms carrés d'îles Maldives, paradisiaques, où fuit, prompte et vacante, l'imagination hivernale. Un type, à côté de chez nous, en Allemagne, en a bouffé un autre dans une charmante maison à colombages. C'est rare, disent les experts, dans une maison à poutres apparentes. C'est unique en criminologie. Un Russe, le Boucher, oui, peut-être, récemment, mais c'est assez exceptionnel, pour ne pas inquiéter d'avantage le chaland avant les fêtes. Les voisins vont venir témoigner. Il était si gentil, il était si discret, il était si poli, il tondait si bien sa pelouse, il entretenait si bien ses parterres, il était si normal. On va bientôt apprendre qu'il venait juste de s'acheter un appareil numérique Finecam S4 de Kyocera pour les instantanés et les petits impromptus. La victime était aussi très normale avant section du membre viril, abattage, absorption, déglutition et homophagie consentie, apprend-on parcouru de frissons. Avant d'être découpé vif en rondelles, le type gagnait "au moins" 5000 euros chez Siemens.


A la main, Isabelle Dormion, mail du 28 décembre 2002

Devant chaque étagère, les doigts cherchent l'objet qui conviendra, soupèsent, feuillettent, inspectent, reposent, retournent, décryptent l'étiquette au verso, le coût optimal ou minimal, le prix généreux ou pingre du tribut obligatoire. C'est ici la coutume. Fête de famille, affirment-ils. N'insistons pas. Anniversaire de leur Sauveur. C'est l'idée, disent certains, qui comptent. D'autres examinent une fontaine perpétuelle, assemblage ingénieux de tiges de bambou qui déversent l'eau dans une coupelle d'albâtre. Pour les aïeux, le tabouret trépied transportable en bandoulière. Où sont passées les préposées aux chaises et fauteuils dans les jardins publics? Disparues, avec le deuxième compagnon de palabre des rames de métro, celui qui appuyait sur le bouton de fermeture des portes?

La nuit de la RATP. Entrepôts et rails rouillés, antiques réclames de céramique, les invétérés du sous-sol guident la rame nocturne. Des taggeurs fous se collent au mur en catastrophe, on appelle la sécurité pour les chasser. Une équipe de télévision, ahurie de fatigue comme ces noctambules, c'est pour Christine Bravo. "Alors, aficionados? " Non, dit ma fille, je suis présentement claustrophobe. Et son père, très-intéressant : "personnellement, je suis métroglodyte". Occasionnel et sans engagement à long terme. Des amateurs. Ne peut prendre le métro sans convoquer la presse et la nostalgie des petits trous.

Et l'attaque de l'Irak, c'est pour le 31 décembre? Un ami, revenu de Corée du Nord, grand voyageur, peu prompt à l'étonnement, peu dissert, disait de ce pays que c'était une autre planète, lugubre. Il n'en croyait pas ses yeux.

Au rez-de-jardin, les baies de l'IMA laissent entrevoir parmi les derniers chalands de Noël un homme jeune qui copie* sur un cahier d'écolier des pages entières d'un ouvrage dont on ne peut déchiffrer le titre, placé hors du champ de vision, à droite. Il a pris soin de ne pas écraser la reliure neuve.

* "Les jours où je sens en moi une gêne, je me rends dans le haut de la ville, où habitent les indigènes." Henri Michaux "Ecuador"
* " Mais où est-il donc ce voyage? " du même, p.16 éd. Gallimard


Duralex, les éclats dispersés du réel, Isabelle Dormion, 3 Janvier 2003

Au moment où Mme Bachelot peaufine un texte présentable sur les risques et leur règlementation, une émission à France-Culture ce matin alimente bien à propos le débat en cours de démazoutage. Je tente d'écouter simultanément les variations Goldberg interprétées par Glenn Gould. Cette double écoute donne un certain ton à la radio verbeuse. Les montées chromatiques, la simplicité dense et purifiée d'une note suivie d'un silence, cet agencement parfait du génie au zénith et du labeur extrême fait détecter au flux de parole voisin la juste note. La double lecture étalonne non la palabre, la parole ou la vérité du mensonge mais livre les voix dans leur tessiture, leur flux, leur rythme et leurs feintes, en les démasquant.

Il y a là une technocrate de la pensée* ingénieuse, si un tel amalgame est possible. Cette pensée compactée est là personnifiée par Nathalie Moriset-Ceaucusco, dont le phrasé précis, autoritaire et positif confère un tranchant particulier aux propos qu'elle édicte. En face d' elle, à côté, dans le studio, peu ou pas de contradicteurs. Des débatteurs et une présence quasi mutique, Jean.Paul. Dollé, dont la réserve, la mesure, ici étonnent. Il n'entre dans aucune polémique sur l'ingénierie de la nature, il n'évoque pas J.J. Rousseau, il ne fait qu'une minuscule allusion à Marx, il est grave, il écoute, il entend et ce silence neutre et bienveillant, poli, dit le présentateur, donne au débat, parallèlement à la scansion contrapunctique voisine, un sens particulier. Il est fait mention d'un texte d'Heidegger. Dans l'errance où l'homme est assujetti, "manque l'ami" dit le philosophe capté et résumé. Ce même texte avait été commmenté par Yves Bonnefoy il y a une trentaine d'années, avec une voix vibrante il parlait à Vincennes de l'être au monde, l'intime de l'homme, l'être en soi devant un auditoire réduit d'initiés. A l'époque, j'avais écouté mot à mot ces propos qui m'avaient sans détour amenée à lire attentivement Hölderlin, Walser, Cingria et je ne sais pourquoi les Pères de l'Eglise. Ensuite, j'avais trouvé ailleurs, dans la nature, un déversement d'eaux vives pour alimenter mes réticences. Je ne comprends toujours pas ceux qui, dans la componction et la révérence, se réfèrent à Heidegger comme ultime garant de vérité. Singulièrement, je ne parviens pas à comprendre la prétention épistémologique des généralistes de la pensée. Ils croient pouvoir justifier non l'errance, mais l'erreur où ils engagent leurs actes en toute connaissance en les étayant d'un corpus philosophique. En l'occurrence Heidegger pour évoquer Bachelot. Pourquoi pas Bachelard, entre l'eau et l'art et le feu? C'est à la fois grotesque et inadéquat. Citer un penseur pour justifier un technocrate ne peut valider ses actes. Un fossé entre la pensée et l'action. Poser les bonnes questions, comme le propose sagement, éthiquement, ingénieusement, pédagogiquement Mme Ceaucuscu-Moriset ne résout pas les invincibles contradictions et ne peut prémunir le monde des effets pervers de toute technologie. Personne dans ce débat sur le génie entreprennarial n'ose évoquer Bhopal ou Tchernobyl. Personne ne se risquerait à évoquer les dangers du nucléaire alors que tout le monde redoute le danger réel que représente aujourd'hui même la Corée du nord
pour l'humanité. Si ce pays se livre à un simple chantage, il obtiendra une aide conditionnelle et judicieuse des Etats Unis. Sinon, le pire peut arriver. Rien ni personne ne garantit le pire. Prévoir et règlementer le Risque, le Danger, la Catastrophe majeurs ou mineurs n'offre plus aucune garantie. Des plans sur la comète. C'est l'illusion pérennisée des gouvernements qui croient magiquement que le réel se construit de façon politique. Ils pensent être dans la maitrise du réel et ils jugent leurs actes magistraux. C'est ce qu'assène, éthique, Nathalie Moriset qui sait ce que dire et faire signifient. Entre les paroles dites et les actes concrétisés dans une action systémique, planifiée, globale, réaliste (utopique), le malaise s'infiltre. C'est J.P. Dollé qui le premier, appelle Freud à la rescousse, tant l'affirmative dénégation du débat-discours est hurlante. Que veut dire construire le réel? Que signifie le politique? Quels sont donc les rapports supposés entre la pensée et la politique? Je pense à Paul Valéry, dans ses constats impuissants et navrés. Je pense à Freud fuyant une Europe en flammes. Understatement. Le mot Malaise est faible. Malaise dans la civilisation. Le mot, le dernier énoncé par Freud est bien "panique". Panique à bord. Sauve qui peut! Qui donc pourrait dans la pensée positiviste des acteurs du politique prévoir et prévenir les miasmes d'une guerre bactériologique, les inventions ahurissantes d'armes à fragmentations multiples, les effets barbares d'extermination où toute technologie est absente, contre laquelle toute technologie restera impuissante. Les conclusions des derniers génocides en ex-Yougoslavie -avec la cohorte lugubre, répétitive, éternelle, damnée des actes atroces, égorgements, éventrations de femmes enceintes à la simple arme blanche- laissent deviner l'impensable et peuvent annoncer l'imprévisible. La gestion des risques majeurs et mineurs liés à la maitrise industrielle et technologique de l'univers ne peut prendre en compte la simple morale. Faire référence à Heidegger pour expliquer la morale kantienne des nouveaux chantres politiques est une imposture. Il suffit de savoir que dans les trente dernières années, l'adjuvant nucléaire a remplacé les énergies naturelles en toute connaissance de cause. Les études commanditées en 1980 sur l'énergie solaire ou éolienne devaient nécessairement aboutir à une conclusion négative en raison des nécessités politiques du tout-nucléaire. On pourrait aujourd'hui démontrer le contraire. Il faut promouvoir une écologie systématique, sans jamais imposer aux Etats-Unis de se conformer, altruistes, aux avertissements alarmistes de chaque pays rendu responsable. La terre est perçue comme un capital. Nous devons protéger donc cette richesse. L'effet de serre est un effet pervers de l'industrialisation mais aucune corrélation n'est encore faite à ce propos. Et B. Latour parle d'heuristique de la peur. Comment gérer ce conflit entre le naturel et l'artificiel? Comment penser en terme de finalité? Comment prévoir les effets à long terme des innovations biologiques, OGM et fantaisies raéliennes clonantes? Est-il encore temps de se poser de telles questions? Personne ne fait allusion à Rousseau qui, sans avoir de "finalité" politique, a réussi a fonder les termes d'un contrat social , hors de l'utopie. Ce débat qu'il faudrait reprendre pour l'analyser est remarquable. Discours. Aucune question. La seule inquiétude est évoquée par J.P. Dollé qui rappelle le risque d'émergence de forces inconscientes, en dépit d toute mesure de prévision contractuelle. Ces forces, appelées pulsions de mort, désir de destruction, guerre, génocide, délires mégalomaniaques de tyrans illuminés, comme ce fou de Bagdad, personne ne peut les contrôler. Le simple bon sens exigerait que l'individu prenne la juste mesure de ses démons intérieurs.C'est le moins qu'il puisse faire, à défaut de maitriser la planète entière dans la toute-puissance. L'angélisme des acteurs politiques, fait de bons sentiments, de sincérité, de fausse humilité, de route droite et de pente raide, d'actions et de confrontations au réel, qui ne sont pas toujours des actes posés et réfléchis mais de simples passages à l'acte, est dangereux. Cet angélisme est négateur, négatif, dénégateur. Il fait dire à Madame Alliot-Marie : "la guerre n'est pas inévitable". Ou la guerre est évitable ou la guerre est inévitable. Que signifie cette double négation? Une écologie des risques planétaires ne dispense pas d'une petite écologie de l'esprit à usage domestique : . les propos sur le bonheur d'Alain ou "l'éthique" ne remplacent pas un film de Woody Allen, car "tout philosophe a deux philosophies , la sienne et celle de Spinoza". Qui a fait ce mot d'esprit? Bergson, qui lui, a écrit un essai sur le rire, comme Durkheim en a commis un sur le suicide et Rika Zaraï, elle, sur les vertus de l'argile. Or les vertus de l'argile et son action sur la santé sont probablement plus efficaces et pragmatiques qu'un traité théorique sur la nature de l'objet et l'essence du sujet en sciences humaines. Ce n'est pas en agissant selon la philosophie qu'on fait oeuvre de sagesse. Ce n'est pas non plus en appliquant les découvertes de la psychanalyse, cette peste apportée par Freud, qu'on agit mieux dans le meilleur des mondes possibles.

*mots clefs, tics et langue de bois : transformation - culture du risque - précautionneux- prendre soin - sens de l'habitation - fragilisation - éthique d'entreprise - crainte des conséquences - questionnement - finalité - " le durable c'est une chose qui ont ( !) une histoire inscrit(e) dans l'histoire - production - risque fatal - écologie politique - écologie éthique - réglementation - sécuritaire - le " durable " - éducation - pédagogie forte - confiance - modifier - éco-efficacité - orienter l'économie - on envoie les bons signaux - questions - pointer - collectif - pédagogie - solidarité monde trans-frontière - nouvelles pensées dans le rapport à l'autre ( ?)- invitation - "la réalité à construire, à vouloir, c'est un travail de longue haleine"

Heidegger, un autre texte "Qu'est ce qu'une chose?" Gallimard
"Kant et le problème de la métaphysique" Gallimard
"Approches d'Hölderlin" Gallimard
P.Valery "Essais quasi politiques" -Oeuvres La Pléïade
"L'idée fixe" Gallimard
Alain "Propos sur le bonheur" Gallimard
Spinoza "Ethique" Gallimard
Henri Lefebvre "De l'Etat . 3. Le mode de production étatique"
Jean Paul Dollé "Danser maintenant" Figures/Grasset - Le désir de révolution Grasset 10/18
Paul Valery in "Variété IV" - Réponse au Maréchal Pétain : "Ne dirait-on pas que l'humanité, toute lucide et raisonnante qu'elle est, incapable de sacrifier ses impulsions à la connaissance et ses haines à ses douleurs, se comporte comme un essaim d'absurdes et misérables insectes invinciblement attirés par la flamme? "


Dyastole et systole, mail d'Isabelle 10 janvier 2003 mis en ligne le 12

Une émission sur France Culture mardi matin met en relation la musique et l'espace dans l'architecture. C'est l'occasion rêvée d'écouter l'Art de la Fugue et d'imaginer, par les études des architectes présents, des espaces inviolés, une plaine désertique où dans un abri de pierre, enfin trouver le sommeil.

Le soir-même, vers minuit, je crois, en faisant glisser le curseur, entendre un arrangement polyphonique dédié aux vents et aux courants marins. Il s'agit d'une émisson médicale de spécialistes en cardiologie: les bruits d'un coeur et les variations infinies sur un même thème. On pourrait penser qu'il s'agit du même homme, du même sang, d'une même vie. Ces souffles, les martellements, les gongs, les amplitudes et les ralentis, les premières pulsations d'un embryon néophyte, les dernier tracé hésitant avant la ligne droite et plate, lumineuse. Cet arrêt, définitif, ou simple défaillance, déclenche une alarme. Comme une réponse aux espaces et volumes musicaux du matin, parviennent à l'oreille les souffles de la vie, les trépidations coronaires, ses cavalcades, ses emballements, ses chutes et les silences enfin où tout s'achève dans la mort. Le tracé acoustique d'un battement du coeur, sa traduction sonore, le souffle mystérieux et précis, le rythme lent d'une marche longue apaise les mains, laissées longtemps immobiles dans les poches d'un vêtement souple que le vent allège.


Alzapua, mail d'Isabelle 14 Janvier 2003, mis en ligne de suite

Un éditorial de "Libération" déjà antique, publié après les fêtes de Noël, raconte la mort du chat de Pierre Marcel. Cette mort est décrite en creux, comme une absence calorifère sur les deux genoux. C'est aussi une façon de signifier qu'au point où en sont les nouvelles du monde, continue la ronde. Ce n'est pas "Le petit chat est mort!" d'Agnès dans Molière, mais le chat disparu de l'écrivain en voie de disparition, la chaleur modeste, rendue nécessaire, la présence minimale exigible d'un homme de compagnie. Mes deux cochons d'Inde sont également décédés, l'un à la suite de l'autre, unis sur le terre-plein du jardin comme Tristan et Yseult, remplacés par une souris mâle qui se nomme "Gwenn ha du", et qu'il faut bien libérer de sa cage la nuit : elle supporte mal la rétention. Cette réclusion peut offrir une observation expérimentalement immobile digne du plus haut intérêt scientifique : lorsque la trappe s'ouvre, l'animal, appelons-le pour plus de commodité la Bestiole ou plutôt La Bête, accomplit deux tours de piste de pur prestige, pour s'ennivrer de liberté retrouvée, ensuite, elle se niche sous le frigidaire, une grande armoire Vedette. Là, elle fait un nid, elle amasse toutes sortes de trésors, une noisette par ci, une amande par là, une nouille chinoise aux configurations sagaces d'idéogrammes, un brin de laine, devenu boulette et bientôt pelote, dans un souci d'économie, dit le syndrome de l'épargne, puis elle revient sur le dessus de mon soulier, renifle sans animosité et bientôt ragaillardie ronge tout ce qui se trouve sur son chemin. C'est ainsi qu'en l'espace d'un mois, "Gwenn ha du" , La Bête, a dévoré un chat -juste retour atavique de la prédation et vengeance légitimée- en peluche, un oreiller, a troué un plaid en mohair, entamé le Guide de Prague dans l'angle de sa couverture cartonnée, mis à mal une belle édition avec de curieux dessins de Claudel. Nous avons affiché des portraits dans tout le quartier de Gwen-ha-du, que nous appelons aujourd'hui Le Monstre et le premier habitant qui l'occit aura un témoignage de notre gratitude certaine et quelque numéraire. La Bête, d'une dizaine de centimètres, le minois rose et les oreilles diaphanes, n'a pas respecté les engagements qui l'obligeaient à regagner sa prison après s'être dégourdi les pattes. Certaine de son impunité apprivoisée, spéculant sur un sentimentalisme niais, La Bête a rongé certain fil du frigidaire, provoqué un court-circuit, un début d'incendie, la perte irrémédiable du Vedette, la ruine de la maisonnée et notre irritation. Pourtant, l'observation assidue de Gnwenn-ha-du, recommandée par Maître Dong, m'a apporté les rudiments d'une sagesse dont je saurai demain faire le meilleur usage. En effet, je n'ai pas besoin de réfrigérateur, compte tenu de la température ambiante. Je n'ai plus besoin d'aller à Prague, la Ville, méconnaissable est rachetée par les Allemands, je n'ai plus besoin d'oreiller puisque le repos n'est pas mon loisir de prédilection, je n'ai plus besoin de rien, une loque m'habille et tous se sont rangés à ce choix que La Bête nous a imposé dans son enseignement et son immense sagesse. Donnons ce qu'elle n'a pas détruit. Tout est en trop hormis l'essentiel, une couverture et une marmite.

Bref, j'ai trouvé une édition originale des Dialogues de bêtes de Colette, illustrée par Jacques Nam. Quatre vingt dix dessins à la plume repésentent des chats dans toutes les postures, dans toutes les positions imaginables, ce qui est remarquable, si l'on tient compte des moustaches et de leur configuration en quelques traitts rapides. Cette lecture, que je trouve plaisante, préfacée par Francis Jammes, décrit Colette comme une dame simple et peu contournée de maniérismes mondains.


Les mains sales, mail d'Isabelle mis en ligne 17 janvier 2003

Ce n'est pas le cas de Ferry, notre ministre, surpris chez Drucker en mauvaise posture. C'est une émission sur le pilotage. Le message est fort dirait Raffarin. En effet on voit le ministre, dont le père était pilote et collecionneur de voitures de course, visitant un lycée professionnel et disant cette phrase admirable, après avoir tripoté une bielle avec quelque familiarité, en prenant congé: "c'est moi qui vais vous salir les mains!" Voilà l'essence de la communication raffarinienne, le ministre qui n'a pas peur de se foutre les pognes dans le cambouis. Ce petit mot, qui n'a l'air de rien, est étudié. A côté de lui, un enfant tout petit, qui semble avoir huit ans. Il en a treize. Il a l'air déjà vieux. Il s'appelle Louis Lancien. Il voulait être footballeur. Son père l'a mis devant un piano quatre à cinq heures par jour. Le résultat de cette contrainte est là, devant nos yeux consternés, nos oreilles incrédules, cet enfant, qui a besoin de se dépenser, devrait aller prendre l'air et faire du sport, tout dans sa constitution chétive et sa fratrie écrasante, tous musiciens professionnels, incite à la pitié. L'enfant rachitique joue Chopin, comme vous et moi, le ministre lui flatte l'épaule pour le remercier et hop dehors, au turbin, gammes et la Truite de Shubert, puis les Nocturnes, puis Schumann, comme Stoléru, qui pouvait jouer de la musique devant les prolétaires, lui aussi très surdoué, très Club des Cinq, très Saint-Simon, QI hypertrophié, devant les ouvriers de chez Renault médusés. Les bonnes idées des communicants, creux comme des vases.

Vient ensuite A. Jardin l'écrivain préféré de Madame Raffarin. C'est un gentil écrivain comme on en voit peu et surtout pas assez. Il est positif, plein d'allant et d'idées fortes. Il fait lire les analphabètes et marcher les claudiquants. Il est dans la bonne voulance comme le Gouvernement est dans la bonne Gouvernance. Il retrousse ses manches, il va à la réalité comme on va au charbon il escalade les obstables il n'a pas peur de se salir les mains, il a un col ouvert sur quelques poils poitrinaires, il a une sorte de blouse de jardinier, on est content pour lui, il a une coupe de cheveux formidable, un gentil sourire, il dit les choses comme ça, simplement, il ne met pas de cravate pour venir chez Drucker parce que ça ferait endimanché, on ne voit que ces trois boutons ouverts et pourquoi ces poils qui font poilu, alors que Ferry, lui, arbore sous une veste noire de wek-end élégant un pull over à col roulé de cachemire beige triple fil, un rictus de dédain qu'il n'arrive pas à contrôler et un tic télévisuel étrange: Quand on le contrarie par des impertinences, comme le fait Bruno Masure gamin ("fait-riz de Camargue!") il ne rit pas, il cligne de l'oeil gauche, durcit et concentre toute sa vigilance stratégique dans l'oeil droit, réfléchit et tire à vue. C'est impressionnant, ces férocités de castes, ces défenses instinctives, ces aveux, ces désaveux, ces trahisons, ces pertes de contrôle, ces fautes choses moins de pilotages, non prévus par les conseils communicants, nourrissant notre observation comportementaliste, avant de passer à des propos moins futiles.


Ovations consensuelles, Isabelle's mail du lundi, 20 janvier 2003

Françoise Giroud est morte à l'Opéra Comique. Tous disent que c'est une belle mort. On a évité la dégradation, l'avilissement de la vieillesse, suggère Christine Okrent. On n'a pas évité la chute. Tous accordent leur violon, leurs jérémiades et la louange posthume dans la mort. C'est très français, observe une amie irannienne. C'est un syndrome de groupe, un syndrome obsessionnel typique de l'hypocrite unanimité. Ovations, hommages, applaudissements, après Pialat, détesté et craint de son vivant, vient F.Giroud, dont je n'ai jamais entendu le moindre hommage la semaine dernière. Dans les coulisses du gouvernement, je me souviens très précisément des critiques politiques et des attaques personnelles dont elle était l'objet à chaque instant des secrétariat d'Etat et ministère successifs. Chacun de ses gestes étaient décortiqué et déchiqueté par les chiens, tous ses propos étaient ridiculisés, comme ceux du ministre de la Justice de l'époque, une femme brune dans l'arène. Malgré son ouvrage sur la "Comédie du pouvoir", Giroud était consensuelle et n'a jamais boudé la connivence, la collusion avec les gens du pouvoir. Elle n'a jamais dénoncé ce dont elle aurait du témoigner, signant son allégeance, son ambiguiïé et je dirais une certaine complaisance, celle de la rue Saint-Dominique et du septième arondissement. Cette compromission signe le désaveu intellectuel. Françoise Giroud aura suivi de près dans l'au-delà Monique Wittig, qui encore une fois la précède dans l'esprit, l'audace, l'innovation, la quête et
le funambulisme sans filet de sécurité. Différence de niveau et de qualité intellectuelle. Personne n'aura, par contre, salué le départ précoce de Monique Wittig, réduite au champ clos et marginalisé de l'homophobie. "Le lesbianisme triomphant", peut-on lire dans Le Monde à son propos. Il est évident que le titre de l'article a été changé après-coup par l'équipe rédactionnelle, si j'en crois mes oreilles. C'est inadmissible. Imagine-t-on, après le décès de Foucault, "le triomphe des gay"? Réduction insultante. Imagine-t-on à la mort de Dominique Fernandez, dans un article nécrologique fait par exemple par Frédéric Ferney, qui joue sans vergogne dans les cimetières fictifs, "l'homosexualité triomphante et baroque"?

Arlette Farge, sur France Culture parle d'un livre sur les représentations de l'hystérie, sur les genres sexués. Le débat est d'une pauvreté si affligeante, convenue, conformiste, que je ne trouve même pas le courage d'en rendre compte. Est-ce moi qui devient plus exigeante ou plus effarée de jour en jour? Quelque chose dans le champ culturel s'évide preogressivement. La question du sens. Le contenu. C'est ainsi qu'on a pu entendre une émission récente d'une heure et demie sur l'échange et le don sans que jamais le mot "symbolique" ne soit prononcé. Depuis quelque temps, j'écoute attentivement ce qui n'est pas dit dans ce qui s'énonce. On entend, à toutes les sauces, tous les accommodements, le mot "rituel", tiré d'une ethnologie de bazar, comme les "rituels de la soumission" au sujet des Bourgeois de Calais, ce qui ne veut strictement rien dire. C'est à peine, si à la fin du débat, Arlette Farge suggère en trois mots apprêtés et sans conviction, qu'il faudrait aller voir, après Charcot, du côté de Freud. Tout dans cette nouvelle économie de la pensée pauvre, abolit toute question. On entend, sans que personne ne réagisse: "on assiste à une désexuation de l'hystérie?" On croit rêver. Il n'y aurait donc plus de femmes? Et la boulimie? Et l'anorexie? Et la dissociation psychique? Et le suicide? Et les troubles de la ménopause? Et la migraine? Et les lombalgies chroniques? Et les banales polyalgies qui creusent les caisses de la santé publique?

A propos de l'Irak, récemment, au Journal Télévisé de la 2, on a montré une retraitée américaine allant, de son propre chef, retravailler dans une usine d'armement. On la voit tenir une arme, qu'elle fourbit de son zèle industrieux et bénévole. Voilà ce qu'elle dit, dans la contradiction et l'acting out : "Evidemment, je hais l'idée que cette arme va apporter la mort, mais je ferai tout pour que mon pays ait les meilleures bombes possibles" (s'il y a un conflit)! Or, la bombe qu'elle tient, érectile,
phallique et brillante dans ses mains de grand-mère apportera inéluctablement la mort. Le but d'une bombe, sa cible, sa fonction est l'anéantissement, la destruction, la mort et la victoire par la mort. Je n'ai jamais entendu dire qu'une bombe apportait la vie ou redonnait l'espérance. Quelle représentation culturelle vient donc s'imposer à elle pour la sortir de ses cookies aux amandes et aux cacahouètes, pour la cliver, la dissocier ainsi? Une partie d'elle désavoue son acte mais la pression sociale l'incite à agir contre ses convictions et sa sensibilité, qu'on pourrait qualifier, en l'occurence, de féminine, puisqu'une grand-mère, une retraitée est quoi qu'on en dise, encore et toujours une femme, si j'ose me permettre ce simple constat..

Après la représentation des hystéries, il conviendrait donc d'évoquer à la source ce qu'énonce Breuer sur la représentation idéogène dans l'hystérie. C'est replacer le sens logique de la cause et l'effet. Dans les "Considérations théoriques" sur l'hytérie, toutes les représentations ne sont pas idéogènes, et là Breuer fait référence à Möbius (Über den Begriff der Hysterie), en distinguant le contenu, l'affect, dans la réaction hystérique. Suit une explication simple et claire de l'économie psychique en termes de dynamique. Il ne peut donc y avoir la moindre confusion dans les concepts utilisés. L'action pathogène est ce qui produit le symptôme et non l'inverse. L'hystérie se manifeste par des symptômes dont la nomenclature évolue selon des paramètres culturels et sociaux. L'hystérie est sexuée, sexuelle, phénomène précisément étudié par Breuer et Freud avec une précision qui ne laisse aucune place à l'ambiguïté. "La représentation de l'hystérie" en termes de sociologie est un contresens.

Pour revenir à la mort de Monique Wittig, le hasard fait que j'ai acheté aux Editions de Minuit, trop silencieuses, un beau livre "L'Opoponax" pour l'offrir à ma fille le jour de la mort de l'auteur. Cet achat est un manifeste contre Annie Ernaux, chantre d'une nouvelle vulgarité du pauvre en cours de promotion, chantre promue par les professeurs de lycée, les habitués des salons du livre, les grands demandeurs de dédicaces, les grands importuns et solliciteurs d'écrivains, qui voient dans son culot
littéraire une vengeance à la condition difficile d'aggrégatif de l'Education Nationale, pédagogues poussifs que leur métier rebute, que les adolescents révulsent, loin de la grande vie subventionnée par la grande édition, vie médiatisée qui enchante et mystifie lecteurs et lectrices. Ma fille déteste Annie Ernaux. C'est son droit mais elle doit étudier ses textes et inviter l'auteur à un débat dans une sorte de joute épistolaire imposée. Tout le monde autour d'elle adore Annie Ernaux. Il fallait donc lui opposer Sarraute et son "Enfance", mais Sarraute est morte et Wittig, au moment où nous l'invoquons dans son génie à restituer l'enfance et son invention, nous fait faux bond au-delà de l'Atlantique. Ses textes perdureront. On oubliera F.Giroud, personnage socialement normal, femme certes très séduisante, douée, intelligente, adaptée, adaptable, dans la ligne de tous les partis pris, les boulevards balisés et banalisés: une femme intellectuellement "straight".


Dans de beaux draps, mail du lundi d'Isabelle Dormion, 27 janvier 2003

Je reçois un e-mail appelant, dynamique, pour les susciter, les mettre ensemble à s'agiter dans une belle communion intellectuelle vivifiante, une saine créativité mutuelle, des travaux interactifs du plus haut intérêt. Thème retenu, exercice de style: le drapé. Un instant fermons les yeux, avant de ne pas répondre Clérambault, le photographe fou de drapé, Grès et ces choses vestimentaires parfaites. Absence de drapé chez Pasolini qui utilise le lin, le chanvre et quelque chose qui ressemble au jute des sacs de pommes de terre dans le Plat pays. Ouvrons les yeux aux Ciné-Palace de la rue de l'Impératrice, Maciste et moult peplums avec énormes lions, fibules, diadèmes, accroche-coeur et mémorables drapés de chrétiens ensanglantés dans l'arène. Rien d'autre. Allons plus loin. L'oeil se fixe sur les plis d'un lit matinal aux draps défaits. Ces plis sont disposés dans l'ignorance du drapé, ils restent dans le refus de l'esthétisme. Les mouvements du sommeil les ont engendrés Rien. Du blanc. La semaine du Blanc, déjà achevée.

Si quelqu'un m'avait proposé un beau thème comme je les adore: "le Pli", j'aurais surenchéri sans temporiser une demi-seconde. Sachons que le mot "plissement" est peu usité. Plus loin dans la nomenclature, "la plie" est vite remplacée par le mot "carrrelet", et que dire de "la sole" qui se confond au sol sablonneux de la Manche et du Pas-de-Calais? Le mot "plaïs", encore utilisé pour le carrelet en 1530, il vient du mot latin "platessa", qui en dit long sur la platitude de cet étrange poisson au profil ingrat. Mais qui pourrait venir m'interroger sur les plis? Personne. Des plis on va aux rides sans transition, avec une célérité consentie.

Et qui donc riderait la surface de l'étang? Le jet solitaire de l'unique caillou?

Sur le plissement jurassique, le plissemet Alpin et certains bourrelets micaschistiques de l'époque vitrifiée et siliceuse, certaines cristallographies millénaires, j'aurais pu aller jusqu'au lyrisme sobre, contenu. Le mot "drapé" n'éveille dans les lointains soubassements, aucun écho, à peine le bruit mou, (la chute assourdie) d'un mouchoir (qui tombe et) que tous oublient (sur une marche). Pour finir, un "plioir", je présume, est un instrument qui sert à plier. Je n'ai pas dit "ployer" si "assujettir". J'ai vraiment un mal fou à me plier, ne serait-ce qu'à la simple politesse, encore moins aux règles artificielles d'un jeu qui tout compte fait n'en est pas un.


La chèvre de Choisy, Isabelle Dormion, dimanche 2 Février 2003

Rue du Disque, près de la pagode auréolée des parfums d'encens nombreux et gaz d'échappement sous-terrains, un chinois portant un bonnet de fourure à oreillettes arrache rageusement de la lame d'un couteau pliable une affiche: "la fête du Têt à l'UNESCO".

Porte d'Ivry, je prends une photo du Maire de Paris à deux mètres du groupe d'officiels sino-français en franchissant les barrières de sécurité, de simples cordages tenus par des porteurs en costumes bleus chamarrés et brillants. Le Guen se bouche les oreilles et se sauve loin de la pétarade du départ, en enlevant, je ne sais pourquoi, sa casquette plate de chasseur des villes. Exercice utile pour prendre les photos les yeux dans les yeux d'inconnus dans la foule qui acquiescent avec un léger sourire. Un homme âgé, mélancolique, en manteau trois quart de daim, suit sa femme sexagénaire qui tient hissé haut un ballon rouge. Couleurs primaires, jaune, vert, bleu, rouge, rouge, rouge des lanternes. Bruits francs, gongs, pétards, rires de petits vieillards alertes aux fines moustaches et fines barbichettes de caprins antiques, musique des associations de vieux musiciens, jeunes enfants aux joues rebondies, fillettes hilares, bébés sortis et molletonnés. Où sont les bonzes habituels?

Dans le défilé, nombreux Chinois portant sur le corps, dans l'habillement et l'allure, leur trop récente arrivée de Chine. La ville de Paris n'est pas encore entrée dans les regards et dans les gestes.

Pas d'oranges ni d'autel dans l'angle de la pièce. Le coiffeur chinois est chrétien, il ne connaît pas le mot "ancêtres" mais "foutaises", il semble comprendre ce mot et le répète en égalisant la nuque. Tout ça, superstitions, billets de papier factices brûlés, foutaises, parlent aux morts, foutaises, il faut toujours négocier le prix des rites avec le dragon et la salade acccrochée à l'enseigne du magasin neuf, foutaises. Attention, lui dis-je, ça porte malheur, l'imprécation! Il rit. Dans le centre du magasin, en signe d'opulence, une grappe de raisins géante, en satin et tissus moirés beiges et pourpres. Les vignes du Seigneur. Les ouvriers sont peu nombreux, dit-il, dans le treizième. Dieu est là, dit-il en montrant son crâne, Dieu est là, dit-il en montrant l'espace couvert des Olympiades, le passage des piétons et leur mouvement vers la Tour Tokyo.

Cette trajectoire de la navette spatiale, cette chute de l'arrogance, cette défaite de la conquête, montrée et démontrée en boucle des dizaines de fois samedi. Madame Haigneré, triste, digne, contrainte, porte au cou une grosse chaîne en or, comme cette chaîne officielle des huissiers du pouvoir. Le poids du bijou ou l'obligation, qu'est-ce qui semble alourdir à ce point les traits du visage, entouré de cheveux gris d'une haute tenue?


Bigarniversaire ou la représentation d'une brûlée vive, Isabelle Dormion 5 février 2003

J'avais, il y a quelque temps, exposé un collage où l'on voyait un prêtre en chasuble lever un calice/coquetier portant vers le ciel un oeuf à la coque. Une association d'intégristes en pardessus gris m'a demandé séance tenante d'enlever ce truc dont l'exhibition offensait leurs respectables convictions religieuses. Nous avons parlé quelques minutes, les yeux baissés devant l'objet incriminé, et par respect pour les poules pondeuses et le Saint-Sacrement, j'ai ôté de la vue ce qui ne saurait se voir sans qu'on le regarde délibéremment. Les intégristes, qui s'attendaient à un débat fructueux entre prosélytes et mécréante, ont été invités sans tarder à s'occuper de choses plus sérieuses et toutes religieuses, comme la méditation, la religion qui relie et n'oppose pas, l'étude des psaumes, l'assistance aux offices, la charité appliquée, l'attitude pharisienne, la prière assidue, dite neuvaine continue en faveur de la paix dans le monde, la vie et la survie des petits enfants Irakiens en particulier.

L'année dernière, il y avait sur les murs de Paris une affiche éprouvante, Bigard en slip, ou les gonades en gros plan d'un descendant supposé du sapiens. Cette année, avant la saison des cerises, nous avons du même humanoïde complaisamment testostéroné une affiche mal identifiée qui représente un être vivant, désexué, au demeurant bipède, connaissant à peine la station verticale. Il semble tituber dans l'imbécillité ambiante. La légende ne dit pas si c'est un homme, je veux dire un humain. Ce n'est pas non plus un animal. L'être porte une perruque de carnaval, celle d'un néandertalien aviné. Ce n'est pas Bigard en personne, comme on aurait pu le penser au premier coup d'oeil averti. Pourtant, la musculature, la veulerie des expressions, la hideur de la créature, les poils, tout, l'ensemble et chaque détail pourrait laisser deviner le sexe de l'être, qui, s'il est besoin, et par mesure de protection, reste caché par un panoncule représentant, de loin, les lobes d'une moule espagnole. Il s'agit donc d'un travestissement, d'un tronquage, d'une mascarade. On a compris, Bigard, qui fait salle comble, est un militant anti-pollution, anti mazout, il soutient d'un zèle mercantile et publicitaire sans répit la production menacée des bivalves de Galice. C'est bien. On applaudit. On le félicite. Nous sommes toutes galiciennes, et même gallinaciennes, s'il en est ainsi. J'ai fait part de mon approbation à une cinquantaine de mes soeurs, consoeurs, collègues, amies, professeurs, élèves, camarades, travailleuses, prolétaires, mes soeurs, à d'autres, ma mère d'ailleurs, à d'autres encore, des vendeuses et des vendues, des écrivains en herbe et d'autres confirmées, des victimes pâles, des vaincues ataviques et des triomphales en triathlon culturel, des analphabètes séniles, aiëules grandes-bourgeoises, grands-tantes ovarotectomisées, cousines monocéphales, copines ambidextres, ennemies aux têtes réduites, toutes m'ont signalé une petite erreur, mon erreur, un petit détail. Ce n'est pas une moule niaise ou portugaise, c'est un sexe de femme. J'ai dit, non, ce n'est pas possible, ça ne ressemble pas du tout, venons-en au fait, sans tergiverser, regardons ensemble et l'une après l'autre, à la loupe, comparons à l'ex-tableau de Lacan "l'origine du monde" peint par G. Courbet et largement exposé au Musée. Effectivement, munie de cette reproduction, nous avons comparé, mesuré, millimètre par millimètre, le panneau des métros pour arriver à la conclusion qu'il s'agissait là d'un objet non identifié et non identifiable, mais certainement pas de l'origine du monde. En effet, qu'est-ce que c'est que ce truc? Ce ne sont pas des testicules, j'en ai déjà vu. Nous avons dû jadis étudier dans nos jeunes années la reproduction sexuée des humanidés, et particulièrement celle des primipares, c'est très différent, il y a parfois chez le mâle deux apprendices purement décoratifs, objets de simple parade, parfois non, sciemment utilitaires comme à la guerre. Nous avons récemment étudié les canaux afférents, le rôle de l'hypotalamus dans toute l'affaire, le jeu subtilement hormonal, la vascularisation, la représentation subjective de la sexualité, le rôle de l'endogène et celui de l'exogène, le naturel et le culturel, nous avons lu F. Lhéritier, Lacan et l'imaginaire, le Phallus, la perversité, tout le toutim, et j'ai pu apprendre et comprendre sur le tas que ce n'est pas une mince affaire chez les détenteurs d'une telle quincaillerie. Cette chose non identifiée sur l'affiche n'a pas de paires symétriquement apposées comme des appliques de Buren et n'est pas garnie d'un appendice de plomberie, central, parce que placé au mileu, dit pénis. Ce n'est donc pas un sexe d'homme. La question reste entière. Qu'est-ce donc? Nous sommes toutes arrivées à la même conclusion. C'est un panneau qui cache et qui signale quelque chose, un sexe d'homme, en induisant en erreur le spectateur, le voyageur, la voyageuse, de telle façon que celui ou celle qui ne peut, ne veut, ne s'autorise pas à regarder franchement l'affiche se pose la question, superfétatoire : mais qu'est-ce que c'est que ce truc, ce machin bizarre, ce n'est quand même pas ça?

Ce truc est un trucage, une infamie, une affiche publicitaire, une in-femmie, une bigarerie avec un z, une perversité, qui vise à susciter une réaction de pudeur offensée chez les donzelles myopes et les vieillardes presbytes. Dans un autre registre, il faudrait faire appel symboliquement à un tiers, en l'occurrence la loi, pour que la Galice et le Metropolitain, la RATP, ne soient plus ainsi publiquement insultés. Des femmes, ces temps-ci, il n'en est même plus question, tant la régression nous afflige, nous sollicite et nous mobilise, avec celles, impuissantes devant l'ignominie, désespérées qu'on désarme, les filles des banlieues en colère, qui marchent en avant, loin, très loin, pour ne plus être brûlées vives.



à suivre..

Turbulences en cours

Le contexte de cette expérience, où on parle de label, de people et d'indigène Des Machines Célibataires
voir aussi Des Rumeurs & de la Tendance & un décryptage tendances en 3 volets Chaudevant


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