Turbulences 6 octobre 2002 - 5 fevrier 2003 Expérience en forme
de journal, par Isabelle DORMION, débutée le 7
septembre 2001dans le cadre de "Paroles d'Indigènes"
sur Shukaba.org . Dans le film d'Elia Suleiman, "Intervention
divine", au check-point entre Ramallah et Israël, zone
entre la vie et la mort, frontière absurde où tout
est possible mais où rien ne se passe, un homme, sorte
de Buster Keaton mutique et une belle femme silencieuse se retrouvent
dans une voiture. Deux mains aux ongles longs, ceux de la femme,
en amande, bombés, ceux de l'homme, plats, se frôlent
près d'un changement de vitesse au point mort. Catherine
Millet peut aller se rhabiller définitivement et jeter
oripeaux et panoplie aux orties. L'effet de ce style, magnifique,
pourrait se mesurer somatiquement. A la sortie, le spectateur,
rendu sans préavis à la quiétude dominicale,
bipède pensant au dos droit, a gagné plusieurs
centimètres, enjambées souples, respiration ample,
tête mobile, tenue haute, celle d'un humain rendu plus
humain, oeil vif, intelligence acérée. Il suffit
que le héros lance un noyau d'abricot par la vitre baissée
du véhicule pour que le petit projectile réduise
en miettes un tank ennemi. Economie de moyens terriblement efficace.
Rentrée parlementaire. Tous des nouveaux cartables. Barrot, avec cet air confit, confus, de prélat confondu, débit mouillé. Quelque ressemblance avec Trintignant, qui serait passé du petit séminaire à la rue de Lille. Je m'attends toujours à ce qu'il sussure quelque chose comme "mais vous êtes tout excusé, c'est bien la moindre des choses je le crois volontiers, bien au contraire!" Bizarre, cet homme. Debré au chrono, pas le temps de prendre la parole qu'elle est déjà coupée par des questions insidieuses, pas le temps de répondre "Mais je vous en prie cher collègue" que le temps s'est déjà écoulé. Le temps pour un oeuf frais de petit format de cuire à la coque juste ce qu'il faut pour que la mouillette s'y colle sans difficulté majeure. C'est aussi le temps pour que la baudruche portant en exergue la tête d'Arafat (sortant regonflé des ruines?) survole Jérusalem et ses coupoles d'or, narguant l'ennemi israélien en sa suffisance. Quelle réaction de Sharon à ce film de d'Eila Suleiman? Il fait comme s'il n'existait pas? Comme si rien de ce film, ni le fond, ni la forme, n'avait la moindre importance? Comme si les Palestiniens, Ramallah, Arafat, les autres depuis toujours n'existaient pas, ce qui, finalement, arrangerait tout le monde. Deux minutes trente, c'est le temps nécessaire pour aller jusqu'à la Seine, dont je n'ai jamais connu le débit de façon précise ni péremptoire. C'est le temps pris par Delanoë pour rassurer son entourage et demander instamment que la nuit blanche, du long couteau, continue comme si de rien n'était. C'est assez, deux minutes trente pour
que Bush déclare au monde attentiste que sa patience a
des limites et qu'il faut à toutes fins utilles, préventivement,
anéantir le régime de Bagdad. Débat sur France-Culture avec Edgar Morin sur un terme médical utlisé pour définir le conflit entre Israël et la Palestine. "Cancer et métastases". Suit une ahanante justification pour "conceptualiser" la métaphore. Le cancer ronge, rogne, s'étend. Malaise, je trouve l'image fausse. Quelle chimiothérapie, quels effets secondaires, l'image ne colle pas à la situation. Origine du conflit. Le mot "conceptualiser", dans ce contexte, autorise toutes les erreurs d'analyse, les approximations, les abus. On veut éclairer, avancer, débattre, on obscurcit. Où veut-on en venir? Résoudre. Dissoudre. Pulvériser. La poudre. Clichés, une véritable poudrière.Une solution? Le mot "Shoah". On en parle. Et les mots "Sabra", et "Chatila"?* Partage de Jérusalem. Et ainsi de suite. Plus le débat s'enlise, moins il est dit quelque chose sur quoi que ce soit. Rien n'est à conceptualiser de cet ordre là. Comprendre la fureur? Demain on rase gratis.** Le film de Paul Vecchiali "La machine"
diffusé magnanimement par la Télévision,
un miracle pouvant encore se produire dans l'air ambiant raréfié,
restitue au regard sa fonction scopique. Il ne discourt pas.
Quelques secondes suffisent pour une dernière bouffée
de cigarette, pendant que l'officier coupe le col de la chemise.
A la question du prêtre, qui propose au condamné
les secours de la religion, il est répondu "Négatif!".
Glaçant. Regards, quelques secondes, la machine kafkaïenne
entre en action. On coupe, on rince au jet. Tuyau d'arrosage.
Hier, près de la rue des Archives,
un homme filmait la pyramide des baklavas, des roulés
beiges et verts aus amandes et pistaches, les cornes de gazelle
poudreuses, les boîtes de thé à la menthe
au couvercle métallique, les merveilles d'une minuscule
échoppe marocaine. En face, la vitrine d'un magasin de
meubles modernistes, coupés au cordeau, teck, ébène,
esthétiques, ergonomiques, angles épurés,
bas, réfléchisssait la devanture brillante des
patisseries au miel, les entrées et les sorties des ouvriers
du coin venant chercher un sandwich au thon, les mouvements incessants
d'un coiffeur qui en quelques secondes taillait net la nuque
d'un homme dont je ne voyais que la moitié du crâne,
dans un linge blanc. A la radio, en arabe, Bush et l'Irak. Eclairages, obscurités, plus j'avance en âge, ou plus l'âge m'avance, plus je suis sensible à la lumière. Comment pourrait-on devenir aveugle? *Je ne trouve pas Chatila dans l'encyclopédie
des noms propres. Ce matin, sans hésiter, prenons trois objets culturels: l'un "La logique de la sensation", de Gilles Deleuze, aux Editions de la Différence, l'autre, "Massoud, 20 ans de résistance afghane", aux Editions Quai de Seine, le Troisième "brame des cerfs au lever du jour" d'une anonyme, que je nommerai par exemple AnnieX. Quelles différences? "La logique de la sensation" est la nouvelle Bible des photographes de l'actualité, celle de Libération, réfléchissant montre en main à la problématique de l'objet et du sujet en photographie. L'instantané restitue en aplat imagé la pseudo-réalité, sélective,commentaire usé des usagers d'un quotidien, d'un hebdomadaire. Que signifie dévisager quelqu'un au téléobjectif? Que signifie la même photo, prise à trente centimètres du modèle, pour le nommer selon l'appellation classique de celui qui pose passif ou actif devant l'objectif, plus ou moins complaisamment, avec ou sans rétribution, matérielle ou morale? L'une est de journaliste, l'autre d'ethnographie, prenant en compte le temps nécessaire à l'obtention symbolique d'un assentiment, d'un aquiescement, d'une relation, aussi furtive soit-elle, entre la personne prise en photo et le preneur de photo. Le prédateur, pour se reconstituer et se justifier en professionnel, aura besoin, au moins, de la caution de Barthes, par exemple.Barthes était un flâneur. Il proposait ses causeries comme autant de ballades d'amateur, si j'en crois ce que j'ai entendu, oreilles, carnets et mémoire de l'époque saturées, au Collège de France. En 1977, Francis Bacon était
encore présent à la Galerie Claude Bernard, on
pouvait le cas échéant l'interroger non sur l'immédiateté
de son regard mais sur l'urgence du "rendu" stricto
sensu. Leiris et Deleuze se sont fendus de deux préfaces
qui valent ce qu'elles valent, de l'or éditorial vingt
cinq ans plus tard. C'est réfléchissant, ça
renvoie à l'unique ampoule de Bacon suspendue dans le
vide, éclairant le lavabo de faïence, le miroir brisé,
ça renvoie à la déconstruction, à
la violence du réel, qui renvoie sans pitié le
photographe à ses objectifs. Dans le cas du deuxième objet "Massoud", de Réza, je dois noter que le jour de la sortie du livre, je n'ai pas pris, avec l'appareil jetable, la photo suivante: devant l'enfant mort, agrandi sur tirage papier, corps emmailloté de la famille Mostapha Gol, des invités échangent quelques propos anodins, conviviaux, une coupe de champagne, récipient de plastique, est posée sur le rebord de l'étagère de l'agence, à quelques centimètres du minuscule visage gris, yeux fermés ornés de khol. Une rose, offerte par l'artiste à chaque invité, a ét abandonnée là, près du verre, oubliée. Logique de la sensation. Rose fane(A), champagne tiédit (B), enfant meurt (C). Logique du temps. CBA. Cette sur-réalité mérite-t'elle d'être prise en compte, vue, rendue, donnée? Réalité après-coup fictionnelle. Une seconde après l'événement. Les mots sont là pour ça, pas pour les chiens. Lacan disait, "ils prennent tout, les miettes, des chiens!" Yves Lecerf, lui, conseillait, ou plutôt ordonnait: "attention les intellectuels sont des parasites. Ils prennent et commentent. Il faut produire quelque chose. Il faut créer. C'est la différence entre l'artiste qui fait et l'intellectuel qui ne fait rien d'autre que faire l'intellectuel, privilège social parasitant la création et la dévoyant." Faut-il envisager? **Dévisager? Empathie, sympathie, neutralité? Indifférence. Troisième objet: Brame d'automne. La photographe, amateur, s'est levée à l'aube. La photo montre l'animal de profil; les machoires béantes laissent, par une illusion mentale étonnante, entendre un cri que l'instant dans la lumière captée restitue, hallucinatoire. *Libération mercredi 29 avril
1992, mort de Bacon, le 28 à Madrid: Le peintre affirmait
ceci: "N'importe quelle image peut vous dire quelque chose
et dire aussi quelque chose de tout à fait différent
à une autre personne". Plus explicite: "Je ne
suis pas philosophe et je ne fais pas de philosophie parce que
ça m'ennuie." Le film de Rivette, "Secret-Défense",
qui pourrait s'appeler "Par la portière dans la nuit",
emprunte des trains en temps réel. Pourquoi demande-t'on
ça: "Aimez-vous Rivette?" C'est une question
qui mérite d'être posée, mais ce n'est pas
à moi aujourd'hui d'y répondre. Il y a pour ces
"fondamentaux" culturels établis, des sondages,
l'Ifop, la Sofres, des professionnels cinéphiles. Rivette?
C'est une histoire d'espionnage déprimante. Non seulement
il ne se passe rien, tout le monde est maniaco-dépressif,
dans un domaine situé assez loin de Paris, ce qui paraît
constituer la trame de l'histoire. Transports en commun, métro.
On ne sait comment, tout le monde reçoit des balles de
révolver à bout portant. On se débarrasse
des cadavres incongrus en amateur, avec désinvolture,
comme un rasoir jetable dans une piscine Leroy-Merlin. Les pistolets
sont rangés dans des bureaux dos d'âne, ou des tiroirs,
à la portée des enfants et des domestiques... L'héroïne,
Sandrine Bonnaire, monte dans le train. Petite mine. Elle n'a
rien mangé. On s'inquiète. Un peu de magnésium,
plus de laitages, régime carné. On la suit. Elle
porte un sac dans lequel il y a, en principe, un pistolet dans
un sachet en plastique, pour révolvériser le meurtrier
de son père, après le passage à niveau.
Elle ouvre le sac pour vérifier si l'arme est toujours
là. Elle est toujours là. Elle va s'enfiler deux
vodkas dans le bar du TGV, et pendant ce temps, je vais chercher
dans mon sac un excellent livre, lu et relu maintes fois, la
"chambre de Jacob" de V.Woolf. A ce moment, Sandrine
Bonnaire revient à sa place - elle n'a pas remarqué
ma courte absence- portant un verre où tintent quelques
glaçons sur lesquels elle versera la vodka, dans le meilleur
des cas. Je peux m'installer confortablement sur le siège
opposé, nous sommes en première classe, elle est
immergée dans de sombres ruminations qui creusent ses
joues et blanchissent son teint, je suis plongée dans
mon livre, pendant que se déroule l'histoire, cahin-caha,
d'espionnage, en fait, non, une histoire d'indignité paternelle,
ce qui nous mène bientôt jusqu'à minuit,
par les routes et les chemins de fer de la gare d'Austerlitz
vers Dijon, aller retour, aller en voiture, aller en micheline,
retour en moto, sans la maman, avec la maman, buffet de la gare,
changements quai B, avec la voiture du meutrier, phares dans
la nuit, on attend qu'il écrase au moins un lapin, une
musaraigne, un hérissson, que sais-je, une chenille, non,
rien ne se passe, on voudrait un hibou pour hulluler et susciter
la Sur France-Culture, présentation
d'un ouvrage de Roger Dupuis: "La politique du peuple",
chez Albin Michel, en compagnie de J. C. Martin. - "L'histoire n'est jamais sûre"
(...) "Est-ce une irruption ou la répétition
d'un passé? L'historien ne sait jamais lequel des deux
il faut dire. Car des mythologies renaissent, qui fournissent
à cette poussée de l'étrange une expression
comme préparée pour ce gonflage subit. Ces langages
de l'inquiétude sociale semblenet récuser également
les limites d'un présent et les conditions réelles
de son avenir". La Galerie Anne de V. est à l'avant-garde du
marché contemporain. Il est pourtant difficile de capter
le nom avec exactitude, inaudible sur France-Culture à
cette heure matinale, un nom comme issu du Temps perdu et retrouvé
"Millepoix, Villepoix, Mire-toi", la créatrice
d'un espace qui a fait ses preuves ailleurs, lancé et
propulsé Valère Novarina dans la stratosphère,
capteur de l'avant-garde artistique. C'est une jeune poulinière,
qui aux jarrets des jeunes examinés peut dire lequel du
haras du souffle aura, sur la longueur et dans la course et s'il
saura ou non répondre aux impératifs. A quoi
un jeune artiste de nos jours peut-il répondre? C'est
l'enfance de l'art. A quelque nécessité intérieure,
née d'une exigence formelle propulsée par une lacune
existentielle, une frustration ontologique, que sais-je, un élan
vital, quelque chose à dire, quelque chose à clamer,
à crier, à hurler, à chuchoter aux contemporains
pour que la beauté perdure? Non, un jeune artiste des
temps actuels répond ou non à la demande du marché,
aux désirs inconstants des collectionneurs, aux fluctuations
du goût. C'est binaire. Il répond ou ne répond
pas. Comment sert-il les exigences de la demande? Anne de V.
de l'avant-garde répond pour eux. Elle participe de près,
germinative, à l'idée. Ainsi, à un jeune
africain contacté la veille d'un vernissage, qui demande
ce qu'il va bien pouvoir foutre le lendemain après le
tarmac de Roissy, elle suggère une super-trouvaille, qu'il
trouve à tous points de vue hyper-géniale, il obtempère
sans difficulté, il dit oui à tout et le
lendemain même, convaincu par les arguments du lieu, de
l'espace et des "impératifs du marché",
il installe sa vidéo en boucle, là, ni plus ni
moins, dans l'espace consenti, tout se passe le mieux du monde,
dans le meilleur des mondes de la "lisibilité".
C'est un concept proche de la "visibilité".
Ce qui est visible est ce qui est donné à voir.
Ce qui est prêté à la vue de l'autre, le
contemplateur ébahi, l'amateur d'art. En fait, est visible
ce qui est offert à voir mais aussi vendu
à voir. La visibilité
d'une oeuvre de galeriste se distingue de l'exibition étalée,
programmée d'une oeuvre muséo-institutionnelle
pour le public, le tout-public éclairé, la masse,
le peuple badaud et consummériste. Le musée, lui,
exhibe à la foule Manet, ce plagieur de Velasquez. C'est
une interprétation de Manet, c'est une lecture
de Manet imposée au public. Cette foule en file
indienne est canalisée par les barrières du quai
Branly, ce qui empêche les visiteurs, grégaires,
enthousiastes et nombreux d'être écrasés
par les voitures allant promptement à l'Ouest de Paris
le long du fleuve vers son embouchure. Ainsi le visiteur de galerie
est très intéressant, dit Mme de V., il faut le
capter, à défaut de le captiver. Il est intéressant
dans le sens premier du terme, il peut apporter un certain intérêt
à plus ou moins long terme. L'autre jour, dit la dame,
tenez, pas plus tard que samedi, sortant de son bureau pour saisir
ainsi l'air du temps en ses rets, nasses, fils et capteurs de
tendance, se dégourdir les jambes, en évitant ainsi
la stase veineuse, la phlébite et l'embolie pulmonaire
dite des "galeristes", elle tombe à propos sur
un monsieur, viticulteur de son état, vêtu d'un
simple pardessus. Cet homme simple du terroir, cultivé,
a repéré dans "le Monde" un article d'Anne
de Villepoix, il est très intéressé
par la création contemporaine,
ayant par devers lui un capital et des liquidités, prêt
à investir dans la jeune création. Il ne demande
qu'à être guidé dans ses choix d'acheteur
potentiel, grand épargnant devant l'éternel. C'est
un amateur mais déjà un futur collectionneur, déjà
en veston de tweed dans le bureau et les réserves, presque
un familier des lieux. L'art est une valeur sûre,
autrement plus fiable que la terre des vignobles, qui peuvent
être décimés par la grêle, la pluie,
la sécheresse, le vent, le soleil, la tempête, l'orage,
la négligence ou le phylloxéra. "Avoir pignon sur rue": un homme, par un vent allant à 150km/h, reçoit aujourd'hui même un vrai pignon de sa maison en construction sur la tête -qui le tue net. Que représente donc, ce dimanche 27 octobre, la force du vent? Un danger mortel. Arbres déracinés écrasant les voitures. Chasseurs oubliant de se mettre aux abris, occis. Devant la Bibiothèque François Mitterand, un poteau électrique ou téléphonique est tombé, fils éparpillés sur la chaussée électrique. Des femmes voilées, dans le grand théâtre moscovite, l'une les bras croisés, mains blanches aux articulations trop fines tenant un pistolet. Que représentent-elles? Que représentent leurs seuls yeux sombres? Le désespoir de tout un peuple, les Tchétchènes. Abattues, allongées, assises, recourbées, longues, elles semblent dormir. L'une d'elles tient la tête posée sur le velours du siège de la rangée précédente. Non, la tête n'est pas retenue, elle repose, inanimée, maintenue par le dossier du fauteuil. Assiégés, les preneurs d'otages ont été tués lors de l'assaut final, à l'aube. Priez, avaient-ils recommandé avant la fin aux spectateurs, bientôt tout sera fini, leur avaient-ils dit, mais dans quelle langue pour être entendus? Charlton Heston représentait Moïse jadis, dans les "Dix commandemanents" au Ciné-Palace de la rue de l' Impératrice. Dans "Bowling for Colombine", l' image de l'acteur brandissant les tables prestigieuses de la Loi est par terre, icône brisée en mille morceaux. L'homme, méconnaissable, haineux, reçoit Michael Moore, le réalisateur du film subversif. L'acteur vieilli, la démarche raide, les yeux bleus implacables, refuse de se retourner pour regarder l'image de la petite fille de six ans tuée d'une balle de révolver par l'un de ses camarades de classe, un petit garçon du même âge, qui venait d'apprendre son expulsion du logement familial. Que représente alors C.Heston? Un citoyen américain appeuré appelant aux armes les citoyens, assemblés contre le danger "ethnique", fantôme d'une peur innommable. Il était président du National Rifle Association, en application stupide de la loi qui autorise le citoyen à détenir sous son oreiller une arme chargée. Les héros sont déglingués.Violence sans métaphore. Les balles réelles logées dans la chair des lycéens de Colombine sont vendues au supermarché du coin, partout, pour quelques dollars, comme des Malabars. La peur, la violence, sweet home, douce Amérique, libre, solidaire et fraternelle sur les gazons fraîchement tondus du dimanche là-bas! Au théâtre de la Ville, Sharam Nazeri, l'Iranien, La voix du soufisme. Hafez, Rumi. A guichets fermés. Quel rapport? Aucun. *" Ne cherche pas avec les yeux
d'un aveugle ". Un polichinelle dans le tiroir c'est une histoire de famille irlandaise qui devrait à elle seule combler chez nous le gouffre de la Sécurité Sociale: infusée aux hypertendus en sachets déshydratés, diffusée quotidiennement aux harcelés moraux des bureaux en capsules génériques, recommandée aux futurs licenciés de chez Valeo, délayée en version originale dans une pinte de Guiness noire comme mon âme goudronneuse, voilà chez nous, à la portée de tous, une panacée universelle, une vraie sinécure, qu'il faudrait passer en boucle sur les panneaux publicitaires de la Ville de Paris, redonnant à tous et à chacun un viatique hilarant pour ces mornes journées. Sur la même chaîne "The van", du même tonneau de malt, du même brasseur. Sur Arte, la même soirée, un film primé au festival du Réel, une belle histoire de prêt, de poule et d'oeuf, de Claude Mourieras. Démultipliée, les yeux alertes tous azimuts, dans l'ubiquité zappeuse frénétique, il faut avouer qu'il existe d'excellentes soirées télévisuelles qui plongent dans la gratitude et le ravissement hébétés. D'autant plus que "Femmes femmes" a été diffusé à toutes les heures de la sainte semaine, cent fois bénie des dieux, qu'on a pu voir et revoir ce film merveilleux en s'étonnant à chaque fois de ne jamais s'en lasser. Et cette histoire d'homme beau photographié
tout nu qui serait, dit-on, scandaleuse, portant préjudice
au mâle attirail? Un journaliste du Monde se serait ému.
Consternations, image de l'homme bafouée, indignations
chichiteuses, objet de désirs consumméristes manipulables,
débats foireux, polémiques oiseuses. France Culture, faites-nous rêver. C'est une émission, ce vendredi matin, qui devrait emmener l'auditeur, par delà les mers et les continents, loin des contingences où nous asservit tous le quotidien poisseux. Il n'en est rien. On apprend, avec un voyageur hors pair, hors concours, trié sur le volet, une sorte de Nicolas Hulot de la planisphère, comment aller d'ici là-bas, dans le Grand Nord. Rondins, neige, Canada, caribou, chiens de traîneau, leur enfant emmené minuscule dans ces désolations glacées s'appelle Mountain, il n'attrape pas un rhume, pas une bronchite, pas une varicelle, pas une méningite, pas un furoncle, pas une bronchiolite, pas de spasmes coliqueux, pas de typhus, pas de choléra, pas de fièvres angineuses, pas de fièvres diphthériques, il n'attrappe pas froid, il n'attrape rien. Nous non plus. Hermétiques comme des palourdes. Réactivement sourds à l'appel de l'aventure médiatisée. Avec son chien, qui a un nom de chien, fidèle comme Lassie, l'enfant joue dans le blanc paradis, l'enfer glacé de Gelko, avec ses deux parents, qui le traînent sur leur traîneau pendant huit cent kilomètres, survolant les trous de glace, évitant ours blancs et humeurs peccantes, évitant les microbes inexistants, les engelures, les ennuis, la faim, l'épuisement, le découragement, la dépression, l'avis d'imposition en automne, pour rester simplement en famille, entre soi. L'impression assénée par ce type d'émission est celle d'un ennui sans fin, d'un ennnui qui confine au malaise physique, fourmillements dans les membres inférieurs, bâillements irrépressibles, démangeaisons cutanées, qui mène à la tentation de choisir France Gall, Sky Rock ou les impromptus accidentels, les menaces de bouchons d'Autoroute FM. Non, le rêve, ce must, on peut entendre ça, ce must. Des auditeurs appellent. Ils sont tous allés dans le Grand Nord en famille. Surenchère. Une dame, qui a une voix normale de pédagogue est allée aussi avec ses petits en Alaska, elle est revenue, elle aussi, saine et sauve, pour reprendre la vie où elle l'avait laissée, normale, comme un tricot abandonné sur une chaise cannée de brocante. Pourquoi ne dit-on rien, pas un seul mot sur les hommes qui peuplent ces vastes étendues? Pas un mot n'est énoncé qui indique la rencontre, non de concitoyens voyageurs évadés de nos quotidiennes frontières, nos communes limites et nos contraintes réelles, mais sur les humains qui peuplent ces terres. Terres humaines? Il faut avoir entendu sur ces mêmes ondes quelques mots rares prononcés par Malaurie sur Bach et la nuit, mots pudiques arrachés au silence du Nord pour déduire ceci: il existe encore quelques voyageurs qui savent restituer les chants, les paroles et les mythes en s'effaçant derrière les hommes d'autres cultures. Ce n'est pas le cas de cette famille aventurière qui, comme l'avoue son promoteur lui-même "réalise" un rêve. Les rêves ne se concrétisent pas. Le risque est de construire au Canada, une cabane en rondins qui s'appellerait "mon rêve", "bien gagné", "comme chez moi", "Dahlias géraniums et bégonias", un champ clos et localisé du désir, "Little mountain", du nom de l'enfant, qui est dans le Grand Nord, installé au coin d'une cheminée, dans une petite cellule familiale étroite, fermée à tout, convaincue d'être aventureuse. Nous sommes là bien près de "Nature et Découverte", dans un espace de la consommation du mieux-rêver qui incite à "faire" l'aventure comme on monte en kit une kitchenette Ikea, pour un confort optimal, aux normes édictées, rondins, neige et résineux, d'un imaginaire de série populaire, un mieux-être individuel, exigible et bientôt obligatoire.Tous, bientôt avec Nouvelles Frontières, sur les traces de Marco-Polo, sans Marco Ferreri, ce défricheur, qui lui, s'est aventuré seul dans l'au-delà sans boussole ni carte IGN. Dans ce même esprit, à
Saint Malo, la Route du Rhum. La foule, une semaine avant le
départ, est déjà là, baguenaudant
sur les quais pour s'émerveiller en grappes. Les tricoques
en alu sont là, déjà appareillés,
illuminés par des spots aveuglants. Des jeunes gens, vifs
et sportifs, grimpent aux mâts. Les bateaux s'appelent
"Bayer", "Fujifilm", "Groupama",
"Biscuits Latrinitaire", "Kingfisher". Des
pontons noirs de monde permettent d'accéder à la
zone lumineuse des stars de la voile. Le skipper de "La
rage de vivre" se nomme Loïc Pocher, c'est bien le
moins qu'on puisse entendre, phonétiquement, un signe.
A côté, plus loin, "Grain de soleil",
"Un autre regard". A quai dans d'autres bassins, d'autres
eaux, les vieux gréements, "le Renard", fantôme
de Surcouf, "la Recouvrance", le "Tolkien",
loin des "numéros un" sponsorisés, ont
peu de visiteurs. Les hôtels sont pleins, il pleut et dans
la ville intra muros, les passants arpentent la voie piétonne
dans un sens, dans un autre, avalent chauds des panini au fromaggio
et des pizzas à tire-larigot, le vendredi n'ayant pas
dans les cimetières de la Toussaint fleuris, retenu toutes
les familles venues d'Armor et d'ailleurs. Les organisateurs
ont installé de petite échoppes plastifiées,
des modules solidement fixés au sol par la municipalité,
où des jeunes CDD distribuent des pochettes de plastique,
pour quelques Euros, Spécial Ouest France et tout ce qu'on
veut savoir. Comment s'appelait, à propos, ce type d'Armen,
le ténébreux, ce "veuf inconsolé d'Aquitaine",
qui habitait seul un phare dans la tempête? Une émission
télévisée avait rompu sa solitude. Cinq
colonnes à la une? Je ne sais plus. La tour abolie! Une
femme l'avait rejoint. Début d'une aventure et fin d'un
rêve. Il s'appelle Abraham. Ce n'est pas un songe, c'est
un programme. Les phares sont automatisés. Nostalgie désuète.
Rêves réalisés: l'âge, l'oubli et l'alcool
font le reste, enterrent lentement les illusions. A Cancale, les hélicos rapaces.
Poilane, victime de son succès. Sur France Inter, un concurrent de la Route du Rhum est interrogé. C'est "musclé", dit-il*. Ah bon, "musclé?". Certains disparaissent. C'est "très technique" précise le navigateur professionnel. Sur l'échelle de Beaufort, force 12, les héros d'une aventure moderne, ce rêve ultra léger et résistant d'ingénieur, fait d'alliages modernes et d'aluminium, dématent, chavirent et sombrent, oubliant d'enfiler le harnais qui les encombre ou les entrave dans leurs gestes. La liberté n'a pas de nécessité et ne trouve plus de limite. * "Les Trois marins": "Ils
se sont embarqués, sur les mers de Hollande. La mer était
mauvaise les vents étaient contraires. Elle les a rejetés,
sur les côtes d'Angleterre. Auprès d'un vieux moulin,
moulin qui moud la lande. Et près du vieux moulin, l'étaient
trois jeunes filles. Ils se sont mariés, tous couverts
de guirlandes". (chant marin trouvé sur un carnet) Dimanche pluvieux,10 novembre, au cinéma
l'Entrepôt, festival de cinéma Iranien. J'avais
acheté à Djavad Dadsetan une guitare classique,
dans un étui neuf, jamais utilisée, désaccordée.
Aujourd'hui, ils sont tous là, des têtes, des yeux
noirs, avec ou sans moustaches noires assorties ou grisonnantes.
"I would prefer not". Je préfèrerais
ne pas (l'être). C'est une chance que je sois française,
ce qui me dispense d'être persane et ne m'empêche
pas de me sentir dans mon propre pays comme en exil, ou disons
voyageuse de notre familière étrangeté.
Qu'est-ce qui est bizarre? Une dame, haute fonctionnaire de la
Culture me disait combien j'étais bizarre à son
regard, normatif et très habitué aux nomenclatures
patrimoniales. Je lui fais préciser sa pensée.
Je lui retourne le compliment. Je la trouve aussi, telle qu'elle
est, assez curieuse, disons un peu Louis-Philipparde, pour rester
dans l'estimation, l'expertise et la simple politesse d'usage
courant. En effet, elle écrit une pièce sur Sarah
Bernard. En soi, rien de répréhensible, sinon sa
grande taille, qui, jointe à sa blondeur naturelle, la
fait indubitablement ressembler à l'idée que je
me fais de la haute-fonction publique. Je lui présente
donc un descendant assez barbu de l'acteur qui jouait avec la
diva d'antan, comment s'appelle-t'il , ce descendant, Bressy-Sully;
qui était le Marlon Brando fameux, le bellâtre de
cette époque révolue, celui qui faisait défaillir
les femmes comme des mouches. Elle trouve ce comportement étrange.
Que cache ce geste? Rien. Indifférence totale au devenir
de la pièce, indifférence absolue aux relations
Sarah-Bernardines de l'ancêtre, qui, fétichiste,
collectionne les manuscrits, les mèches de cheveux et
les épingles à chapeau de l'actrice - et de la
nouvelle dramatruge, qui cherche une posture idoine. Bref, on peut ne pas être persane et cependant rester étrangère, ce qui est un avantage et souvent pour les autres un inconvénient mineur. En quoi visiter son propre pays en dillettante peut-il paraître bizarre? Il suffit d'aller avec cette grande fonctionnaire aux sous-sols de la Samaritaine pour comprendre à quoi je fais allusion. Qui va à la Samaritaine? Les étrangers. Ainsi, j'y vais, sur le toit, pour voir le ciel de Paris et entendre des dialectes incompréhensibles, regarder les nuages futiles avec une longue vue et perdre mon temps sans compter. Cette dame, elle, presque dramaturge, va au sous-sol, où l'on vend des tables de jardin en plastique, légères, aux pieds fragiles et d'autres en teck, lourdes et livrables à domicile aux jours ouvrables. Ce que je pense de tout ça? Rien. Le teck ou l'ébène me laissent aussi insensible et réfractaire que la jambe de bois de Sarah Bernard. Ce que je fais dans ce lieu étrange? Rien. J'examine à proximité les nains de jardin en rang d'oignons et j'essaie de trouver qui se trouve vraisemblablement entre Simplet et Grincheux. Curieusement, ce sont les noms des Rois Mages qui se substituent aux gnomes bouffis et rubiconds. Après l'encens, l'or et la myrrhe dont le "parfum âcre flottait dans l'air."* "Mon point de vue est autre; ce
parterre plus ou moins attrayant par ses couleurs et par ses
formes, n'est pour moi qu'un tremplin de saut en arrière,
qu'un véhicule reculé de songes". J.K Huysmans
dans "L'Oblat"- Plon 1908 Un bas-relief de la Cathédrale
Saint-Lazare d'Autun tient suspendus, verticalement dans la pierre,
les Trois Rois sur une couche. Une couverture arrondie et nervurée
est tenue par le premier des allongés, celui qui a les
yeux déjà ouverts, pupilles creusées. Son
bras, que touche l'index pointé d'un ange, semble retenir
les deux autres compagnons de route, endormis. Ce bas-relief
s'appelle "le réveil des Mages", après
le rêve qui allait les envoyer sur les routes, guidés
par une étoile, s'abstenant en chemin de toute nourriture.
L'ange, de la main droite, désigne sur la voûte
une étoile à huit branches, ciselée dans
la pierre comme une marguerite. "La voie lactée" de
Bunuel, était considérée à sa sortie
comme une oeuvre surréaliste. Un critique de "Libération"
a comparé dernièrement ce film aux Oiseaux gros
et petits de Pasolini. J'avais le souvenir vague de films en
noir et blanc. Aujourd'hui l'herbe est vert pomme. Le Christ
change l'eau incolore en vin pourpre. Le film du poète
italien est mystique, celui de Bunuel, ludique. Le duel du Janséniste
et du Jésuite -sur les ruines actuelles de Port-Royal,
avec Laurent Terzieff, voyou céleste en pull rouge de
camionneur, couverture roulée en bandoulière, buvant
sur les feuilles d'acanthe brisées des colonnes et des
arches un bon coup de rouge- incite à une nouvelle visite
in situ. C'est à côté de Paris, à
trois pas de la maison, les ruines sont ouvertes, le musée,
une grange magnifique, est glacial. Silices et macérations.
Esprits hautains. On relit Racine avant Barthes, "Songe,
Céphise... " Dans la brume, près du cimetière
des religieuses, on prend une gorgée de vin.** * Jeudi, Paris 7, aux pieds de la lettre, lu et relu "le supplément au voyage de Bougainville", de D. Diderot. Nous vous avons donné ceci, et encore ceci, et vous vous avez fait cela, dans l'indignité. Vendredi, lycée Gabriel Fauré, aux pieds du mur, écouté musique de Fauré. Samedi, Parc de Choisy, choisi le silence. Dimanche, "L'homme sans passé".
Je reconnais là, après coup, l'oubli et le délestement,
plus que le délestage après l'envol. Reçu un brulôt de "La meute". Illisible. Soupe de pois cassés, avec quoi les casse-t'on si lisses en deux? Bénedictines armées de martelets. A Noël, penser à démazouter les 400 kms de côtes galiciennes. No dinde no famille. Coordination peu efficace des bénévoles. A G. Fauré, le professeur d'espagnol pas informé. A l'heure des portables et d'Internet fulgurants. Coordinacion. Comment dit-on "sollicitude"? Acheter100 boîtes de moules à l'escabèche, une tarte aux amandes, des surditos fondants. Anticipacion. Les vents et les marées. Lire l'annuaire en forme d'oraison. Reçu un brulôt de "La meute". Illisible A l'IMA, le rouleau manuscrit du calendrier perpétuel. Splendeur. Lundi. Comment, sous la pluie et dans le froid, la boue et le cynisme des marchés, les agriculteurs trouvent-ils le courage de ne pas s'armer? Dénégation des pouvoirs publics, qui absorbent l'action en l'approuvant. Ho annulation. Ce qui est rare est cher. Un cheval
d'un sou est rare, un cheval d'un sou est cher. Mardi, le Lion de Belfort est pris d'assaut.
Les cheminots en rangs serrés. Prise dans le mouvement.
Un barbu de Clermont Ferrand me colle sur le paletot un stick-cocard
CGT rouge, qui avec l'humidité ambiante, s'avèrera
indécollable. Cégétiste à vie, amie
des cheminots de Clermont, est-ce une vocation, un signe, tardif,
un appel, un destin peut-être? D'autres moyens pour juguler les lycéens, des barrières électrifiées, des miradors, des caméras, des chiens-renifleurs, voilà une façon élégante et fiable de résoudre les questions laissées en suspens? De deux choses l'une, où nous entrons en hibernation, boîte de chocolats près de la molle couche molletonnée de toutes les abdications, où nous lisons attentivement, loupe en main, ce qui se passe aujourd'hui, sans hâte, ni cette implication passionnelle, personnelle, projective, adolescente et qui ne justifie pas la réserve atterrée -où se tient désormais chacun(e) capable de réfléchir à la Chose Publique-. L'indignation devrait changer de registre et moduler son mode d'expression. La meilleure façon de ridiculiser la critique, ces derniers temps, est d'utiliser le terme "libertaire", qui associe la critique à je ne sais quelle réaction tardive, pubère, post-soixante-huitarde, dépenaillée, chevelue, ridicule et brouillonne. La suprême injure dans l'étiquetage, venant des gens en place. Cette polémique Clochemerlesque
contre les nouveaux réactionnaires ne présente
aucun intérêt. Aligne dans une classification niaiseuse,
germano-pratine et salonarde les avatars intellectuels. Qui sont
ces ectoplasmes vidés de leur substance? Traquez dans
ces recoins l'intellectuel, il revient au galop. Mettez-le au
défi, il est débusqué. Il y en a. IIs existent.
A ce propos, futile, voire anecdotique, Quignard allait ces temps-ci
répondre à l'invitation de l'Université,
se fourvoyer sans doute, dans le cadre des séminaires
sur R.Barthes. Il est admis qu'un Goncourt soit invité,
immédiatement après la remise de son prix, à
parler en public. Tous l'encouragent. Cette fastidieuse démarche
rompt la solitude où il se tient. Il est de bon ton d'accepter
le fait avec simplicité, de ne pas s'en offusquer et de
répondre courtoisement à toutes les questions posées,
y compris les plus insanes. "Alors, heureux?!", dit
avec ce ton de ressentiment agressif, jaloux, revenchard, mesquin,
rampant. A ce propos, je crois avoir entendu dire que les combats, au nom de la défense des animaux, pourraient être purement virtuels. Dans ce cas, voilà que surgit toute la vulgarité actuelle, qui appelle la réaction opposée. Si demain, je veux me battre en duel pour un mot de trop, je le ferai, surtout si l'offenseur est un taureau. C'est mon dernier droit. Je peux encore choisir mon adversaire. Si demain, je décide, au nom de l'honneur, de ne pas faire ceci ou cela, c'est mon ultime argument, je trucide ou trépasse. Si demain, je décide de ne pas participer à un colloque, pour des raisons qui tiennent au ridicule de la chose manifeste, je ne réponds pas. Je vais au petit jardin botanique. Quelques grenouilles vaquent. Un type me raconte cette histoire. Je
lui demande de me la donner. Il accepte. Un simple emprunt. La
voilà, abrégée: Chez les Dames de Nazareth, nous allions le jeudi après midi visiter nos Amis les Pauvres à Outreau-le-Portel. Entrées dans la maisonnée, nous demandions les tâches à commencer, et pour d'autres, de plus faible constitution, celles à terminer. Linges sales à laver et repasser, carreaux souillés, passer la wassingue, rincer à grande eau javellisée, bouger l'ancêtre, le rouler un peu de ci de là, le distrayant des eaux déversées et de mille gamineries, puis, avant de partir, nous nous enquérions s'il y avait dans le garde-manger de quoi subvenir au prochain repas. Ce jour-là, rien. Trois oignons, une pomme de terrre, une branche de thym, deux feuilles de laurier, c'est tout. "Mais c'est merveilleux, dit la soeur, de quoi faire une excellente soupe à l'oignon! Avez-vous du fond maigre?" "Certes, le fond est bon, mais c'est vrai qu'il est démuni et bien déplumé." répondit notre amie la pauvre. "Non, ne plaisantez pas, ordonna, sentencieuse, la soeur converse, un fond maigre, c'est un bouillon de viande, poulet ou jus de rôti délayé, qui fait le corps du potage et lui confère tout son arôme." Notre nouvelle amie ouvrit de grands yeux. Elle ne connsaissait pas cette subtilité gastronomique. On se passera donc de fond maigre, on prendra deux litres d'eau, qu'on versera sur les oignons rôtis dans le beurre et délicatement dorés. "Mais de beurre, point, juste un reste de végétaline rancie." "C'est parfait, la végétaline, c'est excellent, ce sont des lipides qui conféreront un bon goût de grailllon, un petit rien, un je ne sais quoi, une réminiscence de fritailleries, c'est parfait, à propos est-ce que les enfants sont allés à la ducasse de la Saint Nicolas?" Pas de réponse, deux grands yeux silencieux. "Une cuillère de farine fera un excellent liant, vous avez ça dans un pot, ma chère amie?". Non, il me reste une cuillère de tapioca. Très bon le tapioca, pour le velouté! La soeur converse était aux anges, à deux doigts, l'excellente, la sainte femme, de chantonner, dans son allégresse, la fécule perdue et retrouvée impromptu, comme les oiseaux insoucieux trouvent sous leur bec de quoi se nourrir sans tracas par les chemins vicinaux et les cailloux, jour après jour. J'étais jeune, j'étais fluette, j'étais ardente mais déjà très inquiète: "Alors, ma soeur, l'eau avec les grumeaux, avec quoi qu'on la gratine? " En quelque sorte, les Roms de Choisy,
c'est une histoire identique au fond assez maigre, une histoire
hivernale, la dernière allumette d'Andersen, la boue,
le froid, l'humidité, la misère et je ne sais quoi
qui appelle l'opulence des vitrines, la chaleur des mets, la
succulence des desserts, la splendeur des présents. Ces
Roms chassés à Choisy dont certains préfèrent
le maintien en détention plutôt que le retour en
Roumanie, sont un vrai cadeau de Sarkozy à la France d'en
bas, la France profonde. C'est son message de Noël: réjouissez-vous,
leur dit-il, vous avez, vous tous, vrais Français de France,
encore un foyer,vous avez toujours une cheminée où
s'alignent par milliers de gentilles pantoufles, vous avez par
douzaine des huîtres, vous avez, unique, une épouse,
vous avez le RMI, une prime de Noël, donnée "avec
le coeur", vous avez le poulet rôti, vous avez la
voiture à crédit, vous avez tout, vous avez la
couette, l'arbre de Noël, la guirlande alternative,vous
avez le Moka fourré à la crème noisette-écureuil,
de quoi vous plaignez-vous encore? Dans Libération, lu un articulet étrange de Gerard Lefort. Il commente une photographie de grand singe. L'animal se présente de trois quart et semble se chercher dans une glace. Le regard de l'animal est interrogateur et le journaliste lui répond. Il examine non seulement l'image mais l'humanité dans l'animal. A ce propos, Bush a parfois des yeux rapprochés. Alexandre Adler, ce matin semble dire qu'il n'est peut-être pas si bête qu'il le paraît. Là aussi, c'est une interrogation. J'y mettrais une forme d'exhortation, l'accent de la supplique, avec une nuance de mauvaise foi, une espérance vaine dans la crédulité à fonds perdus. Nous allons avoir l'analyse des conclusions rendues par les expertises sur le sol Irakien. Adler qualifie sur les mêmes ondes l'équipe d'hommes de Saddam Hussein -alignés comme des bolets champêtres, des ammanites phalloïdes vénéneuses, au garde à vous avec leur étrange couvre-chef- non d'animaux exotiques ni domestiques, non de champignons, mais, surmontés de ces fantastiques "bérets basques, de disparus de Saint-Agil". J'ai relu à propos "Le livre
des bêtes" de Raymond Lulle. Ce n'est comparable ni
à Pindare, ni à Kipling, ni à Jules Renard.
J'ai toujours été sensible à la prose des
navigateurs d'antan, des transfuges, des exilés, des héros
et des saints. Il existe à Paris un cercle des études
franciscaines, qui loin de l'hagiographie, restitue à
l'homme ce qu'il ne concède pas à la sainteté,
son humanité bornée. Ainsi, des analystes peuvent
débusquer les contradictions dans le texte et en dénuder
les fils conducteurs. Lulle a subi la lapidation. Il est mort de ses blessures en 1316. Les écrits lapidaires d'un homme lapidé, qui a trouvé le moyen de prendre le bateau après son supplice, pour venir rendre son dernier souffle à Majorque, parviennent par ces trajectoires mystérieuses du temps, à cheminer jusqu'en nos esprits modernes, aussi exigus et dépeuplés que les demeures que nous habitons. Les animaux élisent un roi, le Lion. Dans cette stratégie politique féodale, une peinture d'une finesse singulière décrit les rouages du pouvoir et les ruses humaines. Il ne reste qu'à transposer ce bestiaire dans l'arène contemporaine. J'ai pu écouter cette amusante
prestation dominicale de la Libre pensée, à la
radio, d'un anti-cléricalisme vivifiant et démodé.
Les adhérents s'attaquent aux concordats qui menacent
la laïcité de l'école. On y retrouve le goût
des bagarres d'autrefois à la récréation.
A bas l'église, à bas le Pape, à bas ce
nouvel intégrisme catholico-politique qui menacerait le
progrès. Et ces boucheries Hallal qui menaceraient l'indépendance
intellectuelle de Franprix? Il n'y aurait même pas une
seule tranche de jambon sous cellophane, noyée dans les
conservateurs! Il n'y aurait même pas un seul litre de
Sidi Brahim! La polémique enfle! Pour Noël, gagner
une île venteuse en barquasse... Dans la revue de presse chronométrée sur France Culture à 8h30 est donnée l'équivalence en biens consommables du coût d'Ariane naufragée. Pratique. En baguettes de pains, boîtes de caviar et foie gras, week-end faramineux au Kenya, Jean-Louis Ezine convertit la catrastrophe dans un inventaire absurde et drôlatique. Nous aurions tous pu aller skier à Val d'Isère main dans la main sans ce déplaisant bris de fusée avant Noël. C'est préciser la chose. C'est mettre à nu la comptabilité nationale et européenne, dispendieuse. Je n'aurais pas, de mon propre chef, mis un seul petit kopeck dans la conquête de l'espace, compte tenu des infimes probabilités de jamais me faire allunir pour les noces d'or. C'est poutant ce que j'aurais volontiers demandé à mes arrières petits enfants avant la mort. De grâce, congelez-moi et envoyez-moi derechef tout là-haut avec la cantate° numéro tant. Cherchant pendant une heure le numéro de cette fameuse cantate de Bach, je réalise ex-abrupto toute l'importance du chiffre. Sans numéro, pas de musique, sans musique pas d'élévation, sans élévation ni propulsion accélérée dans la stratosphère du corps congelé échappant ainsi à la loi de Newton, c'est la chute assurée, la débacle icarienne, la fonte soudaine des ailes, la dégoulinade navrante de la cire, l'échec de l'esprit, le corps rampant dans les sanies, le sol souillé, la fange, l'horrible Dasein et la mort. Toute la banalité humaine et son infortune. Une dame, haute-fonctionnaire à la Culture me demande au téléphone quelques chiffres inexorables: le prix d'un repas chez un traiteur du temps de Sarah Bernard et le coût d'une robe de soirée, très habillée. Je l'adresse à Prunier, le traiteur de l'élite d'antan, et la confie à la Recherche pour la description des vêtements. Melle de Saint Loup aurait pu lui donner quelques indications précises à la Télévision, sollicitée par Proust pour une question similaire, l'image la ressuscite. Très belle émission, glanée par hasard. On y voit Céleste en pleurs racontant comment, à la mort du maître adoré, elle rabat la "renversure" de son drap, comment elle tient au chaud une belle sole qu'elle lui aurait préparé pour le lester un peu et préparer ses mânes. Bref, dans le numéro 4386 de l'Illustration, du 26 mars 1926, j'apprends qu'un habit de scène peut utiliser 50 mètres d'étoffes, coûter10 000F pièce, et certaines robes de Mistinguett valent jusqu'à 93.000F. Certes entre Sarah Bernard et Mistinguett, il y a eu la guerre et l'effroi, ce qui a changé les prix des robes futiles et les chiffres de l'économie mondiale. Dans la revue de presse écrite aussi décryptée, en écoutant ces choeurs BW numéro retrouvés, on peut ainsi collecter les chiffres et les dates d'un réel implacable: Christian Jacob, Ministre délégué à la famille, a 43 ans, il s'est marié à 22 ans, après avoir quitté l'école à 17 ans, il a publié un livre en 1999, il est allé 28 fois en mission, il doit convaincre 60 millions d'électeurs, il déconne en Falcon 50 et ça peut lui coûter son ministère en 48 heures. Jusque là, rien à signaler. Tout est très normal. C'est une quatrième de couverture de "Libération" du 12 décembre, parcourue en diagonale, c'est bien le moins exigible d'une lectrice distraite. Rien dans ces chiffres et ces dates n'est de nature à effrayer le lectorat moyen. Evitons la presse économique, interdite aux hypertendus, la presse people, interdite aux introvertis émotifs secondaires, allons aux records Guiness. Victor Hugo a bénéficié de 1700 manifestations ici et ailleurs. César, lui, mort en 1998, n'aura pas pu authentifier et quantifer le nombre d'oeuvres copiées, complilées, pressées, réduites et falsifiées en quantités industrielles. Ce n'est plus un pouce moulé, mais un record d'escroqueries, une myriade de majeurs fuckers dressé dans l'au-delà. Nicolas Cage, lui, n'aura vécu que108 jours de vie conjugale. C'est peu. Mais qui est-ce? Un danseur? Non. Je ne sais pas. J'ai tort. C'est quelqu'un, paraît-il, l'ex chevalier servant de Patricia Arquette et le neveu de Coppola. Son épouse, prématurément rompue, était liée, d'après ce que je crois saisir confusément, à Elvis Presley et Michael Jackson, mais la violence des chiffres est là, dans l'inanité de l'information démultipliée, déversée danaïdale par les rédactions. Je lis et mémorise.108. Chiffre qui viendra parasiter le bon entendement et l'excellence du jugement. Ces informations excessives martelées dans une conscience molle s'engrangent et viennent, anodines, se mémoriser en lieu et place de chiffres innombrables et de faits uniques qu'on ne peut recevoir et soutenir sans ciller. Sida: 42 millions d'adultes et d'enfants
atteints. Coût minimal de la tri-thérapie générique,
20 euros par mois par personne. 70 états concernés.
La suite est effrayante, illisible. Tournons les pages en arrière:
dans l'Océan Indien 90 000 kms carrés d'îles
Maldives, paradisiaques, où fuit, prompte et vacante,
l'imagination hivernale. Un type, à côté
de chez nous, en Allemagne, en a bouffé un autre dans
une charmante maison à colombages. C'est rare, disent
les experts, dans une maison à poutres apparentes. C'est
unique en criminologie. Un Russe, le Boucher, oui, peut-être,
récemment, mais c'est assez exceptionnel, pour ne pas
inquiéter d'avantage le chaland avant les fêtes.
Les voisins vont venir témoigner. Il était si gentil,
il était si discret, il était si poli, il tondait
si bien sa pelouse, il entretenait si bien ses parterres, il
était si normal. On va bientôt apprendre qu'il venait
juste de s'acheter un appareil numérique Finecam S4 de
Kyocera pour les instantanés et les petits impromptus.
La victime était aussi très normale avant section
du membre viril, abattage, absorption, déglutition et
homophagie consentie, apprend-on parcouru de frissons. Avant
d'être découpé vif en rondelles, le type
gagnait "au moins" 5000 euros chez Siemens. Et l'attaque de l'Irak, c'est pour le 31 décembre? Un ami, revenu de Corée du Nord, grand voyageur, peu prompt à l'étonnement, peu dissert, disait de ce pays que c'était une autre planète, lugubre. Il n'en croyait pas ses yeux. Au rez-de-jardin, les baies de l'IMA laissent entrevoir parmi les derniers chalands de Noël un homme jeune qui copie* sur un cahier d'écolier des pages entières d'un ouvrage dont on ne peut déchiffrer le titre, placé hors du champ de vision, à droite. Il a pris soin de ne pas écraser la reliure neuve. * "Les jours où je sens
en moi une gêne, je me rends dans le haut de la ville,
où habitent les indigènes." Henri Michaux
"Ecuador" Au moment où Mme Bachelot peaufine un texte présentable sur les risques et leur règlementation, une émission à France-Culture ce matin alimente bien à propos le débat en cours de démazoutage. Je tente d'écouter simultanément les variations Goldberg interprétées par Glenn Gould. Cette double écoute donne un certain ton à la radio verbeuse. Les montées chromatiques, la simplicité dense et purifiée d'une note suivie d'un silence, cet agencement parfait du génie au zénith et du labeur extrême fait détecter au flux de parole voisin la juste note. La double lecture étalonne non la palabre, la parole ou la vérité du mensonge mais livre les voix dans leur tessiture, leur flux, leur rythme et leurs feintes, en les démasquant. Il y a là une technocrate de
la pensée* ingénieuse, si un tel amalgame est possible.
Cette pensée compactée est là personnifiée
par Nathalie Moriset-Ceaucusco, dont le phrasé précis,
autoritaire et positif confère un tranchant particulier
aux propos qu'elle édicte. En face d' elle, à côté,
dans le studio, peu ou pas de contradicteurs. Des débatteurs
et une présence quasi mutique, Jean.Paul. Dollé,
dont la réserve, la mesure, ici étonnent. Il n'entre
dans aucune polémique sur l'ingénierie de la nature,
il n'évoque pas J.J. Rousseau, il ne fait qu'une minuscule
allusion à Marx, il est grave, il écoute, il entend
et ce silence neutre et bienveillant, poli, dit le présentateur,
donne au débat, parallèlement à la scansion
contrapunctique voisine, un sens particulier. Il est fait mention
d'un texte d'Heidegger. Dans l'errance où l'homme est
assujetti, "manque l'ami" dit le philosophe capté
et résumé. Ce même texte avait été
commmenté par Yves Bonnefoy il y a une trentaine d'années,
avec une voix vibrante il parlait à Vincennes de l'être
au monde, l'intime de l'homme, l'être en soi devant un
auditoire réduit d'initiés. A l'époque,
j'avais écouté mot à mot ces propos qui
m'avaient sans détour amenée à lire attentivement
Hölderlin, Walser, Cingria et je ne sais pourquoi les Pères
de l'Eglise. Ensuite, j'avais trouvé ailleurs, dans la
nature, un déversement d'eaux vives pour alimenter mes
réticences. Je ne comprends toujours pas ceux qui, dans
la componction et la révérence, se réfèrent
à Heidegger comme ultime garant de vérité.
Singulièrement, je ne parviens pas à comprendre
la prétention épistémologique des généralistes
de la pensée. Ils croient pouvoir justifier non l'errance,
mais l'erreur où ils engagent leurs actes en toute connaissance
en les étayant d'un corpus philosophique. En l'occurrence
Heidegger pour évoquer Bachelot. Pourquoi pas Bachelard,
entre l'eau et l'art et le feu? C'est à la fois grotesque
et inadéquat. Citer un penseur pour justifier un technocrate
ne peut valider ses actes. Un fossé entre la pensée
et l'action. Poser les bonnes questions, comme le propose sagement,
éthiquement, ingénieusement, pédagogiquement
Mme Ceaucuscu-Moriset ne résout pas les invincibles contradictions
et ne peut prémunir le monde des effets pervers de toute
technologie. Personne dans ce débat sur le génie
entreprennarial n'ose évoquer Bhopal ou Tchernobyl. Personne
ne se risquerait à évoquer les dangers du nucléaire
alors que tout le monde redoute le danger réel que représente
aujourd'hui même la Corée du nord *mots clefs, tics et langue de bois
: transformation - culture du risque - précautionneux-
prendre soin - sens de l'habitation - fragilisation - éthique
d'entreprise - crainte des conséquences - questionnement
- finalité - " le durable c'est une chose qui ont
( !) une histoire inscrit(e) dans l'histoire - production - risque
fatal - écologie politique - écologie éthique
- réglementation - sécuritaire - le " durable
" - éducation - pédagogie forte - confiance
- modifier - éco-efficacité - orienter l'économie
- on envoie les bons signaux - questions - pointer - collectif
- pédagogie - solidarité monde trans-frontière
- nouvelles pensées dans le rapport à l'autre (
?)- invitation - "la réalité à construire,
à vouloir, c'est un travail de longue haleine" Une émission sur France Culture mardi matin met en relation la musique et l'espace dans l'architecture. C'est l'occasion rêvée d'écouter l'Art de la Fugue et d'imaginer, par les études des architectes présents, des espaces inviolés, une plaine désertique où dans un abri de pierre, enfin trouver le sommeil. Le soir-même, vers minuit, je
crois, en faisant glisser le curseur, entendre un arrangement
polyphonique dédié aux vents et aux courants marins.
Il s'agit d'une émisson médicale de spécialistes
en cardiologie: les bruits d'un coeur et les variations infinies
sur un même thème. On pourrait penser qu'il s'agit
du même homme, du même sang, d'une même vie.
Ces souffles, les martellements, les gongs, les amplitudes et
les ralentis, les premières pulsations d'un embryon néophyte,
les dernier tracé hésitant avant la ligne droite
et plate, lumineuse. Cet arrêt, définitif, ou simple
défaillance, déclenche une alarme. Comme une réponse
aux espaces et volumes musicaux du matin, parviennent à
l'oreille les souffles de la vie, les trépidations coronaires,
ses cavalcades, ses emballements, ses chutes et les silences
enfin où tout s'achève dans la mort. Le tracé
acoustique d'un battement du coeur, sa traduction sonore, le
souffle mystérieux et précis, le rythme lent d'une
marche longue apaise les mains, laissées longtemps immobiles
dans les poches d'un vêtement souple que le vent allège. Un éditorial de "Libération" déjà antique, publié après les fêtes de Noël, raconte la mort du chat de Pierre Marcel. Cette mort est décrite en creux, comme une absence calorifère sur les deux genoux. C'est aussi une façon de signifier qu'au point où en sont les nouvelles du monde, continue la ronde. Ce n'est pas "Le petit chat est mort!" d'Agnès dans Molière, mais le chat disparu de l'écrivain en voie de disparition, la chaleur modeste, rendue nécessaire, la présence minimale exigible d'un homme de compagnie. Mes deux cochons d'Inde sont également décédés, l'un à la suite de l'autre, unis sur le terre-plein du jardin comme Tristan et Yseult, remplacés par une souris mâle qui se nomme "Gwenn ha du", et qu'il faut bien libérer de sa cage la nuit : elle supporte mal la rétention. Cette réclusion peut offrir une observation expérimentalement immobile digne du plus haut intérêt scientifique : lorsque la trappe s'ouvre, l'animal, appelons-le pour plus de commodité la Bestiole ou plutôt La Bête, accomplit deux tours de piste de pur prestige, pour s'ennivrer de liberté retrouvée, ensuite, elle se niche sous le frigidaire, une grande armoire Vedette. Là, elle fait un nid, elle amasse toutes sortes de trésors, une noisette par ci, une amande par là, une nouille chinoise aux configurations sagaces d'idéogrammes, un brin de laine, devenu boulette et bientôt pelote, dans un souci d'économie, dit le syndrome de l'épargne, puis elle revient sur le dessus de mon soulier, renifle sans animosité et bientôt ragaillardie ronge tout ce qui se trouve sur son chemin. C'est ainsi qu'en l'espace d'un mois, "Gwenn ha du" , La Bête, a dévoré un chat -juste retour atavique de la prédation et vengeance légitimée- en peluche, un oreiller, a troué un plaid en mohair, entamé le Guide de Prague dans l'angle de sa couverture cartonnée, mis à mal une belle édition avec de curieux dessins de Claudel. Nous avons affiché des portraits dans tout le quartier de Gwen-ha-du, que nous appelons aujourd'hui Le Monstre et le premier habitant qui l'occit aura un témoignage de notre gratitude certaine et quelque numéraire. La Bête, d'une dizaine de centimètres, le minois rose et les oreilles diaphanes, n'a pas respecté les engagements qui l'obligeaient à regagner sa prison après s'être dégourdi les pattes. Certaine de son impunité apprivoisée, spéculant sur un sentimentalisme niais, La Bête a rongé certain fil du frigidaire, provoqué un court-circuit, un début d'incendie, la perte irrémédiable du Vedette, la ruine de la maisonnée et notre irritation. Pourtant, l'observation assidue de Gnwenn-ha-du, recommandée par Maître Dong, m'a apporté les rudiments d'une sagesse dont je saurai demain faire le meilleur usage. En effet, je n'ai pas besoin de réfrigérateur, compte tenu de la température ambiante. Je n'ai plus besoin d'aller à Prague, la Ville, méconnaissable est rachetée par les Allemands, je n'ai plus besoin d'oreiller puisque le repos n'est pas mon loisir de prédilection, je n'ai plus besoin de rien, une loque m'habille et tous se sont rangés à ce choix que La Bête nous a imposé dans son enseignement et son immense sagesse. Donnons ce qu'elle n'a pas détruit. Tout est en trop hormis l'essentiel, une couverture et une marmite. Bref, j'ai trouvé une édition
originale des Dialogues de bêtes de Colette, illustrée
par Jacques Nam. Quatre vingt dix dessins à la plume repésentent
des chats dans toutes les postures, dans toutes les positions
imaginables, ce qui est remarquable, si l'on tient compte des
moustaches et de leur configuration en quelques traitts rapides.
Cette lecture, que je trouve plaisante, préfacée
par Francis Jammes, décrit Colette comme une dame simple
et peu contournée de maniérismes mondains. Ce n'est pas le cas de Ferry, notre ministre, surpris chez Drucker en mauvaise posture. C'est une émission sur le pilotage. Le message est fort dirait Raffarin. En effet on voit le ministre, dont le père était pilote et collecionneur de voitures de course, visitant un lycée professionnel et disant cette phrase admirable, après avoir tripoté une bielle avec quelque familiarité, en prenant congé: "c'est moi qui vais vous salir les mains!" Voilà l'essence de la communication raffarinienne, le ministre qui n'a pas peur de se foutre les pognes dans le cambouis. Ce petit mot, qui n'a l'air de rien, est étudié. A côté de lui, un enfant tout petit, qui semble avoir huit ans. Il en a treize. Il a l'air déjà vieux. Il s'appelle Louis Lancien. Il voulait être footballeur. Son père l'a mis devant un piano quatre à cinq heures par jour. Le résultat de cette contrainte est là, devant nos yeux consternés, nos oreilles incrédules, cet enfant, qui a besoin de se dépenser, devrait aller prendre l'air et faire du sport, tout dans sa constitution chétive et sa fratrie écrasante, tous musiciens professionnels, incite à la pitié. L'enfant rachitique joue Chopin, comme vous et moi, le ministre lui flatte l'épaule pour le remercier et hop dehors, au turbin, gammes et la Truite de Shubert, puis les Nocturnes, puis Schumann, comme Stoléru, qui pouvait jouer de la musique devant les prolétaires, lui aussi très surdoué, très Club des Cinq, très Saint-Simon, QI hypertrophié, devant les ouvriers de chez Renault médusés. Les bonnes idées des communicants, creux comme des vases. Vient ensuite A. Jardin l'écrivain
préféré de Madame Raffarin. C'est un gentil
écrivain comme on en voit peu et surtout pas assez. Il
est positif, plein d'allant et d'idées fortes. Il fait
lire les analphabètes et marcher les claudiquants. Il
est dans la bonne voulance comme le Gouvernement est dans la
bonne Gouvernance. Il retrousse ses manches, il va à la
réalité comme on va au charbon il escalade les
obstables il n'a pas peur de se salir les mains, il a un col
ouvert sur quelques poils poitrinaires, il a une sorte de blouse
de jardinier, on est content pour lui, il a une coupe de cheveux
formidable, un gentil sourire, il dit les choses comme ça,
simplement, il ne met pas de cravate pour venir chez Drucker
parce que ça ferait endimanché, on ne voit que
ces trois boutons ouverts et pourquoi ces poils qui font poilu,
alors que Ferry, lui, arbore sous une veste noire de wek-end
élégant un pull over à col roulé
de cachemire beige triple fil, un rictus de dédain qu'il
n'arrive pas à contrôler et un tic télévisuel
étrange: Quand on le contrarie par des impertinences,
comme le fait Bruno Masure gamin ("fait-riz de Camargue!")
il ne rit pas, il cligne de l'oeil gauche, durcit et concentre
toute sa vigilance stratégique dans l'oeil droit, réfléchit
et tire à vue. C'est impressionnant, ces férocités
de castes, ces défenses instinctives, ces aveux, ces désaveux,
ces trahisons, ces pertes de contrôle, ces fautes choses
moins de pilotages, non prévus par les conseils communicants,
nourrissant notre observation comportementaliste, avant de passer
à des propos moins futiles. Françoise Giroud est morte à
l'Opéra Comique. Tous disent que c'est une belle mort.
On a évité la dégradation, l'avilissement
de la vieillesse, suggère Christine Okrent. On n'a pas
évité la chute. Tous accordent leur violon, leurs
jérémiades et la louange posthume dans la mort.
C'est très français, observe une amie irannienne.
C'est un syndrome de groupe, un syndrome obsessionnel typique
de l'hypocrite unanimité. Ovations, hommages, applaudissements,
après Pialat, détesté et craint de son vivant,
vient F.Giroud, dont je n'ai jamais entendu le moindre hommage
la semaine dernière. Dans les coulisses du gouvernement,
je me souviens très précisément des critiques
politiques et des attaques personnelles dont elle était
l'objet à chaque instant des secrétariat d'Etat
et ministère successifs. Chacun de ses gestes étaient
décortiqué et déchiqueté par les
chiens, tous ses propos étaient ridiculisés, comme
ceux du ministre de la Justice de l'époque, une femme
brune dans l'arène. Malgré son ouvrage sur la "Comédie
du pouvoir", Giroud était consensuelle et n'a jamais
boudé la connivence, la collusion avec les gens du pouvoir.
Elle n'a jamais dénoncé ce dont elle aurait du
témoigner, signant son allégeance, son ambiguiïé
et je dirais une certaine complaisance, celle de la rue Saint-Dominique
et du septième arondissement. Cette compromission signe
le désaveu intellectuel. Françoise Giroud aura
suivi de près dans l'au-delà Monique Wittig, qui
encore une fois la précède dans l'esprit, l'audace,
l'innovation, la quête et Arlette Farge, sur France Culture parle d'un livre sur les représentations de l'hystérie, sur les genres sexués. Le débat est d'une pauvreté si affligeante, convenue, conformiste, que je ne trouve même pas le courage d'en rendre compte. Est-ce moi qui devient plus exigeante ou plus effarée de jour en jour? Quelque chose dans le champ culturel s'évide preogressivement. La question du sens. Le contenu. C'est ainsi qu'on a pu entendre une émission récente d'une heure et demie sur l'échange et le don sans que jamais le mot "symbolique" ne soit prononcé. Depuis quelque temps, j'écoute attentivement ce qui n'est pas dit dans ce qui s'énonce. On entend, à toutes les sauces, tous les accommodements, le mot "rituel", tiré d'une ethnologie de bazar, comme les "rituels de la soumission" au sujet des Bourgeois de Calais, ce qui ne veut strictement rien dire. C'est à peine, si à la fin du débat, Arlette Farge suggère en trois mots apprêtés et sans conviction, qu'il faudrait aller voir, après Charcot, du côté de Freud. Tout dans cette nouvelle économie de la pensée pauvre, abolit toute question. On entend, sans que personne ne réagisse: "on assiste à une désexuation de l'hystérie?" On croit rêver. Il n'y aurait donc plus de femmes? Et la boulimie? Et l'anorexie? Et la dissociation psychique? Et le suicide? Et les troubles de la ménopause? Et la migraine? Et les lombalgies chroniques? Et les banales polyalgies qui creusent les caisses de la santé publique? A propos de l'Irak, récemment,
au Journal Télévisé de la 2, on a montré
une retraitée américaine allant, de son propre
chef, retravailler dans une usine d'armement. On la voit tenir
une arme, qu'elle fourbit de son zèle industrieux et bénévole.
Voilà ce qu'elle dit, dans la contradiction et l'acting
out : "Evidemment, je hais l'idée que cette arme
va apporter la mort, mais je ferai tout pour que mon pays ait
les meilleures bombes possibles" (s'il y a un conflit)!
Or, la bombe qu'elle tient, érectile, Après la représentation des hystéries, il conviendrait donc d'évoquer à la source ce qu'énonce Breuer sur la représentation idéogène dans l'hystérie. C'est replacer le sens logique de la cause et l'effet. Dans les "Considérations théoriques" sur l'hytérie, toutes les représentations ne sont pas idéogènes, et là Breuer fait référence à Möbius (Über den Begriff der Hysterie), en distinguant le contenu, l'affect, dans la réaction hystérique. Suit une explication simple et claire de l'économie psychique en termes de dynamique. Il ne peut donc y avoir la moindre confusion dans les concepts utilisés. L'action pathogène est ce qui produit le symptôme et non l'inverse. L'hystérie se manifeste par des symptômes dont la nomenclature évolue selon des paramètres culturels et sociaux. L'hystérie est sexuée, sexuelle, phénomène précisément étudié par Breuer et Freud avec une précision qui ne laisse aucune place à l'ambiguïté. "La représentation de l'hystérie" en termes de sociologie est un contresens. Pour revenir à la mort de Monique
Wittig, le hasard fait que j'ai acheté aux Editions de
Minuit, trop silencieuses, un beau livre "L'Opoponax"
pour l'offrir à ma fille le jour de la mort de l'auteur.
Cet achat est un manifeste contre Annie Ernaux, chantre d'une
nouvelle vulgarité du pauvre en cours de promotion, chantre
promue par les professeurs de lycée, les habitués
des salons du livre, les grands demandeurs de dédicaces,
les grands importuns et solliciteurs d'écrivains, qui
voient dans son culot Je reçois un e-mail appelant, dynamique, pour les susciter, les mettre ensemble à s'agiter dans une belle communion intellectuelle vivifiante, une saine créativité mutuelle, des travaux interactifs du plus haut intérêt. Thème retenu, exercice de style: le drapé. Un instant fermons les yeux, avant de ne pas répondre Clérambault, le photographe fou de drapé, Grès et ces choses vestimentaires parfaites. Absence de drapé chez Pasolini qui utilise le lin, le chanvre et quelque chose qui ressemble au jute des sacs de pommes de terre dans le Plat pays. Ouvrons les yeux aux Ciné-Palace de la rue de l'Impératrice, Maciste et moult peplums avec énormes lions, fibules, diadèmes, accroche-coeur et mémorables drapés de chrétiens ensanglantés dans l'arène. Rien d'autre. Allons plus loin. L'oeil se fixe sur les plis d'un lit matinal aux draps défaits. Ces plis sont disposés dans l'ignorance du drapé, ils restent dans le refus de l'esthétisme. Les mouvements du sommeil les ont engendrés Rien. Du blanc. La semaine du Blanc, déjà achevée. Si quelqu'un m'avait proposé
un beau thème comme je les adore: "le Pli",
j'aurais surenchéri sans temporiser une demi-seconde.
Sachons que le mot "plissement" est peu usité.
Plus loin dans la nomenclature, "la plie" est vite
remplacée par le mot "carrrelet", et que dire
de "la sole" qui se confond au sol sablonneux de la
Manche et du Pas-de-Calais? Le mot "plaïs", encore
utilisé pour le carrelet en 1530, il vient du mot latin
"platessa", qui en dit long sur la platitude de cet
étrange poisson au profil ingrat. Mais qui pourrait venir
m'interroger sur les plis? Personne. Des plis on va aux rides
sans transition, avec une célérité consentie.
Porte d'Ivry, je prends une photo du Maire de Paris à deux mètres du groupe d'officiels sino-français en franchissant les barrières de sécurité, de simples cordages tenus par des porteurs en costumes bleus chamarrés et brillants. Le Guen se bouche les oreilles et se sauve loin de la pétarade du départ, en enlevant, je ne sais pourquoi, sa casquette plate de chasseur des villes. Exercice utile pour prendre les photos les yeux dans les yeux d'inconnus dans la foule qui acquiescent avec un léger sourire. Un homme âgé, mélancolique, en manteau trois quart de daim, suit sa femme sexagénaire qui tient hissé haut un ballon rouge. Couleurs primaires, jaune, vert, bleu, rouge, rouge, rouge des lanternes. Bruits francs, gongs, pétards, rires de petits vieillards alertes aux fines moustaches et fines barbichettes de caprins antiques, musique des associations de vieux musiciens, jeunes enfants aux joues rebondies, fillettes hilares, bébés sortis et molletonnés. Où sont les bonzes habituels? Dans le défilé, nombreux Chinois portant sur le corps, dans l'habillement et l'allure, leur trop récente arrivée de Chine. La ville de Paris n'est pas encore entrée dans les regards et dans les gestes. Pas d'oranges ni d'autel dans l'angle de la pièce. Le coiffeur chinois est chrétien, il ne connaît pas le mot "ancêtres" mais "foutaises", il semble comprendre ce mot et le répète en égalisant la nuque. Tout ça, superstitions, billets de papier factices brûlés, foutaises, parlent aux morts, foutaises, il faut toujours négocier le prix des rites avec le dragon et la salade acccrochée à l'enseigne du magasin neuf, foutaises. Attention, lui dis-je, ça porte malheur, l'imprécation! Il rit. Dans le centre du magasin, en signe d'opulence, une grappe de raisins géante, en satin et tissus moirés beiges et pourpres. Les vignes du Seigneur. Les ouvriers sont peu nombreux, dit-il, dans le treizième. Dieu est là, dit-il en montrant son crâne, Dieu est là, dit-il en montrant l'espace couvert des Olympiades, le passage des piétons et leur mouvement vers la Tour Tokyo. Cette trajectoire de la navette spatiale,
cette chute de l'arrogance, cette défaite de la conquête,
montrée et démontrée en boucle des dizaines
de fois samedi. Madame Haigneré, triste, digne, contrainte,
porte au cou une grosse chaîne en or, comme cette chaîne
officielle des huissiers du pouvoir. Le poids du bijou ou l'obligation,
qu'est-ce qui semble alourdir à ce point les traits du
visage, entouré de cheveux gris d'une haute tenue? J'avais, il y a quelque temps, exposé un collage où l'on voyait un prêtre en chasuble lever un calice/coquetier portant vers le ciel un oeuf à la coque. Une association d'intégristes en pardessus gris m'a demandé séance tenante d'enlever ce truc dont l'exhibition offensait leurs respectables convictions religieuses. Nous avons parlé quelques minutes, les yeux baissés devant l'objet incriminé, et par respect pour les poules pondeuses et le Saint-Sacrement, j'ai ôté de la vue ce qui ne saurait se voir sans qu'on le regarde délibéremment. Les intégristes, qui s'attendaient à un débat fructueux entre prosélytes et mécréante, ont été invités sans tarder à s'occuper de choses plus sérieuses et toutes religieuses, comme la méditation, la religion qui relie et n'oppose pas, l'étude des psaumes, l'assistance aux offices, la charité appliquée, l'attitude pharisienne, la prière assidue, dite neuvaine continue en faveur de la paix dans le monde, la vie et la survie des petits enfants Irakiens en particulier. L'année dernière, il y
avait sur les murs de Paris une affiche éprouvante, Bigard
en slip, ou les gonades en gros plan d'un descendant supposé
du sapiens. Cette année, avant la saison des cerises,
nous avons du même humanoïde complaisamment testostéroné
une affiche mal identifiée qui représente un être
vivant, désexué, au demeurant bipède, connaissant
à peine la station verticale. Il semble tituber dans l'imbécillité
ambiante. La légende ne dit pas si c'est un homme, je
veux dire un humain. Ce n'est pas non plus un animal. L'être
porte une perruque de carnaval, celle d'un néandertalien
aviné. Ce n'est pas Bigard en personne, comme on aurait
pu le penser au premier coup d'oeil averti. Pourtant, la musculature,
la veulerie des expressions, la hideur de la créature,
les poils, tout, l'ensemble et chaque détail pourrait
laisser deviner le sexe de l'être, qui, s'il est besoin,
et par mesure de protection, reste caché par un panoncule
représentant, de loin, les lobes d'une moule espagnole.
Il s'agit donc d'un travestissement, d'un tronquage, d'une mascarade.
On a compris, Bigard, qui fait salle comble, est un militant
anti-pollution, anti mazout, il soutient d'un zèle mercantile
et publicitaire sans répit la production menacée
des bivalves de Galice. C'est bien. On applaudit. On le félicite.
Nous sommes toutes galiciennes, et même gallinaciennes,
s'il en est ainsi. J'ai fait part de mon approbation à
une cinquantaine de mes soeurs, consoeurs, collègues,
amies, professeurs, élèves, camarades, travailleuses,
prolétaires, mes soeurs, à d'autres, ma mère
d'ailleurs, à d'autres encore, des vendeuses et des vendues,
des écrivains en herbe et d'autres confirmées,
des victimes pâles, des vaincues ataviques et des triomphales
en triathlon culturel, des analphabètes séniles,
aiëules grandes-bourgeoises, grands-tantes ovarotectomisées,
cousines monocéphales, copines ambidextres, ennemies aux
têtes réduites, toutes m'ont signalé une
petite erreur, mon erreur, un petit détail. Ce n'est pas
une moule niaise ou portugaise, c'est un sexe de femme. J'ai
dit, non, ce n'est pas possible, ça ne ressemble pas du
tout, venons-en au fait, sans tergiverser, regardons ensemble
et l'une après l'autre, à la loupe, comparons à
l'ex-tableau de Lacan "l'origine du monde" peint par
G. Courbet et largement exposé au Musée. Effectivement,
munie de cette reproduction, nous avons comparé, mesuré,
millimètre par millimètre, le panneau des métros
pour arriver à la conclusion qu'il s'agissait là
d'un objet non identifié et non identifiable, mais certainement
pas de l'origine du monde. En effet, qu'est-ce que c'est que
ce truc? Ce ne sont pas des testicules, j'en ai déjà
vu. Nous avons dû jadis étudier dans nos jeunes
années la reproduction sexuée des humanidés,
et particulièrement celle des primipares, c'est très
différent, il y a parfois chez le mâle deux apprendices
purement décoratifs, objets de simple parade, parfois
non, sciemment utilitaires comme à la guerre. Nous avons
récemment étudié les canaux afférents,
le rôle de l'hypotalamus dans toute l'affaire, le jeu subtilement
hormonal, la vascularisation, la représentation subjective
de la sexualité, le rôle de l'endogène et
celui de l'exogène, le naturel et le culturel, nous avons
lu F. Lhéritier, Lacan et l'imaginaire, le Phallus, la
perversité, tout le toutim, et j'ai pu apprendre et comprendre
sur le tas que ce n'est pas une mince affaire chez les détenteurs
d'une telle quincaillerie. Cette chose non identifiée
sur l'affiche n'a pas de paires symétriquement apposées
comme des appliques de Buren et n'est pas garnie d'un appendice
de plomberie, central, parce que placé au mileu, dit pénis.
Ce n'est donc pas un sexe d'homme. La question reste entière.
Qu'est-ce donc? Nous sommes toutes arrivées à la
même conclusion. C'est un panneau qui cache et qui signale
quelque chose, un sexe d'homme, en induisant en erreur le spectateur,
le voyageur, la voyageuse, de telle façon que celui ou
celle qui ne peut, ne veut, ne s'autorise pas à regarder
franchement l'affiche se pose la question, superfétatoire
: mais qu'est-ce que c'est que ce truc, ce machin bizarre, ce
n'est quand même pas ça? Turbulences en cours |