"à toute liberté son poids de courage"*
Il m'est impossible de parler d'art sans parler de liberté.
Je salue à ce propos ceux qui ont ouvert à tous les "star gates" du Net, portes virtuelles sur un monde où modéliser l'utopie et la mettre en libre circulation.
Ipso facto, ils en sont les concierges et, tenus pour responsables des actes de ceux qui passent, à minuit, déposer anonymement des paquets suspects, des courriers infamants, ou des rats crevés dans le casier à courrier, ils finiront par mettre la clé sous la porte. Encore une qui sera claquée au nez des hommes libres, laissant agir entre eux, au nom de la loi des trusts commerciaux, les marchands du temple des illusions.

Avancer couvert d'anonymat pour transformer, au nom de la liberté, des espaces réputés démocratiques en espaces de non-droit, on a peut-être déjà vu ça. Mais on n'a jamais vu une loi suppléer au sens commun ou à la générosité pour enrayer lâcheté et hypocrisie. Il faudrait enfin dépasser le stade du "pipi-caca", dans l'exercice de la provocation comme de la répression. Guérir nos facultés de dérision, sclérosées en manières intello-artistiques, pour aller au delà de contestations dont les moyens d'action ont supplanté le but.

L'Internet ne peut prétendre, à mon sens, constituer un espace de citoyenneté planétaire sans garder portes ouvertes, grâce à un code de conduite qui rende chacun suffisamment responsable pour instaurer la confiance nécessaire à toute convivialité, même si cela semble inconciliable.
Car liberté égale courage.

Investir un territoire, c'est en créer la culture au jour le jour: l'Internet, ce doit devenir aussi simple que d'attraper un outil pour créer. Pour inventer autre chose qu'un catalogue VPC géant où montrer à la planète entière des Egos gonflés comme des baudruches, présentés comme des produits d'entretien.

Il aura fallu d'abord échapper à la fascination exercée depuis la fin du siècle dernier par la
Mégamachine Progrès, ou "actualisation illimitée du possible",
ainsi définie par Gilbert HOTTOIS. L'Internet n'en est que l'un des derniers avatars, une mégamachine reliant entre elles des milliers d'autres petites machines, qui font corps avec leurs machinistes. Configuration de poupées gigognes en "rhizome", arborescence de "Machines Célibataires", définies par DELEUZE et GUATTARI comme "surfaces d'enregistrement, corps sans organes".

Une Machine Célibataire c'est un système séparé de la vie
La pensée, l'art, la mode, l'économie entre autres, fonctionnent ainsi, machines fascinantes certes, mais qui tournent par elles-mêmes, pour elles-mêmes et en elles-mêmes. Elles portent au sein de leurs rouages étincelants, couleur de vie en trompe-l'oeil, la mort des choses enregistrées, pour toujours, sous leur forme la plus parfaite. Cette religion à extases cathodiques, à désir d'ersatz, fanatisme du virtuel-mieux-que-le-réel, constitue le vrai danger de l'Internet, sans commune mesure avec celui que représenteraient toutes les prises de liberté individuelles réunies. D'aucuns y voient la fin de l'art, c'est le sens caché (?) d'un discours selon lequel tout a déjà été fait, a déjà eu lieu, etc discours critique qui, au comble de l'aberration, finit par vanter la compilation aseptisée, estampillée marchandise de haut niveau, muséo-momifiée -que la mort est jolie!- au détriment de la chair et du vécu: la vie c'est sale, ça pue, ça suinte, ça grouille, ça colle, c'est laid, c'est kitsch, bref, c'est pas tendance.

Mais, ouf!
Les Machines Célibataires fonctionnent au courant alternatif de l'attirance-répulsion.
On peut donc les rendre "désirantes". Comment? En les rendant "folles". Un grain de je-ne-sais-quoi qui détraque, fait le déclic, produit l'éclosion d'un nouvel imaginaire. Ce grain de beauté délicatement introduit, le démiurge n'a plus qu'à attendre que les choses s'accrétionnent autour. Et hop! Une nouvelle réalité polymorphe et changeante se met à germer.

"L'huître, si belle soit-elle, ne peut arrondir sa perle
sans un grain de hasard"*
.
Ainsi soit-il de l'Internet où les artistes démiurges ne peuvent que connecter la vie et inventer la fête.
©May Livory 99, texte de la conférence en tant qu'intervenante au Sénat lors de la fête de l'Internet en 1999.
*proverbes du Shukaba

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