Bruno EDMOND, extrait de Le Voyage du Dité

chap. 73 A propos de larmes

Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), auteur des fameux aphorismes a, dit-on, décrit 62 manières de s'appuyer la tête sur la main.
Armé de tant de figures de la mélancolie combien d'autres images des effondrements de l'âme le bossu de Göttingen eût-il décrit s'il se fût trouvé, à bord du Dité, face à cette diversité noire qu'offre les folles et les fous ?
Au XVIII e siècle le Dité était haut navire à voiles, était vaisseau de bois. Au XVIII e siècle, à bord du Dité, les folles et les fous étaient individuellement enfermés dans des cages arrimées de part et d'autre d'une vaste salle ne comportant ni murs ou cloisons de séparation. Siècle des lumières cette époque est aussi l'ultime véritable siècle de la circumnavigation, des dernières grandes découvertes, des terra incognita dévoilées, des îles vierges abordées. Temps des Lapérouse, des Bougainville et des Cook où sur le bleu vide de la mer surgissent et se tracent les lignes de rivages et de caps, se clôt la cartographie du monde. Espace temporel aboli à travers lequel les marins partaient accompagnés de savants, de botanistes, de géologues, d'astronomes, d'hommes de lettres, de dessinateurs et de peintres ; dans lequel les navires revenaient chargés des cales aux ponts, de plantes et de fleurs, d'arbres et de fruits, de terres et de pierres, d'animaux morts et vivants, de tambours et de masques, d'hommes et de femmes aux corps nus ou vêtus de fleurs et de plumes ainsi qu'êtres intermédiaires, disait-on, de la nature et de la civilisation, créatures-spécimens oubliées de la chute, pensait-on, retrouvées souriantes sur les confettis de l'Eden. Temps où encore au centre de la Prusse, Georg Christoph Lichtenberg, comme longeant solitaire l'île de la mélancolie décrivait ces 62 manières de s'appuyer la tête sur la main.
La beauté, le diable et la folie sont insaisissables, affirme le proverbe. De même manière, par quel bout saisit-on un couteau sans lame auquel manque le manche ?
Inventeur de ce surin diabolique, ou tout au moins non préhensible, Georg Christoph Lichtenberg n'est-il pas de ceux qui eussent su saisir l'insaisissable folie ? Mandé pour ce rare talent et embarqué en ce XVIII e siècle à bord du Dité avec mission de décrire, tel dessinateur naturaliste, les différents états, postures et attitudes des folles et des fous, qu'eût choisi de décrire Lichtenberg le sensible, Lichtenberg le lucide ?
Car Lichtenberg eut choisi. De ces mystérieux et inquiétants territoires l'écrivain eût sans doute écarté de ses descriptions, les explosions et manifestations de violences. Certes la lucidité de l'immuable professeur de l'université de Göttingen lui aurait fait témoigner de ces déchaînements inhérents à l'état de folie mais cette même lucidité sensible de l'immuable hypocondriaque de Göttingen aurait aussitôt fait remarquer que la violence n'était que la partie immergée, spectaculaire, de l'iceberg du haut mal et ne striait la vie des folles et des fous qu'en de brefs et sporadiques instants.
Arpentant carnet de notes à la main l'allée centrale bordée de cages, l'écrivain eût noté que plus que cet enfer de cris, de blessures et de sang, la véritable damnation se tenait dans cette quasi éternité de silences, de prostrations, d'immobiles, cerclant les corps des folles et des fous comme la pupille dilatée d'un oeil épouvanté. Alors il eût parlé des larmes et Lichtenberg eût décrit 62 manières qu'ont les yeux de pleurer.
Regarder, observer, voir ou le trident de la description. Devenir un athlète du regard tel est l'étrange but de ceux désirant acquérir capacité et donc charge de décrire. Long chemin d'exercices où l'on voit la raison s'accoupler au sensible, l'apprentissage à l'intuition, la distance à l'empathie ; où il se découvre que la concentration est lame à aiguiser chaque jour, que la réussite est construite par l'échec, que la fatigue est rat rongeant sans trêve les ligaments de la joie. - Apprends à voir, décris ce que tu vois, fais images du réel. - répètent tendres et inflexibles, s'il y a maître, les maîtres aux disciples - Car pour décrire ce qui est, il te faudra, en toi et hors de toi, être ce tendre, cet inflexible. - Enfin, l'oeil musclé, forgé pour l'attention, de quelles manières, ici, à bord du Dité, procédera le descripteur posant ses yeux de hibou sur les yeux noyés de larmes des folles et des fous?

Parenthèse.

Entre le XVIIIe siècle, vaisseau de bois, salle commune et cages, et aujourd'hui, paquebot d'acier et cellules-cabines, les folles et les fous pleurent-ils de même façon ?
Poussant plus loin : comme habits, corps, faces et dents, y eut-il évolution des larmes ?
Ainsi, comment pleurait l'homme de Lascaux ? L'enfant platonicien d'Athènes ? La belle lyonnaise ? Le serf de Montargis ? L'encyclopédiste de Langres ? Tout à la fois se déplaçant dans et hors du temps, pour gagner l'étrange présent et les terrains de l'espace, est-il possible de découvrir ou de penser à des larmes culturelles, des sanglots géographiques ?
Les Inuits pleurent-ils pareillement que les Touaregs ? L'Amazonien que le Mélanésien ? Religieusement, climatiquement, existe-t-il des peuples sans larmes, des chagrins secs ou à l'inverse des communautés cataractes, des âmes torrents ?
Ainsi, puisque Inuit, quel est l'influence du gel sur les pleurs ? Par grand froid que fait l'Inuit de ses larmes ? Par grand froid l'Inuit sait-il ne pas pleurer ? Idemmement, puisque Touareg, l'homme du désert contrôle-t-il douleur et malheur pour que l'eau des larmes reste en lui ou, à contrario, provoque-t-il malheur et douleur afin que l'eau des larmes désaltére ses lèvres ? Philosophiquement, lorsque sagesse ou stoïcisme sont construits, peut-on ne pas pleurer lorsqu'on a envie de pleurer ? Et que signifie, pleurer, s'il y a rites, cérémonies des larmes ?
Est-ce imagination factice, ne témoignant d'aucun réel, que supposer tribus désignant d'entre les siens, individus chargés des pleurs de la communauté ? Avec ces êtres pleurant pour tous, codes, règles et tabous peuvent-ils ne pas surgir et établir interdiction pour tous les autres de verser larmes ? Au sein de ces tabous, qu'advient-il des déviants qui ne sauraient pas ne pas pleurer, des impies pleurant par sacrilège ? Quand aux prêtres des larmes, ces hommes pleureurs, pleurent-ils entourés de tous les membres de la communauté, accompagnant la chute des larmes d'une gestuelle sacrée ou au contraire s'éloignent-ils en quelques lieux secrets et interdits, pleurant solitaires dans le cercle d'inaccessibles clairières, entourés des grands arbres comme des ombres des âmes ? Si, sur un sol de sable, une arène poussiéreuse de terre sèche et jaune, les larmes tombant au sol font des taches qui en s'évaporant dessinent mouvantes images de figures et formes, qui interprète ces signes ? Tout au contraire, existe-t-il le peuple pleurant collectivement à dates fixes ? Aux équinoxes ? Aux pleines lunes ? Aux surgissements des grandes constellations ? Au premier sang des frêles vierges ? Quel voyageur croisera sur les routes et les sentiers du monde, cet homme portant, nous dit-on, de village en village, de funérailles en funérailles, de grands bocaux remplis de larmes ? Riches ou pauvres, croyants ou athées, forts ou faibles, citadins ou ruraux, industriels ou primitifs, ascètes ou luxurieux, vieux ou jeunes, idiots ou subtils, beaux ou laids, aimés ou sans amour, valides ou infirmes, martyrisés ou protégés, raisonnables ou déments, peut-on croire à l'universalité shakespearienne de la souffrance et du malheur, des sanglots et des larmes ? Et si voyant enfant chinois, malien, finnois ou péruvien pleurer sous mêmes gifles, coups, chutes ou menaces, nous répondons : « Oui, je crois à l'universalité de la douleur », où sont à classer les êtres tels bourreaux et tortionnaires que rien ne fait jamais pleurer ; en quels chagrins ranger ces victimes que plus rien ne peut faire pleurer ? Dans le grand livre des larmes est-ce 62 millions de manières qu'ont et qu'ont eues les hommes de pleurer qu'il faudrait parvenir à décrire ? Ou est-ce plus, exponentiellement plus ?

1- Larmes de jour.
2- Larmes de nuit.
3- Larmes de l'éveil.
4- Larmes du sommeil.
5- Larmes conscientes (où le pleureur sait qu'il pleure).
6- Larmes inconscientes (où le pleureur ne sait pas qu'il pleure).
7- Larmes coulant des paupières grandes ouvertes.
8- Larmes coulant d'entre les paupières fermées.
9- Larmes rapides.
10- Larmes lentes.
11- Grosses larmes.
12- Petites larmes.
13- Larmes abondantes.
14- Larmes où le corps est en mouvement.
15- Larmes où le corps est immobile.
16- Larmes avec postures corporelles.
17- Larmes sans postures corporelles.
18- Larmes silencieuses.
19- Larmes bruyantes.
20- Larmes avec cris.
21- Larmes avec plaintes.
22- Larmes avec mots et phrases.
23- Larmes accompagnées du souffle d'une forte respiration continue.
24- Larmes accompagnées du souffle d'une respiration saccadée.
25- Larmes où la bouche est grande ouverte.
26- Larmes où la bouche est fermée.
27- Larmes où les dents mordent la lèvre inférieure.
28- Larmes où les dents mordent la lèvre supérieure.
29- Larmes où la langue mécaniquement de gauche à droite lèche les larmes.
30- Larmes où la bouche tremble.
31- Larmes où les dents s'entrechoquent.
32- Larmes avec grimaces.
33- Larmes sur visage impassible.
34- Larmes où la bouche bave.
35- Larmes où les dents mordent la peau de l'avant-bras.
36- Larmes où le pleureur est allongé.
37- Larmes où le pleureur est assis.
38- Larmes où le pleureur est debout.
39- Larmes où le pleureur s'adosse à un mur.
40- Larmes où le pleureur appuie son visage contre un mur.
41- Larmes où le pleureur pleure silencieusement en dormant.
42- Larmes du sommeil sans rêve.
43- Larmes où le pleureur pleure en criant dans son sommeil.
44- Larmes du sommeil traversé de cauchemars.
45- Larmes avec rires soudain.
46- Larmes avec chantonnement de berceuses.
47- Larmes avec balancement avant-arrière du buste.
48- Larmes où le dormeur ouvre brusquement les yeux et pleure.
49- Larmes où le pleureur marche de long en large.
50- Larmes où le pleureur marche circulairement.
51- Larmes où le pleureur se masturbe.
52- Larmes où les jambes tremblent.
53- Larmes où le pleureur enfouie sa tête dans le matelas.
54- Larmes où le pleureur regarde fixement devant lui.
55- Larmes qui s'amoncellent en bord de paupières.
56- Larmes tombant au sol sans avoir coulé sur les joues. (Directement sur le sol.)
57- Larmes essuyées par la main grande ouverte. (Tous les doigts étant écartés.)
58- Larmes où le pleureur prend sa tête entre ses mains.
59- Larmes où le pleureur frappe sa tête contre un mur.
60- Larmes où le pleureur pose sa main sur son cur.
61- Larmes où le pleureur appuie l'extrêmité de ses doigts sur ses yeux.
62- Larmes où le pleureur presse ses poings sur ses tempes.
Etc Etc
Larmes où le pleureur se serre entre ses bras.

droits réservés, édition en ligne Barde la Lézarde dans le cadre d'ANADIPLOSES, décembre 2009
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