L'expo est chez la concierge
Depuis dix ans, une loge sert de lieu
de création expérimental. Une façon de rendre
hommage à celle qui y vécut.
Vous pouvez toujours
la chercher dans les escaliers, au fond de la cour ou sur le
pas de la porte. Véritable Arlésienne, la concierge
du 14, rue du Pont-Neuf n'existe désormais plus que dans
votre imagination. Dans sa loge, pourtant dûment indiquée,
pas de balai, de casier à courrier, de produit qui fait
briller, ni de trousseau de clefs. Mais des peintures colorées,
des galettes de journaux compressés, des poèmes
prêts à être déclamés... A l'origine
de cette transformation, May Livory, graphiste styliste et habitante
du 6e étage. D'une voix douce, presque hésitante,
elle raconte la triste histoire de cette gardienne, fidèle
au poste depuis cinquante ans. "Un soir de Noël,
ses enfants l'ont fait interner parce qu'elle mangeait du papier..."
En mémoire de cette femme émouvante, qui eut "une
vie de chien", May et son mari architecte transforment son
studio de 10 mètres carrés en lieu d'exposition
expérimental. Depuis 1994, la Loge de la Concierge attire
peintres, écrivains, poètes, graveurs, musiciens
ou conteurs, tout en publiant ponctuellement des fanzines et
de petits livres (via le collectif Barde la Lézarde).
Perchée au 1er étage, elle est disposée
en L -"une antichambre et un couloir initiatique".
La pièce se veut une caisse de résonance de la
rue: les murs marouflés sont "tatoués"
d'empreintes de plaques de gaz, d'égout ou de pavages.
La disposition des oeuvres est sobre. "Nous refusons la
scénographie à la mode, explique May Livory, car
les visiteurs s'y perdent: ils ne savent plus s'ils sont dans
une galerie d'art, chez Colette ou aux Galeries Farfouillettes!"
Les artistes exposent seuls ou en collectivité. En groupe,
ils doivent s'inspirer de mots-clefs imposés ("portraits
fictifs", "empreinte labyrinthe", "l'ombre
et la mue"...). Après les pastels de Jean-François
Méchain, voici les "collages et triturages"
de May Livory et Isabelle Dormion*, qui se demandent "comment
digérer l'actualité".
Un poil confiné dans ce
petit espace, l'art a parfois tendance à déborder.
"Il y a quelques années, le directeur du théâtre
de Malakoff a lu un court texte "J'aime les escaliers',
dans l'escalier de l'immeuble, devant quatre-vingts spectateurs
massés dans le hall." Un happening culturel pas
franchement du goût des voisins... "En pleine lecture,
un couple est rentré de vacances avec ses valises à
la main, poursuit la tenancière de la Loge, et
a bousculé tout le monde pour atteindre sa porte. De toute
façon les habitants de l'immeuble nous rejettent. Pour
eux, l'art est un délit, et nous sommes une pustule à
éradiquer!" En attendant d'être délogée,
la concierge virtuelle tient bon, fièrement, sans solliciter
de subventions. En hommage à son modèle réel,
héroïne du quotidien qui n'aimait rien tant qu'on
lui fasse "compliment de son escalier".
Laurence Le Saux
Télérama Sortir N°2857
13 octobre 2004
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