Turbulences, du 3 septembre 2003 au 26 janvier 2004

expérience en forme de journal, débutée le 7 septembre 2001
par Isabelle DORMION, dans le cadre de Paroles d'Indigènes sur Shukaba.org .
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Connivences et chuchottements, Isabelle Dormion, 3 septembre 2003

Une amie non iranienne, normale, quoique leader sexagénaire charismatique d'une résistance occulte, me suggère de réaliser une immense affiche où seraient rassemblées, collées, du berceau à la chaise roulante, les deux mêmes individues, de l'enfant choyée, enfançonne neuve et rose, enveloppée dans des couches fraîches et fleurant bon le seringa, tétant les breuvages vitaminés tous indispensables à sa future, chère croissance cérébreuse et spinale, à son épanouissement choyé et chronométré par une armada de pédiatres tous dévoués à la précieuse, divine mission, et une horrible vieille édentée de Goya, une décrépite incontinente, oubliée là en Sénilité par le destin, dans l'inaltérable, l'inextinguible solitude de la chose éjectée, du simple déchet. Les surplus. Les surnuméraires. Celles qui restent. Elle précise qu'il faut «en rajouter une couche». C'est peu dire. Il faut, si besoin est, dire jusqu'à saturation du sens: «c'est la même! Le bébé, joli, c'est la vieille!» Je lui rétorque que dans ce cas, c'est à elle de s'y coller. Je ne vois pas, et ce que je ne vois pas, je ne peux pas le faire. Surtout je n'aime pas qu'on me suggère, en service recommandé de la Cause. Je pense plutôt à autre chose, une autre histoire, vraie, celle d'une fille, devenue hémiplégique après une rupture d'anévrisme, me racontant comment deux jeunes l'avaient au crépuscule tabassée dans le métro. Devant ma réaction bizarre, qui était de lui demander froidement les détails de l'affaire, la tête qu'ils avaient, leurs habits, comment ils s'y étaient pris, les gestes, le ton de la voix, l'accent, les mots employés, elle s'est mise, malgré son handicap, à tenter de mimer l'agression, et devant mon insistance, mon effarement, ces questions déplacées, où, quand, comment, leurs cheveux, leur voix, les paroles, dégage de là connasse, bouge ton cul salope, devant mon hilarité incongrue, cette amie s'est mise à rire aussi. On cogne bien tous les jours -gratos- les hémiplégiques au portillon, pourquoi donc ceci et pas cela?

Une amie iranienne raconte avec des détails sordides une anecdote concernant le milieu de la télévision, qui ne fait que vérifier les pires pré-supposés. Dire ou non? Dans ce cas précis, c'est à la seule victime d'avoir ce courage-là, spécifiquement juridique. Certes, si on peut l'aider, on le fera. Les règles en usage dans ce milieu admettent, exigent le silence. La fille, si elle ne dit pas ça, est complice. Si elle parle, elle est grillée. Elle doit donc choisir et je ne vois pas qui l'inciterait à se suicider professionnellement, si jeune, si belle, sinon une raison supérieure venant réparer le préjudice subi. Or, ce préjudice - communément admis par les pratiques sur moquette pure laine, par les murs, les tics érectiles, ces mauvaises habitudes en usage- s'il est décrit en détails, fera rire tout le monde et ridiculisera, non les impétrants, mais la victime seule et pestiférée. Je suggère de dénoncer le fait, de façon biaisée, si j'ose le i, cette seule voyelle annonée, pour dire la chose, anodine, c'est-à-dire commune, banale, banalisée, le petit et le grand forfait anonyme.

Un type, un journaliste, un voisin de vacances, raconte une anecdote drôlatique, sans doute vraie, vraisemblable, sur Mitterand, un secret d'alcôve de polichinelle. J'imagine le scandale, malheur à celle par qui le scandale arrive, le roi est nu, Mitterand en peignoir de boxeur, pieds nus dans l'antichambre, sans même tenir compte de ce fameux problème de prostate d'état. Son pouvoir de séduction légendaire, très littéraire, en prend un sacré coup, posthume. Le pouvoir régalien. J'imagine la proie, très prestigieuse, cherchant l'issue de secours, la porte dérobée, appelant la sécurité, repérant les alarmes, comptant les pots de fleurs, les allées, les troncs d'arbre, les ifs et les buissons taillés droit, la grille, les machins électroniques, etc

Une dame, une amie, âgée et oubliée de chacun loin de Paris et de tous pendant l'été, me dit que personne ne se serait inquiété de sa disparition, si la canicule l'avait, elle, décimée. Pendant une heure, elle, Mme X, appelons la donc Simone Bidule, dans la foulée, pour plus de familiarité et une certaine proximité conviviale, Simone, connue, vieille, oubliée et donc anonyme, qui a longtemps été fréquentée par les meilleurs cerveaux de Paris, en vient avec distinction à me faire préciser, entre deux mots, le moindre: culpabilité et irresponsabilité. Incriminer les autres. Les attaquer bille en tête. Frontalement. Imprécations. Bossuet! Léon Bloy! Pas de finasseries. Dénoncer. Dire. Si non entendue, hurlements modulés avec accompagnements de choeurs séraphins, harpes, mandolines et tout le bazar. Dazibao le cas échéant, cinquante mètres de papier rouge parc de Choisy et calligraphies.

Une amie, une autre, ni blonde, ni brune, disons une rousse; quadragénaire de moins de cinquante ans, à peu près normale, le nez ni long ni court, normande, à la mi-temps des dits, dit ceci, judicieuse, si tu écris un truc, si tu envoies un truc par exemple, pour plus d'efficacité ou plus ample diffusion, ou pour autre cible, au Journal, signe d'un nom masculin, tu verras la différence, mets un nom normal, n'importe quoi, un pseudo, Machin, Charles Péguy, John Nietszche, par exemple ou Hubert du Vert Petit-Pois, fais l'expérience, crois-moi, tu verras l'huis s'ouvrir béant, béat, dans la confraternité inconditionnelle.

Il ne faudrait surtout pas les culpabiliser? Qui? Les autres? Qui sont les autres? Et le mot «responsabilité», que veut dire ce mot? On pourrait le dire sans acrimonie, sans mauvaise humeur, avec le sourire, avec du charme et pourquoi pas une certaine élégance, toute désinvolte? Sans qu'ils prennent surtout toute imprécation pour une leçon! D'où viendrait qu'il serait aujourd'hui malséant de dire enfin à un salaud que c'est une véritable ordure? Ne soyons qu'allusives et biaisantes, fines mouches, guêpes alarmées, rusées et féminines? Monsieur le salaud et ministrable, ne soyez donc pas si ordure, voyez d'abord en moi comme votre ramure, votre plumage coquin, votre plume est si ramageante, il y a en vous du fieffé Berlusconi, si si, je vous le dis, un je ne sais quoi d'italien et de charmant dans le brillant, oui, c'est ça, un petit charme fugitif et canaille, le coin de l'oeil si napolitain; ce friselis, cette ridule si virile, si up to date, je ne sais pas, ici, dans la façon, dans la maestria, dans le coupé Armani de votre phrasé, dans le retombé couture des idées plates et ressassées, dans les fossettes, oui, là, dans la pliure du coude, c'est ça, dans les mollets, dans les talons,et là, dans ces charnus petits lobes, dans les plis de la chevillette; qui esbaubit la gonzesse en moi et la ratatine au sol vibrante, je vous le dis, au feeling, sans flatterie aucune. Je vais leur en foutre, moi, de l'allusion féminine élégante sur escarpins Dior vertigineux satin, culturel, vont voir nos gros sabots terreux, les énormes croquenots Aigle.

J'ai écouté, puis entendu, sur France-Culture, les minutes du procès sur le génocide du Rwanda. Le calme, la voix posée des juristes posant aux témoins les questions précises. De quelle couleur était le bidon d'essence en plastique? Blanc? Jaune? La religieuse l'avait donc dans les mains? Comment le tenait-elle? Je comprends très bien qu'un journaliste comme Hasfeld aille voir de plus près et retourne inlassablement relever les indices d'une vérité difficile à dire, difficile à communiquer et impossible à comprendre.


Publicité : la langue, Isabelle Dormion, 9 septembre 2003

- A une cinquantaine de kilomètres de Paris, la Seine dessine une boucle que les voitures en nombre désertent. Il est donc possible d'accomplir à pied le long des berges le parcours qui longe le barrage de Mirecourt. Des travaux interdisent malheureusement le passage d'une rive à l'autre, assuré en temps ordinaire par une passerelle latérale. Quelques maisons construites au début du siècle, flanquées de rotondes, de tourelles et de vérandas, cachent leurs annexes troglodytes et les débarras dans la falaise crayeuse. Plus loin, près de longs saules assagis, un panonceau de bois peint à la main: «chez la mère Biquette, la publicité est dans l'assiette». La treille, le vestibule meublé d'un canapé anglais au jeté jaune d'or semble habité par l'hôte, qu'il faut appeler à voix assez haute pour savoir s'il est possible de manger quelque chose. La réponse pourrait être «non, pas aujourd'hui, vous voyez bien que je suis occupé!» Il n'est pas question de l'auberge coutumière où se cachent les amours hebdomadaires d'entreprises adultérines micro-soft. Pourtant un couple d'âge moyen est déjà là dans la salle à manger carrée éclairée par les petites ouvertures du jardin. Bilan et sociétés, collègues perfides, stratégiques, ils baissent la voix, surpris dans leur refuge insoupçonné. Des fresques recouvrent chaque mur. C'est la vie sans broutille des caprins, influencée par Poussin dans les albums du Père Castor. Dans l'assiette, de la langue du jour, sauce ravigotte. D'un côté, il suffit de poser les coudes en biais pour observer à la jumelle l'activité riveraine d'un long héron cendré qui déambule au soleil. Au premier plan, le rose électrique d'un géranium cache sa marche lente. Un motard vient prendre une bière de l'autre côté, près du bow-window. Il prend quelques photos. Les péniches s'appellent «Alaska», «Gym tonic», «Saint-Prétexte». Avant de reprendre la route, il consulte et replie la carte dans une sacoche translucide.

- «Ultima Thulé - de la découverte à l'invasion» de Jean Malaurie, magnifique ouvrage (édité à France-Loisirs), lu comme un traité d'hygiène mentale.


Disparates, Isabelle Dormion, 15 septembre 2003

Un débat anime, valse en trois temps, les colonnes ferventes de Libération à la rentrée, violemment sociale. Il s'agit des usagers des deux roues, de leur perfection individuelle et citoyenne. Faut-il rouler? Comment? Sur les trottoirs. Qu'à cela ne tienne! Roulons ou trottinons, voilà le mot d'ordre, fédérateur, que tous attendaient. Le lendemain ou le surlendemain, réaction vive, ironique contre le rouleur, le convaincu du vélo. Pourquoi pas, paroles oiseuses, influences, nouveaux arguments, détracteurs, marchons droit, chacun pour soi! Deux pages plus loin, une photo d'un pied et d'un fragment de jambe sur le sol lors d'un attentat meurtrier. En voilà un qui n'ira plus nulle part. Sur le même plan de lecture, l'ambulation, le vélocipède et les débris humains. Priorité, ranger tout ça. Les jambes avec les prothèses, les bombes avec les terroristes, les bons avec les mauvais, le sang avec la mort, le vélo aux flâneurs, le trottoir aux chiens.

Pour qui rouler?
Verts gazons et lumière idéale. C'est aujourd'hui à Montjoie presque Central Park. Un black apprend la bicyclette à ses enfants, "quand tu seras plus grand, on enlèvera les deux roulettes, ça ira tout seul". C'est à voir. Rien ne va jamais tout seul, comme sur des roulettes. Chutes un jour et gnons probatoires. Il faut marcher deux bons kilomètres pour se rendre à la fête de l'Humanité. Une femme, en qui on peut reconnaître Gisèle Halimi, toujours là malgré une trachéite, démonte sur un podium les argumentations anti-féministes d'Elizabeth Badinter. A un moment de son intervention, je crois entendre un terme inattendu dans sa bouche, facilité démagogique concédée aux travailleurs du parterre, au prolétariat présent, "certaines intellos" qu'elle fustige et semble opposer aux femmes d'action, comme elle, à celles du terrain, comme elle, engagées. Certes son combat a fait date, en son temps, mais on s'interroge sur l'opposition entre l'action et la réflexion. La pensée n'interdit pas toujours l'action. Elle en est parfois le moteur.

Un stand curieux, la promotion du golf, pas loin de l'espace "découverte de la plongée", une grande bassine translucide avec un véritable plongeur, sa combinaison et sa bouteille en démonstration. Le PC en immersion totale. Je préfère quant à moi l'apnée occasionnelle et ponctuellement dominicale. A côté, le partage par le golf. Concept intéressant. Dommage que Jean Yanne ne soit plus là. Moins contradictoire, le stand des petits lutteurs. Il y en a sur les planches deux de cinq six ans, qui déjà, d'après le moniteur, savent coordonner leurs gestes avec une efficacité méritoire. La démonstration est convaincante. Le plus faible est mis au sol séance tenante. Un autre grand d'au moins dix-sept ans porte un maillot rayé rouge et blanc, d'un graphisme épuré, seyant, qui moule ici cet échalas vif comme un frelon. Je ne sais pourquoi, je songe à Cerdan, à Piaf qu'il aurait pu écraser comme un oeuf de caille, aux bouleaux frémissants de la Lituanie ensoleillée.

Assis, d'autre lutteurs finaux aguerris, quinquagénaires, sont assis a la Maison du Limousin devant certaines assiettes de charcuteries creusoises et quelques trouvailles vinicoles de la Région. Ils partagent au soleil des propos d'un anti-globalisme absolu. Ils semblent sans compromission malgré leur sérieux coup de fourchette et un jeu de mâchoires délibérément alternatif. Des gaillards. En face, la Maison des Ardennes organise une loterie. Sur un écriteau, écrit à la craie, "sanglier 12 E". Je me méprends. A ce prix là, je prends la laie à la maison et les douze petits cochonous, non, les dix intrépides petits marcassins fouissant leur hure dans l'humus humide. J'aimerais bien gagner un sanglier une bonne fois pour toutes et le lâcher dans la foule, toutes ces casquettes jaunes roulant dans la poussière, des dizaines de milliers de militants mis en branle-bas de combat, soudain ensemble sous le soleil; Halimi déchaînée courant à toute berzingue, tous les travailleurs dynamisés lâchant leurs sacs espace-livre, espace-media, rayon Mondialité, miel du Gâtinais, Havanes en boîte, T-Shirts Guevarra et flûtes des Andes avec bonnets d'alpaga promotionnels pour doux nourrissons de l'hiver. On bâille. J'ai vu aussi dans la foulée la Maison des huîtres et celle des moules. Robert Hue traînait dans les parages avec la barbe, en pleine forme. Il faudrait des médailles, de l'eau bénite, le pape avant la fin, une grotte, il faudrait un miracle ou changer de corps, changer le décor, et tout ça sans lésiner, d'un geste qu'on rêverait généreux, comme le fait Alex dans "Bye bye Lénine" quand il trimballe les pots de cornichons d'une époque révolue sur un véhicule à remonter le temps.

J'ai vu deux adolescentes, arrivant coudes au corps à la Courneuve avec deux nombrils et un sac à dos, à six heures repartir avenue des Droits de l'Homme avec deux petits mecs, l'un brun chemise jaune vif et l'autre vif brun chemise verte, dans une voiture rouge. Polychromie et complémentarité vespérale. Le sentiment de disparité s'atténue enfin. Tais-toi mon âme et trouve enfin le repos.

Trouvé dans les feuilles un as de pique, mais bon*

Il y a là un drôle de type qui me suit. Je l'ai déjà vu quelque part, mais où? Il distribue des cartes "les clés du succès". pendant dix minutes, mal à l'aise, je le laisse marcher, avant de changer de trottoir et de disparaître à sa vue. Je me souviens du même sentiment de malaise, à une manifestation contre la guerre en Irak, il marchait à contre-courant en distribuant des libellés en faveur de Bush et de sa guerre. Il est gros, avec une fine moustache. Il transpire. Je pense au drôle de type dans "Les fruits du Congo", de Vialatte, le calamiteux, l'apporteur d'inquiétude et de malheur en vrac.
Une voiture emplie de six ou sept personnes, une famille maghrébine, avec quelques enfants sur six genoux, me propose de me prendre avec eux, dans le tas, dans ce désordre, dans cet ordre là, l'ordre de la générosité inconséquente.

A ce propos, relu les écrits de Sartre sur l'art. Cette façon d'aller voir en amateur, de considérer, de mettre en examen le sujet de son étude, en l'observant sous des aspects différents dont seuls les mots pourraient rendre compte. Comme on dirait rendre gorge. Ou rendre l'esprit. Une tentative dont le terme n'aboutit pas. Si tous les spécialistes de la chose avaient cette méthode, celle du dilettante éclairé, qui essaie la pensée sans l'adopter, taillant au plus près, on jetterait moins d'ouvrages à la corbeille.

*Relire Pouchkine et ranger la bibliothèque. Ranger les idées.


Mort pour la cause, Isabelle Dormion, 17 septembre 2003

Je lis ce jour le récit d'un fait divers qui fait trembler : un jeune homme de dix-neuf ans en a tué un autre du même âge dans une cellule que les deux garçons partageaient à la Maison d'arrêt de Metz-Queleu. On lit qu'il a accompli son crime «après» une dispute. A quelle heure? Examinons les programmes des jours précédents. La victime ne voulait pas zapper. Quelle émission mérite donc à ce point qu'on meure pour elle? J'ai tenté l'expérience in vitro, la crémone entrebaillée à la faveur de l'été indien. Au moment de regarder le Real Madrid contre Marseille*, on a voulu changer in petto contre «Ma petite entreprise» sur F2, déjà vu. Reproduisant les circonstances inversées du drame, j'ai saisi ma hache et menacé le zappeur fou qui s'est vu dans l'obligation d'obtempérer en offrant gentiment à la main des caramels mous au café, une friandise bien connue à Noyelles pour calmer les dobermans. Nous regardâmes donc dans l'harmonie et la symbiose télévisuelle la Ligue des Champions. Dans le cas du fait divers le jeune homme qui est mort, lui, n'a pas voulu zapper. C'est donc l'opération opposée. Nous avons fait l'expérience. Au moment où je regardais le combat difficile de Madame Moussaoui, j'ai refusé de repasser comme à l'accoutumée la wassingue sur le carreau du soir et ce refus digne et silencieux, joint à l'entêtement télévisuel bilatéral, ma personne engoncée dans des habits de couleur neutre qui rendent invisible, voire inoppérante, toute tentative d'existence, ne m'a occasionné ce soir béni que trois points de suture sur l'arcade sourcillière, un nez amoché et l'ourlet des oreilles déroulé. Rien, pour ainsi dire. Une bricole qui ne mérite pas qu'on porte plainte. Préjudice banal dans le contexte. Il faut dire que je n'ai pas la langue dans ma poche, que les armes sont contondantes, les tirs à balles réelles et qu'un rien dans la promiscuité de longue date peut agacer autrui, ou une autre personne, c'est-à-dire moi, dans ce cas. Il faut préciser que pour un seul mot de trop, un sarcasme ou une observation météorologique superfétatoire, "tiens, l'été indien", une femme peut mourir tous les jours, c'est-à-dire à chaque instant, à chaque seconde, pour un mot, un seul mot. Il faut dire qu'avec un bon avocat et compte tenu de ses engagements politiques antérieurs, voire de son unanimité, de son humanité, de son humanitarité, compte tenu de la bienveillance des proches, de son talent, de ses frisettes, de sa gentillesse antérieure capitalisable, il devrait s'en tirer. Trop d'amour tue. On peut entendre ça sans ciller. Je parle là de Cantat, par esprit d'escalier. Une question se pose. Pourquoi le garçon de Metz-Queleu a tué «après» la dispute? Pourquoi le journal ne dit pas tout. Parce que le journal ne le sait pas. Les dépêches sont crachées, chauffées à blanc. On n'a pas le temps de se poser des questions qui ne mènent à rien. Paramétrer la Connerie. Connerie Force 7, avis de tempête, tous aux abris, connerie Force 10, scotchez les vitrages, alerte maximale. Zapper! Trop tard. Connerie faite. Zappons! Ce mot! Qu'est-ce que l'intelligence viendrait sauver? La prison tue. Huis clos. L'enfer. Ces débats sont devenus des lieux communs. Il faudrait savoir ce que voulait regarder le meurtrier avant la dispute et ce que l'autre ne voulait pas lâcher. La chaîne mortelle. TF1?

* Evidemment revu «Ma petite entreprise» de Pierre Jolivet comme tout le monde à l'heure du crime.


Symphonie et choléra, Isabelle Dormion, 21 septembre 2003

Je découvre Porte de la Villette une allée jonchée de boxes conventuels présentant des activités plastiques. Ce sont les premiers états généraux des plasticiens. Les associations d'artistes sont représentées dans les ruelles par un permanent vissé sur un tabouret. Devant eux des tables et sur icelles des papiers, des tas de papiers, comme à l'accoutumée. Sur d'autres, des revues. Partout des trouvailles. Surenchère d'originalité graphique. C'est beau. Les visiteurs passent et repassent, faussement indifférents, certains vraiment enthousiastes. D'autres jettent un oeil ou le maintiennent solidement fixé sur la cafétéria proche, signalée par le mot CULTURE, sur une panneau assez moche. Dehors belle herbe verte, beau ciel bleu, nuages parfaits. Au plateau supérieur, des chaises métalliques permettent aux hôtes de surplomber l'allée, de scruter les arrivées les unes après les autres. Un dédale de passerelles relie l'entrée au vaste amphithéâtre, plein de gens sages qui écoutent. Le débat, ordonné par une modératrice rousse mi-longue, se déploie, culturel en diable, et squatté par des gens qui ne sont visiblement pas tous des plasticiens. Ils n'ont donc rien à faire là. Je cherche du regard la cohorte des amis peintres invités. Ils ne sont pas là. L'été indien. La journée du patrimoine. Le chien à promener. La toile à enduire. Les chants polyphoniques corses à l'église Saint-Louis en l'Île. D'autres chats à fouetter. Je décide de ne pas casser la baraque, par respect pour celle qui m'a invitée. Carnets et notes, sage comme une image.

Allons donc sans perdre notre temps aux termes de ces journées, aux résultats, à la stratégie. Paradoxalement, le président du mouvement fédératif conclut les débats en incitant les plasticiens à prendre leur place, à assumer leurs responsabilités, à prendre la parole, à ne jamais la laisser, dévoyée, aux politiques ni aux responsables culturels, ces gestionnaires qui les évincent d'une production dont ils sont les seuls initiateurs. Des slameurs, invités, donnent corps et rythme à une parole, qui dans ce lieu, perd en force pour devenir invariablement discours.

Des allures de colloque ronronnant. Reflex et la revue Cassandre ont cru judicieusement attractif, en terme pondéral, d'inviter Marie-José Mondzain, qui d'une parole lisse, apprend sobrement à l'auditoire comment penser. Son discours fait l'unanimité. Couches de laque finement passées et repassées d'un pinceau patiemment pédagogique. On ne doit pas dire moral, on ne doit pas dire ceci, on doit dire cela, on doit faire attention au sens des mots, on doit être politique, on doit dire éthique, on ne doit pas dire spirituel, on doit penser comme moi, c'est mon métier, je suis une spécialiste, je lutte avec les mots, les mots sont mes armes, l'escopette et l'arquebuse, préciser le sens et l'usage des mots, c'est mon combat, (Directeur de recherche au CNRS), je parle de ce lieu, et hors de l'orthodoxie institutionnelle, aucun salut, rien ne se joue, aucune parole, aucune vérité, rien n'est énoncé, rien n'existe, rien ne se dit, rien n'est dit. Il est inadmissible, il est intolérable que sur ces tréteaux mêmes, surajouté -excroissances, exfoliences à jeter, parasitaires, l'interprétation de l'art, l'esthétique, l'analyse des images, l'interprétation de l'art comme symptôme, en voix off, le vibrato, le solo, le piccato du spécialiste- le commentaire une fois de plus, une fois de trop, se substitue à l'art subrepticement. Cette prise de pouvoir, cette sournoiserie, cette unanimité, «ce lieu d'où je parle?» sont une douce violence. Ce lieu est le CNRS. Comme elle le dit très justement, pas d'âme (au CNRS?), pas d'esprit, pas de spiritualité, pas de mot «spirituel», honni, pas de mots proscrits, elle laisse ce champ-là aux pâturages, à ceux qui y moutonnent en foule. Certains paissent, d'autres pensent. Donc on ne dit pas moral. On dit désormais éthique, demain c'est obligatoire, ça va, puis-je encore dire couilles ou faut-il préférer le mot testicules, moins ridicule? Puis-je dire champ symbolique? Puis-je citer Michèle Causse, lors la loi symbolique? Non? C'est mal? Puis-je dire esprit? Dois-je dire sujet? Un corps d'artiste sénile est-il celui d'un sujet? Non, on ne dit pas moral. On ne dit rien, on la boucle, on écoute confites en dévotion, en allégeance de pure forme, en politesse, on se tient, ou se soutient, on sait se tenir mais on éructe, on transpire, on tousse, on gémit, on s'esclaffe; on caracole, on fulmine, on s'ébroue, on s'insurge, on écrit sur les sages genoux.

Ce lissage est un polissage, c'est une police, ce lieu ouaté formate, classifie, ordonne, constitue, institue. Acte créateur? Dites-nous, artistes, comment vous faites, on vous dira qui vous êtes! On vous expliquera, joyeux enfants, fous que vous êtes, le lieu d'où vous parlez! On vous tiendra par la main, on vous guidera dans vos errances créatives! On vous gardera, on vous Lagarderera. Hors de nos sentes. Luiguistes, pitié, sociologues, arpentez vos lieux clos et les sentiers battus! De l'air! Etuvez, étouffez en colloques, conclaves, entraves et carrières, ressassez de concert, mais de grâce, restez entre vous, comme vous le souhaitez!

A partir de ces états généraux, engendrés par la nécessité d'une réflexion et d'une action, à partir de cette date, il faut donc changer cet état de fait, ces préséances, ces appropriations, ces déplacements sur les lieux mêmes où le forfait, le délit d'éviction, s'accomplit, une fois encore renouvelé. A tout ce qu'elle dit, rien à redire et pourtant quelque chose cloche. Quelque chose sonne faux. Quelque chose ne passe pas. Laque, une couche en trop. Cette fine couche, elle en a remis une louche. Le brillant craque. Fissures. Craquellements. Le vernis se fendille. Apparaît ce qui est en dessous. Le lieu d'où elle parle, sa béance, Padirac. A ce moment précis, «attention au sens des mots», un slameur se propose, goguenard, de joindre le geste à la parole, en donnant corps à cette évanescence toute théorique. Congruence du slam: quelque chose de vrai, applaudissements dans l'auditoire. Il, le délinquant, l'artiste, est sommé -par la modératrice, la dame mi-longue rousse, si placide et débonnaire, la régulatrice des paroles, perdant le sens de la mesure, oubliant la partition, le rythme, les leçons d'harmonie, les arpèges, les descentes, les silences, les montées chromatiques, Satie, la légèreté et les règles de la bienséance- de se tenir dans les strictes limites contractuelles de sa présence. Une intervention au début des discours, une autre à la fin, un point c'est tout! La voix se fait menaçante. «On sait le talent que vous avez, vous en avez déjà fait la démonstration tout à l'heure» A la niche. Le Chef des squatteurs vient ensuite à la table et les meilleurs orateurs se lèvent en gloire, signifiant qu'ils n'ont rien à voir avec cette racaille, ces occupations et ces ordures, ces orgies et ces excès, la rue, n'importe quoi, si compromettants, ces épi-phénomènes sucités par des marginaux outranciers pour se rendre intéressants en imposant leur numéro de cirque grotesque. Il est traité là comme un éthylique de troisième zone. Tous se sauvent simultanément vers les passerelles de secours, vers la table d'accueil, se congratulant vers d'autres cieux. Leur temps de parole est fini. Prestation de service. Ils ont rempli leur contrat. Ils ont honoré leurs engagements. Ils ont joué leur rôle.

L'art, dans ces états généraux, est hiérarchisé, rien de rimbaldien dans le slameur, le colloque est ordonné, modéré, France-Culture en rendra compte, le Monde en a déjà parlé, les experts sont là, un article en prendra acte, destituant une fois de plus les initiateurs de cette journée, nous-mêmes, harassés, besogneux, talentueux, nuls, les yeux cernés, avec la crève, gueux et triomphants, qui avec, grâce à nos petites mains habiles, grâce à une once de perversité, grâce à cette nano-particule de charme, ce poison, ces funestes obsessions, cet entêtement mortel, bricolons des chefs d'oeuvres (et des merdes) que les générations futures s'arracheront à prix d'or ou brûleront quand nous seront vaincus par la fatigue, la maladie, l'oubli et la mort. Clam'sons. Seuls, clamsons seuls et silencieux. Ils en feront débats, colloques, analyses, thèses et synthèses. En éternuant, je fais remarquer à May Livory cet étrange phénomène, topographique qui fait qu'au lieu, à la disposition des lieux, allée, cafétéria, box et présentoirs, passerelles, micro, estrade, sonorisation, parcours fléché, public, correspond une institutionnalisation, une digestion, une absorption, une dilution de la subversion. L'acte fédérateur, réflexif et novateur, est dévoyé dans sa mise en scène où se rejouent, sur l'estrade, les mêmes schémas, dans une inévitable répétition. Les experts sont tous là, appelés en renfort pour valider, pour sceller, créditer. Il faut un léger contre-temps, presque une fausse note, quelque chose de déplaisant, non pas un tout petit incident, mais vraiment presque rien, pour manifester la vérité, ce qui se passe en coulisses, la perversion à l'oeuvre. Non pas la perversion de l'artiste, toujours mise en cause dans sa névrose, mais le dévoiement de ce qui institutionnalise en l'abolissant.

Les appariteurs, tous blacks, bâillent dans la pénombre, en costard cravate.
Dehors un bus de Médecins sans Frontières appâte le chaland. On y apprend des horreurs sur le paludisme endémique et les effets à long terme des guerres infinies. Tout compte fait, je préfère encore le cholérique africain à l'artiste français qui horripile. Le choléra peut se soigner. C'est ce qu'explique sagacement une jeune fille blonde au soleil de la Villette et tout lui donne raison.


La clef, Isabelle Dormion, 27 septembre 2003

Près de la Roche-Guyon, la Cappadoce des grands banlieusards, cheminées de fées, habitations troglodytes, une église taillée dans la falaise, fermée en raison des risques d'éboulement. La fraîcheur de la salle voutée, l'humidité suitant sur les murailles, jaillissent de la porte métallique qu'on a laissé entrebaillée. La nef est flanquée d'un escalier en colimaçon qui serpente dans la caverne de calcaire pour émerger plus haut en forme de clocher carré. Le sommet de la falaise est gardé par deux grands rapaces, qui tournoient au-dessus des tombes anciennes. L'une d'elles porte le nom d'O'Neil., proche de l'épitaphe d'un marin. Certains sont tombés en 1914, d'autres en 1940 et un Américain, le premier du lieu, au débarquement. Plus loin, sur la route des crêtes, je marche sur une petite vipère, vert bronze, brillante. De l'autre côté, le va et vient calme des oiseaux, toujours les mêmes, semble-t-il, dans le soleil. Ils donnent, ils prêtent leur noms aux pensées d'un jour sans controverse.


L'image de l'impudeur, Isabelle Dormion, 29 septembre 2003

La chronique de Benassayag ce matin, lundi 29, quelques minutes sur France-Culture opère une distinction nécessaire entre la morale et l'éthique. Il situe le moment où le législateur intervient abusivement dans la société pour contrôler et réguler les comportements individuels. Il évoque la notion de responsabilité. Il invoque la pudeur. Ne faudrait-il pas détourner les yeux lorsque la vue d'une trop intime manifestation d'amour vient, comme par inadvertance, sous notre regard. C'est la chronique, non de l'amour excessif, celui qui donne la mort, l'infanticide, non, disons plutôt l'euthanasie approuvée sur la côte d'Opale. On a vu les télévisions, sur un fond de grève à marée basse, sur un fond de coucher de soleil triomphal, interviewer la mère, puis le père, puis à son tour, le frère d'un jeune homme, supplicié pendant quelques années, comme tant d'autres à Berck sur Mer.

J'ai passé l'enfance sur ces plages. Nous allions avec d'autres promener les malades, de grands accidentés, certains distordus, sur de longs chariots. L'entreprise de ma famille fabriquait ces horribles instruments para-médicaux, ces lits de torture, d'un maniement difficile, mal suspendus et lourds à véhiculer. Nous avons fait, avec mes frères, par mesure d'exorcisme, par pur défi au malheur, sur ces fauteuils et ces chariots, des courses folles sur les rampes d'accès, à plat ventre, combien de clavicules et de tibias rompus; qui ne nous ont jamais vraiment rapprochés des autres, les étrangers, ceux du Centre, ces chutes nous ont laissés indemnes, de l'autre côté, au milieu de la plage, dans les vagues et les jeux, au milieu des chars à voile. C'est ainsi. Nous ne nous sommes jamais excusés d'exister à côté d'eux. Les malades, eux, le visage toujours bronzé, prenaient l'air du large et la mesure d'un temps indéfini. Le hasard m'a fait retrouver, dans la ville, quelques uns d'entre eux, l'un, Paul, artiste, indépendant, qui vit de son talent et un autre, professeur de jazz, érudit, musicologue et marié. Ces deux figures de l'héroïsme, dont on pourrait dessiner le portrait, jour après jour, ces deux vies arrachées à la souffrance, grâce à la patience des familles dont chaque geste est oblatif, n'exigent aucun commentaire de qui que ce soit. Personne n'en fera le tableau compatissant ou laudatif. Les familles, dont l'une habitait rue Lhourmel et l'autre rue de la Villa Normande, dans des villas biscornues, aux nombreuses fenêtres, avaient tout abandonné pour anticiper, pour espérer, pour suivre chaque geste résurrectionnel de la paralysie et de l'enlisement.

Benassayag propose donc l'image de la pudeur sur la scène de l'impudeur et de l'exhibition. C'est un exercice difficile. Personne ne pourrait juger le geste d'une mère qui consent à la volonté de son enfant, quand bien même elle le condamne et le tue. Personne ne pourrait mesurer ce qui précède l'acte. Il faudrait alors, dans ce moment d'assomption ou de chute, détourner le regard. C'est impossible aujourd'hui. La mise en lumière médiatisée d'un tel geste, la mise à mort programmée à Hélio-Marin, la réanimation, l'attente, journaux et télévisions, ne nous faisant grâce d'aucune déclaration intempestive de la famille, restent d'une obscénité totale. Curieusement, l'opacité demeure. La mère qui tue l'enfant le jour même de la sortie d'un livre, avec la complicité des éditeurs et l'orchestration des médias, ne provoque pas, autour de moi, la moindre compassion, la plus petite sympathie, un quelconque sentiment d'horreur ou la moindre curiosité morbide. C'est admettre enfin que l'effet des images, celles de l'impudeur, de l'ostentation, du passage à l'acte, l'empoisonnement sous les lumières, surexposé, ne suscite que la pudeur, la gêne, le retrait, le silence navré. On se détourne de ce qui offense la pudeur. C'est sous-estimer l'opinion que la penser ou la vouloir à tout prix voyeuriste. A n'importe quel prix, le pathos et le bruit. Autour de moi, unanimement, les gens se désintéressent d'un débat qui ne semble concerner que l'intimité et la conscience, qui ne doit pas être mis sur la place publique, qui ne doit pas être représenté, qui ne peut être débattu, qui ne doit surtout pas fabriquer des images, des clichés de soleil couchant avec chien courant et frétillant vers l'écume.

Répondant à ces images artificieuses et perverties, «Les Invasions Barbares», jubilatoire et féroce, clôt le sujet. D'autres images, d'autres représentations apportent la contradiction, l'inversion des valeurs et un certain mystère. Le salut est assuré par la junkie. La bonne sur tue. La tête de l'étudiante qui refuse de l'argent, qui ne veut pas être payée pour aller visiter à l'hopital son professeur agonisant. Les deux autres se partagent le fric, sa part en deux, toute honte bue. Qu'ils soient maudits et qu'ils aillent se faire pendre ailleurs, dans le meilleur des mondes en déclin! En restera-t-il assez, des autres, des humains, autour de nous, pour boire un verre avant le début de la fin?


Pas toujours rose, Isabelle Dormion, Berck, samedi de pluie, un petit noir bien serré pour la route 5 octobre 2003

Vu un noir, noir comme l'espoir, les blancs sur les bancs assis, mais ce noir du vendredi soir, cet homme debout à la peau rose, quelle histoire!


Montrer voir, Isabelle Dormion, 6 octobre 2003

Sur France Culture ce matin, Isabelle Istaraga, qui vient de sortir un ouvrage à l'Harmattan sur la Tchétchénie, précède un photographe, Patrick Chauvel. Il revient aussi de loin, des guerres, il a donc rencontré la première invitée sur le terrain, dans un terrible comptage des morts, là où la presse internationale ne se pressait pas ce jour là aux portillons. Ils se retrouvent sur un terrain culturel, volontiers plus habité, plus fréquentable. Le titre de son livre: «Rapporteur de guerre», l'ambiguïté du terme, celui qui établit un rapport, qui dresse un constat, qui ramène la mémoire des morts dans ses valises. Le greffier des morts. Il insiste sur l'ambiguité de sa fonction. Faut-il dresser un inventaire des cadavres, relever leur identité, les comptabiliser, les nommer, les personnifier avant que la boue les rendent à l'horrible anonymat de toutes les boucheries, faut-il monter ça, et comment le faire? Distance. Il dit que l'éditeur insiste pour qu'il dise tout ça avant de repartir en Irak sur le terrain. Il lui aurait confisqué son passeport. Il aurait donc manqué une guerre, confisquée, pour rester là à compter les morts russes un à un, en Tchéchénie, à l'adresse de Poutine. Rapporter par défaut. Ne pas dire ce silence des champs de bataille, ce calme des morts, leur repos. S'il savait peindre, suggère-t-il, on aurait une toile, les chevaux aux croupes arrondies de P. Ucello ou Guernica, nul ne le sait. L'art engagé reste la tarte à la crème des colloques en délire. Il le dirait avec une guitare. Arpèges? Harmoniques? Est-ce possible? Le dormeur du val, le dormeur Dupont, X, le soldat inconnu emmené sur les rives du Styx, la mineur, E7, Sol7, La min.7, La lamineuse guerre. Le rapporteur est ainsi porté par le besoin des gens qui lui restitue sa fonction, quand bien même elle ne serait qu'imposture voyeuriste, non as témoignage mais production. Marché des images. Médias. Les gens le conduisent par cette nécessité du témoignage, dites-leur là-bas, dites-leur qu'ils sachent la vérité, plus jamais ça, dites aux Russes que les Tchétchènes sont déjà morts, ils sont rayés de la carte, ils sont dans un au-delà, non, un en-deçà de l'existence où plus rien ne reste à perdre que le sens et la mémoire. Le photographe, pour mieux faire comprendre l'impossibilité de dire, quand bien même l'image est très forte ou très belle, est conduit par l'éditeur à se poser. Cet arrêt nécessaire opère par défaut. Silence. Défaut. Manque. Economie. Ellipse. Faire appel à l'autre. Interpeller. Faire imaginer. Rendre un tiers partie prenante, interpellé par un regard. Intériorité. Ne pas montrer.

«A Jérusalem, on rentre dans une boîte de jazz, on en ressort cul-de-jatte. On est pris de court.» En effet. Raccourci saisissant. Il faut montrer les poussettes vides et non pas les enfants aux corps morcelés, la stupéfaction des visages interdits de ceux qui ont vu la scène, qui viennent juste de la voir; pas de cris, silence, dans un mouvement de caméra qui tait, qui omet le sang, les hurlements, les sirènes et le démembrement. Le sang ne dit rien. Le sang se répand, rouge absorbé par le sol brun rougi. Les religieux inquiets, gants de plastique, longs corbeaux comptables, révérencieux, aguerris, furtifs, rapides, ramassent chaque morceau. Le photograhe élude. Rien à voir. Circulez. Cordons de protection. Ambulances. Dégagez! La vie reprend le dessus. Morts ordinaires. Habitudes. C'est habituel ici. Sirènes. Enquêtes. Indices. Traces de poudre, après-coups minutieusement répertoriés. Gants de plastique. Laboratoires. Les poudres sont questionnées. Formules chimiques. Rien ne dit l'horreur. Ce que dit très bien le rapporteur, c'est qu'une rue de Kaboul, pour lui, reste sinistre. Longues rues vides. Quel est le mot pour morne? La morne plaine. La semaine dernière, une amie me dit combien l'Iran l'a déçue. Tout est morne. Elle attendait autre chose. Pas ça. Quelque chose d'autre. Passée par la frontière Turque avec des réfugiés irakiens, une vieille femme lui indiquait les toilettes, moyennant une piécette. «Comme j'ai été déçue!» Kaboul, les ruines au Liban, les ruines de Sarajevo, tout ça très décevant. Reste le tourisme et les Galapagos, les splendeurs passéistes des chapelles orhodoxes vers les Carpathes, la Route de la Soie pour les amateurs de rêves et des caravansérails, puanteurs, poux et foultitudes en haillons des voyages du temps passé, illusions, rêves perdus, toutes les illusions sont perdues, la jambe perdue de Rimbaud après les déceptions chypriotes, le froid des carrières, là-bas, ce n'était que ça! La guerre, d'un commun accord, est aussi bien décevante. Ce n'est que ça! La mort, dit le photographe, c'est con, ce qui fait penser à un titre désabusé de Chaval «Les oiseaux sont des cons». Cons, oui, certes, mais cons volants. Les ailes, ils en ont, que je sache, ils s'envolent et se posent toujours ailleurs. La mort est décevante aussi, d'après lui, à plus d'un titre. Il n'y aurait rien de sublime là-dedans, à le croire. Merci. Il nous fait donc l'économie d'y aller voir nous-mêmes de plus près. Rien d'intéressant. Pas une pensée intelligente dans ces moments d'alerte pré-mortem. Evitons la mort, qui saura bien nous trouver et nous rattraper. Attention à l'esthétique des belles images. Attention, piège de la beauté formelle. La mort n'est pas si belle à voir, quand bien même l'enfant, maquillé de khôl, plonge sur nous ses yeux éteints chez Réza. Illusions. Toujours la même chose et jamais la même histoire. Leur vie, ailleurs, lointaine, nous remplit. Attention, c'est aussi une illusion. Cette captation de l'autre, cette attraction succube, au risque de se perdre, laisse une trace, ce rapport, cet apport, le reste, l'image.

Document d'archive, une photo soviétique prise en janvier 1943 montre des hommes allongés dans la neige, vêtements molletonnés, visant dans l'arrière-plan quelque chose qu'on ne voit pas. Devant eux, un amas de poutrelles, non pas une grue, comme on pourrait le croire à la première lecture, mais les résidus d'un pont détruit, probablement un pont sur le Don. En 1943, les Allemands défaits renoncent à prendre Stalingrad, rien dans l'image ne dit ça, hormis le contexte, surajouté par l'histoire, la distance, le recoupement des faits. Les corps allongés, les gestes entravés par l'épaisseur des uniformes thermo-aléatoires, pourraient être de n'importe quelle nationalité. Rien dans l'image ne dit, n'infirme ni ne confirme leur identité, rien ne les singularise, rien ne les personnifie. De là vient au photographe, celui d'aujourd'hui à France-Culture, avant de photographier le combattant, avant de faire son boulot, de façon impérative, pour que l'humanité, le sens soir restitué, d'ensevelir en redonnant un nom. Rien ne viendra conjurer l'absurde mort. Paraphrasant Kennedy, le photographe conclut en se désolant que les jeunes meurent dans les guerres conçues par les vieux.


L'ordure et le joyau, Isabelle dormion, 13 octobre 2003

Le fait d'hiver à la une des journaux télévisés, dans son aspect réitératif, tonitruant, on a encore trouvé un corps, fillette, l'horreur, on a encore étripé, on étrangle toujours, on pose des cordons de sécurité pour mettre enfin la main sur la cordelette qui, conditionnel, prudence judiciaire, aurait étranglé etc. Passant il y a quelque temps dans ce parc pour se rendre aux festivités de l'Humanité, nous avons été frappés par la réminiscence des images qui viennent à l'esprit, celles de «Blow up», je n'avais le mois dernier qu'un seul indice, bien mince, une carte à jouer dans l'herbe et les feuilles, rien de plus. Non qu'il puisse y avoir, obsessionnelle, après-coup, une parole oraculaire, non que ces lieux induisent ou appellent au crime, ce serait dire que ces pelouses poussent aux pires des forfaits, que les lieux poussent au meurtre. Rien n'est dit d'avance mais tout vient trop tard, dans les termes utilisés dans l'urgence et la voix angoissante des «périmètres de sécurité», de «la moindre preuve», du plus infime propos, de «la plus grande présomption» avec ce déferlement des forces de police qui soudain habitent, occupent les lieux, le sécurisent enfin dans un vocabulaire dilatoire et judiciaire. On met en place, au Bourget, des antennes, des cellules de prise en charge psychologique, avec toute l'efficience magique du «plus jamais ça!» qui ne peut vraiment plus opérer en rite propitiatoire. L'enfance, la fillette, pur produit, corps devenu simple déjection. De quel versant la perversité est-elle issue, de quel glissement métonymique la mort d'un être assujetti en est-elle l'aboutissement, dans son abjection, littéralement, jetée vers le bas, au sol, sur la terre, dans la boue de la Courneuve.

Aux Andelys ensoleillés, on peut trouver par hasard, derrière l'église, la petite maison de Jean-Pierre Blanchard, premier aéronaute, qui, en 1730, a traversé la manche. Nicolas Poussin est lui-même né sur ces rives. Les ciels désormais n'obéissent plus qu'aux injonctions radiophoniques et anti-cycloniques. Anticipant et régissant nos fugues, les ciels actuels, les ciels modernes, les ciels qui règlent tous les jours nos humeurs sont entièrement renouvelés mais demeurent identiques. Une famille assignée aux quais mumure au loin. Sortie d'une besace des surplus américains, une bouteille de mauvais Bourbon. Les enfants alignent des pierres équarries, blanches. Aucune fillette, dans l'heure qui suit, ne tombe à l'eau. Personne ne la pousse. Elle ne glisse pas un instant sur la mousse humide. Son poids ne chancelle pas. Rien n'arrive. Dans ce même laps de temps, scandé seulement par les légers ricochets vers les cygnes alignés, aucun poisson n'est pêché. Rien ne se passe, tout reste heureux et inédit aujourd'hui.

Dans la ville d'Anvers, capté à la télévision, Monsieur Gaby Tolkowsky est diamantaire. Il parle aux pierres comme d'autres aux loups. Il évalue leurs multiples facettes. Leur forme particulière exige qu'il les taille selon des critères difficiles à dénombrer ici. Il n'en dira pas plus. Les pans voletants de la veste jaune, sa démarche, les singularités de sa coiffure longue, l'âge, son expérience, longue, les lueurs dans l'oeil, son ironie, tout en lui est singulier. Le prix? Non, ici personne ne parle de ces choses là, toutes confidentielles! Monsieur Marco Fogel, sans i, lui, est nettoyeur, bouillisseur de diamant. Un geste maladroit et la pierre tombe par terre. Même minuscule, il la retrouve toujours, l'oeil la détecte, la main la trouve immédiatement sur le sol. Dans toute sa carrière, il n'en a jamais perdu une seule.


Facies et délits, Isabelle Dormion, 16 octobre 2003

Quelques raisons futiles et graves de perplexité:
la tête de la république, Marianne, incarnée par une animatrice de télévision honnie;

le Pape cherchant son souffle avec les encouragements de la foule et les commentaires «il va mieux», «il est fatigué», «il décline», «il penche», «il ploie», «il va choir», «c'est le dernier souvenir qu'on gardera de lui». Lustiger vantant son extrême lucidité dans un corps mort. On oublierait presque qu'il parle d'un descendant direct de Saint-Pierre, là, devant les caméras, devant nous;

les qualificatifs pour Schwartzenberg: élégant, révolté, lutteur, sincère, bouillonnant, actif. Mort! Lui, endormi sur l'épaule de Monseigneur Gaillot, des sessions mortelles dont on a du mal à se relever, à l'Assemblée Nationale, au Jardin du Luxembourg? Qu'allait-il donc faire dans ces lieux? -Pourquoi certains hommes qui ont lu Camus se croient obligés de penser droit? Comme sur l'autoroute, en sécurité, en souplesse, avec audace, mais conduite intérieure sportive dans un véhicule sans freins;

la tête du vendeur de Mont-Blanc, sa morgue, ce que la formation commerciale, sur le tas, lui a appris: la royauté du client. Préséances. Il lui demande néanmoins une pièce d'identité, comme on tente une intervention chirurgicale délicate, l'enlèvement subreptice d'un douteux appendice, un tour de passe passe, un tour de force. Je prends une tête mystérieuse de voleuse, un instant, je creuse les joues, redresse le dos, regardant fixement un objet, je ne sais quoi, qui brille de mille feux et de quatre zéros, pour affûter sa psychologie de bazar d'Arabie; in the pocket;

la tête de Fabius, déjà complètement oubliée. Raffarin l'espace d'une seconde paraît presque sympathique. C'est le retour du refoulé en personne. Je n'arrive pas à l'écouter plus de deux minutes, même en tentant de compter au chronomètre le temp de ses levées et retombées de paupières vagues. Un nom de Romain sous Néron déjà pyromane. Mais qu'il regarde donc quelque chose! La caméra, le spectateur, la ligne Maginot, l'avenir, le néant, le progrès, l'horizon libéral, quelque chose, l'Europe, tout près de nous, l'alliance franco-allemande, là, tangibles accolades, je ne sais pas, n'importe quoi, au loin, là-bas, dans l'Indécidable, pour avoir une minuscule chance d'être écouté ne serait-ce que quelques secondes pour enfin convaincre;

la nouvelle mise en page de «Libération», si proche du peuple et des gratuits du métro.

Il faudrait donc se mettre à la course à pied, mais je risque demain de claquer bêtement sur le trottoir, en faisant un effort totalement gratuit. L'idée d'acheter un jogging (blanc? rigide? mou? poche de poitrine? gansé de bleu?) m'horrifie plus que tout.

Pourquoi le Dalaï-Lama se gratte-t-il frénétiquement le bras? S'il souffre d'un prurit eczémateux, qu'il nous le dise, à tous, franchement!


Vicariance, Isabelle Dormion, 20 octobre 2003

La vie moderne est vraiment pratique. C'est épatant. Il suffit d'appuyer sur le bouton de France-Culture pour connaître la signification de ce mot. Compensation d'un déficit. Celui qui n'a pas ceci ou plus ceci va suppléer par cela. Pyschologie élémentaire. Niveau Deug. C'est possible. C'est Arlette Farge qui sait tout ce que l'inculte ignore. On fait tous de la vicariance sans le savoir. C'est le cas de Guillaume Depardieu, pour qui la Six aurait du couper au montage, à défaut de s'abstenir. Le reste, dimanche soir, intrusif, est insoutenable. On va voir ailleurs, «Urgences» sur la deux, dans le même registre, sans le gâteau du faux anniversaire, avec la bougie feu d'artifice. On l'entend dire, à la veille de son opération, l'amputation d'une jambe, «mais ce n'est pas mon anniversaire!». Une bonne prothèse coûte. En effet, la caméra montre le jeune acteur, supplicié, se mettant en danger devant nous, le peuple, obligé de souffler ce tout petit gâteau festif pour douze, ce gâteau de pacotille, tout est faux, télévisuel, surexposé, tout est bidon, hormis sa souffrance, il accepte ceci pour compenser cela, il est réveillé dans sa chambre à coucher par une crétine qui agite dans son sommeil un petit lion en peluche et une horible Chose inutile, un gadget dont j'apprends, incrédule, le nom phonétique: télétobiz? La crétine, une amie, invite la caméra à voir «le petit prince» dormir comme un bébé Saint-Exupérien. Qu'il change donc d'amis. Cet objet frénétique agité longtemps réveille le jeune homme qui essaie de se reposer un petit moment. Pourquoi ne l'a t'on pas installé au rez-de-chaussée, au lieu de lui faire encore monter un étage? Je flinguerais, moi, pour moins que ça. Lui, non. Elégant, beau, souffrant atrocement, il donne son parcours pré-opératoire non pas à voir, il n'y a rien à voir, on circule, mais s'il le donne, c'est faute de mieux. On lui souhaite définitivement le mieux, de s'asseoir de nouveau devant un piano et de jouer jusqu'à ce que le jour s'achève jusqu'à ce que la fatigue l'emporte, s'il acceptait de quelqu'une qui ne lui veut ni bien ni mal ce constat, cette platitude, il joue bien, peut-être est-il redevable à quelqu'un de son talent. Il devra en répondre un jour, si comme il dit à plusieurs reprises, il veut avancer. D'un côté, on l'entend dire qu'il est fâché avec son père, mais de l'autre il tend la main à la caméra, comme ça. On voit la main se tendre vers l'objectif. On se dit «bon»

Sur une autre chaîne, de l'autre côté, le même jour, on voit son père, hilare. On se dit, quelle santé! La télévision ne recule devant rien. Le père rit sur une chaîne, le fils gravit les stations du Golgotha de l'autre, la télévision est là, fait ça, cette horreur, on voit ça, on est bassement sollicité à regarder ça. On se dit donc, avant de payer la redevance, que ça ne se passera pas comme ça. J'avais vu Depardieu dans la pièce de P. Handke «Chevauchée sur le lac de Constance», à ses débuts. Depuis, mon opinion sur lui n'a pas changé, malgré ceci et cela dont je me bats l'oeil. Tout le monde, à côté de Depardieu, ressemble à un nain étique décalcifié. On a l'air petit, souffreteux et plein de misère, on a l'air de manquer d'appétit, de soleil, d'être tout rachitique et scrofuleux. On a l'air d'être Rmiste, pauvre, tombé en radinerie, on ressemble à des moins que rien, des avares de la vie. On souhaite donc à l'un, Guillaume Depardieu, de mettre son orgueil dans sa poche, de mettre son mouchoir dessus, d'aller chez l'autre, appelons-le donc désormais Gérard, se refaire une santé, queue de boeuf, lapin en gelée et compagnie, rien que du bon. S'il n'a pas l'adresse, on la lui donne: la Fontaine Gaillon, place Gaillon, le téléphone est dans le journal. Son Père adolescent allait à l'abattoir directement boire le sang des animaux, ça forge une constitution, ça tient un peu au corps. Le petit aurait besoin de ça, de sang et de fer, son père sait aussi faire le boudin, le bouffon, il sait tout faire, Carole Bouquet fait le reste, c'est-à-dire tout, elle décore les pièces, elle surveille ceci, habillée de rose, magnifique, élégante, ils regardent ensemble courir les poulets qu'ils donnent à manger, dans les orties, ils mettent en gelée les lièvres qu'ils coursent tous à la fois, ils arpentent les vignobles, ils achètent en Sicile des terres pour sauver les olives et le reste, quelle santé! Ils lient amitié avec les Siciliens, bientôt ils joueront Pirandello mine de rien, ils liront Sciascia, ils prennent la vie comme elle est donnée, ils prennent tout de la vie et la dévorent, elle le leur rend bien, la vie. Tant mieux. Que les jaloux se taisent, se terrent dans leur médiocrité aplatie, qu'ils s'y réchauffent en cloportes rampants. On se dit «mais le petit est écrasé par tant de force», c'est intolérable, on pourrait créer une association de défense des petits de Depardieu, force et fléau de la nature, mais son fils doit liquider lui même ce contentieux oedipien qui ne nous regarde en rien malgré tout ce qui est offert en pitance par les médias.

Dans la rubrique prothèses, cette semaine horrifique a vu et revu, déployé par le garde des sceaux, le dentier de Pierre Chanal. A chaque journal, chaque jour, encore le dentier. A défaut d'élucider les crimes, on révèle le misérable secret de cet homme, son intimité, son appareil dentaire. On en arrive à le plaindre. On ne doit pas montrer le dentier des suicidés en plein jour à l'heure des repas, c'est nuisible à la bonne ingestion des aliments et à l'excellence de la digestion.

Finalement, toujours dans la rubrique vicariance, prothèse, opium du peuple, le nouveau Dieu, à l'heure dépassée des vendanges, est arrivé. On le voit, il est devenu proche, une affaire, sans formation théologique; multiforme, il se dévoie dans le Nouvel Observateur. Qu'est ce qui arrive à ce journal? Un article qu'on dirait écrit par Madame Soleil en personne, les nouvelles sociologies de Dieu. Le nouveau Dieu est n'Importe quoi, n'Importe qui. Je n'en voudrais pas chez moi, même pas sur mon paillasson. Il est revu par le consumérisme de salon. Le nouveau Dieu est créé sur mesure, il est humain mais dénué d'humanité, c'est incroyable. Il est adapté, adaptable aux individualités. Le nouveau Dieu est individuel, il ressemble à rien. On peut le mettre en place soi-même, il est pliable, il est portatif, en kit, on donne aussi le mode d'emploi-cadeau aux abonnés, superstitions et spiritisme, New-Old Age, un peu de Dalï-lama, un peu de judaïcité, un peu de soufisme, une once de Kabbale, de la numérologie, de l'astrologie, on touille. Ma fille appelait ça à quatre ans la Bouillailla. J'avais par devers moi de la poudre magique dans un vieux tube d'Aspirine, caché loin, dans le secret de l'Enfer et de l'opprobe. Elle disait maman, donne la poudre, elle me traite à la récré, c'est bon pour le malheur, pour les vilaines copines, pour ceci, pour cela, elle y ajoutait de la moutarde, du poivre à suffisance, de la crotte de pigeon récupérée sur le rebord de la fenêtre pour l'Ignominie, du miel pour la douceur de la vie et la beauté de la Voix, de la farine de manioc pour l'Africanité, coriandre ciselé, incorporer urine véritable, idée préconçue, volonté réparatrice, désir de justice immanente, vinaigre, poil de barbe de pendu, touiller, voilà la véritable Bouillalla du Nouvel Obsevateur, après un inénarrable Numéro sur les femmes et le pouvoir.

On trouve aussi de tout, page 4 de ce journal un biftèque saignant et page 40 la chaussure que cherche Balasko dans «Cette femme là», une femme très bien, avec un imper pas mal, qui tient dans la main. Quand on ressort la nuit de cette séance, on se munit d'une lampe de poche, tout est noir, il pleut, on a peur, on regarde derrière soi, on fait gaffe, on regarde devant soi , on voit dans fantômes, on croit au diable, on cherche la chaussure rouge sous le lit. Elle y est.


Quand le cheval est passé, Isabelle Dormion, 26 octobre 2003

Vendredi 23 sur la 2 «A contre-courant» présente un film de C. Lanzmann sur le camp de Sohibor, où une révolte organisée par des soldats de l'Armée Rouge, prisonniers de guerre en 1942, et des Juifs triés sur le volet, réussit au-delà de toute espérance, anéantissant ce lieu commun de juifs ayant subi l'extermination sans faire un seul geste. Il y avait déjà eu la révolte du ghetto de Varsovie.
J'en ai rêvé le soir même, tant l'histoire, pourtant connue, est incroyable. Le héros interviewé, pas dix-huit ans à l'époque, s'était déjà évadé huit fois en six mois de différents camps, au hasard des véhicules allemands qui le récupéraient. Il préférait une balle dans la peau plutôt que pourrir sur pied sans pouvoir lutter pour sa survie. Lors de ses fuites, il se nourrit de «choses ramassées dans les champs», sans doute des betteraves, des tubercules, des pommes de terre ou des navets crus? Il s'appelle Yehuda Lerner, il parle simplement, il fait des gestes éloquents, geste rapide de la main pour signifier la fuite, il sourit, sans insister. En route pour le dernier camp de Solibor, un Polonais, à l'arrêt prolongé dans une gare, essaie de prévenir les prisonniers. On ne revient pas de là. «A Solibor, ils brûlent les gens, sauvez-vous!». C'est tellement incroyable que personne ne le croit. «On n'avait jamais entendu parler de ça, qu'on brûlait les gens». Ils avaient pourtant creusé un trou dans le plancher du wagon par lequel ils auraient pu s'enfuir. Personne ne s'est échappé. Arrivé au camp, Lerner et ses compagnons de voyage comprennent que tout est vrai. Des troupeaux de centaines d'oies sont élevées là pour couvrir le bruit, le cri des gens lorsqu'on les enfourne, encore incrédules, dans les chambres à gaz. La traduction simultanée du récit de Lerner rend l'écoute difficile. Pourtant, passant outre ce défaut technique sans importance, comprenant à l'accent, aux mouvements de la tête, aux silences, aux respirations, aux gestes des bras, ce qu'il dit, on anticipe la traduction. Par empathie, on comprend la langue. On entend ce qui se dit et aussi ce qui n'est pas dit. On prend le temps d'observer les traits du visage, les rides d'expression, ce léger tic à la bouche, les yeux. On se dit, tiens voilà un homme véritable, un mensch, c'est ça. On se dit, tiens, «non seulement c'est un héros, il a échappé à la chambre à gaz, à la crémation, il a tué avant d'avoir atteint l'âge de la majorité, mais en plus il continue à fumer». Pendant l'interview, la volute des cigarettes voile l'objectif, ce qui semble un pied de nez supplémentaire, un défi lancé encore une fois au destin funeste. Presque tout ce qu'il a fait, il semble le mettre au crédit de la chance, des circonstances, aucune forfanterie, aucune vanité. Choisi malgré son jeune âge pour tuer les gardiens Allemands, la révolte est chronométrée. Toute la stratégie repose sur ce défaut, cette qualité, ce vice des Allemands, irréfragable, leur sacro-sainte ponctualité. Bénies soient leur montre et leur gousset ce jour là , dit le regard ironique du narrateur.

Le camp comporte des baraquements où des corporations différentes restent groupées. Joailliers, tailleurs, etc. Une équipe de prisonniers, à laquelle il se joint, s'est attribué le métier de menuisier, qui nécessite et permet l'usage permanent de haches, pour abattre les arbres nécessaires à la construction. Cette équipe va fournir les armes de la révolte, aiguisées «comme des lames de rasoir». Le jour dit, à quatre heures précises, les allemands du camp sont attirés dans les baraquement avec un scénario rodé au quart de seconde. Il considère comme un honneur d'avoir été choisi. Déjà, il avait échappé au premier tri, mortel, en se désignant comme physiquement très résitant, pour rejoindre le groupe des travailleurs. Ce choix signifiait des rations plus abondantes. Enfin à l'heure dite, l'Allemand, Guichitz, entre, «exact comme une montre!». Le hasard, l'imprévu le place à côté de lui tétanisé par la peur, alors qu'un autre soldat, un Russe plus aguerri, devait se charger du premier coup. L'allemand pose son ceinturon, son révolver sur une table, essaie le manteau, le tailleur s'agenouille pour inscire à la craie l'emplacement des boutons, l'Allemand lève les deux coudes pour vérifier l'aisance des emmanchures et le jeune Yehuda Lerner lui fend le crâne en deux, «comme s'il n'avait fait que ça toute sa vie», ça n'a duré qu'une fraction de seconde. L'autre soldat, le Russe lui donne par acquit de conscience, pour finir le boulot un deuxième coup et en quelques secondes, le sang est essuyé, tout est remis en place; le corps est caché sous un tas de manteaux. Le deuxième Allemand arrive comme prévu à quatre heures cinq, même scénario, mais il marche sur la main du cadavre, impression bizarre, was ist das? On lui tombe dessus, crâne fendu en deux, affaire bouclée le temps d'un soupir. A ce moment, «le cheval est passé devant la fenêtre», c'était le signe convenu pour dire que tout s'était passé comme prévu dans les autres baraquements.


Transparences, Isabelle Dormion 3 novembre 1003

Avenue de France, confusion dans les horaires des films. Une heure d'attente. Plutôt que la marche, il reste dans ce jour de Toussaint, gris, triste et pluvieux la non-marche. Enfoncée dans un fauteuil rouge panoramique, impressions d'aéroport, étrangeté, lieu clos sans autre alternative que l'achat par des bandes d'adolescents rancardés de dix mille friandises compulsives en gomme arabique verte et rouge et l'observation de congénères déambulants. Certains sont récidivistes. Déjà vus ailleurs. Une jeune fille à la bouche retroussée, au nez retroussé, aux pans de la redingote relevés, talons pointés en arrière, vient s'asseoir à mes côtés. Voix pointue, yeux perçants. «T'es pas à Paris, ah t'es à Bordeaux, non, c'est parce qu'on présente les travaux d'Yves cet après-midi, oui, je te raconterai, si tu prends un train, demain, assez tôt, je viens te chercher, un train, attends, attends, je regarde tout de suite, je te dis ça, » elle déplie des horaires Saint-Lazariens, si tu prends celui de 14h15, tu arrives à 18h 15, je peux venir te chercher, sinon plus tard, tu viens à pied, ce n'es pas loin, tu peux manger un petit truc, il y a un four à micro-ondes, si, je te raconterai la dernière répèt, ce que j'ai fait, vite fait, on aura le temps de prendre un petit café tranquilles, bon, ciao, je te laisse». Un garçon sombre arrive avec des cheveux dardant vers le haut, sans sombrero, assez taciturne, il semble d'accord, peu contrariant, accro et déjà vaincu. La jeune comédienne se lève, arpente, en battante, en gagnante, la salle immense et translucide, la salle des pas perdus. En face, à quelques mètres, sur un écran miniaturisé, «The kid», de Chaplin, le pantalon, les angles de rues, on reconnaît tous les plans, on croit les connaître tous, c'est faux. On ne sait rien. On oublie tout, même l'essentiel.
Des femmes d'un certain âge passent, arrogantes, bouches fières, aux bras d'hommes distraits, qui cherchent en pointillés une ligne de fuite vers les portes électroniques.

Dans ma poche, un livre, petit, que je ne peux me résoudre à ouvrir en public.
En face, quelques tirages photographiques de Brenner, extraits de son ouvrage, «Diaspora». Quatre hommes, dont l'un, à gauche, au regard sans la moindre amnésie. Trois avant-bras dénudés tiennent vigoureusement un linteau. En pénétrant dans la salle vitrée, j'entends une jeune fille dire à un femme beaucoup plus âgée, sa grand-mère sans doute, «c'est un peu morbide, non?» La vieille dame surprend mon regard et n'ose rien dire. «Morbide?» C'est moi qui ai dit ça, à voix basse, à sa place. «Et ces salles vitrées, cet aéroport sans voyageurs, ce n'est pas morbide, ça ne vous gêne pas vous, cet endroit, vous trouvez vraiment que quelque chose décolle?» Elles n'entendent pas. Mal à l'aise, elles sortent précipitamment. Les trois bras des anciens prisonniers des camps, quand on entre dans la pièce, paraissent tenir une barre centrale de wagon de métro, ils révèlent des numéros: 1184 ­ 41, l'autre, placé parallèlement, 11 6201, sous l'un des deux, un tout petit coeur tatoué, ou est-ce une hallucination, rétroactive? A quelle date ce coeur a-t-il été dessiné?
Une femme posant vêtue d'une blouse blanche. En-dessous, son nom. D'elle, on voudrait encore retenir les traits et l'expression du visage. Derrière elle, des carreaux de céramique. Cauchemars répétés d'un petit garçon au cheveux bruns, «j'étais là assis et derrière, il y avait de la céramique, des carreaux de faïence blancs et brillants, comme une salle de bains, c'était affreux tous ces carreaux luisants!»

Le livre, publié aux Editions de la Martinière, expose, p.307, Solly Alain Lawi, gérant de fortune. Même regard. Qu'ont donc vu tous ces yeux? A droite du portrait, diptyque, des rideaux de percale, transparents sous la lumière du jour. Derrière la tête de l'homme, une couronne.*
Photos de survivantes posant comme dans un tableau du Caravage. La chair triomphante, la chair meutrie. Coupe, grappes de raisins, fruits, longue table. Les femmes, amputées d'un sein, se tiennent la main, visage impassible. Mengele, cancer, quel âge ont-elles, quel âge a celle qui semble la plus jeune?
J'ai connu à Berck sur Mer un médecin dont la femme et la fille avaient été victimes des expérimentations de Mengele. Aucune des deux n'avait survécu. Lui, si, il exerçait là, à titre privé.
Cours de cuisine juive à Johannesburg, photo surréaliste, une cinquantaine de trophées, des cervidés, en toile fond sur le mur, des têtes de girafe, et des femmes noires, certaines très corpulentes, d'autres très contentes, plusieurs le visage grave, toutes cuisinières ou apprenties, posent, devant notre effarement.
Hier, j'ai réalisé sans difficulté majeure des feuilles de vigne farcies à la grecque. Il suffit de détacher la feuille par le moignon de pédoncule.
Un homme pose, le bras droit amputé au niveau du coude. Son pull moulant est rayé verticalement.
Machinalement, je cherche dans le livre des gens que je connais. Je me souviens d'un type, un Polonais, qui photographiait sans discontiner les vitraux de la cathédrale de Chartres. Non seulement il n'est pas Juif mais en plus il est photographe. Quand je l'ai revu, peu de temps avant qu'il ne meure, il promenait un tout petit caniche blanc avenue d'Ivry. Son nom? Je ne sais plus. Son prénom? Eustache je crois, mais s'il n'était pas Juif, il était seulement de famille princière je crois, mais ça ne l'a pas empêché de mourir avant son caniche. Un royaume pour l'exceptionnel cheval blanc, celui qui contrarie le destin!
Enfin, à 14h 45, ce film, de Woody Allen, qu'on aime sans restriction.

*Keter : couronne suprême ­ aspect le plus intérieur des Sefiroth qui peuvent être contemplés par les humains ­ Volonté et humilité.
Sefer Yetssirah: «La première voie est la conscience mystique. C'est la lumière qui transmet la compréhension du Commencement et qui n'a pas de début. Aucun être créé ne peut atteindre son essence.»


Un taon pour tout, Isabelle Dormion, 6 novembre 2003

Journal régional sur la 3. Dans un Bureau de Poste, une équipe d'acteurs a travaillé avec les préposés et les agents des guichets pendant l'année entière. Le fruit de ce labeur est abondant. Rejouant les conflits entre les clients excédés et les énervés de la file endiguée par des cordons et des numéros d'appel, les acteurs déjouent les embûches d'une violence qui ne saurait se dire. Les mots manquent. On voit donc Rachid Akbad, de la compagnie «Le temps de vivre», exploser en invectives fleuries vers les guichets. Les clients sourient, certains se gondolent, plusieurs applaudiront. Comment péréniser les intermittents? Acteurs sociaux. Malin! Judicieux! Il ya a quelques années, on proposait ce genre de boulot à des ethnologues: aller observer comme des fourmis rouges et les habitants enragés de quelques cités oubliées en grande banlieue. Eboueurs de la société. Comment absorber la violence sociale? Animation culturelle ou cultuelle. Là, les acteurs jouent les mouches du coche, tilillant la hargne et la remettant en forme. Pourquoi ne pourrait-on louer un acteur pour faire tout simplement la queue à votre place, comme d'autres l'ont fait pour le bien-être de tous, avant nous, en Pologne et en URSS?


Bolet satan, Isabelle dormion, lundi 10 novembre 2003

Parc Montsouris, trois petites filles blondes, habitant place des Peupliers, dûment vitaminées, protéinées, joues et mollets rebondis, jouent dimanche aux pauvres. «Allez on s'amuse bien. On n'a rien. Les enfants pleurent. On fait le manger avec rien. Tu prends de la terre, tu mélanges, ça fait des crêpes. De l'eau de la mare, de la crapouillette, tu fais de la graisse avec.» La fille au pair, politiquement droite, rigidifiée par l'horreur, intervient. Pas honte, etc, venez plutôt prendre votre goûter. Pains au chocolat de chez Luchon tout chauds. Les vrais démunis ne rigolent pas tous les jours avec la graisse d'oie.

Lundi, plus avant, dans la campagne ensoleillée, retrouvant les conseils de ces charmantes fillettes séguriennes, avisant là une poule que je trouvais fort à mon goût, le cou droit et assez belle en jambes, je la coursai derechef vers l'encoignure de la vaste prairie. Proche du bosquet, automnale, sans que ma main ne tremblât d'un seul poil au vent joli, lui tordis le cou. Plus loin, la pointe de ma canne se piqua dans du mou. C'était un bolet magnifique, luisant comme mille soleils couchants. Je le plaçai sans hésiter dans ma gibecière à soufflets. De quoi faire une poule au pot très grasse de pauvres gitans je me dis, réjouie en mon for intérieur. Bien au chaud dans la chaumière, je hachai menu de la poitrine fumée issue du garde-manger, du persil, quelques morceaux de pain rassis bien à l'aise, de l'ail, de l'oignon, le beau bolet, tournant gaiement l'appareil dans le chtiot récipient. Du cul de la poule je pris l'oeuf fermement et le tour était joué, ainsi que la farce faite. J'ajoutai l'thym à satiété, poivre et sel, la petite girolle en triomphe, deux litres d'eau, à profusion, clous de girofle, carottes, poireaux, navets, céleris, tout mis à bouillir mais qui me dit que ce drôle de champignon est vraiment comestible? Novembre, pont du 11, pharmacie d'Ivry portes closes. Demain sans prudence le dernier Turbulence!


Suite affinée de la poule et du bolet, 11 novembre 2003

Dans la littérature d'Asie, la poule, le pluvier et le faisan sont les compagnons de misère et d'infortune. Ils font la grandeur des ermites et la pitance des vagabonds littéraires. On trouve vite le mot «patate» dans un haïku de Basho. On boit l'excellent vin en grignotant vifs des mille-pattes et autres croustillantes vermines. Quand on interroge le sage, il avoue que le plaisir est son seul guide. De la nécessité il fait sa loi et bientôt la règle des vers de terre déglutis ordonne et sublime les jours. Il avale des araignées sans la moindre amertume, il accompagne le tout d'un alcool qui exalte l'âme et la porte haut, loin de la tourbe. Les choses de la terre touchent au ciel par la seule vertu de celui qui a grand faim et garde en toute circonstance l'estomac résistant.

L'autre semaine, expérimentale, je cuisinai nuitamment la daube et tins table ouverte. L'expression «quoi, tu daubes!» devient, actuelle, plus forte que la chose elle-même. Le jargon prévaut. Le mot perd la chose. Dix jeunes filles pâles et quelques boutonneux du voisinage vinrent s'enquérir: «qu'est-ce donc cela, qu'entends-je, une vraie daube, en chair et en os?» Trois heures de cuisson, oignons, vin et lardons, le fumet dans l'escalier en fit mardi créance. «C'est pas rien!» C'est ce que j'entendis comme unique compliment qui me satisfît. Si ce n'est pas rien, c'est donc quelque chose. Cette chose existe, le parfum de la chose vraie qui cuit, poule ou lièvre que l'on course à perdre haleine. Curieux, cette avidité des riches. De tout, d'un rien ils font recette. Ainsi de cette fameuse poule au pot, dont Henri IV rêvait qu'elle soit l'ordinaire obligé des gens du peuple dans chaque masure du royaume. Or le plat du pauvre, la garbure, ses haricots, son chou, la bouillabaisse, ramassis disparate de la pêche en barcasse, le pot-au-feu et ses tartines à la moelle pour les tuberculeux d'hier, la rognonnade, sont des mets imposés aux gens par la nécessité et les habitudes climatiques. Au Portugal son chou. A l'Irlande ses plaisants moutons paissant. Les abats, morceaux annexes, peu onéreux, sont devenus des plats sélectifs de gourmets. La queue de boeuf, le régal de Depardieu en son hôtel particulier. La tête de veau, l'obligation relevée aux échalottes de la première dame de France. La simplicité affectée, forcenée, mimétique, distinctive, distinguée, devient l'apanage des appétits blasés. Un rien les repose du croustillant à l'homard et autres prétentieuses mignardises safranées de grands chefs édifiant des tournicotis élégants et caramélisés, préciosités de profiteroles venteuses gonflées de mousses agrumisées.

Lu par hasard un excellent article de J. P. Coffe dans un journal gratuit ignoble où les poissonniers en prennent tous pour leur grade. L'excellence tient dans l'appareillage à la fois sophistiqué et vigoureux pour signifier l'incurie des marchands d'une mer en débacle. La richesse du vocabulaire vitupère l'indigence de l'outillage. Pas d'outil, pas de travail, pas d'ouvrage, pas de mots, plus de culture. C'est dit, c'est entendu. Lever les filets, écailler, vider harengs et maquereaux, est-ce finalement un geste de droite? La chose se perd et se perd le mot, l'usage sombre dans l'oubli. Sauver la culture, est-ce réactionnaire? Revendiquer ce geste, oui, thésauriser la culture oui, c'est un détournement, une appropriation fallacieuse, privilèges des bonnes tables, où se traitent les meilleures affaires. Le puchero, la olla sont des plats populaires et roboratifs, les garbanzos tiennent au corps travailleurs, trop lourds, ils sont peu recommandables aux langueurs digestives et bourgeoises. Redécouverts puis détournés par une gauche riche et caviardée, canaille, peuple, ils sont «bobos» et rendus vulgaires, vulgarisés par la prétention qui accapare tout ce qui a quelque valeur. La valeur est nécessité. Ce qui est bon, ce qui est excellent ne saurait pour toujours, ou à jamais appartenir au peuple. Il faut constater la folie dans les gargottes parisiennes, désormais démodée, du chili comme carne, plat de base là-bas du paysan.

La poule est-elle donc de droite? Si, volée ou courant dans l'herbette, elle devient rare, elle reste chère. J'ai évidemment suivi le conseil du conseilleur de France Inter. Il faut connaître la vie, les relations, les picorages et les aléas de gésier, d'ailes et de croupion de la bête qu'on va acheter dans la quasi clandestinité. La dernière vraie poule. Je l'ai donc trouvée sur le marché de Berk-Ville. J'ai pu sans tarder m'enquérir de sa vie, de son caractère, de son humeur, de ses gloussements et caquetages, de la bonne réputation de ses ascendants, de la façon dont elle avait été saignée, de ses murs, de la longueur de son pâturage, de la qualité du grain qu'elle picorait durant sa ridicule vie volatile. J'ai tâté son jabot encore tremblotant et surpris d'un récent trépas. Toutes les informations, excellentes, label nec-ultra-rouge, sélectionnée dans le whos's who des galinacées aristos, justifièrent son prix, prohibitif. Ensuite, je pus, aux termes d'une longue enquête, savoir qu'en tel endroit, fermier, tenu secret, la crème fraîche était «quelque chose». Je revins chargée comme un baudet d'authentiques courges, pas cette camelotte cucurbitacée rubiconde d'Halloween, de véritables oeufs à brouiller, de poireaux sans vergogne, d'oignons et de ciboules dignes de la bonne terre de France, de betteraves normales, de pommes de terre sachant se tenir, de sautillantes crevettes grises pêchées du jour.

Sans ce maudit champignon hâtivement cueilli sur les lieux mêmes de la bataille de Crécy, nous n'aurions pas tous passé une folle nuit d'ivresse et de dangers aux services anti-poison. Mais on n'a rien sans rien. Il faut une longue initiation aux champignons. Bref, je ne m'attendais pas, relisant aux urgences Castaneda, à des symptômes secondaires aussi fulgurants qu'intéressants. Le bolet de Satan, outre qu'il est hautement toxique, a néanmoins des vertus carminatives. Il échaufferait donc l'esprit. Je pus donc relire dans l'expurgation nocturne Brillat-Savarin, Molière, quelques extraits de littérature traduits du bengali, «Les petits et les grands plats» de Suzanne Laboureur (1928). J'ai surtout feuilleté, dans les nausées et le regret à la fois de l'abstinence, du jeûne et de la simple abstention, un curieux livre «La fourchette et la plume» de Madame Guillemard, qui mêle la louche, l'écumoir, la pince à escargot et la littérature dans un feuilletage éhonté. On croise chez Zola l'oie, chez Marcel Aymé le porc, chez Théophile Gautier le mépris et chez Lamartine, avec le romantisme échevelé, la moule frugale et quelques fruti di mare d'opérette décadente al dente. Ce foisonnement de chairs, ces gibiers, ces sauces vineuses, ces glissements de mollusques, cet épandage éhonté de légumineuses foisonnantes et de fricassées diverses, cet amoncellement de mots et ces plaisirs renouvelés de gourmets insatiables appellent sans nuance d'âpres faims, d'autres choses, quelque chose comme le manque, le pain, l'eau du ruisseau, les chemins infinis et l'ascétisme.


Violence et réalité, Isabelle Dormion, 17 novembre 2003

Dimanche après-midi, sur une chaîne berbère lontaine, un documentaire d'Hatzfeld décrit longuement dans ses détails fastidieux, la vie quotidienne de jeunes face au travail. Une fille brune aux longs cheveux devant une chaîne de montage. Un garçon aussi, puis un autre. Ils vissent en dessous des voitures. Gestes répétitifs. Le droit de se rendre aux toilettes une seule fois. Boulons serrés. La pause. Contrat terminé, avenir désertique. On voit la longue fille brune à l'A.N.P.E. On voit la conseillère, chemisier blanc, de dos. On entend les questions. «Pourquoi n'avez-vous pas rempli le questionnaire entièrement?». Longue fille brune: «Je ne savais pas trop». Aucun regard échangé. Mornes questions, silences éloquents, réponses accablées. «Qu'est-ce que vous voudriez faire?» Et là, on voit le visage de la fille brune s'ouvrir, elle lève les yeux, elle sourit, on voit les dents très blanches, puis elle se marre franchement. Insanité d'une telle question. On mesure le malentendu immense entre ceux qui remplissent des formulaires et ceux qui les font remplir, les conseilleurs.

J'ai travaillé à l'ANPE, à tous les niveaux, direction, cabinet, rue de Grenelle, et demandeuse d'emploi, ceci expliquant cela. Je sais ce que c'est, l'emploi en France. Un CES, la précarité, je connais. En dessous, je connais aussi. En-deça, c'est la rue. Cette violence sans histoire possible. Il n'y a pas d'histoire de cette fille, elle ne fait pas d'histoire, elle ne dit rien, elle se marre. Il n'y a pas de mots. Ce qu'elle voudrait faire? La question ne se pose pas en ces termes. Mécanique générale. Le sexisme. Elle veut bien travailler avec des hommes mais les hommes ne veulent pas d'elle dans l'usine. Qu'avez-vous fait avant? Violence des questions. Distribution. Caissière évidemment. Carrefour. Géant. Que faire d'autre? Des stages bidon? Industries diverses. Elle peut travailler n'importe où. Elle pourrait faire n'importe quoi. On la voit avec une douille et du chocolat, on la voit poser des noisettes sur les petites formes rondes. «Le chocolat, je ne connaissais pas, c'est nouveau, il faut apprendre.»

Sa copine blonde est enceinte. On voit enfin plus tard le bébé, Océane Bouteiller, on se dit que la petite fille doit aujourd'hui avoir l'âge de raison, mais que tout ça n'est pas très raisonnable. Océane est la pure folie de sa mère, toute seule pour l'élever. Pour elle, elle est capable de tout. Les deux amies sont là, ancrées dans la réalité, les pieds sur terre et tout rêve aboli. «C'est ma lumière, Océane.» On voit les copains, la voiture, le porte-bébé. On devine que pour Océane, tout est possible. Il faut trouver un travail. «Je vais me battre!» Il n'y a pas d'histoire, pas de fiction. Ce n'est pas «Rosetta». C'est la stricte réalité. Il n'y a rien à dire devant cette violence là. Il ne reste rien après ça. Le documentaire s'achève sur un monologue d'un garçon. Viré à plusieurs reprises. Il n'avait pas vraiment le profil. De face, il dit quand même: «Moi, je veux juste avoir une vie normale. Je veux avoir des enfants. Je sais que je peux rendre une femme heureuse. Je sais, moi, que je suis quelqu'un de bien ».

Reprenant à la lettre la leçon de la réalité implacable, allons donc de notre plein gré à Liddle, Leader Price et notons exclusivement, c'est une vaste sinécure, ce que les gens achètent. Pâtes, grosses boîtes de concentré de tomate, margarine et trucs panés. Apéritifs et liqueurs. Barres chocolatées, friandises. Regardons, notons. Laissons-nous bousculer par les caddies en folie, les ménagères en furie, la réalité, samedi, la violence de cette consommation-là.

Au Marché d'Aligre, plus loin, «tiens ma beauté, trois kilos de blettes deux euros cinquante». Epices, dattes, poissons-sabres, olives, paniers, récipients, ce sont les splendeurs de l'Orient réconcilié, déjà la littérature. Mots, rires, provocations, insultes, voltes-face, de véritables fables. L'échange vendeur-acheteur a été largement étudié en ethnologie. «Vise ma scarole, elle est belle la batavia, trois tonnes pour un sou!». Il susbsiste là, dans la rue, des histoires résiduelles, assez belles, humaines, que le marketing des grandes surfaces aseptisées a définitivement écrasées. Demandant l'autre jour à un vendeur-courant d'air une cafetière exposée, modèle courant, je m'entendis répondre qu'il n'y en avait plus, qu'il n'y en aurait pas avant longtemps et que je n'avais aucune raison de prétendre acheter l'article exposé. «C'est pour montrer, c'est un article d'étalage, nous ne sommes plus approvisionnés de cet article là.» J'ai demandé pourquoi présenter un article (premier prix) non disponible, j'ai demandé à voir le chef de rayon, je voulais voir au moins sa tronche, j'ai demandé la direction, tout le toutim, ce qu'ils racontent comme bobards éhontés, pour accepter en quelques secondes une autre alternative, plus simple, définitive, acheter tout de suite une théière (premier prix disponible en rayon) et changer mes habitudes. «Donnez moi donc une théière, et qu'on n'en parle plus.»

Mais on en fait déjà toute une histoire, tout ça pour rien. Le réel.


L'Entolome, Isabelle Dormion, 23 novembre 2003

Qui de nos jours peut encore ignorer la confusion possible entre l'Entolome livide et quelque autre espèce comestible dite deliciosa? Depuis la farce dominicale du bolet et ses conséquences instructives, je sais tout des mille nuances mycologiques et mycophagiques. Ainsi l'Inocyte de Patouillard ressemble à son frère jumeau, le mousseron sans malice de nos platrées festoyantes mitonnées à la gamelle d'aluminium, souvenirs enchantés de girls-scouts en sous-bois et chaussettes beigeasses. Nous avons assimilé non la chose mais le mot et l'esprit de la chose. Nous avons examiné une trentaine d'espèces à la lueur des phares, retenus bien tardivement à notre corps défendant dans la chesnaie par ces études botaniques dont personne ne pourra demain nier les vertus à la fois pédagogiques, culinaires, sanitaires et pragmatiques. Nous sommes initiés. Taisons-le. L'étude, menée comme s'y entendaient, de la lettre B à P, Bouvard et Pecuchet, mènent à l'innocence, qui mène à la bêtise, parfois même à la candeur tardive. La bêtise d'un tel système d'instruction est dommageable mais la naïveté est une vertu qui de nos jours reste coûteuse. La candeur devient un luxe de cyniques déniaisés. Poursuivons. Le syndrome panthérien garde donc quelque analogie avec l'intoxication à l'atropine et les phénomènes hallucinatoires nous font parfois prendre des simples vessies pour de flamboyantes lanternes.

Ainsi, pourquoi ce Tariq Ramadan, luisant du chef et brillant de mille feux réthoriques dans la mousse forestière et prudemment genevoise, se confond-il si facilement avec ce que j'appellerai ici l'Etho-l'homme. Parce qu'il se targue ouvertement d'être un philosophe à tête chenue. Manquent l'âge et l'expérience conférés aux cheveux blancs. Qu'est donc ce petit simulacre de bouc? Une évocation fantômatique de barbu, au point d'attache de la cortine. Il ressemble surtout, vu par l'oeil niais de la télévision (6 millions de téléspectateur ce soir-là), face à un Sarkozy cuticulé Portentosum, à un Tariq Ramadan simplex non vergogneux. Rien ne ressemble moins à un penseur qu'un champignon. Rien ne ressemble plus à un politique quelconque, anonyme, qu'un Lycoperdon pyriforme*. Loin de moi ces pensée stupides! Honte sur ma tête! Abjection! Infamie! J'entends déjà l'objection. Je perçois les sifflets, je subsume et j'entends les blâmes. Simple association d'idées. Pourtant, il est vrai que ce qui est par essence simplex n'est pas complexe. Oui n'est pas non. Oui oui est non. Or Tariq Ramadan, à l'oeil nu, quand il dit «arabe», fait avec les mains gauche et droite ce fameux signe des guillemets, double crochet de l'index. Que veulent dire ces petits gestes suspendus hors de la parole? On dit Arabe. On ne dit l'institut du Monde «Arabe». On sait tous ce que signifient guilleme(n)t et parenthèse. On ne dit pas «musulman». On préfère se tenir coite. On opine du chef. On se tait. On regarde. On se voile la face. On la boucle. On sait toutes faire la chorba, coriandre ciselée à la cuisson cinq pistils de véritable safran. On écoute. On prend des notes sur la terre battue de la madrasa. Jamais Sarkozy, lui, ne dit le mot «arabe». Il dit toujours «musulman». Bref, ne nous perdons pas dans les sentes boisées de l'automne à la faveur de la rêverie néo-orientalisante et des promenades risquées. Semons les petits cailloux blancs. Continuons l'enseignement à pas menus. Ouvrant grandes les esgourdes, plus que jamais. On entend ce matin à la télévision J. Eisenberg évoquer un rabbin qui passait son temps à demander pardon à Dieu. Et quand, se demande-t-il, prenait-il donc le temps de pécher? On sourit. C'est là toute la différence. Une certaine distinction des esprits. On reprend mot à mot la Bible de l'Humour Juif, qui, avec l'étude de la mycologie, celle, approfondie de l'entomologie de Fabre, donne une certaine idée, relative, de l'homme à l'univers, une modestie sans prétention encyclopédique, un point de vue proche du sol forestier et de Sirius. Il faut considérer l'histoire des casquettes juives et celle des voiles et n'en tirer aucune hâtive conclusion. Soyons précis. Le couvre-chef, chez les Juifs, révèle la crainte de Dieu, qui peut nous foudroyer, homoncules, comme l'éclair, en une fraction de seconde. La casquette à visière Adidas garantit-elle du même risque? Mais laissons là ces pensées aux philosophes qui en feront le meilleur usage. Leur métier est de penser. Ils sont payés pour le faire, si c'est humainement possible. A ce propos, j'ai entendu l'autre jour des discours étonnants, presque des propositions malhonnêtes, quelque chose à France-Culture sur une «Ethique minimale», un new concept, à visière, lui aussi, qui n'est pas la neutralité bienveillante de Freud, ou la mauvaise foi contre-transférentielle, subjective, de Lacan, mais quelque chose d'ahurissant, une suspension de jugement proche de l'hébéphrénie toute zen. Une vacance faite d'amnésique blancheur. Pire qu'une psychose déclarée et surcompensée. Plus de partialité, moins de ceci et moins de tout. Une circonspection faite benoîtement d'oubli et de remise à zéro. Compteurs bloqués. Avec l'éthique minimale ne pensons rien de rien et achetons tous chez Conforama.

Allons plus loin dans l'observation de la nature. La malice des champignons est telle qu'on les dirait mûs d'une vie indépendante et d'une pensée autonome. On les dirait animés d'une visée à long terme, presque humaine, intentionnelle. Ainsi en est-il de l'Inocybe traître, comme la Galère marginée, qui ressemble à la Pholiote changeante. Les exemples de ces confusions malicieuses ne manquent pas. Que signifie le mot malicieux, plus anodin, que malin? Reprenons les traités de théologie comme nous les avons laissés en nos recels, au XIVème siècle. Reprenons les avant Mac-Luhan. Reprenons tout avant l'imprimerie, avant la Renaissance, surtout avant les Lumières et la raison, reprenons les incunables et les manuscrits d'avant l'ère atomique. Eludons U. Ecco. Nous sommes revenus au Moyen-Age. Controverses à Tolède. Allons aux vieux textes, allons à leurs moisissures. Allons aux champignons de souche. Acceptons l'obscur, la clarté et redécouvrons le clair-obscur de Saint-Jérôme et de Rembrandt. Reprenons les croyances et les traités salvateurs de la mystique judéo-chrétienne avant Constantinople. Nous trouvons inopiné dans les traités monastiques d'herboristes la définition des mots dans leur sens premier, leur erreur ou leur approximation erratique. C'est le cas du Corticaire qu'on devrait nommer malin, parce que le sujet, jusqu'aux derniers soubresauts de l'agonie, garde toute sa lucidité. C'est infernal. C'est une intoxication de type phalloïdien, à effets tardifs, qui peuvent se déclencher parfois une quinzaine de jours après l'ingestion.

*Vesse de loup en forme de poire


La rage invaincue? Isabelle Dormion 27 novembre 2003

A Montreuil, les pouvoirs publics envisagent des contrôles des zones troublées par des rondes de police montée. Quelque psychologue assermenté a donc planché sur ces rapports encore vierges de tout contentieux, sur les excellentes relations des jeunes des halls et des équidés? Jamais à la nuit tombée on ne viendra brûler une carcasse de cheval!

Aux passages de frontières, nos animaux préférés, petits chats siamois maniérés et gros chiens baveux, devront désormais présenter comme tout le monde un passeport déclinant leur bons états de services vétérinaires.

En Irak, une nouvelle fête, impromptue, vient enrichir la culture locale orpheline. Un homme pressé arrive des coulisses de l'aéroport, mystérieux voyageur, un timide messager de l'espoir, en quête d'un repas chaud et de camaraderie franche. C'est Bush en treillis surprise. Non qu'il se lance à l'assaut avec ses hommes déprimés en première ligne, il n'y a pas de ligne, non qu'il sacrifie sa vie au front parmi les siens, il n'y a pas de tranchées, il n'y a pas de front, il n'y a pas d'ennemi, il n'y a rien, des kilomètres de cailloux et la longue route déserte. C'est la zone de la bêtise déclarée, déclamée au porte-voix, contresignée et réitérée. Cet homme, le chef, est allé jusqu'à leur offrir, avec ses voeux de Thanksgiving, une monstrueuse dinde dont on se demande si elle a vraiment pu franchir à tire d'aile toute l'Atlantique ou, bien considérés la musculature et les triceps, si elle a personnellement parcouru ces milliers de kilomètres à la nage. Pas de farce mais un accompagnement de raisins, une petite garniture dorée venue d'ailleurs. Les dindes au four sont-elles nos modernes oies du Capitole? Si gigantesque, on peut même se poser la question d'un nouveau Cheval de Troie? Qu'y avait-il donc caché à l'intérieur, à part les hypothétiques marrons, une légion de soldats armés de cutters jusqu'aux dents, un stratège génial en réserve, petit de taille mais de cervelle phénoménale, un génie du Bien invincible, le talon d'Achille rendu invulnérable par les seuls jus des viandes rôties, toute la sauce US, simple muscade du Nouveau Monde?

En fait, toute supputation est vaine. Ce n'était pas une oie, ni une dinde mais sans doute, grillée, vaincue, une grosse colombe.


Impensable contradiction, Isabelle dormion, 1er décembre 2003

Pour un usage de strict bricolage, un amoncellement de journaux dits "féminins" attend qu'une main habile les débarrasse de leur enveloppe plastique. Pas le temps. En dehors des salles d'attente, je n'avais jamais relu "Elle" ou "Marie-Claire" depuis une bonne décennie. J'ai tort. Entre le gloss à brillance holographique, les rondeurs assumées de filles superbes et les récits haletants de thalassothérapie réussie, il y a quelques lignes frileuses sur la violence dont restent victimes les femmes (le 25 novembre?), des prévisions numérologiques, l'horoscope lunaire, l'horoscope solaire, une cinquantaine de pages publicitaires, un article sur la réparation chirurgicale des clitoris endommagés lors de l'excision, et une clownerie d'Alix de S.A. sur mille et une manières de garder un crétin conjugal en crise chez soi. Rien de consistant, du vent, un joli vent frivole.

J'étais plutôt habituée au journal "Le Temps", qu'on peut trouver chez une belle-mère complaisante, à "Femme actuelle", où tout est très bien expliqué, de la façon de scier le contreplaqué pour confectionner soi-même un coffre d'entrée à chaussures à l'art de réparer son dentier avec élégance, à "Voici" ou à "Gala", qui montrait récemment une magnifique photo de danseur soufi, la photo virevoltante de celui qui ne veut pas qu'on le prenne en photo, j'étais habituée à surfer sur Internet où les chiffres d' "Alternative Economique" nous comblent d'un enchantement constant et renouvelable, à des suppléments géo-politiques du Monde qui alimentent les pire cauchemars de conflits, surmenée, j'avais perdu de vue la trentenaire consumériste sautillante hébétée de "Elle" et ses sempiternelles contradictions, jolie à croquer en bas résille mais furieuse d'être convoitée tous azimuts par des mecs un peu primates sur les omoplates. Jamais vraiment objet, jamais vraiment sujet, se torturant à créer un destin follement singulier, aventurier, captivant, confortable, luxueux, casanier, individualiste, toujours au régime, jamais dupe, toujours en résilles, même par grands froids, captive du regard des autres, oscillant à chaque geste du quotidien honni entre l'aliénation et la revendication informulable. Elle doit faire le canard à l'orange, acheter le cachemire à bon escient, aller à Prague ludique et revenir cultivée, devenir une vraie professionnelle de tout et du coffrage en béton et de l'électronique domotique, pas bêcheuse, une pro du nucléaire, de la biologie, de la génétique, et de la plomberie improvisée et rester dans le coup vaille que vaille avec la bronchiolite galopante des moins d'un an aux urgences du soir. Impossible. Il n'y a jamais dans ce journal le moindre conseil judicieux pour attaquer vivement une banque en toute impunité, tout en souplesse, grâce à des mouvements de préparation aux sports de glisse. A propos on dit que Schuller a réussi à faire payer sa caution de prisonnier par les habitants de Clichy. Il les remercie dans la presse. Il dit textuellement «Je tiens à remercier les habitants de Clichy». Est-ce une bonne définition de l'intelligence? Ce n'est pas dans Elle à la rubrique «Faire face en toute circonstance, calculez vous même votre QI.»

La voilà donc, la trentenaire en studio, telle qu'en elle-même glorifiée. Si elle accepte ses rondeurs, ce n'est pas pour manger du salami en catimini, comme une grosse vache désinvolte, en chantant de spendides chansons de fado, sa nostalgie portugaise, ce n'est pas dans l'intention avouée de se préparer une petite couenne pour les jours de grands froids, ce n'est pas non plus par un soudain réflexe de lâcher-prise d'inspiration bouddhique, c'est pour être sérieusement sexy. La même chanson depuis toujours. Acceptez-vous donc telle que vous êtes pour mieux plaire à l'autre. Séduction et désenchantement. Fumisteries. Ou elle s'accepte, au risque de déplaire, ou elle se perd en conjectures sur les attentes supposées du crétin à demeure qui la voudrait plus ceci quand elle est cela et moins cela quand elle est ceci. Jamais assez gironde, assez fine, jamais assez rousse, blonde, brune, florilège de tous les fantasmes. C'est vouloir à tout prix ignorer que quand il en a une il en voudrait une autre, surtout moins conjugale, si c'est possible, une femme improbable, imprévue, encore jamais vue. C'est donc stupide. Ce journal est définitivement idiot. Comment garder un crétin à son corps défendant? En outre, est-ce bien nécessaire? Est-ce seulement très raisonnable*? C'est usant. On en voit donc, des charmantes, des convaincues, des normales, s'épuiser en ce combat douteux perdu d'avance. Une seule module une autre voix, J. Birkin, se demandant comment faire tolérer un visage vieillissant, des rides et des plis aux coudes dans une société où l'image règne polissée pour longtemps. Elle en appelle à la grandeur d'âme alors qu'une simple Kalachnikov suffit amplement.

Ce matin, bien à propos, sur France-Culture, une petite fille soldat, pleine de bon sens, une enfant qui, elle, en a vraiment vu de toutes les couleurs, refusait de rendre son arme posée à côté d'elle, un fusil mitrailleur, pour aller à l'école comme toutes les autres petites filles sages du monde entier. Trop de viols, d'amputations, de morts autour d'elle. Ne croit plus à rien. Ne fait plus confiance. Ce n'est pas dans "Elle", à la rubrique «Restons optimistes et soyons enfin positives!»

Une autre femme, cherchons son nom, correspondante de guerre, une des plus grandes, oscillant entre le déni de soi et l'orgueil illimité, évoquait d'autres images, jamais volées, sans télé-objectif, un enfant pris là en photo dans l'eau l'année du buffle, des photos dont elle est fière qu'elles aient fait le tour du monde. Comment parvient-elle à expliquer ce regard? Inné dit-elle. On la croit volontiers. D'une enfance madrilène et des tableaux de Goya elle a gardé l'obscurité. Le reste, elle l'explique par son «coeur de femme». En 2003, on entend encore évoquer le coeur des femmes, leur exquise sensibilité, cette oblativité qui leur fait donner même ce qu'elle n'ont pas à foison. Ce goût du sacrifice qu'elles auraient, inné. Pratique, ce goût du sacrifice. Qu'en est-il de l'exquise sensibilité, ce merveilleux sens de la vie, jamais pris de court, ce puits d'amour sans fond, qui serait essentiellement féminin? Ce n'est pas non plus dans "Elle". C'est Depardon qui lui conseille de changer son appareil de position, verticale, pour les couvertures. Dans son ingénuité, toute féminine, sa mansuétude, sa compassion, toute féminine, elle «n'y avait même pas pensé». Quinze dollars, ces premières photos vendues à une agence de presse alors qu'elle risquait sa vie sans gilet pare-balles.

* «La veuve tatouée»


Lieux de la représentation, (à ce prix, c'est donné), Isabelle Dormion, 8 décembre 2003

Sur un fond à l'or fin, la main droite de Sainte Parasceve se détache sur une figure d'animal caricaturé. L'empereur Antonin porte un ample vêtement rouge cinabre sur une tunique damassée. Aucune fibule ne retient sur l'épaule gauche le drapé du vêtement. Les deux protagonistes argumentent. Des lettres grecques nomment la sainte, née un vendredi saint. Un gardien derrière elle porte un glaive d'empire, long comme une lance. On sait que Sainte Parasceve a rendu le souverain aveugle, en lui lançant de l'huille bouillante sur la face. Il ne retrouva la vue que par son intercession. Tapis vert, estrades dorées et coussins sous les pieds de l'emperereur. Assis sous un baldaquin supporté par deux fines colonnes ouvragées, un conseiller, attentif à la scène, se tient coit. (Byzance XVème siècle).

A Lille, au début du XXIème siècle, Lucie Lom suspend une forêt artificielle. Elle répond aux voeux d'A. Allais, qui rêvait déjà de mettre la campagne à la ville. Besoin d'un peu d'air dans les encombrements et la pollution du centre ville. Les Ardennes, pourtant, restent à proximité et peuvent se visiter sans encombre. On peut gagner cette région méconnue par voie navigable, en péniche, en consultant les ciels variables à l'infini. Il faut du temps, pour cette rêverie.

Dans ce même lieu, le Nord, la population, vêtue de blanc, sert d'écran géant aux projections. Le peuple (en grande proportion chômeur) est resté très joueur, très gamin, assez farce. Mme Aubry, elle, assez chic, habillée par Florence le Gonidec, porte toutefois une cape marocaine achetée à Marrakech. Son adjoint à la Culture, lui, porte un kâhouaiis blanc comme tout le monde. Le premier week-end de septembre, pourtant, à Lille, des montagnes de moules et des fleuves de bière attestent déjà le bon déroulement des festivités. Qui viendra dire si le Nord est le haut-lieu de la convivialité ou le véritable espace de la représentation? Cette ville serait le champ d'une gestation d'avant-garde, celle de l'art. A Dunkerque, pas loin, a déjà lieu un excellent carnaval où les gens savent ce que rigoler veut dire. Les chtis abreuvés portent les soutifs de l'épouse corpulente sur le suvêt, trompettes, chansons, on y sert des tonnes de frites que certains trempent volontiers dans la mayonnaise.

A France-Culture, de l'autre côté, autres propos, on entend Benassayag demander à Florence Dupont (anthropologie culturelle à Paris7, spécialiste du théâtre grec et romain), venue promouvoir et défendre une mise en scène de Plaute à la Cartoucherie : «le théâtre était le lieu où se pensait la société?». L'experte répond, sur la défensive, sans considérer une seconde l'aspect interrogatif de l'intervention: «Non! Vous faites erreur!».

Où pensait le peuple? Vêtu de toges blanches mal ourlées, réfléchissait-il? Du pain et des jeux, du sang souvent.

Que réfléchissent en blanc les Lillois? Les fantasmes impératifs, impériaux de Mme Aubry. Du jeu à l'art. De l'art et de la machinerie. On voit des robots dans une arène, beaux comme l'antiquaillerie post rouillée du pseudo post- modernisme. Je passe le relais à M. Livory sur la machinerie célibataire au coeur du débat (déjà forclos à Lille). Les jeux sont faits. Démagogiques? Tout est dit. Pour empêcher que le sang ne coule où la révolte est générée.

Pour comprendre ce qu'est l'Art moderne, il faut aller à Dublin, au musée, qui est un ancien asile d'aliénés. Tout ressemble à une grande bande Velpeau, blanche, immaculée, blanche comme l'amnésie, partiellement souillée d'une minuscule tache de sang, projection d'une piqûre de seringue d'Haldol sur une artiste psychotisée. Tous les Artaud tronqués et similaires en camisoles blanches. Tout est propre. Architecture pensée, comme est pensée la TGB (Très Grande Bibliothèque) et ces passages médidatifs pour modernes, aphones, monastiques chercheurs. Ils contemplent le vide, le reflet d'un pin dans le verre et l'acier poli.

A la question posée à M. Aubry sur ses prestations: «Vous jouez gros en 2004?» Elle répond : «je ne me pose pas la question.» (Budget de Flower Power, Maisons-Folies (sic), Proto-Types et autres périples urbanisés: 73 millions d'Euros). Pour avoir des réponses adéquates, M. Aubry ne peut faire l'économie de questions. C'est le premier pas qui coûte. Celui du doute. Les animations de rues et les éclairages festifs sont-ils une réponse aux questions posées par les gens? Qu'est donc devenu Usinor-Sacilor? Le textile, etc? L'acmée, le pseudo-partage, l'illusion de la fête, une monnaie de singes.

A la question posée ici, dimanche 7, à Michel Drucker sur son plateau recevant Farah, l'ex-Impératrice d'Iran: «Mais où est passé le ney?» Nous sommes en effet chez Gogol, dans l'insensé. S'il n'y a pas de ney dans la danse du soufi, c'est que le flûtiste n'est pas venu. Garde un certain quant-à-soi. Une réserve. Pourquoi? Parce qu'un joueur de ney, en principe, ne se donne pas en représentation. Il ne se vend pas non plus. A aucun prix. Il a dit «Non, Monsieur, je ne viens pas là, pour rien au monde, sur ce plateau, au milieu de Pavarotti, Dalida, Aznavour, et les diamants de la couronne impériale». Il préfère crever de faim. Si en Iran les réunions de soufis sont à ce point cachées, c'est en raison de la force qui en émane, artistique, intellectuelle, spirituelle. Politique. On voit, dans un geste emprunté au tableau de David sur le couronnement de Napoléon, le souverain poser lui-même la couronne sur le chignon toujours Carita de l'impératrice. Sur les photos de l'Ina, j'ai vu passer la silhouette d'aigle d'un oncle gaulliste, ambassadeur en Iran à cette époque souveraine. Multiples splendeurs, raffinements, mais le peuple pleure, le peuple a faim, le peuple toujours se plaint, clame et crie sa révolte. J'ai retrouvé là-bas la jeune fille d'alors qui avait offert le bouquet de fleurs à la délégation française. Ces temps sont révolus. Entre l'ayatollah et la restauration, y aura-t-il une autre voie? Une faute de goût, ce goût du n'importe quoi, clôt l'émission de Drucker par la restauration, au sens gastronomique, avec plateau roulant recouvert d'une étoffe, présentant les plats du peuple «adorés» par l'impératrice. «Hobouch», un bouillon d'agneau, de haricots blancs, d'herbes spécifiques, versé sur du pain, qui permetta de parcourrir les longs chemins de l'exil à pied, par les anciennes routes de la Soie. Ce sont les itinéraires pédestres d'une culture précieuse qui ne se révèlera pas à la télévision en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Ce n'est pas le lieu de ces dévoiements. A la fin, Drucker mis en confiance, avoue qu'il aurait pu amener là ses deux chats persans, mais il a craint que ce ne soit too much. Ce n'est pas un endroit propice comme un panier, même pour les animaux on ne le souhaite pas, ce lieu là.

A la question posée à une amie «mais quel âge avez-vous donc?», elle répondit, «je n'ai pas vingt ans, je n'ai pas trente ans, je n'ai pas quarante ans, je n'ai pas cinquante ans, je n'ai même pas soixante ans, à l'âge que j'ai, etc, pensez-vous donc, je suis une femme d'artiste, à ce prix là, (tarif horaire cassé) c'est donné». Près de soixante-dix ans, pas de retraite, une telle intelligence, un tel courage, une telle liberté, une telle voix, ce rire, ce talent, des mains pour oeuvrer, des mains pour faire ça, elle a décroché le boulot, vendeuse.
C'est ça, l'art.

A la page choisie du Nouvel Observateur, j'ai découpé un excellent dessin de Wiaz. On voit T. Ramadan dessiné avec des yeux extraordinaires, un regard comme ça, en coulisses, en coin, faisant face au ministre de l'Intérieur. Ce dessin hilarant résume en une fraction de seconde le livre de J. A. Léger, les chroniques d'A. Adler, les analyses du Monde, tout ce qui se dit actuellement en langue de bois aggloméré dans les media sur le voile et l'Islam. C'est une ellipse, une figure de style, une leçon, c'est concis, c'est magnifique, on résume 140 p d'un seul coup de crayon, l'art, c'est ça, c'est parfait.


L'émoi des rois, Isabelle Dormion, 11 décembre 2003

«Les hommes s'occupent à suivre une balle ou un lièvre, c'est là l'occupation des rois», j'invoque Pascal de mémoire. Incrédulité. Giscard, avisant la Coupole en déambulant Pont des Arts, nonchalant, prit cette balle d'or pour la lune inacessible. C'est là, je veux y aller, c'est beau, rond, brillant d'éclats mordorés comme l'épaule arrondie de la Natalie qu'il mordille baveux, sans H, la femme vagabonde de ces amours notables, vulgaires et romanesques de gare de Clermont. Cet homme qui a sciemment omilasch* sera le gardien éternel des mots, dans les pires cauchemars, nous n'avions pas cru cette farce réalisable. J'ai heureusement mémorisé les discours giscardiens hilarants des années 79-80 qui enchanteront nos veillées hivernales pendant près de dix ans. Il y a quelque chose de pathétique dans ce caprice grotesque. Ils veulent à tout prix être dans le dictionnaire, Stoleru va suivre, dans le pire des mondes impossibles. Ils versifient. Ils s'identifient à Chateaubriand, à Epictète, à Marc-Aurèle; d'autres à Karajan, à Trajan, les plus ahurissants quinquagénaires énarques citent Simone Weil, la philosophe ascète de l'usine, pris soudain, sur le tard, d'un étrange émoi sexuel onaniste d'adolescent, d'un désir glauque de pureté. C'est répugnant, cette perversion branleuse de vieux Khâgneux, adoubés, à genoux devant les Lettres et les Arts compromis et déshonorés, ce revenez-y poético-libidineux moite et l'épée en sus. On pourrait regretter que le duel n'en soit pas le prétexte. J'ose imaginer P. Valéry à l'annonce de cette nomination, tremblant aux limbes du cimetière marin. Il se dresse du néant pour bouter l'impertinence et chasser l'imposture.

Je me souviens d'un politique un peu trissotin, pour tout dire franchement niaiseux, qui, entendant une banalité: «elle a dit en riant que le concombre était délicieux», estampilla doctement: «mais c'est merveilleux, ce concombre délicieux, il faudrait écrire ça, je suis (un littéraire) comme Flaubert, il lisait à haute voix, oui, j'adore la sonorité des mots, j'adore aussi la littéralité, concombre, j'adore obsolescence, évasnescence». Moi, non, évanescence, je fuis. Les cons relatifs je me carapate et les cons absolus, je prends, définitive, la tangente.

Je me souviens d'un écrivain, A. Dalmas, disant, dissuasif: «c'est bien d'écrire, ça permet au moins de devenir alcoolique».

*omis l'h de Nathalie dans son roman, il y a chez Giscard immortel du Gilbert Becaud repenti.


Aphonie consensuelle et concert, Isabelle Dormion, 15 décembre 2003

Poursuivons le droit fil de ce qui se trame dans le tissage discursif actuel, à savoir l'affaire du voile. Poursuivons-le dans ces noeuds ces effilochages, traquons les déchirures et les trouées. Suivons la trame. C'est encore dans la blancheur, dans le défaut qu'il faut s'engager et ramper en treillis. C'est dans la faille qu'il faut se faufiler. Jamais -que ce soit Touraine tonitruant à la radio ce matin qui le dise dans la commission Stasi ou les religieux, rabbin, islamiste les politologues, animateurs culturelles qui nous parlent- on n'aura entendu un tel silence asssoudissant, le nôtre. Nous ne pensons pas une seconde que le nom de Françoise Héritier dans une pétition inepte soit une caution. Son autorité en matière anthropologique sert l'ineptie. Le «casting» si brillant, pour reprendre une louange des médias ne garantit rien, il ne fonde rien, il s'autocongratule et se répète. Le «casting» de noms reconnus caracole, radote et meugle. Il ne reflète que la proclamation de groupe, dans un contexte résolument dénégateur*. Il ne fait jamais qu'entériner un constat noir. Il y a une telle régression en ce qui concerne, non le statut social de la femme, mais son identité, blanche, fantômatique, qu'il faut dévoiler la malhonnêteté de la commission Stasi. Le voile ne concerne pas la laïcité de la république. La laïcité est une affaire institutionnelle, une histoire d'hommes, une histoire dans l'Histoire. Poser comme jours fériés Yom Kippour ou l'Aïd cache un fait criant, une évidence. Le voile est une affaire de femmes. Le voile nous concerne toutes. Le voile est le versant différé d'une autre violence, symbolique, réelle, meutrière, active, constante, quotidienne. La violence est en procès silencieux, blanc et noir, pervers, actuel, tu, la violence de Cantat, le geste qui a laissé dans un suaire blanc, cet autre voile d'une mort qui n'est pas encore vengée. La violence n'a pas plusieurs facettes. La violence n'a pas plusieurs temps. Le temps du drame du mois d'août, spectaculaire, personnifié par la star, hystérisé, et le temps du silence. Aucune distinction entre la violence qui cache le visage, qui scelle la bouche de la femme et celle qui tue la femme. La violence est omniprésente, monumentale, institutionnelle, active, mortelle.

A ma fille, je ne peux dire que ceci: «Tout ce que nous avons fait est défait, tout ce que nous avons cousu, jour après jour, tant d'années durant, tout est défait, tout est déchiré et tout délié. Il faut tout refaire». Jamais la condition de la femme n'a été en aussi nette régression.

*Dans le même numéro, contextuels: le bal des débutantes, les mémoires de Zouzou, Laurent Baffie, les nouveautés Naf-naf, une interview exclusive de Britney Spears, qui «a tout d'une grande», un reportage photo de people, «étonnant et drôle», dont une photographie de la guerre en Tchéchénie prise par Angelina Jolie, les inconditionnelles de la poupée Barbie, par N. Dupuis, Ardisson, qui «vénère à la fois Charles Maurras et John Lennon» glorifié dans un décor haussmannien, un articulet appelé chronique d'une Ruggieri Marion qui mérite une lecture mot à mot: «Stéphanie de Monaco chez Charly et Lulu, les vieux pacsés du «Hit Machine»: voilà une invitation qui ne se refuse pas. Aujourd'hui donc c'est le jour de sa Seigneurie sur M6. Comment est-ce qu'on doit vous appeler?», s'enhardit Lulu. «Comme vous voulez», répond Stéphanie avec l'accent chantant. «Bon alors Poupougne!» «Naan, quand même pas». Stéphanie est là pour faire connaître sa nouvelle fondation, Femmes face au sida. Un projet qui lui tient à coeur, et c'est peu dire qu'elle en a(sic). Vingt minutes plus tard, Lulu l'appelle «chérie». Elle en rougit. Elle est sympa, Steph, avec son décolleté pigeonnant: l'habitude, sans doute, de poser avec du monde au balcon (ha, ha!). En fait, on s'attendait à vous raconter des trucs choquants. Même pas. Les temps ont changé, etc.

Le rôle puissant des médias est illustré là. Ce ton. Pêle mêle. Au même niveau les parfums marocains, la séduction et les catastrophes. Le sida, les femmes qui meurent par milliers là-bas, les femmes qui laissent des orphelins, qui ne peuvent pas parler, et c'est comme ça qu'on en parle, c'est comme ça qu'on les tue une deuxième fois, avec cette insouciance bêtifiante, cette fausse candeur.


Affable today, Isabelle Dormion, 19 décembre 2003

Ce qu'il y aurait entre vérité et savoir, ce rebroussement ?*****
Le matin, à l'heure où se lève, herse, la grille sonore métallique des magasins de Noël, le marché des idées, la foire à la laïcité se déroule tambour battant. On rameute à toute berzingue. Jetons de présence. On brâme, on clame, on tranche, on dit noir et non-noir, on dit blanc et non-blanc. J'ai entendu «tissu social diversifié des pays arabes», pour reprendre la métaphore d'où se tire un fil qui se donne, de faire, à retordre.
Laïdcité. Ce matin s'ouvre par un franc (?) dialogue entre l'Orient et l'Occident. C'est une proposition dilatoire. On peut toujours rêver, entre Averroes et avis Seine. Empruntons* les dédales filandreux des étals de la pensée où s'exposent les concepts. Dialogue? (diaLogos). Grec. Point à la ligne.
Ce qui fait symptôme, à savoir le voile, est le lieu politique de ce qui s'y trame. A feindre d'ignorer que que le sens déborde la métaphore.
Je ne dirais pas l'ourlet des voiles mais l'hurlé dévoile. Elles en manifestent. Au frontiscipe ils érigent la loi.

***** le fin mot de l'historiette a fait date : 4 novembre 1971

*Et marne : Histoire générale, douce violence, des philosophies encyclopédie Universelle en douze volumes reliés pleine peau de vache andalouse plaisir des yeux crédit gratuit douze mensualités.


Prise de court, Isabelle Dormion, 30 Décembre 2003

Une femme âgée, originaire de Basse-Terre, les mains croisées sur le ventre, parle d'un temps révolu. A Noël, pour ne pas être prise de court, ma mère préparait à manger longtemps à l'avance. Elle avait déjà fait pousser ses haricots. Si elle n'avait pas de cochon, le voisin lui disait: «tiens, je viens de le tuer, j'en ai mis un morceau pour toi de côté. Sur trois pierres, elle faisait cuire la viande avec les haricots. En s'y prenant de bonne heure, tout était prêt le moment venu. Les gens la nuit étaient tous là-bas, en haut du morne, on allait se voir, on se faisait signe. Maintenant, non, il n'y a plus personne, je suis seule devant les images de la télévision.

«Le temps, on en revient toujours à lui, quand on a tout éliminé. Il n'y a vraiment que le temps qui existe, il est la seule réalité. La durée, qui n'est pas autre chose que le vieillissement, le renouvellement, le changement, la naissance perpétuelle, la permanence enfin de l'être pensant, de l'homme, seul contenu de ce contenant»*
Pierre Bost «Un an dans un tiroir», Gallimard 1945 (Journal de captivité)

Quelqu'un dit: il y a une nouvelle mode à Téhéran, ils se jettent devant ta voiture et les assurances payent. Tu ne peux pas les éviter.

A Bam, le visage des gens autour des feux la nuit. Parmi les habits de laine molletonnés et les couvertures, il y a aussi des mouchoirs et des chaussettes que quelqu'un a tricotées.

Un homme dit: «une lueur d'espoir, grâce aux appels de canaris ensevelis, on a pu sortir deux enfants des décombres. On a laissé s'envoler les oiseaux». Est-il sûr de ce qu'il avance? Pourquoi libérer dans le froid glacial les oiseaux domestiques assoiffés, affamés et terrorisés, les oiseaux de ces enfants, si c'est tout ce qui leur reste? Aucun Iranien ne ferait un tel geste, incongru.


*«Le songe d'un habitant du Mogol», Isabelle Dormion, 5 janvier 2003

Les fêtes ont ceci de remarquable qu'elles apportent des ouvrages dignes de quelque considération. Ainsi l'Imprimerie Nationale a édité pour notre bonheur un livre* de Jean de La Fontaine présenté à Château-Thierry. Une quatrième de couverture superfétatoire vantant le «chef d'oeuvre des chefs d'oeuvres» feint de prendre le lecteur pour un chef aveugle parmi les affligés de la cataracte, au cas où nous aurions tous simultanément perdu à la fois la vue, le regard et toute curiosité en l'année révolue. Il suffit de feuilleter les pages imprimées à la main par Didot en caractère de «type poétique», dessinées par Louis-René Luce, graveur du Roi Louis XV, pour faire jaillir les images merveilleuses issues de la rencontre entre les résidus de l'imagination, ceux de la mémoire enfantine et les précieuses miniatures réalisées par un peintre Mogol, en 1837. A l'heure où le mécénat devra dans la protection, voire la renaissance des Arts, reprendre du service et retrouver quelques lettres de noblesse, on trouve en attendant l'excellence moderne, ces peintures anciennes, exposées dans la maison de La Fontaine, assemblées pour l'enchantement. Le Renard, la Chevrette, le Loup, le Chat, le Rat, et même Mars et Vénus eux-mêmes, personnifiés par un artiste du Penjab ont un charme insolite. Ce ravissement, cet amusement tiennent au fait que le peintre n'a pas une représentation très claire de la mythologie grecque, qu'il n'a peut-être jamais fréquenté un Loup de visu ni croisé la moindre dame Belette à Lahore. Quant aux cerfs, ils sont nés d'un croisement nomade entre le lévrier, l'antilope et quelque élégante licorne mystifiée dans la précision iconographique. Les uns et les autres se font bouffer sans délai, sans pitié. Rien pourtant n'entame notre bonne humeur. Les plaideurs plaident, ratioticent et chicanent, les huîtres se gobent à minuit, l'ouvrage à domicile se consulte encore à point d'heure. Il est rare que l'esprit, la lettre, l'imagerie et le caractère typographique soient à ce point, magistralement, les outils de la poésie.

En 1842, en dehors de tout système dogmatique, un autre écrivain, un voyageur donne à redécouvrir l'Amérique. Il s'agit de Dickens. Dans le même registre, celui de la lucidité et de l'intelligence mises à l'épreuve de la réalité, l'auteur, lu et relu sans ennui, incite non à penser mais à regarder, ce qui pourrait être le premier pas vers la pensée. Il ne faut pas oublier que l'oeuvre s'ouvre sur «l'ébahissement» qui bientôt fait place à «la consternation». Il se ferme par une diatribe violente contre la bêtise de «l'opinion publique». A chaque paragraphe, «l'opinion publique!» est accompagnée d'un point d'exclamation. La quatrième de couverture prévient: «Rien de ce qu'il voit ne répond à ce qu'il attendait». Chaque phrase, très actuelle, nous concerne aujourd'hui. Chaque détail d'une observation inlassable lamine, corrode et met en miettes tous les préjugés qui nous emprisonnent.

A propos d'opinion, pourquoi donc l'Amérique se soucie-t-elle à ce point de la sécurité de nos avions, au point de les accompagner manu militari? Tout ce que fait l'Amérique nous ébahit et nous consterne. Manque de chance, son obsession sécuritaire exclusivement américaine ne nous aura pas protégés du mauvais oeil, égyptien. Sarkozy n'aura non plus rien pu faire à temps, à deux jours près, malgré son don d'ubiquité forcenée et son activisme préventiste, de type charismatique, à Sharm El-Cheik. Heureusement, se dit-on en catimini, qu'il n'a pas pris le mauvais avion, celui dont les Suisses ne veulent pas entendre parler, celui qui s'appelle hélas Flash, comme hélas crash, pour rendre visite au grand mufti de la Grande Mosquée du Caire. Mauvais début d'année après la double réassurance. «Il vaut mieux être obsessionnel dans la précaution sécuritaire plutôt que le pire arrive!» La catastrophe n'a pas pu être évitée. On entend ces propos le même jour, le dimanche 4 janvier, au moment même de la disparition de l'avion et je ne sais pourquoi, on n'en croit pas un mot. On n'entend plus rien de ce que dit Sarkozy. Ebahissement et consternation. A l'annonce en boucle, un commentateur, qui ne faisait pas dans l'à-peu-près, dit: «il restera à lever le voile (sur ce mystère)». Gouvernement, discours schizophrènes et obsessionnels dans le désordre. On entend: «toute la vérité, toute la lumière (sera faite), prélèvement, équipe d'identification, ADN, matériel informatique, toutes informations médicales, bucco-dentaires nécessaires, indices, etc., d'une précision inouïe, pas le moindre lambeau ne restera dans l'onde amère, on restituera tout hormis l'essentiel. Or la liste des passagers est connue. Ceux qui ne sont pas rentrés à la maison ont donc disparu corps et biens, c'est certain. Pour en être plus sûr, pour être au plus près de la vérité des corps disparus, morcelés ou envolés, on interroge les voisins et les amis. On apprend que ces cent trente personnes étaient toutes très gentilles, irremplaçables, uniques, elles étaient toutes formidables, précieuses, chaleureuses, toutes rieuses, toutes festives, adorables et chéries. Chaque voisin les pleure. Ils manquent à tous à un point indicible. Emotion générale. Personne n'a émis la moindre restriction sémantique. On n'a pas entendu: «c'est pas tout ça mais la vie continue et il y a du verglas sur la route, j'ai mes soucis, chômage etc., que voulez-vous, il faut bien partir un jour, au moins il auront eu un beau réveillon». Que des choeurs laudatifs sur le mode grégorien. C'est curieux cette façon d'être unanimement apprécié, loué, aimé dès qu'on a tiré sa révérence, s'il suffit d'être un peu mort ou totalement disparu pour être exagérément aimé par un voisin indifférent, à ce point excessif de non retour, on voit désormais ce qu'il nous reste à faire! Disparaissons.

Essayant de collecter quelque subside pour les survivants de Bam parmi l'entourage, ces survivants bien vivants, acharnés, décharnés, dans la nuit glaciale de Bam, je n'ai pas entendu la moindre petite louange humaine pour leur dignité, pas un seul mot sur leur courage, leur force. Pas concernés. Pas les nôtres. Ce ne sont pas des voisins de pavillon, ni des connaissances de palier, des gens très bien, comme nous autres, pareils aux mêmes. On a vu en Iran une vieille femme de 97 ans, sortie des décombres, protégée par les vantaux d'une armoire, dire: «C'est la lumière que j'apercevais qui m'a portée, c'est elle qui m'a nourrie, c'est elle qui m'a protégée et fait vivre».C'est cette lumière du jour, c'est tout, trois fois rien, ce seul filet de lumière dans l'interstice. On croirait entendre l'espérance de Péguy renaître chez cette nonagénaire miraculée. Je la voudrais comme voisine d'escalier. Sa compagnie m'honorerait. Son image quelques secondes revivifie. On a vu aussi un enfant en parka refuser sans hésiter l'argent qu'un garde iranien lui offrait. Il voulait juste savoir comment rentrer chez lui, dans le village d'à côté où peut être sa famille l'attendait encore.


L'année de la lenteur, Isabelle Dormion, 12 janvier 2004

Deux mille trois n'aura pas présenté que des avantages. L'un des inconvénients, comme le Paris Dakar, aura été qu'à peine entamé, on ne l'aura pas vu passer. Comme dans le film de Marco Ferreri, notre rêve secret est que l'équipe des conducteurs de bolides et tous les techniciens, non seulement se fassent enlever par des bandits entre un endroit précis X et un endroit identifié Y, disons Bamako et qu'ils se fassent tous bouillir dans la marmite sans que personne ne proteste, sans que le zèle du Quai d'Orsay n'intervienne, sans que les familles ne consentent à payer d'arrhes cash sur une rançon prohibitive, caisse noire d'une rébellion armée jusqu'aux dents.

Ce matin, un gentilhomme, Monsieur Brahimi, proférait de sages paroles. Partisan de la paix, il affirme que la rapidité des interventions en faveur des démocraties à créer partout ailleurs n'était qu'un leurrre. Les campagnes militaires menées tambour battant en quelques semaines, appelées «Opération Renard Furtif» ou autre fadaise vantarde et catastrophique, «vol durable de sauterelles dans le désert», ne contribuait pas à l'établissement de la paix. Ces paroles, énoncées dans la sérénité, frappées au coin du bon sens, paraissent presque révolutionnaires. Pour être efficaces, ne soyons pas si pressés. Des élections, disait-il, imposées dans la hâte, sont un facteur de division. La durée, le temps, la stratégie à long terme, la réflexion, voilà des arguments pondéraux qui me conduisent en mon boudoir, pour réfléchir à l'aise, comme le personnage hilarant de «Lost in translation», qui trouve le moyen de se servir de son intelligence avec un verre de whisky à la main et l'autre près de sa joue, pas loin de la tempe, où gît la pensée. Quand il ne visite pas le Japon moderne en contemporain décafté et ahuri, il soigne son style de gentleman sur la moquette bourgogne, prune, violine, maronnasse, chic, aubergine, châtaigne, pure laine, d'une chambre d'hôtel international. C'est un golfeur, on s'en doute. Sans grande conviction, il travaille en chambre. Il coupe une bouteille d'eau minérale en son milieu, il pose l'arceau par terre et il s'entraîne dans la solitude et la stupéfaction ontologique.

J'ai connu un type comme ça. Il allait quelques jours dans un truc identique, aux Etats Unis, il revenait après avoir longuement regardé par la fenêtre hermétiquement close, il était définitivement empli d'usage et de raison. Il rentrait au pays ni vu ni connu. L'ai conditionné lui avait donné un rhume au passage.

Dans le Libération de samedi, un article de Didier Péron sur les règles de prudence Internet à observer en cas de voyage m'a incitée à annuler sans hésiter un déplacement en Turquie, compte tenu de l'inanité de tout déplacement dans le temps et dans l'espace. Pourquoi en effet précipiter la rencontre avec le destin alors qu'assise en le fauteuil crapaud, on peut aisément surseoir et provisoirement durer. C'est ainsi que sollicitée d'aller en Irlande bientôt, j'ai pu dans le même élan, annuler ce projet insane. La pluie, les ovins dans la tourbe, quatre heures d'autobus avec des autochtones en tweed pour rejoindre un bourg formé d'une unique rue principale bordée d'aucun arbuste et de pubs bondés, alors que je sais désormais maîtriser la cuisson interminable d'une terrine à l'armagnac, toutes ces détestables agitations et convulsions maniaques ne seraient que pures folies. Kafka avait pensé rédiger avec son camarade un petit guide du parfait voyageur. Les quelques conseils qu'il dispense en matière d'hygiène et de gymnastique pour tuberculose pulmonaire avancée en disent long sur cet ouvrage jamais écrit.

Il faut préciser que je n'ai jamais pu raconter à qui que ce soit ce récent voyage en Iran, tant les français côtoyés sont surinformés de tout et de rien, abondamment au fait de tout ce qui ne les concerne pas ou peu. Assise dans un recoin du bureau de Police d'Ispahan, l'air torve sous un voile, j'ai compris les immenses vertus du silence. Jamais de la vie je n'avais vu à ce point l'implantation des cheveux d'un homme (nonobstant un humain), approché d'aussi près l'arcade sourcillière. Cet homme en uniforme portait un pistolet. Il demandait, il souhaitait, il exigeait un titre de propriété d'un véhicule, qu'il fallait délivrer dans les plus brefs délais, avant que la nuit s'achève et que l'aube dispense les lueurs nacrées. Or, le véhicule en question était confisqué. Toute la difficulté consistait à garder les mains sur les genoux sans faire un geste. Quant à chercher la ligne de démarcation entre le crâne et le reste, une frontière cervicale, un front, que sais-je, une trace darwinienne, quelque chose, un pointillé, il n'en était même plus question. Ce crâne, comme lobotomisé en oeuf à la coque, n'était pas naturel, c'est ce que je me disais, c'est probablement l'effet chirurgical de la guerre Iran-Irak, c'est une victime, comme ceux de la guerre 14-18 , il y en a eu tant et de plus fracassés. Non, me dit la persane -qui faisant des signes sybillins signifiant une traduction reportée, puis annulée- c'est normal, cet homme est un pur crétin, il n'a pas de front, c'est un simple soldat du pouvoir islamiste, et en plus il a droit de vie et de mort sur tout ce qui bouge, à fortiori sur une femme. Un signe de rébellion et il tire.

On apprend que le terme «nonobstant» va disparaître du répertoire administratif. Il aurait fait son temps. On simplifie, on élague, on épure. Des linguistes, pour ce faire, sont requis en commission de la fonction publique.

Cette année, as de galette des rois. Un oint c'est tout. Fauteuil-craaud, reos, lenteur et qui lus est, tous les refus. as de soldes, as de ceci, rien, lus de métro, on va à ied. Je n'ai as entendu le truc intéressant au théâtre de la Ville, d'ailleurs, le 12, il n'y a lus le moindre straontin disonible. Il faut s'y rendre à temps. Même la lettre (p) du clavier ne marche lus, elle semble comme renâcler à la tâche. Détachement.


Lying and missing, Isabelle Dormion, 13 janvier 2004

Arrivant la nuit d'Ispahan à l'aéroport de Téhéran, la carte d'accès au parking avait disparu. Impossible de sortir.

Dans la petite salle prévue à cet effet, un homme, un militaire aux cheveux bruns épais et crenelés, implantés très près de l'arcade sourcillière, étudia la situation une partie de la nuit. Je restais immobile. Il fallait produire non seulement l'équivalent d'une carte grise mais une attestation d'achat du véhicule, restée au domicile du propriétaire.

Au petit matin, le soldat proposa d'aller chercher ce titre en gardant un passeport en gage. Le petit bureau était situé à environ 600 mètres de la sortie du parking.

Au moment où nous allions passer la barrière, munis d'un laisser-passer, nous avons vu le soldat posté non loin de là, tendant le précieux passeport, sans un mot. Comment expliquer qu'il avait franchi cette distance avant nous, qui étions en voiture? Ce n'était donc pas un soldat borné du pouvoir théocratique mais l'ange véloce de la justice et de la bonté, propulsé par grâce spéciale à la sortie. Ne cherche pas à comprendre, dit l'autre, l'Iran, c'est comme ça, il est envoyé par le derviche assidu.


Oecumenisme et Ricard, Isabelle Dormion, 15 janvier 2004

L'Eglise Saint Sulpice accueille ce soir, au profit des victimes du séisme de Bam, Loris Tjeknavorian, un musicien qui bien que d'origine arménienne et né en Iran, a obtenu son diplôme de composition à Vienne. Les travées sont remplies d'Iraniens de toutes obédiences, d'officiels de l'Ambassade, d'une autorité religieuse, d'un prestataire écrivain français de service grand amateur de culture iranienne réquisitionnée, d'un maire et d'une armada d'humanitaires zélés. En haut de la chaire tarabiscotée, un technicien du son, cheveux noirs et casquette jaune poussin, tel un ludion interlope, monte et descend le petit escalier en colimaçon sans reprendre souffle. Des gens filment l'assemblée, le choeur, les anges, les stucs, et les saint-sulpiceries, d'autres photographient à gauche comme à droite, une femme voilée annonce le programme, on remercie à droite on remercie à gauche, on honore, on est honoré, on applaudit, des culturels se bousculent aux premiers rangs, quelques égéries de la diplomatie rejoignent les leurs, on se salue, on cavale, on caracole dans les bas-côtés et les chapelles, on bavarde, on se reconnaît, on se congratule. A l'entrée, deux tables d'offrande, l'une n'indique ni l'origine ni la destination, on peut remplir un chèque au nom de «tremblement de terre à Bam», ce qui n'est pas une raison sociale, ni une raison suffisante, ni un mot d'ordre, ni une incitation, ni une convocation, ni une consolation, ni une reconstruction. Des enveloppes sont données par des petites filles inféodées, assagies, sermonées. Derrière elles, des corbeilles blanches en vannerie brillante. L'autre, au fond, représente « Médecins du Monde». Une personnalité iranienne à qui je demande ce qu'il faut faire me répond que je dois le savoir. En effet.

Présentation interminable du programme, qui n'est pas celui annoncé, celui qui nous a fait nous déplacer. Les Iraniens déambulent là en groupe comme dans la laïcité, comme dans un hall de gare, comme dans une salle des pas perdus, comme partout, comme chez soi, comme à la station Châtelet, comme tout le monde, le curé dit exactement ce qu'il faut dire, trois mots d'accueil, pas un de trop. L'orchestre symphonique se met enfin en place. On prévient que la première partie durera quarante cinq minutes, entracte, dons, corbeilles, puis à nouveau, redondantes, quarante cinq minutes. Il sera question des Mille et une Nuits, relookées par la déformation viennoise et la consécration de musiques de films innombrables et de plus d'une centaine d'enregistrements à travers le monde disent les paperolles. Pourtant, ce n'est pas vraiment l'Iran mais, à l'oreille, Sissi Impératrice accompagnée d'une harpe édulcorée à l'aspartam-Chantilly. Trois mesures plus tard, quelques baillements, n'allant pas même au crépuscule de la première nuit d'un ennui à mourir, de celui, symptomatique, annonciateur, insupportable, qui donne des crampes aux mollets et une envie manifeste de meurtre en public, en même temps qu'un voisin de chaise accablé, qui n'attend pas non plus la fin nocturne des mille et une, un grand black jazzy vêtu d'un imper noir british bien coupé, on se lève et fugue en courant dans la nuit venteuse et buissonnière.

Le petit mec sans ostentation dans la chaire a gardé sa casquette jaune à visière. Pub Ricard du Tour de France dans la maison de Dieu, ou je rêve?


Waiting, Isabelle Dormion, 16 janvier 2004

Au moment où le soldat nous fit signe de sortir du petit bureau, je me demandais où étaient les autres. Je me souvenais d'un dessin de Chaval, où l'on voyait un Breton habillé en habit traditionnel, gilet brodé et chapeau noir à ruban voletant au vent d'Ouest, un folkloriste convaincu «attendant les autres». La Persane retrouva la voiture, elle m'ouvrit la portière, me dit d'attendre, le temps de «régler ça» et de trouver une issue honorable sans que l'autre ne perde la face. Il était très tard, nous avions déjà passé une bonne heure et demie dans le petit bureau et je regardais le mur gris et plus haut, le surplomb du premier niveau, puis l'accès au rez-de-chaussée. Mais que faisait l'autre? Pourquoi donc avais-je accepté si facilement de la laisser seule avec le policier-soldat? Où étaient-ils? En attendant, je n'avais pas remarqué dans l'obscurité, penchés à la rambarde du niveau 1 bétonné, deux hommes, qui tenaient un jerrican. L'espace d'une seconde, j'ai pensé qu'ils allaient verser de l'essence et me brûler, tant les préjugés sont vifs, tant sont violentes les images cinématrographiques au sujet des parkings de nuit. Certaines images nous incendient. Rien n'arriva. Ils déversèrent le contenu par dessus le muret, mais c'était peut-être de l'eau, et la portière était verrouillée. On ne pouvait pas me voir de là-haut, la présence de quelqu'un dans une voiture garée à cette heure-là étant improbable, à fortiori une femme seule dans ces zones-là. Rien d'autre à faire qu'à patienter. Je n'avais pas encore résolu cette question, est-ce un soldat ou l'équivalent de nos douaniers, de nos fonctionnaires zélés, après tout, il peut arriver en France dans un petit bureau de la Sécurité Sociale, attendant un acte de radiation administratif, attendant une décision rapide et cohérente une journée entière, de rencontrer des personnages auxquels il est préférable, chez nous aussi, de ne pas s'adresser frontalement. Il faut leur parler comme à des majestés à la fois fragiles, fortes, débiles et toutes puissantes, il ne faut pas regarder fixement l'implantation de leurs cheveux, il ne faut pas mesurer mentalemet la longueur du lobe de leurs oreilles inquiétantes, il ne faut pas les regarder dans les yeux, il ne faut rien de flasque, il faut une abnégation à toute épreuve, il ne faut pas penser à des mots qui viennent, qui affluent et font penser à d'autres mots, il faut être dans l'aquiescement totalement feint, il faut rester dans la nature des choses, il faut comprendre la nature de la table et la nature du sol, il faut être au plus bas des choses, au plus haut de soi-même, il faut tout comprendre et ne rien garder de cette appréhension; il faut rester dans la bienveillante neutralité, la sublime maestria d'un grand dompteur de fauves.


Les traces, Isabelle Dormion, 19 janvier 2004

En ligne au café du Commerce, nous ne savons faire qu'une chose, aligner des poncifs et ajouter les pendeloques pour la beauté de la chose. Ces banalités peuvent s'énoncer au sujet de n'importe quoi. On beugle une idiotie. «Bernard Cantat, c'est le drame de la passion», «Charm el Cheikh, c'est un attentat», «je connais sa photographe, c'est un mec très bien», «l'euthanasie, c'est un crime», «l'Iran, on ne peut pas y aller», «c'est quand même une autre culture, une autre logique, moins cartésienne».

Sur "Envoyé Spécial", on a montré des images terribles. Comment placer la main dans une machine adaptée et la sectionner de façon rationnelle. On voit. La main est posée, et clac, coupée, on voit aussi une femme tomber sous les cailloux, dans l'horreur, en Iran. On voit un tas blanc rompu sur le sol. C'est une vraie lapidation filmée en temps réel. C'est interdit aux enfants. En France, les enfants ne peuvent pas regarder ça, ils auraient des mauvais rêves et ça, cette image là, celle-là et pas une autre, pourrait les traumatiser à jamais. Des psychologues devraient alors être requis pour eux. Ces images d'archives sont surajoutées au documentaire. La caméra montre un sol, un mur, sanglants. J'ai déjà vu des trottoirs le jour de l'Aïd, c'est la même image. C'est rouge. Rien ne va marquer la distinction capitale entre le sacrifice rituel d'un animal et les traces rouges d'un corps, celui d'un étudiant, par exemple, qu'on aura traîné sur le sol. Le contexte dans lequel la réalité est montrée donne un sens particulier au reportage. Les traces sanglantes sont un indicateur de dangerosité. Attention, sang, on ne rigole pas, pays dangereux, reportage dangereux, mission très difficile. L'accent est mis sur l'importance du travail, en caméra cachée, etc, taxis, téléphones etc, détails qui n'ont pas la moindre importance. C'est l'intendance. C'est anecdotique. C'est le travail. Nous ne sommes pas intéressés par les modalités d'une enquête, qu'elle soit menée dans le secret d'un bar mal famé ou les embouteillages d'une rue de Téhéran. Ces détails occultent la vérité. Ils ne dévoilent rien.

Une vieille dame me demandait à Téhéran si, en nous promenant dans les montagnes proches, nous n'avions pas enfin vu sa fille là-haut avec les autres. Elle a disparu. Sa seconde fille est morte assassinée. Comment est-elle? Photos, là. C'est elle. Ce n'est pas en détaillant les traits de son visage, jusqu'à l'obsession, que je risque de la croiser dans les chemins escarpés. Elle a disparu. Rien. Pas de traces.

Pour suggérer la violence politique de la disparition, le reportage se croit obligé d'indiquer avec des commentaires les traces sanglantes sur le sol. Or ces traces-là ne s'appliquent pas à ce corps-ci. Les traces indiquent une autre violence, ils concernent une autre action dans le temps, dans un autre lieu.

Bernard Henry Lévy, auquel on a fait un procès d'intention, raconte dans son enquête sur la mort de Daniel Pearl les derniers instants du journaliste, non par une image, celle de l'image de l'artère sectionnée, sang bouillonant, dont l'écoulement étouffe la victime et noie ses poumons, celle, réelle, que les tortionnaires ont captée. Il peut suggérer cette impossible, incroyable, mise à mort par son aspect sacrificiel, celui de la boucherie, de l'égorgement vétérinaire d'un agneau, par exemple, de l'innocence mise à mort. On se trouve dans une éthique, une interprétation des faits. On n'achève pas les gens comme ça. C'est barbare? On ne dit pas, c'est impossible. On ne dénonce pas, c'est inutile. On ne prévient pas, c'est inutile.

On donne à voir ça, une main sectionnée, comme on montre un homme aux Etats Unis, un criminel, derrière une vitre, s'endormir sans histoire sous la calme piqure létale. Que dit l'image? Pas grand chose, on pourrait voir pire dans un bloc opératoire à Necker, service traumatologie, si dans ce champ opératoire, quelque chose du sadisme doit absolument se manifester.

L'image est une fiction. On peut lui faire dire n'importe quoi. Ceci est le contraire. L'imagerie ment. A une journaliste qui demandait pourquoi je n'avais pas «exploité» telles images, je lui ai répondu que ce n'était pas une finalité intéressante, l'exploitation. La compréhension d'une image n'était que la modalité d'un travail; un outil, ni plus, ni moins. Mise en scène d'une image.

On entend dire aujourd'hui, on montre ça, image à l'écan, que la boîte noire des avions est rouge. Moi je la verrais plutôt orange. Or je ne suis pas daltonienne. Ce n'est pas parce qu'on la dit noire qu'elle fera toute la lumière, s'il faut garder des zones d'ombre. Nos spécialistes sont intelligents. Etant donné l'emplacement dans l'avion, ils n'ont pas tenu compte des signaux sonores émis mais des probabilités que la boite 2 soit proche du lieu où a été trouvée la 1, compte tenu de la vitesse de déflagration et de la profondeur de la chute. Les robots, obéissants, les ont trouvées, ces traces, avec une certaine efficacité et une promptitude performante.


Desganada, Isabelle Dormion, 26 janvier 2004

Quand on a franchi l'Everest sur les mains, il n'est pas rare de rencontrer quelqu'un qui vous assène «et à part ça quoi de neuf?». Deux solutions. On occit ce contemporain. Bref coup sur la nuque du plat de la main. On lui laisse la vie sauve. La plupart du temps, on préfère la solution number two, plus économique, du point de vue simplement juridique. On a tort. Il faut trouver un bon avocat. Il reste Vergès pour ces homicides toniques.

Que signifie le «quoi de neuf?» Les soldes, par exemple. Le tout venant, l'autre, ne s'intéresse qu'aux soldes, où tout est neuf, en rayons, disponible pour trois fois rien. Ce trois fois rien est important, il est même prioritaire, il prime, aucun investissement, une affaire, il implique l'aventure, l'exotisme en rayonnage, la performance sportive sans effort et la malignité pionnière suffisante pour se sentir dix fois plus malin que le reste de la planète, à moindre frais.

Cherchez ce mot qui dit «blasé», vous n'avez rien. On n'a rien sans rien. Pas de substantif. Cherchez-le en anglais. On le trouve ailleurs pour trois fois rien. Cherchez-le vous-même en magasin. Je ne ferai pas l'effort, pas ça, pas aujourd'hui, assez.Tous des chiens. Non seulement snobs, ils le sont, superficiels, avides, mais toujours blasés, tour à tour suffisants et aboyant comme des roquets frustrés de nouvelles croquettes promotionnelles.

Un exemple. Nous allons à l'Arc de Triomphe, à pied, voir les Chinois, tant les rives ou les berges, pour contrepèteries ici facilitées par la Chine facétieuse, sont interdites à la circulation, tant le niveau de la Seine est haut, tant les trois cent mille personnes assaillent en même temps concertées les barrières de sécurité par grappes folles convergeantes. Nous manquons périr par l'étouffement, l'écrasement, le pousse-toi de là, le mépris d'autrui et des autres en foule, le mépris de moi aussi, citoyenne à part entière mais en péril immédiat de démembrement, le simple passage piéton, le simple respect de la vie humaine. Autrui tenta de nous piétiner. Nous résistâmes. Nous nous applatîmes en limande sole, en raies vénéneuses, en carrelets. Nous nous fîmes filiformes, invisibles caméléons, arachnéennes et transmurailles. Nous étions accompagnés d'une attachée de presse, très en forme, de la 3, qui n'était, elle, pourtant jamais allée à Chinatown-13ème. C'était l'occasion, ici festive, aux Champs Elysées. Nous avons dit: «Jamais allée?» Après ça, ce sommet-là, nous atteignons le point de non-retour, la diversion, le rouge de la Tour Eiffel, le convenu, le bien-fondé, l'autoroute, les banalités. «A part ça quoi de neuf?» Nous parlions donc de tout et de rien dans la cohue. De tout. Nombre de Chinois dans le monde, nombre de Chinois dans le treizième, Numéro spécial de Libé sur la Chine, nombre de Chinois dans le défilé, un paquet, et ma fille, blonde, seule, transparente, tenant un lampion rouge, dans ce foutoir coloré et magnifique, inexorable, avec ce poisson énorme, cet élan économique stupéfiant, et tout ce qui va nous avaler et nous dépasser à une vitesse stupéfiante, informatisée. En déambulant, creusant un chemin à la machette, «l'image?» La réponse fusa: «Quoi, l'image?». Ce que j'en dis, moi, tu sais, la haine des foules, la peur de l'écrasement et ce sursaut, soudain, de tout l'être revivifié. C'est bien ça. Pas question d'images. Le mot image est bientôt qualifié d'intello. A ce point, à ce point zéro? Regarde, c'est marrant, propose-t'elle. Je regarde, je ne vois rien. Ce n'est pas «marrant». Barrières, CRS, un enfant pleure, venus le matin dès potron-minet, enfant veut dormir, CRS veut manger, regagner Garges-les-Gonesses, récupérer. Pourquoi n'ont-ils pas mis, en casserole, en queue de cortège, success, après les lampions, après les foulards tournoyant dans le soleil retrouvé, après les accrobates, après les jongleurs sveltes, après les contorsionnistes, après tout ce cirque, tous ces morts, ces 687 cadavres plastifiés par un plasticien, c'est un métier, Allemand, ces rebuts, gueule béante des morgues, des camps de concentration, ces condamnés, ces exécutés, achetés par contrat et montrés, exposés comme des écorchés à la morbidité des occidentaux blasés, puisque c'est une oeuvre d'art, une image comme une autre donnée à la convoitise des mateurs d'art, d'estampes insolites et d'images fortes - et vraies.

Nous croisons près de l'Assemblée une voiture de police hors service avec des policiers furieux, qui tentaient de remettre sur cale les pneus crevés, et plus loin, boulevard Saint-Germain, B. H. Lévy, en costard noir, tissu un peu léger pour la saison. Au Flore, parterre de gens attablés se prenant pour des personnages existentiels, avec des lunettes noires, des boissons coûteuses et des femmes en laine mérinos, l'air ailleurs, desganadas.

Le matin même, plusieurs rafales de pellicule, les déesses, visages maquillés et surmontés d'une coiffure de fines tresses. Le tout venant du troupeau des jeunes figurants lycéens, recrutés dans les associations, est payé quarante euros, les déesses, sélectionnéees pour leur beauté caractérisée, sont payées cinquante euros. Le prix de la divinité est donc de dix euros, c'est bradé, cette sacralité d'un jour ouvrable, samedi. Je prends Linda, déesse voisine de trottoir, en photo, sous tous les angles. Elles courent en aéropage céleste vers les cars alignés. Ils engouffrent les gros tambours, les têtes de dragon, dans le ventre des véhicules locatifs. Ils rient. Ils se moquent de nous. Ils ont raison. Agités, vains et risibles. A Paris Store, derrière les gâteaux à farine de riz colorée en vert végétal, deux figurantes se détachent du groupe et soulèvent le masque du singe pour voir les nuages se dissiper en fin de matinée.

Les gens, les français, adorent les trucs rouges, les petites images, les couettes, les nattes, le Yi-King, le jeu de go, la petite image rouge et or de l'échange, tu parles,les petites enveloppes dorées, les monnaies qu'on fait brûler, mânes des morts, ils en sont fous, litchies et caramboles, surtout les trentenaires célibataires en studio, les encens, ils disent «et la tontine?», «Gin Seng, gelée royale, thé vert astringent?» Ils verront la muraille de Chine en veste de coton, bonnet fourré de ragondin, «et le chien, il en mangent». Mais oui, du chien, du lévrier afghan, je te prie de le croire, de la civette, de tout, de la méduse, des ailerons, du requin, du poisson-tigre, du poisson-chat, du poisson-lune, du raton-laveur en saumure; du serpent à sonnettes, tu penses bien, de l'échine hachée, du travers, de l'échine caramélisée à l'aneth, du simple travers de porc grillé, de l'échine par camions déversée. Ivry - triangle doré, lanternes et porcelaines, coraux et jades, turquoises, opalines, nacres, topazes, je te dis que ça- ils mangent de la poudre de corne de cerf, c'est excellent fortifiant, des tripes, des boulettes de porc cru marinées dans l'ail, ils sont friands de raviolis aussi, Tsing-Tao, soupe aux nouilles, beaucoup; le pho, pas chinois, exotique, pas cher, mais pourquoi pas, Miss Saïgon, ils avalent, ils sont jamais malades, tu penses, leur système imunitaire hors pair, intelligents, crois-moi, très futés, je t'assure, quatre mille ans, la poudre inventée, celle à canon, l'autre, la poude de riz, je sais pas, le Japon, non? etc. Ils bossent, même les chinois font les sushis, je t'assure, discrets, ils rigolent, ils sont les meilleurs, ils ne se plaignent jamais, nous, à côté, on a l'air, quand ils rigolent, de grosses larves molles redondantes.

Pour son mémoire, Hélène, Chinoise venant du Cambodge, première de classe, famille entière dans vingt mètres carrés, trois télés dans la pièce, citronnelles hachées promptement, accroupie, n'aurait besoin que de deux images, dont l'une devrait, dit-elle, inclure un chapeau en acétate rose vif à pompon, traditionnel. Je m'exécute. Larvaire. Quand elle rit, quand elle se paye ma fiole, Hélène, elle fait «Hi, Hi, Hi!», comme tout le monde. Paye aussi ses études en vendant le canard laqué et les brioches à l'étalage.


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