Turbulences, du 10 mars au 22 Août 2003

expérience en forme de journal, débutée le 7 septembre 2001
par Isabelle DORMION, dans le cadre de Paroles d'Indigènes sur Shukaba.org .
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Définitions et glossaire pour tous et chacune, Isabelle Dormion, 10 mars 2003

Collatéral : vient de latus-lateris. Des dommages collatéraux, dommages "de côté", annexes.

Unilatéral : qui vient d'un seul, qui n'intéresse qu'un seul : ex. "décision prise sans consultation des partenaires".

Coaliser : à la fois créer l'union, le front et "faire" que se crée le front, l'opposition frondeuse.

Front (courber le) : se soumettre.
Frontalité : loi par laquelle la figure humaine reste verticale.

Poudre(s) : "mettre le feu aux" : déclencher.
Poudre aux yeux : chercher à éblouir, tromper.
Poudre (n'a pas inventé la) : Bush. "Je ne suis qu'un ferblantier, je n'ai pas inventé la poudre" Anouilh.

Pouf ! onomatopée indiquant la chute
Taper à pouf, au hasard, au petit bonheur, une décision prise à pouf, "allez, on y va! Pas chiche! Pouf, c'est moi le premier!"

Chattemite : personne qui affecte des manières douces et modestes pour tromper son entourage (Dieu sait que je n'aime pas la guerre mais pourtant Il m'est témoin qu'il faut punir les menteurs et les trompeurs)

Praline : Bonbon d'amande grillée et de sucre inventé par Plessis-Praslin. Elliptique: (cucul) "ça paraît un peu la praline" (M. Aymé)

Pipeau : flûte champêtre. Ex: "c'est du pipeau!".

Pouvoir : avoir la possibilité de.

Monomanie : délire partiel limité à un seul ordre de faits "il faut punir préventivement et Dieu sait si je n'aime pas la guerre!"

Hégémonie : prépotence.

Monter : au jeu, surenchérir, augmenter la mise.

Opinion : (une) manière de penser. (L') opinion de tous annulée par les faits abolit la somme des opinions de chacun.

Intelligence : défaite de l'.

Opaliser : donner l'aspect opalin à - rendre un verre non transparent.

Opaque : dont la forme ne permet en aucune façon de connaître le sens.

Déploiement : 210 000 hommes.

Linceul : (cliché) l'escadron des kamikazes, vêtus d'un linceul immaculé.

Antiphrase : (1534) antiphrasie : manière d'employer un mot, une locution dans un sens contraire au sens véritable.

Avant : priorité de temps.
Après : postériorité sans le temps. Ex: après moi le déluge.

Anomie : Absence d'organisation naturelle ou légale.

Epiphomène : Exclamation sentencieuse qui termine un développement. Bush: "Je prie pour la paix!" (Le Monde du 8 mars 2003)


reprenons le fil, le fil à plomb, pêchons en eaux vives! Isabelle Dormion, 27 mars 2003

Le verre et l'acier

Une émission à France-Culture décrit les splendeurs de la Caisse des Dépôts, étrave de verre posée sur les rives de la Seine, goëlette translucide propulsée vers l'avenir radieux et ensoleillé de l'avenir économique, palais de verre et de glace d'Andersen. Vers la Bibliothèque, chantiers et grues, gouffres béants que des pelleteuses creusent ou comblent selon les exigences des projets en voie de réalisation. Tôt le matin des poutrelles de bois brûlent sur les immeubles démolis. En fin de semaine, des jeunes gens asexués, vêtus de tenues sport, certains en noir, visitent les nouvelles salles de cinéma géantes, de la verrière, on peut voir l'ancienne gare Masséna et les vestiges d'autres âges. Certains roulent, d'autres sont à pied, ils s'assoient aux terrasses et prennent un brunch mine de rien, fourchette légère, hop, oeufs au bacon frit, avec un air conquérant. Le reste de la semaine, c'est sinistre. Les seuls humains sont les ouvriers qui à midi quittent les bulldozers pour quérir des baguettes de pain à dos d'homme vers le Pont de Tolbiac, ils s'engouffrent dans des baraques où certains font jaillir des gamelles clandestines des tagines aux parfums de coriandre. Ils sont à peine regardés par les nouveaux arrivants, ceux qui occupent ces nouvelles bâtisses de verre et d'acier. En face, un foyer africain, mouvements intenses, allées et venues, salutations, certains en costume de lin, d'autres en jean de déménageurs, les uns silencieux, les autres hélant des fenêtres ouvertes ceux d'en bas.

Dans ces aquariums transparents, on ne peut rester assis dans l'atrium, ce puits de lumière, cet abîme d'obscurités ubuesques? Tout invite à la rêverie et tout s'y oppose. Le vigile est vêtu comme un steward. Il désapprouve. Munis de badges, sésames à puces qui ingurgitent présences, absences et fugues, nous sommes soumis dans ces bâtisses où rien ni personne n'échappe aux regards de tous, à une tenue, un comportement, une gestuelle, des mimiques idoines. On ne va pas dans l'atrium. On ne peut s'établir sur les marches. On ne va pas sur les balcons verrouillés. On ne se promène pas sur la terrasse. Chaque ouverture est un accès pompier. Chaque fenêtre est une issue de secours. On appelle au secours. Le soleil est insupportable, l'air raréfié ou soufflé par une climatisation en furie rend les yeux secs comme des raisins de Smyrne, ce qui mène inévitablement à la cécité. Mais la cécité mène à la sagesse, la littérature héllénique est pleine de ces héros aveugles et lumineux. Le dimanche, la ligne 325 est occupée ce jour-là par un conducteur buster-keatonien, extra-lucide, qui prodigue de fulgurantes phrases définitives sur la vie. Le 325 n'est pas un parcours, c'est une initiation, une conduite, une résolution. Sur l'écran, il est indiqué en lettre éblouissantes que le bus partira dans 99 minutes. C'est de l'humour, précise l'officiant, sérieux comme Pie XII. Qu'est-ce donc que 99 minutes, ce ne sont pas 100 minutes, n'est-ce pas? En effet, 9 minutes ou 99, quelle différence notable dans notre destin, dit-il? Pourquoi l'impatience? Où voulez-vous aller? Etes-vous si pressés? Pourquoi êtes-vous pressés si vous vous promenez? N'est-ce pas dimanche? Qu'attendez-vous de ce temps de vacance et de promenade dominicale? Pourquoi voulez-vous toujours vous hâter? Vers quoi courez-vous? Au pont de Charenton, nous descendons. La sagesse, ça suffit pour aujourd'ui. Qu'il conduise. Qu'il mène d'un point à un autre. Qu'il se taise. En effet, 9 jours ou 99 jours de guerre, on verra, cueillons les jonquilles en attendant, gerbes pour les morts lointains. L'oracle du 325 dira la suite qu'il véhicule dans le secret et la prodigalité aux seuls initiés, relégués dans leur humanité désarmée.

Au Moulin brûlé de Saint-Maurice, dans une grande salle vitrée, des gens âgés vêtus de vêtements splendides se font face, en ligne, au garde-à-vous, avant de lancer un cha-cha-cha d'un autre âge, Pepito mi corazon. Un chien-loup garde les lieux dans les sous-sols proches du fleuve.


beau temps, Isabelle dormion, 30 Mars 2003, 14:49:15

Après le jardin du Luxembourg, les promeneurs descendant vers Saint-Michel croisent le cortège. "Bush assassin!" Plus haut, marchant au milieu, seule parmi les groupes, je me heurte à un enfant de trois ans, qui a perdu la troupe. Il pleure. Je regarde la pancarte pour deviner son identité, c'est un panonceau de carton "non à la busherie", dessins d'enfant, bombes et soleils éclatés. La nationalité de ses parents? Aucune idée, il parle français. Il pourrait être palestinien, israélien, arabe, espagnol, italien, français, portugais, roumain, bulgare, tzigane, fils de latinos croisés d'américains opposés à la guerre; il pourrait être mon petit fils, tant il est petit. Il a des grands yeux noirs et des cheveux bouclés. Il pourrait être enfant de n'importe qui. Si personne ne l'a encore vu, c'est qu'il n'a pas beaucoup pleuré, et que son groupe est devant. Nous ne sommes pas très loin de la tête du cortège. Plutôt que de le remettre à la police, présente vers des cars de CRS, expérience très traumatisante, je décide de remonter rapidement en tête, en lui demandant de bien regarder pour trouver son père, sa mère ou quelqu'un qu'il reconnaît. Une centaine de mètres plus loin, il s'anime "la voilà, la voilà, devant!" Ce sont les Irakiens de France, les femmes derrière, voilées. Comment a-t-elle pu ainsi marcher cinq minutes sans se rendre compte que l'enfant n'était plus là? La mère discutait avec des amies, elle ne semble pas surprise que je la retrouve dans une foule de 25000 personnes Je ne comprends pas ce qu'elle crie à son fils, mais il se remet à pleurer. Un petit signe et je m'éloigne du groupe. Les enfants dans les manifestations? Ce n'est pas leur place. Tous, ils préfèrent jouer, dans n'importe quel pays. Vu récemment dans d'autres rues, un autre samedi, une petite fille d'un an et demi portant la pancarte "ni pute ni soumise!"

Plus loin, à Denfert, je croise des amis Iraniens, qui regardent passer les manifestants sans faire le moindre commentaire. Puis à nouveau, au milieu des fumées de grillades, parmi les hurlements et les hauts-parleurs, je revois le petit garçon et sa veste en jean, très fatigué, dans une poussette. Il me reconnaît. Sa mère me dit qu'il a fait exprès de se perdre, pour se rendre intéressant. Malaise. Je lui dis qu'étant donné la situation générale, c'est tout ce que je peux faire aujourd'hui pour le peuple Irakien. Malaise: il y a plus loin un portrait de Saddam Hussein, brandi. Un slogan "Nous sommes tous Irakiens!" Non, pas du tout. Pas moi. Non merci. La sollicitude a des limites. Un enfant perdu, ici ou ailleurs, je le prends par la main, je le ramène à sa mère ou je le montre à ces Messieurs, si l'innocence veut encore dire quelque chose aujourd'hui. Je pense à cette amie cinéaste revenant de Roumanie après la mort de Ceaucescu. Elle avait filmé des gens sortant un truc d'un puits, un animal tombé au fond, un goret, sans doute, ou un mouton de Panurge. Tout les gens du village participaient à ce sauvetage en se marrant. Ce n'était pas un film sur les orphelinats dans la gadoue ou un énième sur la vente organisée des mutilés unijambistes et des culs-de-jattes récidivistes. Comment dit-on? Faire pleurer Margot. A propos, je pense à cet acteur italien horripilant, Benigni, je ne sais plus, il a un prénom que j'oublie toujours tant il m'agace, ce Pinocchio en aggloméré verni, resté très gamin, attardé mais très malin, industrieux, mercantile, obséquieux, tout sonne faux chez lui, son rire grimaçant, systématique, gai luron professionnel, on lui filerait des beignes pour qu'il arrête de ricaner une bonne fois pour toutes comme un automate acheté au Faubourg Saint-Honoré, au Nain Bleu, le palais de la niaiserie de luxe, des boas de dix mètres en peluche acrylique et des dauphins géants qui sautent tous seuls dans le jacuzzi. L'enfance est un créneau porteur, le désir d'enfance est vendeur. Blanche Neige et les sept crétins "Hello! hello, nous revenons du boulot!", ça marche. Les horribles faits de guerre font hélas l'économie des bons sentiments. On entend dire, de la part de l'état-major américain, à propos des attaques sur les marchés, ces erreurs de tir monstrueuses, qu'il restera à prouver que le dommage vient bien des forces américaines. Ils demandent une enquête. Le pire, c'est que ça pourrait être vrai, même si c'est invraisemblable. Pourraient-ils tirer sur leurs propres populations, les dirigeants irakiens, sur leurs vieillards, leurs femmes, leurs propres enfants? Ils ont bien gazé un village entier, les corps laissés aux chiens. J'ai entendu dire autour de moi: "Si nous nous identifions toujours aux victimes, aux femmes blessées, aux bombardées, aux orphelins, aux victimes, qui donc s'occupera de notre propre vie? Comme réponse au malheur, nous avons donc le devoir d'être heureux!". C'est ça, rions, soyons heureux, si nous avons le coeur à ça! La nuit suivante, cette même hédoniste rêvera qu'en Irak, errante, elle quémande un peu d'eau aux gens du pays, pour ne pas mourir de soif dans les décombres.


Des fariboles, Isabelle Dormion, 2 avril 2003

La nostalgie des temps révolus incite à lire clandestinement une presse aux nouvelles dépassées, voire franchement jaunies, pages cornées et défraîchies. Hier, tout était encore possible. On écoutait, on lisait des propos qui aujourd'hui paraissent futiles. Le Floch Prigent! Bon, le financement des partis, et alors? C'était le bon temps, le temps des balivernes. Mitterand, Rocard, Pelat, Grossouvre, les dossiers, les comptes suisses. La rue de Solférino. Dumas. Les affaires, microscopiques, petites, grandes immenses, colossales et scandaleuses. On regretterait presque ces temps futiles où pour des bottines, des broutilles, des statuettes aux drapés élégants, des Tanagra et quelque maîtresse pleine de traîtrise et d'entregent, les romans d'alcôve politique parvenaient à indigner les Français ou pire, à les amuser, à exciter leur curiosité. J'écoutais lundi une émission sur Pierre Bérégovoy. La vérité sur sa mort. Suicide ou mort annoncée? L'évidence reste difficile à prouver. L'absence du poids d'un révolver chez un officier de sécurité. La boîte à gants. Absence de sécurité en principe assurée et garantie par un garde du corps. Un officier digne de ce nom doit garder au péril de sa propre vie le corps de celui qu'il est chargé de protéger. Il doit même le garder en bonne santé, ou même en santé précaire mais au moins le garder le plus longtemps vivant, pendant son service, et si possible ne pas le rendre malencontreusement troué à la tête d'une balle dont on ne peut connaître le calibre avec exactitude. 22 long rifle ou pistolet, arme de service ou outil de professionnel? L'investigation menée par le journaliste paraît rigoureuse, dépassionnée, passionnante. Un oubli, fort à propos, protecteur, ne m'a pas permis de mémoriser ni même de noter le nom du journaliste, tant la mémoire dans ces affaires est une arme à double tranchant. Bien entendu, Bérégovoy a été tué, comme Boulin. L'absence de preuves, qu'on a fait disparaître, l'absence de témoins, qui ont disparu, hormis deux témoins auditifs, deux coups, deux détonnations, un trou unique, un seul impact, l'absence d'indices, qu'on a systématiquement mis de côté pour mieux faire oublier l'aveuglante évidence, tout incite au mensonge. Hier, on pouvait très bien perdre une heure à noter les incohérences de ces dossiers, par simple désir de faire tenir les histoires debout. Aujourd'hui tout paraît vain. La prescription ne tardera pas à tout enliser. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Tu n'as rien entendu.

Toute la France pas plus tard qu'hier, s'indignait en choeur, les opinions teigneuses s'affrontaient pour un rien. Le foulard à l'école, le Loft, la prostitution libre ou pénalisée, le bon usage du haschisch thérapeutique, les 35 heures, des fariboles. Aujourd'hui, l'Autre, le fou de Bagdad, qu'on ne voit plus à la télévision irakienne, appelle au Jihad les pays arabes et la Syrie suit comme un seul homme. Nous sommes passés à une autre vitesse, inquiétante. On ne peut plus lire, entendre et comprendre froidement l'information, tant la folie de ce qui est à l'oeuvre crève les yeux. Les Américains balancent des bombes à fragmentation sur tout ce qui bouge. C'est jaune, comme le paquet de beurre de cacahuète qu'ils dispensent en bons samaritains. L'armée des Britanniques, pratiquant ce qu'on appelle probablement l'humour anglais, ce pur cynisme, précise que Saddam Hussein ne devrait quand même pas laisser traîner ses populations civiles sur les routes. Si ces gens sortent, ce n'est pas la faute de ceux qui frappent. Ceux qui frappent, ceux qui larguent, leur métier, c'est de frapper. Les gens doivent faire attention à ce qui tombe du ciel et rester tranquilles, chaque famille bien protégée dans son bunker personnel, construit à cet effet, indestructible. L'ennui, c'est que si ces gens sortent, paniqués, sur ces longues routes désertiques et meurtrières, c'est probablement parce qu'ils n'ont pas vraiment l'embarras du choix. Ils vont précisément ailleurs, par les chemins et les routes, pour se sauver, pour se mettre en sécurité, et c'est sur ces routes et sur ces chemins qu'ils trouvent la mort, par le moyen d'une bombe à fragmentation, ou de tirs à la fois intempestifs, précis, mortels et hasardeux, sur des pick-up où s'entassent des familles entières, y compris le grand-père en fuite, des civils, des innocents. Un homme a ainsi perdu toute sa famille, une quinzaine de personnes. Il ne pleure pas, dit le commentaire, il est en colère. C'est le moins qu'on puisse dire de lui.

D'autre part, Bush, qui lui avait le choix, l'embarras du choix, puisqu'il a pris l'entière, la seule initiative du conflit, a choisi une mauvaise date. Bientôt, il fera trop chaud disent les télévisions, il fera même 38°. Très bientôt, il fera même 45° et plus tard, il fera même 50°, sans ombre. C'est préciser, si besoin est, que la température augmente de jour en jour. Pourquoi donc a t-il choisi une période si chaude alors qu'il avait le choix? Est-ce qu'il n'a pas de bonnes informations météo, ou est-ce qu'il est vraiment toujours aussi calamiteux? Pensait-il vraiment que c'était l'affaire de trois jours? Qu'on rentrait dare dare à la maison avec un souvenir du pays et la bénédiction des Irakiens? On tremble d'une telle candeur qui s'appelle idiotie. Une stupidité absolue qui nous laisse incrédules. Ces gens-là gouvernent? On donne le pouvoir, les pouvoirs, le pouvoir de décision, la force armée, la force de frappe nucléaire à des gens qui pensent et décident comme ça n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment? L'horreur arrive à son comble quand l'Etat Major présente ses excuses, après avoir envoyé des saloperies à fragmentation, au hasard. S'excuser de tuer, en temps de guerre, c'est insupportable, c'est politiquement correct mais c'est inexcusable. On fait la guerre ou on décide de ne pas la faire. Si on ne la fait pas on fait de la haute diplomatie. On tue ou on ne tue pas. Si on tire, on vise et on vise bien. Si on ne sait pas viser, on fait la pêche au lancer, comme Robert Redford, avec des mouches, sur une belle, une large, une profonde rivière où se jouent des ombres furtives et des lumières fugaces. Plus qu'un sport, la pêche au lancer est un art noble qui exige un certain talent pour la chose, ça ne s'apprend pas, paraît-il.


Un véritable cauchemar, Isabelle dormion, 6 avril 2003

J'ai rêvé que convoquée à une réception à l'Ambassade des Etats Unis dans un pays en voie de disparition et refusant de m'y rendre, j'expliquais à l'émissaire en uniforme avec le langage gestuel des sourds-muets que je n'avais pas les jambes de Marilyn Monroe, attributs indispensables. Puis, de la main gauche et de la main droite, j'essayais d'enlever la jugulaire trop serrée d'un casque colonial tissé en fibres de noix de coco, couvre-chef dont le port était désormais rendu obligatoire pour tous.


Une seule goutte, Isabelle Dormion, 8 avril 2003

Le télé-objectif de la caméra qui suit dans une voiture, ce matin 7 avril, les combats sur une route irakienne, reçoit dans l'action menée à proximité, dans la réalité, du sang qui gicle d'un corps blessé et coule, une goutte sombre qu'une main essuie pour que l'information continue live, c'est bien ce qu'ils disent, la vie en direct. Le verre optique reste maculé d'une traînée, ces traces rouges hâtivement nettoyées qui font éteindre la télévision d'un geste sec. Il y a une autre obscénité, incomparable, celle-là, plus perverse. Les mains qui chargent l'arme, les mains qui tirent, les mêmes mains guerrières, meurtrières, ces soldats survitaminés qui amputent d'un bras, deux bras, un pied, qui sectionnent les membres d'enfants nombreux et malnutris; on ne dit pas leur nom, on ne dit pas leur nombre, on les entend à peine, on ne les entend pas, on ne les entend plus, ces enfants atteints; ces assassins offrent plus loin dans le Sud, à d'autres enfants déjà conquis, déjà soumis, ces enfants demain mieux nourris, ces enfants colonisés, achetés, vaincus, libérés, acquis, des jouets de plastique multicolores. Ont-ils -dans cette précision de gestionnaires anticipant chaque terme, chaque avenant de chaque contrat de l'après Saddam, l'avenir de Babylone, investie demain matin clefs en mains, indubitables, confiants, assurés, réparateurs presque humains, l'air bonhomme, la mine réjouie, salvateurs, sauveurs, bienveillants, bienfaisants, messianiques, investisseurs- apporté des prothèses de plastique articulées, beiges, souples, ergonomiques, pour que les autres enfants de Bagdad, ceux-là mutilés et orphelins à la fois, puissent à leur tour, souriants et reconnaissants, saisir les jouets -pédagogiques, ergonomiques, pensés, souples, fiables, sécurisés, normatifs, conformes, conformisés, des jouets évolués imaginatifs, conceptuels, évolutifs, adaptés, adpatables, emboîtables, rétractables, empilables, rangeables, fun et modernes- dont ils les combleront à leur tour l'un après l'autre devant les caméras. Un seul d'entre eux a dit sa honte : "On leur construit, à eux qui n'ont pas une goutte d'eau, à eux qui n'ont rien à manger, des terrains de foot! C'est étrange. Je me demande vraiment ce que je fais là!"

Le choc des civilisations. Jelly, beurre de cacahuète et marmelade de fraise, bonbons et premiers hamburgers. On a entendu ça : "Il mange son premier hamburger!" Quel mépris, cette confusion des valeurs, cette confusion des sentiments, quel mépris ont-ils d'eux-mêmes pour susciter chez les enfants conquis, à la fois la haine et la gratitude, la soumission et la fierté, les larmes et le rire, la détresse et la mort, le malheur absolu. Le sang et les jeux? Conquête. Enfants vaincus. Enfants souriant aux caméras. Bonbons sortis des poches. Mains autour des épaules. Sourires à la caméra. On fraternise. Index et majeur en V. Welcome! Du sang. Fuck your mother! Des bonbons! Infamie! Quelle barbarie a donc engendré ces hommes déshumanisés, dénués de toute humanité. Des croisés, ces sous-humains?

Que demain la honte soit sur eux et sur leurs enfants, Bob, Chris et Sandy et aussi sur Samantha, Nicky et Joy!


De choses lourdes, Isabelle Dormion, 9 avril 2003

Après la fête de l'Aïd, un Berbère me demande: et ces femmes du Maghreb que vous connaissez à Paris, comment sont-elles? Je leur ai proposé de la menthe fraîche et de l'essence de fleur d'oranger, aucune n'en a voulu. Elles n'en ont pas besoin de ça, elles n'en veulent pas. Elles sont déculturées. Nescafé lyophilisé tendance viennoise. Des petis sachets individuels, nectars des dieux, tu touilles, ça blanchit et ça mousse, presque comme de la vraie Chantilly. Du vent! Sissi impératrice, l'espace d'une seconde, valses princières. Doux, sucré, léger, individuel, dans du papier brillant, luxueux. C'est nouveau. Acculturées. Boulimiques, avides d'autre chose, elles veulent quelque chose de nouveau tous les jours. Quelle autre chose, demande le Berbère? Le Loto. Elles y jouent. Leur rêve? Gagner. Avec cent millions, que ferais-tu? "Attends! Attends! Je ne sais pas, moi! Pourquoi me demandes-tu ça?" Moi, pour rien, pour savoir.

On voit à l'écran un homme, un Irakien, qui ouvre le placard d'une cuisine ultra-moderne, très bien tenue, céramiques neuves, brillantes, nickel, il montre les tasses empilées, vous voyez les tasses, je les ai achetées là-bas, et le fer à repasser, il est japonais, et ça, c'est de là-bas (d'Allemagne, du Danemark, de Suède). Au Palais Présidentiel déserté et investi par les troupes britanniques, le journaliste déroule l'étiquette encore apposée à la robinetterie rutilante. "Plaqué or, ça vient d'Espagne!"

A l'écran, on voit des gens courant, titubant sous le poids des choses, des meubles de bois précieux qu'ils ont pillés, une table basse ouvragée, j'avais écrit outragée, très lourde. On voit les pillages. C'est ça qu'ils montrent. On entend: aujourd'hui, la voix des dirigeants s'est tue, la liesse et le pillage. On entend "la première bière"; qu'on appelle celui qui a écrit la louange des petites choses simples, la première gorgée, qu'on l'appelle vite, qu'il vienne, il viendra, il vient, il est là, c'est ça, Delerme, il saura dire la buée sur le verre glacé, hautement lyrique, individuel, les gens adorent, autant que le destin d'Amélie Poulain, c'est joyeux frétillant et frais, à la portée de tous. On entend Pujadas dire: "vous allez voir un document exceptionnel, je pèse mes mots, c'est exceptionnel!" Et que voit-on? Des gens qui courent dans le chaos et les tirs insensés avec des choses très encombrantes qu'ils ont prises. Plus personne pour couper la main qui vole. Saddam out. On voit un pouce en bas. Les maîtres changent. Les feddayins leur courent après, honte sur les voleurs devant ces étrangers qui filment. C'est ça qu'ils décident de montrer. Ils appellent ça la réalité. La vérité. C'est leur vérité, leur réalité, leur regard. On voit un homme en colère qui dit votre eau, si c'est comme ça, vous pouvez la garder, retournez chez vous! On entend le commentaire de la présentatrice. "La dignité peut-être?" Sans doute, un reste, quand il en reste. Pour boire une goutte d'eau, on perdrait sa dignité? Certains oui, d'autres, non.

Demandez à Reza, le photographe de Massoud, ce qu'il a vu ces derniers mois en Afghanistan, après la libération du terrible régime des Talibans. Demandez-lui. Il y a fort à parier qu'il hoche la tête sans rien dire. Triste? Non. Pas forcément. La lucidité ne rend pas toujours triste. A Paris, nous avons encore le Marché aux fleurs de la Cité, les kiosques à journaux, à profusion, le large fleuve et les péniches lentes. A Téhéran, les premières choses qu'on voit, partout, ce sont ces bocaux à poissons rouges, la veille de Nowrouz et ces bus aux entrées séparées. La tête qu'ils font quand on entre avec les barbus.


Pythie, pitié, Isabelle Dormion, 24 avril 2003

Ce matin, ouvrant matinalement le poste de radio, j'entends la voix d'une assistante sociale, léger accent des pays de l'Est, la voix d'une femme de trente-cinq ans. Cette voix parle avec un vocabulaire de sociologie édulcorée par la politique. J'entends des mots qui se répètent, des mots-clés, respect - individu à part entière- regard - autrui- autre - l'autre - altérité -comme l'a dit Levinas- poly-handicap - adulte - place -regard - autisme - violence - citoyen - souffrance des parents - handicap.

Surprise, une question posée lève l'identité de la locutrice. Il s'agit de Julia Kristeva. Le ton universitaire est absent. Cette voix dit quelque chose d'autre, une musique résurgente affleure sur les ondes, qu'on entend si on écoute attentivement, la tonalité, l'air, le ton, la scansion, le rythme, la jeunesse d'une voix, une voix antérieure. Cette voix n'est pas celle de la psychanalyste, aujourd'hui femme d'un certain âge. Quelque chose met la puce à l'oreille. C'est une voix de chair, une voix de femme. Avant. Un autre âge. Un traumatisme. Quelque chose, quelqu'un blesse. Blessée. Ce qu'on entend est tellement criant, ce qui est tu est si manifeste qu'un sentiment de pitié affleure. Quelque chose, un secret est dit, la blessure narcissique n'est pas réparée, un fantôme est là, présent, envahissant la parole. "Pas de compassion!" exige la voix. Ce refus appelle, sollicite, exige, suscite, engendre, son contraire. Ce ton, qui se croit neutre et objectif, cette tonalité, mineure, révèle cette forme de réassurance, apprise, voulue, acquise, volontaire, sociale, ce déni, ce refus, cette violence soulignée, portée, revendiquée. A la question du journaliste, "comment donc a été inspiré ce livre?", on entend Kristeva énoncer une demi-vérité, un demi-mensonge, souligner le déni. Elle marque un temps d'arrêt. Une hésitation. Attention! Pas de compassion! indique la voix ferme. A ce moment précis, on entend comment se disent, se cachent, se concoctent, s'élaborent, se délivrent aux autres, réceptacles parfois de l'indicible, les secrets et les aveux. "C'est la violence, dit-elle, c'est un fait réel". C'est la réalité. Elle dit vrai mais c'est faux. Ce n'est pas ça. Kristeva s'interroge sur la violence d'un adulte dirigée contre un handicapé. Elle a vu, elle a assisté à ce sévice, elle dénonce un fait social. Et là, toute la violence de ce qui est dit dans ce qui est tu, verrouillé, éclate. L'autre, dont jamais le nom n'est dit, ni prononcé, ni même évoqué est là, fantôme des neiges et glaces éternelles habitant la parole qui remplit la pièce, ce matin ensoleillée. On entend cet autre caché et révélé, incarné dans la voix. Il est là, présent, enfant vivant, tel qu'en lui-même parlé. On le reconnaît. Le petit Chose innommé. On le désigne vagissant. On lui prête, on lui donne un nom. On lui accorde une attention soutenue, on lui donne vie, il est là, tangible, verbe fait chair, on l'autorise à vivre (citoyen à part entière) dans la voix de celle qui parle. Il est dans les ondes, on l'entend clairement, il est dans la vibration des cordes vocales. On entend, on comprend, et malgré le désa-voeu, complexe, on ne juge pas, on manifeste quelque étonnement. Une prouesse! Comment la voix peut-elle à ce point remonter le temps et livrer à son insu la vérité même de ce qui ne veut ou ne peut pas être dit? Pourquoi cette évidence doit-elle être cachée? Aux autres ou à elle-même? Quelque chose, quelqu'un manifeste. Tout est là, dans l'espace, rendu public, mis sur la table, à plat, tout est là, étalé.

Secret de Polichinelle! Ce qui n'est pas dit est là, devant moi. J'ai trouvé. Je suis sûre que c'est ça. C'est là, libre, délivré. Cette voix est démonstrative, malgré les ruses élocutoires. Cette voix sociologue, modulée, articulée par la réthorique, civilisée par la dialectique, pondérée par la maîtrise, par le savoir, cette voix de psychanalyste est criante d'une autre vérité que l'entendement de l'ouïe reçoit. Pitié! Ce discours, plaidoyer vide, convenu, argumenté, anti-artistique, pour la
reconnaissance sociale des jeunes handicapés et le mérite des parents ne parvient pas à convaincre. Quelque chose sonne faux. Dans cet évitement, cette falsification qui n'est qu'une omission, quelque chose pourtant touche une corde sensible, c'est la vérité même, celle des reins et des coeurs mis à nu. Malgré les garde-fous de la notoriété, J. Kristeva mise à nu s'expose. C'est le jeu, admis. C'est le risque, accepté. C'est ainsi. Les médias sont sans pitié qui livrent en pâture aux chiens que nous sommes.


Contractuel, Isabelle Dormion, revigorée par ce lundi projectif, mardi 29 avril 2003

Ce matin, sur France Culture, Valère Novarina, ce jongleur des mots, ludique, inventif, s'inquiète de la dévaluation des mots dans la presse. On n'attendait pas autant de rigueur et d'autorité morale de la part d'un esprit si créateur. A propos des pillages du Musée de Bagdad, ce n'est pas un génocide culturel, mais la destruction du patrimoine de l'humanité et l'anéantissement de sa mémoire. Certes c'est une catastrophe. Si le mot génocide est utilisé de façon erronée, qu'advient-il quand un génocide est accompli? Les médias ont installé par souci de sensationnalisme, en utilisant des raccourcis frappants, des jeux de mots pétaradants, accrocheurs, en simplifiant les titres qui doivent produire sur le lectorat un effet rapide, les mots perdent tout sens. Un génocide est le meurtre d'une population. Combien faut-il de corps massacrés et enfouis sans rituels dans la terre pour parler de charnier? Cinq, dix, cent, cinq cents?

Les Chiites rampant vers Kerbala, vers le tombeau d'Hussein, le martyr sanctifié, ceux qui se flagellent la poitirine, ceux qui prient, ceux qui hurlent, ceux, religieux excessifs, ces ayatollahs qui vont prendre le pouvoir à la place des tyrans laïcs appellent et suscitent un nouveau marché. Modeste mais prometteur. N'a-t-on pas vu récemment dans la Nièvre, une petite entreprise familiale fabriquant des martinets, ces lanières désuètes pour enfants vilains qu'on punit en famille, se reconvertir et déployer des trésors d'ingéniosité, des machineries sophistiquées à lanières multiples et clous nombreux, version domestique et version luxe, dans le marché SM en pleine expansion? Bientôt de nouveaux contrats seront signés avec les Chiites Irakiens. Encore faudra-t-il que les Etats Unis concèdent ce modeste créneau irakien, semi-artisanal et semi-sadien, celui du masochiste fanatisme, à la France, la vieille France ingénieuse, qui prendra la seule opportunité qu'on lui abandonnera. Nous avons eu des contrats d'armes avec l'Irak, continuons donc!


Les derniers des Patagons, Isabelle Dormion, 5 Mai 2003

Ce matin, à France-Culture une émission sur les récits de voyages. Très bien. Arlette Farge. Une omission monumentale feint d'ignorer ce qui précède et provoque le mouvement. Au moins une fois dans la vie, il faut s'être vu sollicité par un candidat à l'immigration, futur voyageur, futur immigré, futur exilé, pour une invitation en France, une lettre, une précieuse attestation. Tourisme ou mouvement suscité par l'économie? De Stendhal au récit d'un petit ramoneur savoyard déambulateur pédestre, proposant ses services de ville en ville, usant ses semelles au hasard de l'accueil, à la prolifération des cheminées, distinguons les différents mouvements. Plaisir ou nécessité. Rencontrons à Paris, dans les communautés accessibles, loin des rivages illusoires et des randonnées entre-soi de Nouvelles Frontières, ce qui a poussé les Afghans, les Indiens du Passage Brady, les Kurdes persécutés, les Arméniens rescapés, ces blacks des foyers-ghettos, ces Roumains des limites de Choisy, ces intellectuels Iraniens désabusés, ces cercles concentriques, aussi cloisonnés, aussi hermétiques que les sociétés qui les ont rejetés dans l'exil.

Quelle différence entre l'exil et le voyage? Aucune? Quelle frontière instaurer entre le récit du voyage d'agrément bourgeois, défini par des règles précises et l'histoire du petit ramoneur, du grand marcheur anonyme, un pied devant l'autre, la faim au ventre, contrôlé à chaque village par la gendarmerie? La différence entre la marche et le trekking, la villégiature et la fuite? La carte bleue.

Celui qui franchit les frontières des montagnes, qui traverse les rivières à la nage, au risque d'y laisser la vie, ne laisse pas toujours le récit littéraire qui enchanterait nos veillées aux chaumières. Chômage mondialisé. Opposition Nord-Sud. J'ai entendu des histoires qui laissent pantoise, tant le courage des voyageurs, en exil, est immense, et leur nostalgie, inextinguible. Nos pérégrinations de grands voyageurs, nos grands crapahuteurs barbus, imberbes, rasés, chéris et médiatiques réunis annuellement à Saint-Malo, en conclave ronronnant, ont quelque chose d'indécent. Entre-soi, compactés, l'aventure et le rêve assemblés. Y sont jactantes nos infinies complaisances. Le plus loin, le plus exotique, les derniers Yanomamis, les derniers non-vaccinés, les derniers Mohicans, les derniers des Sioux non-alcooliques, les derniers cannibales. Le premier des imbéciles. L'oeil le plus anthropologique. Le plus prédateur. Le regard le plus pointu. "Pointu" , l'oeil qui pique, ce mot haïssable, avec "plaquette". "J'ai publié chez Plume-nomade une plaquette très pointue sur les derniers Glossolaliens de Sainte-Anne." "Mais vous êtes vraiment allé à pied en Glossolalie? Mais c'est merveilleux!" "Oui, j'avais un informateur, il avait rencontré Artaud en short, Claudel en pullman, et bien sûr, Joyce en personne dans sa période éphiphanique. Savez-vous que Joyce a enseigné en Croatie?" "Non, vraiment? A Dubrovnik? Mais c'est très intéressant, ce nomadisme pluriel, ce foisonnement linguistique des savoirs! A propos avez-vous vu l'ombre de Pouchkine à Karlovy-Vary? Oui, c'est vrai, les eaux sont dégueulasses, ça se démocratise, on vient le week-end en masse, mais c'est si désuet, si fashion-nostalgie!" On y trouve l'amateur de désert, le même, mystique et buriné, sévèrement burné, toujours le même, on y trouve toujours Lacarrière, qui de son héllénisme déambulateur, a fait carrière, puis a fait molle litière. Lanzmann et ses grolles fameuses et sacralisées, caramélisées par la sueur et le soleil. "Aujourd'hui j'ai mal aux pieds, j'ai des ampoules!". On s'en fiche. On y trouve le baroudeur des guerres, qui n'a pas bonne mine, profil bas, remis en question, n'en menant pas large après les horreurs de l'Hôtel Palestine. Demandez à J. P Mari ce qu'il pense de ses ballades d'agrément hors de l'hexagone. Le correspondant de guerre, qui plaît toujours tant aux dames, quand il revient, n'en revient toujours pas. Il a de l'ingénuité, celle de Tintin, courant au mileu des balles sifflantes. "Horreur et merveilles je suis encore vivant!" Il se sent vivant dans l'horreur.

J'ai connu une jeune ethnologue qui ne se supportait que donnant son sang dans les hôpitaux de Kaboul. De temps en temps elle rêvait d'avoir un enfant. C'est légitime. Tant de morts et d'amputés! Un peu d'air, un peu de vie, des fleurs enfin, de l'enfance, la mer, la vie encore! Je bois à leur santé et souvent à leur courage. Ces temps-ci, on les ramasse à la pelle, dans des couvertures. Ils disparaissent, corps et biens. On préfère de loin les beautés méconnues de l'Ariège, et de loin, les reflets, les reflets proches, de mon petit Littré, de mon petit Robert, insolites, pittoresques, picturaux, ceux de la Seine à Hénouville. Fictions et vérités en chambre. De la banalité à l'exotisme, c'est bien une question de style, d'images, de métaphores. C'est le style qui fait le voyage. Montesquieu, jamais allé en Perse. L'exilé, le proscrit, celui qui ne sait pas dire comment il a perdu un enfant dans un voyage clandestin entre la Tchétchénie hostile et la France, terre d'accueil, n'a que l'excuse de la pudeur, celle de la dignité, de la retenue. Les larmes parlent d'eux, laissés en rade. Les rires aussi. On soutire les récits par ces émissions qu'on aime le soir après les raviolis. "Paroles d'exilés". Ciblées. Créneaux ouverts. Portes ouvertes qu'on enfonce. Sangatte récemment n'a pas fourni de récits de voyages haletants, ni de couchers de soleil au ralenti. Aubes glacées dans la mouise d'Outreau-le-Portel après la ducasse. Ce ne sont pourtant pas les candidats qui manquent. J'ai bien rencontré quelqu'un qui n'était jamais allé à Barbès-18ème, qui voulait que je lui fasse visiter la rue Myrrha avec une bombe lacrymogène! La Goutte d'Or. Tati terre lointaine! Visitons les étrangers, pourquoi pas les Pauvres? Nous les assommerons ensuite! Nous a-t-on assez bassiné avec la mafia asiatique du 13ème, la polka des Triades, pourquoi pas celles de la tour Tokyo, le SRAS du 13ème, dans les échoppes médicinales! Et tu vas chez les Chinois? Et tu n'as pas peur? Et tu ne portes pas de masque? Forçons les portes verrouillées. Regardons par la serrure, ouvrons les magnétos, recueillons les histoires. Arrachements, sang et larmes. Une amie, une vieille amie, récemment, m'a avoué avoir habité avant la guerre, précisément, là-bas, loin, en Ouzbékistan. Toi, lui dis-je? Là ? Tu te souviens? Les gens étaient gentils? Très gentils mais un peu antisémites. Grande maison? Oui, grande maison, vaste, riche, perdue, laissée, abandonnée. Aujourd'hui, grenier et soupentes. Une autre ne voit que des objets cassés éparpillés sur le sol. Montagnes et cols franchis avant l'hiver, gerçures, engelures, grippes, pneumonies, parents trop âgés qu'on laisse derrière soi. Ceux que le chagrin a rendus fous. Un autre, des photos, déchirées, disséminées. Anéantissement. Mémoire en miettes. Plus de famille. Malheur. Il faut entendre les exilés Irakiens n'ayant en tête qu'une idée, aller là-bas, enfin retrouver leur terre. Ici, c'est ailleurs pour les autres*.

Qu'est-ce qui fait de l'exotisme leur enchantement? Production, produit littéraire pour leur enchantement. L'imaginaire des voyages. La besace et la gourde. Sur notre mule écrivons deux lignes avant que le sommeil nous envahisse. Ce qui n'est pas produit n'existe pas. N'entre pas dans ce qu'on appelle "l'espace de lisibilité". Les règles du récit. Les règles d'un journal de voyage. L'attitude, cette pose, est la même que celle de l'intellectuel ou de l'écrivain qui par l'insistance sociale, cette inexistence, cette dilution, ce manque d'être, fait de la fonction, par je ne sais quel appel supposé à la supériorité de l'intellectuel, acquise, de nature transcendantale, un sacerdoce. Ce qui fait la prêtrise, la maîtrise, la divinité culturelle, la mission du voyageur-écrivain par rapport au voyageur-exilé, c'est la supposée supériorité hiérarchique du premier sur le second. Il suffit d'entendre ce matin les protagonistes dire "les mobilités" pour la mobilité, ou tout simplement "le mouvement", "le voyage", "le départ" pour comprendre à quoi je fais allusion. Ces pluriels font l'affectation de l'intellectuel, cette appropriation sémantique des signes, sa posture, son noviciat, son initiation puis son pontificat. Ce pontifiant assène puis radote sénile en famille. Peut-on dire de Duras, à propos de ses évocations biographiques du Gange, les-Asies? Queneau, help! Qui donc a écrit un très bel ouvrage sur les proches banlieues, visitées comme une contrée inconnue, une terre lointaine? Passons les frontières vers le Fort de Vitry et regardons ce qui s'y passe. François Maspero, ce modeste voyageur, c'est lui. Ne restent pas seulement les voyages, mais le voyageur, celui-ci, ce passant, ce passeur anonyme, celui qui rend visible, ce visionnaire se fait rare. C'est parfois un poète. Le silence est son oeuvre. Que se posent enfin les valises. Que la fuite des pauvres d'ailleurs s'arrête enfin. Qu'ils trouvent un asile! Ce même jour, j'entends "contrôle biométrique" aux frontières. Sarkozy nous ouvre enfin les portes du rêve. Voilà ces nouvelles méthodes et ce nouveau vocabulaire. Ce n'est plus Stendhal et ses Italies en commentaires composés. La famille, du côté de ma mère, est venue, prolétaire affamée, sous Napoléon, de l'Italie en Bretagne, à pied. J'ai refait le voyage dans l'autre sens, jusqu'en Lombardie, en train, puis à pied, en Toscane, puis en vélo, pour apprendre à vivre et à marcher, un pied devant l'autre.

* "En entrant dans la maison où j'allais loger, j'appris qu'on venait d'enterrer un jeune homme, qui depuis quatre ou cinq semaines était venu de Battavia Je m'en allai donc, sans perdre un moment, demander la permission de le déterrer, ce que j'obtins facilement. Peu après il souleva un peu le bras gauche, et je lui remis la cuiller entre les dents, que j'entrouvis assez pour le faire avaler, et de fait il avala quelque chose, ouvrit un moment les yeux, mais sans avoir aucune connaissance. Enfin, il revint tout à fait à lui de cette manière ce pauvre jeune homme se voyait dénué de toutes choses, ses habits mêmes ne furent pas trouvés ".
in "Le passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le Centre du Monde" - récit anonyme écrit en 1714, publié chez Verdier.


Révolte sur le trottoir, Isabelle Dormion, 9 mai 2003

E. Badinter tire sur les ambulances, avec ses deux grands yeux gris philosophico-juridiques. Le nouveau féminisme? Affûtons la lame avant de la pourfendre par le milieu. Sortons les dagues et les poinçons. Ennemie désignée. Traîtresse, que le ridicule seul la tue. Lassitude. Même son brushing lissé ne m'agace plus.
Je shoote dans un sachet de verveine échappé d'une poubelle. Le fil va se suspendre aux branches d'un acacia en fleurs.
Beignets légers du soir qui parfument la pièce. A l'heure du thé, rebelle?
Devant la Cathédrale de Chartres, une poule picore du grain dur, surveillée par un clown de toutes les couleurs, sérieux comme un pape. Les étrangers, le nez levé vers les flèches de pierre, lappent des glaces italiennes, tous en quête d'absolu, à la queue-leu-leu.


Linguistique, Isabelle Dormion, 12 mai 2003, mis en ligne 26 mai après une panne de Noos de quartier réparée

A peine l'onde captée, j'entends "l'argumentatif tribunitiaire". J'avais compris les tifs pénitentaires, la boule à zéro des frères Dalton. Bigre! C'est une grande spécialiste en linguistique qui parle. On entend aussi, "fixiste", une nouvelle perversité, "passéiste", une ancienne perversité? Rousseauiste, normal. Rien de pathologique. On entend les protagonistes de la langue vivante contre les puristes de la langue Devos. Des cuistres. Ces derniers militent en gardiens du dernier bastion, qui prend eaux de toute part dans et hors l'institution. L'université, la culture, la rue, la banlieue. Les puristes font face aux novistes, ces adeptes de la langue de tous les jours, en Nike bitumeux, normal. En quoi un SMS d'adolescent peut-il rivaliser avec la muséographie de la langue de Boileau ou la canaillerie hermétique de celle de Lacan? La langue est-elle un patrimoine? Oui. A Sauvegarder? Certes. Comment donner aux enfants le goût de la langue. En leur proposant de jouer avec la langue. Il faut d'abord aimer les enfants. Difficile. On leur donnerait des baffes. Il faut aimer leur parler. Impossible. Fossé transgénérationel, disent-ils. Il faut du talent. Il faut des cruciverbistes de génie. C'est un sacerdoce. Oui, personne n'a jamais dit le contraire. En usant mes semelles dans les banlieues, recueillant avec Lapassade les écrits, les hauts faits, les oeuvres immenses et les petits essais foireux des rappeurs, j'ai été frappée du niveau où se situaient leurs joutes oratoires. Le dernier qui ne trouve pas le mot juste est mort d'avance, coulé dans le macadam en fusion. Mort de honte. Etayés de dictionnaires colossaux, prenant leurs références chez Baudelaire, Rimbaud et Gainsbourg, on n'a aucun mal à leur faire découvrir Mallarmé ou aimer Ponge. Rien ne rassasie leur curiosité ludique. Jamais "l'argumentatif tribunitiaire" ne peut même venir frôler leurs oreilles encore indemnes et sauvages, toutes virginales. Le Collège de France, ça les fait rire. La Hune? Connaissent pas Des rimes comptées dans les règles de la métrique classique. Des alexandrins de banlieue, des versifications assassines, des chutes au chrono, de la sueur, du taf, demain t'es mort, putain de sort, du labeur, l'ultime aurore, on flingue, le coeur en berne, les yeux et les cernes, larguons du port sans remord autant de vioques, des synonymes, du nerf, du sang, de la santé, de la déglingue, la vie, le verbe au zénith. Toujours ce même vieux dilemme mou entre les garants de Corneille, les abrutis abonnés de Flaubert et ces
onomatopékitulavie. A peine ose t-on défendre la ferveur adolescente, leur manifeste, incontestable jeunesse, leur ignorance des enjeux, leur jeunesse impunie, l'âge de grâce, cet alibi, cette excuse, leur exigence déçue, contre le mépris, la condescendance des pédagogues. Ils ne savent rien, ils ne lisent pas, rien ne les intéresse, ils sont nuls. C'est le choeur des partisans d'une visite hebdomadaire au Louvre. Le Louvre, j'y vais parce que c'est toujours mieux rangé qu'à la maison, le carrelage est propre, le silence incommensurable. Je peux toujours regarder par la fenêtre, la cour carrée, d'équerre! Comment les adolescents peuvent-ils supporter ces gens toute la journée? Ne préviennent pas quand ils s'absentent, en grève la veille du pont du 1er mai. Une semaine de vacances sans même se justifier. Les enfants, eux sont obligés de plaider leur moindre absence chez l'orthodontiste. En cas de révolte, ils sont virés. S'ils sont virés, c'est le chômage. S'ils ne sont pas virés, c'est le chômage aussi. Il faut une foi d'airain, des nerfs d'acier, une intelligence hors du commun, un souffle puissant, des mollets héroïques, un poitrail mirobolant, des parents triomphants, mieux des parents riches. A quel âge, me demande un enfant, dois-je commencer à cotiser pour la retraite? Il n'y a pas d'âge pour les causes perdues. Bon, maintenant qu'est-ce qu'on fait? Les professeurs font grève. C'est fâcheux. Les élèves, eux, veulent travailler. Ils demandent, est-ce que vous pouvez me dire des trucs sur la poésie, je kiffe pas ce jargon, genre Nerval, pas dans le corrigé, on n'a pas vu ceci, on n'a pas vu cela, Garcia Lorca c'est un chanteur? Qui a créé le fascisme, c'est un concept nouveau, c'est au troisième trimestre, les Spartakistes, c'est pas sur Internet, ça me gonfle, c'est pas dans les Annales, le Front Populaire, c'était donc 68 avant ma reum. Une métaphore, kes? On dit ce mot, métalangage, métakoi? Ils dégainent, ils tirent à vue. Houleuse, on leur dit ce mot, la houle, ils disent quoi la houle, je ne connaissais pas, c'te houle je connaissais vaguement, quoique le léger balancement du vent dans l'étrange. On leur dit goule, louve, la lie, la laie, purpurin, ils rigolent, pur-purin, ils se marrent, pourpre, cordial, métempsycose, mais quoi, ils rigolent, mets tant quoi? Ils en veulent d'autres. Jeux de mots. Jeux de rôles. Des mots drôles. De drôles de mots. La paupérisation linguistique. La violence. Oui, c'est vrai. Le monde est violent. Ils sont violents. La carence. D'accord. Tout le monde est
d'accord. Tout le monde autour de moi ne va qu'à Henri IV ou Claude Monet? Comment, elle est à Gabriel Fauré, tous des nuls, tu veux une dérogation sectorielle? L'argumentatif pénalisateur du sectoriel. Non. Ils seront tous journalistes ou énarques autour de moi. Ils seront tous la futur élite. Tous, sans exception. Tous exceptionnels. Tous élististes. Les autres, les pauvres. J'entends ça, Gabriel Fauré, la pauvre!

J'entends, est-ce qu'il faut être con pour être vendeuse? Non, ce n'est pas une condition nécessaire, même si parfois elle est suffisante. Quelle question! Je connais même des vendeuses qui touchent leurs billes, des vraies flêches, des phénix, des énarques pas très très intelligents et des médecins idiots, voire certains franchement cons. J'en connais une qui envoyait un carton, Mme Unetelle a "désormais un plateau technique performatif!". Avant, son plateau technique était notoirement mortel, nosocomial, on frémit d'horreur rétrospective.

Suit une émission sur de Gaulle. A propos de l'hégémonie américaine, il disait en 1966 "ne soyons pas les dévôts de l'obédience atlantiste". Voilà qui est bien dit. Pensée et mots justes, actuels. Il n'a pas dit les suiveurs avachis de la gouvernance américaine, ce nouveau fromage à pâte molle du style, en tube promotionnel, tête de gondole, vieux produit ressorti du terroir Poitou-Charentes, notre ordinaire obligé aux tribunes! Demain des cyber-fonctionnaires! Plaisanterie? Galéjade? Non! Il y croit! Langage simple, langage du coeur! Morne plaine!


L'asocial, Isabelle Dormion, 27 mai 2003

Marchant en marge du cortège, les oreilles captives, sifflets, ramdams, congas, phrases assasines, coups de cymbale, saxos et trompettes, tambours, martellement de gong sur les boîtes de conserves évidées, que de figures singulières croisées*, une femme longiligne vêtue en grand deuil de dentelles noires, d'autres sautillantes sur petites jambes à ressorts, d'autres hurleuses avec frisettes, certaines joyeuses, voire festives avec queues de cheval, des volontiers farceuses à nattes, des moustachus graves à rouflaquettes, pérorant, des convaincus, des timides à sacs à dos, d'autres débonnaires, les cheveux déjà blanchis sous le harnais intellectuel, on apprend de belles, grandes et nouvelles choses urbaines, que Fillon rime, que Raffarin ** rime aussi avec pétrin, Rastafarin, pain, levain, fin, cousin, coussin, sibyllin, mâtin, traversin, coquin, gratin, vacherin, on voit une femme vêtue d'une jupe de jean, l'air sinistre, tendue, mâchoires crispées, tenant en laisse un chien blanc portant panneau au col, agacé par la foule, elle semble attendre les autres, qu'elle ne retrouvera pas. Sur le parcours, c'est l'occasion rêvée de découvrir des plaques de poètes en bronze, de véritables inconnus habitant les larges avenues de la littérature posthume, c'est l'occasion, au Val de Grâce de s'asseoir à côté d'un valétudinaire grincheux qui me flanque un coup d'une énorme radiographie glissée dans une gigantesque enveloppe en papier kraft. Il vitupère. Je lui reglisse le dossier funeste promptement sur les rotules, il n'aime pas les manifestants, il est opposé à tout, il est même opposé à ma présence sereine, il veut le banc à lui seul et je regagne le gros de la troupe qui va toujours de l'avant. Je ne retrouve pas les autres, que je ne cherche pas vraiment. Banderoles, tous ensemble sifflant et annonant les chant des partisans, tous ensemble braillant l'internationale, camarades et joyeux drilles, restons unis. Devant la Closerie des Lilas, des visages assis dévisagent les gens pris, extirpés de la masse mouvante, souriants et légèrement gênés devant leur table ronde. On rêve de s'asseoir avec eux, trahissant la cause, bière fraîche, eau du robinet. Deux Américains me demandent ce que veulent tous ces gens en colère au milieu de la chaussée, que crient-ils, pourquoi empêchent-ils les voitures? Je cherche les mots, travailleurs, travailleuses, dans un jargon incertain. Teachers, ça ne fait pas un pli. We work until we die. Certains in extremis en réchappent. What? What? Comment dit-on, n'insistez pas je vous prie, je ne suis pas d'humeur à pratiquer la traduction simultanée des slogans hurlés par les camionettes d'animation avec ballons et cornes stridentes, klaxons. Je traduis ce bel effet de foule avec bras levés et cris jaillis des poitrines, la ola. C'est la hola des dégoûtés dis-je aux Amerloques interloqués. Je ne trouve pas l'expression juste, dans mon bilinguisme précaire pour dire "le gouvernement voudrait enfin dégraisser le mamouth". On voit passer un éléphant en papier doré et argenté.

Quand je dis solidaire, résonne dans le silence du jardin des Invalides le mot solitaire.

* "Pour qui a le bonheur de ne pas y être accoutumé, les physionomies que l'on voit dans les rues et sur les lieux de travail sont elles aussi saisissantes", in "Voyage en Amérique" - Charles Dickens - ed. Phébus
** "ce ministre avait toujours été mon ennemi secret", in "Gulliver - Voyage à Lilliput" de Jonathan Swift


Chromo, le temps de l'inventaire, Isabelle Dormion, 29 mai 2003

Un cadre de bois sombre et vernissé soutient un verre mince, à moins que ce ne soit qu'une simple feuille de plastique rigide. Une cascade bondissante, par un effet de disque tournant et miroitant derrière l'image, se fracasse en eaux bruissantes sur les rochers. Le cadre, légèrement altéré à l'un des coins, a pu être cogné lors du transport aérien Hong-Kong- Roissy-fret: 50% ? éraflure, propose la vendeuse. Je demande quel est le titre. La traduction littérale des idéogrammes, après quelques hésitations, est plutôt proche de "cascade frétillante". Idée de poisson vif et remuant, argenté, risque-t-elle, les yeux mi-clos. C'est beau, dit la petite fille du magasin. En rangeant, péremptoire, sous le tiroir-caisse familial, les crayons de couleurs, la gomme et le compas des devoirs, elle précise, nattes noires, barrettes jaune vif, et gilet rouge, joues roses: "pas cher!"

Un cadre de cerisier fleuri, deux banches d'un même arbuste, entrelacées par Kalila wa Dimna (1360-1374). Les derniers bourgeons rejoignent sur la gauche des nuages aux contours rigides. Dessous une chambre s'entrouve, découvrant une femme alanguie, picturale, sur un sofa, couverture chamarrée, mosaïques hexagonales vertes aux contours orangés, le maître de maison en chemise tenant fermement le pied gauche d'un voleur qu'il roue- vivement- de coups. L'intrus, un barbu, ne porte rien dans la main. Quelque chose indique que la maîtresse de maison, le poignet gauche posé sur un traversin cylindrique rigide, n'est pas indifférente à la scène. Un turban est posé à l'arrière-plan, sur un tabouret proche d'une crémone. Est-ce vraiment le couvre-chef de l'époux? Diamètres des crânes? Mesurons les personnages ci-devant. J'appelle cette minature "le roué de coups". 28,5x15cm. Les nuages sont ratés. Je les ai quant à moi retouchés d'un simple coup de pinceau.

Un cadre enlevé ne soutient plus un papier de soie légèrement collé sur un carton fin. 1789, pas de signature. Figures abstraites, indications de chorégraphie? Chiffres, direction des mouvements, allure. De la même main, de la même année, femmes figées dans une maison de thé, plongées dans une consternation de chaque instant. Qu'attendent-elles? J'appelle cette image, haletante, "Et le thé?"

890, de Guanxiu, détail grotesque d'une face ridée et grimaçante, peinture murale. J'ai une copie réduite, en rouleau portatif, pratique, peinte par un moine de mes amis, celui qui ne signe rien, celui qui ne se nomme pas, celui qui ne méprise pas toujours les transports en commun.

De Guo Xi, 1072, début du printemps, rouleau mural, encre sur soie. La cascade luminescente! Les mêmes lieux! Les mêmes grues de bonne augure se dirigeant d'un vol concerté vers les portes du temple, les pêcheurs, dans une barque, les mêmes, l'un des deux s'arrimant à la rive, identique! A gauche du tableau, est-ce une femme, cette silhouette courbée, happée, appelée par les eaux. La marchande des Olympiades, c'est elle, Tour Tokyo, c'est son dos, c'est son habit lumineux, c'est elle, apprêtée, s'élançant pour l'éternité!


Image et chose écrite, Isabelle Dormion, 4 juin 2003

Vendredi 30 mai, le documentaire signé par Frédéric Mitterand sur France 2, à 22h35 montre les films tournés par les caméras Pathé à la mort de Tolstoï. Ils laissent voir son épouse Sophie qui tente d'entrer dans la maison du chef de gare où il agonise. Sa femme a loué un train pour se rendre avec ses enfants au chevet du fugueur. Elle y restera une semaine. On la voit regarder par la fenêtre, on la voit se faire repousser, on entend son témoignage, on voit encore l'entourage de Tcherkov l'éjecter et l'impression produite est si vive, si profonde que dans la nuit, on relit d'une traite la "jeunesse et les souvenirs" de Tolstoï. Mieux, le lendemain, on trouve dans les récits de Serge Tolstoï, par défaut, et dans "L'histoire des" de Nicolas Tolstoï, par défaut encore, toute l'humiliation de l'épouse. Il y a quelques lignes et le portrait de Sophie Anreïevna Tolstoï (née Behrs) en 1863. C'est tout. Cette femme a soutenu le grand homme, tapé ses manuscrits, l'a aidé à publier son oeuvre, lui a donné accessoirement treize enfants, et "prit en charge sa maison en maîtresse accomplie". "Bref, résume l'auteur, elle consacra sa vie au grand écrivain et à son oeuvre. Jusqu'à la fin, il n'essaya guère, semble-t-il, de la comprendre; il lui ôta tout droit, même littéraire, sur son oeuvre, prit comme secrétaire un charlatan déplaisant, Tcherkov et laissa en mourant un testament cruel à son égard ". L'ouvrage entier (484p) est la suite ininterrompue de récits sublimes d'hommes héroïques, dont l'un perd un bras dans une guerre, ils sont flanqués de femmes qui meurent en trois phrases narratives de couches pathologiques, de septicémie, ou pire, qui sont à peine citées et rarement nommées, vivantes ou mortes. Le film de F. Mitterand juxtapose les récits de l'écrivain, celui de son épouse et de l'une de ses filles. C'est poignant. Les biographies citées éludent la question en précisant que les rebondissemets d'une vie conjugale tumultueuse ont déjà été largement évoqués (ailleurs) pour qu'on s'y attarde (encore). Creuser la question serait d'un goût douteux, en partant du principe qu'il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre et encore moins pour son épouse, pour celle qui partage sa vie quotidienne. L'aristocratie du génie grandiose semble incompatible avec les faiblesses masculines, domestiques ou conjugales qui ne doivent en aucun cas être évoquées. Rien ne doit venir ternir l'éclat d'un esprit supérieur. Rien ne peut mettre en doute l'aspect quasi divin de l'inspiration et la justification de l'omnipotence créatrice (de l'homme). Tout ce qui peut rappeler les contingences misérables d'un quotidien prosaïque est laissé au domaine des femmes. La maison, le cabinet de travail, toute l'atmosphère créée autour du bureau et l'écriture des manuscrits, est suscitée par l'épouse. Cet environnement va de soi. Le sacrifice va de soi. Le refus inébranlable de Tolstoï, qui ne revoit pas sa femme avant de mourir, est rendu public par les indiscrétions des journalistes présents. Le désavoeu, l'humiliation sont donnés en spectacle. Il invalide une vie entière. Le mérite de ce documentaire est d'entremêler trois voix, sans effets grandiloquents, sans pathos, pour dire l'humaine solitude, les malentendus qui ponctuent la vie commune et l'échec de la grandeur à l'épreuve de la vérité et de la mort. L'image montre ça: pas de pardon possible, lutte et refus jusqu'à la dernière seconde. "J'ai aimé la vérité. Ils." dernier souffle recueilli, dernières précieuses paroles distillées, pas de rémission, orgueil blessé, grandeur et petitesse de l'homme. Porte refermée. Images ouvertes simultanément sur les textes, ce qui est rare.


Hébétudes, Isabelle dormion, 9 juin 2003

J'ai fait un rêve affreux, j'ai rêvé que Gilbert Bécaud n'était pas mort, il était là; mine de rien, beuglant comme d'habitude, très en forme, toujours parmi nous aux Olympiades.


Les chiffres et les contes, Isabelle Dormion, 12 juin 2003

47% de Français estiment que les médias ont assez parlé du séjour de Claudie Haigneré dans l'espace. Personne ne m'avait jamais demandé mon avis sur sa présence au Gouvernement.

Selon les baromètres de la sémiométrie, les mots surnotés par les Français en 2002 sont : Argent - Respect - Différent - et curieusement Humble. Les mots Fleur, Dieu, Ile et Lune n'induisent aucun intérêt particulier ni collectif. Ils restent sous-notés. A propos, j'ai relu Jules Laforgue.

Selon les mêmes méthodes, on assisterait à un durcissement du pragmatisme. Il y a, de 1998 à 2002, un retour à l'individuation. On privilégie l'émotion au détriment de la pensée. Après le mois de mai 2003, la pensée serait de retour? Attendons donc le ramassage des betteraves sucrières en plaine picarde!

66% des Français "ne se sentent plus chez soi comme avant". Leur a-t-on posé cette question idiote?... "Alors Madame, vous vous sentez chez vous comme avant?" Avant quoi?

49% des Français ne s'adressent jamais à la Vierge Marie.

Mais 47% attendent "plutôt" avec impatience leur retraite.

99% des Français se nettoient régulièrement les oreilles.

65% jugent "que le chocolat est bon pour le moral"

70% préfèrent les calissons et les pâtes de fruits aux réglisses (21%)*

Dans Libération du 11 juin: 30 pompiers du Nord ont tracté avec une grue une femme de 256 Kg prise de malaise. Elle (en?) est morte.

Toute la presse s'empare de l'affaire Patrice Alègre. Dans Libé, des photos accompagnent l'information. Fictions. On dirait un film de Beinex. Le caniveau, je ne sais plus, les égouts et les nuits, l'hôtel Europe, un conte d'horreur moderne.
Surenchère au "Nouvel Obervateur". Vérités et rumeurs. Sur la couverture, le tueur en série, celui qui fait la gloire de Karl Zéro, a des pupilles noires.

Une dame de Charleroi, évoquant le tournage des "convoyeurs attentent", m'offre des chocolats, "des glayettes du terril présentés dans un petit wagonnet." Elle dit ouagonnais. Tout ce qu'elle dit est un enchantement de l'ouïe. Elle est imbattable en politique. Elle dit "casserole à pression" pour cocotte-minute. Je lui rétorque que je ne saurais manger sans pommes de terre. Les chocolats ressemblent à du mâchefer. Plus tard elle prononce le nom de "Monsieur" Dutroux, l'un de ses bons voisins, probablement.

Les Belges (97%) nous jugent superficiels, ce qui reste à vérifier.

* "L'état de l'opinion" - Rapport de la Sofres 2003.


Des chiffres et des heures, Isabelle Dormion, 14 juin 2003

Apprenant aujourd'hui même sur France Inter que 47% des Français ne sont pas hostiles à la poursuite des mouvements sociaux et que 49% ne désapprouvent pas "tout à fait" la loi Fillon, je décidai une fois pour toutes de renconter personnellement ces gens, ces Français, quantitatifs, quantifiés, des compatriotes à part entière, et de mettre à l'épreuve ces chiffres et ces données avec la réalité, la vie, d'un tout autre ordre, qualitatif.

Ce que je vis lorsque j'entrepris de visiter in situ l'échantillonnage semble édifiant à tout point de vue. Les chiffres 47 et 49 reviennent inlassablement, quel que soit l'objet de l'enquête, la Vierge Marie ou Raffarin. La France serait-elle à ce jour clivée en deux parties homogènes et cohérentes? J'en doute.

Une personne sur deux, sélectionnée parmi ces 47% -certaines d'entre elles, parmi les 49%- ne répond pas au téléphone personnellement. Quelqu'un m'a répondu "Ich bin ganz alein", avec un fort accent d'Outre-Rhin. Une sur quatre "n'est pas vraiment disponible pour l'instant", la deuxième vient de commencer la lecture hypermétrope d'une notice sur les effets secondaires du Nobufrène, la troisième cherche des fils de fer d'une longueur de 15 centimètres, aux extrémités effilées, pour enfiler des cubes de boeuf de premier choix de quatre centimètres de côté en alternance avec des lamelles de poivron jaune, rouge et vert alternativement, d'une épaisseur de 22 millimètres, ceci avec l'unique intention, l'obsession, hâtive, de confectionner des brochettes Alaturk, la troisième verse du pastis 51 dans un verre Duralex évasé d'une contenance de 100 millilitres et recommencera l'opération, scupuleusement identique, à trois reprises, dans une tranche horaire qui peut s'établir vraisemblablement entre 11h et 11h52. La quatrième avoue sans hésiter qu'elle fait partie intégrante des 47% dûment sondés et qu'elle en est fière. Utilisez-vous une carte bancaire, demandai-je alors à cet esprit citoyen? Combien de fois par semaine? Lisez-vous les horoscopes? Croyez-vous à la numérologie? Utilisez-vous la mayonnaise en tube? Pourquoi? Avez-vous du cholestérol? Quel taux? Mayonnaise allégée? Soixante dix grammes? Taux de lipides? Contenance? Grand tube? Moyen? 70 ml? Concentré de tomate? Croyez-vous que Pujadas restera? Savez-vous que le taux d'audience de "Nice people" n'a baissé le 13 juin que de quelques points? Cette personne, idéalement sondable, réceptive à toute communication, à la fois béante, béate et obtuse, répondit avec une extrême précision à chacune de mes questions, nombreuses, pourtant futiles, souvent importunes et je l'avoue, parfois intrusives. J'ai ainsi pu en déduire sans difficulté majeure son numéro de carte bancaire, en sériant finement les questions fermées sur la numérologie.

A 12 h 59, dépassant les clôtures du Jardin des Plantes, je pus apercevoir nettement deux hommes, probablement anglo-saxons, se ressemblant parfaitement, deux frères d'une soixantaine d'années, des jumeaux, écossais sans doute, peut-être même Irlandais du Connemara, vêtus de chemises beiges à manches courtes taille médium, et chaussés de brodequins de marche d'excellente qualité, en box patiné, d'une taille 42-43 pour l'un, cousues à la main, 45 pour l'autre, celui qui tenait le papier. En effet, l'un d'eux pliait en quatre, d'un geste sûr et rapide, une affichette de format 29,7x42, papier Canson 180 g/m qu'il glissa rapidement dans l'interstice d'un mur de l'Université de Jussieu, proche des laboratoires 24-34 du quai Saint-Bernard. Leur voiture était beige, leur teint pâle avec légère couperose sub-maxillaire pour l'un d'eux, l'introducteur clandestin, leur mine, neutre, leur expression, indéchiffrable.


Les nombres et les noms , Isabelle Dormion, 16 juin 2003

"Dans la religion juive, dit Chantal Ackermann, cinéaste parlant ce matin sur France-Culture*, on n'a pas le droit de dénombrer les morts. On ne peut pas dire, il y a eu 18 morts (ou 180, ou 180 000) mais Untel est mort, c'est Un et Un et Un, ma grand-mère Sidonie Reinberg, est morte". Ainsi des murs entiers portent gravés dans la pierre les noms et les prénoms de ceux qui ont été tués. Benassayag précise qu'on ne peut faire un amalgame entre la Shoah et les victimes actuelles de l'immigration.

Non que le sort cruel, la mort pour beaucoup d'entre eux -ces immigrés mexicains venant chercher à manger de l'autre côté, aux Etat-Unis- soit plus douce. La mort c'est la mort. Irréductible. Le sens pourtant n'est pas le même. Que les victimes soient oubliées de tous, dénombrées au lieu d'être nommées, c'est à quoi s'emploie C. Ackermann. "On est des chiffres, on est des statistiques. On n'a pas de dignité". L'indignation, la colère, le désir de convaincre la font bafouiller Elle cherche les noms propres. "La frontière physique, la frontière est dans la tête. Ils ont peur de ceux qui vont apporter avec eux leur crasse. Mais si en soi, il y a de l'abjection, c'est ça la crasse" . Peur de l'autre, frontières et cercles de haute sécurité, fils de fer, camps départageant les riches et les autres, dépourvus de tout et réduits à l'état de chiffres. De l'autre côté serait la barrière, la frontière. Ne pas nommer est du domaine de l'innommable. C'est la mort. C'est la folie du déni. C'est déshumaniser. De l'autre côté, un univers riche, derrière les fils de fer barbelé protégeant des autres, évidé de toute humanité. C'est un aveu, l'échec mortel d'une civilisation insensée, ayant largué le sens. "Bientôt, prévient-elle, si le film devient un produit, on verra se suicider des réalisateurs". Femme prévenue en vaut deux. "Bientôt annonce-t-elle, si on veut aider les autres, il peut nous arriver des bricoles".

*"Sud-Est, de l'autre côté".


Les chiffres et les palmiers-dattiers, Isabelle Dormion, 17 juin 2003

Dans le numéro spécial vieux du Monde (juin 2003), on peut lire que 49% des Français de plus de 60 ans considèrent la sexualité comme "importante pour leur équilibre" et 18% la jugent "même indispensable". Un Français sur cinq de plus de 60 ans déclare avoir une relation sexuelle par semaine. Si l'on considère ces chiffres -qui n'indiquent pas le sexe sondé, si j'ose m'exprimer ainsi, dans les 49%- on peut se poser la question: avec qui, ces 31% (49% moins18%), c'est-à-dire ceux qui jugent la sexualité importante mais non indispensable, ont-ils une relation humaine, normale, heureuse, épanouie, voire franchement amoureuse? Qui parle là d'amour? On apprend que si beaucoup sont sourds (40% après 75 ans), beaucoup sont belles ou ne désespèrent pas d'être belles (81% des femmes après soixante ans prennent soin de leur visage et 71% se mettent du rouge à lèvres). Pour qui? En effet, on sait aussi que tous sexes confondus, 37% se sentent seuls, qu'une personne sur cinq sondés âgés, a souffert de dépression et qu'heureureusemnt il reste les chiens dont s'entourent, si l'on peut dire, 42% des Français vieux. Beaucoup, par temps chaud, ne semblent pas souffrir du sentiment de soif, d'où le danger de déshydratation qu'imposent les températures caniculaires ces jours ci (35°). Dans certaines maisons de gériatrie, les soignants ont trouvé une astuce, ils leur donnent du cidre. C'est bon, c'est frais, c'est normand, c'est nouveau, c'est breton, c'est jeune, c'est une surprise accueillie avec joie et des applaudissements enchantés et renouvelés dans les hospices.

Quittant les rigueurs statistiques d' "Alternative Economique" et les déserts surchauffés de la grande presse alarmiste quotidienne, émoustillée par Denis Roche quelques secondes, sérieux comme un pape de l'ennui sur France-Culture (voyages, voyageurs, récits Stendahliens et lieux communs), je retrouve la fraîcheur et les cascades bondissantes dans un ouvrage oublié par Arthaud "Tableaux des oasis égyptiens". A vol d'oiseau, aidé par un minimum d'imagination, on est transporté des îles du fleuve aux sources de Farafra, lieux dénués d'histoire. Alexandre Le Grand n'y a laissé aucun souvenir. Hérodote n'en fait pas mention. Il n'y a rien à voir, même si "sa partie ancienne est encore habitée". On peut donc s'y promener librement, comme nous y incitent l'auteur et les photographies (murs craquelés par la sécheresse, portes de palmes tressées et une machine agricole faite de bouts de ferraille accolés, soudés, une flèche blanche indiquant à l'animal, comme s'il savait lire, le sens unique parcouru par le fourrage avant d'arriver dans les mâchoires paresseuses de l'âne qui se nourrit, le tout peint en rouge antique, cette machinerie judicieuse est ornée d'une callligraphie "made in Egypt" en grosse lettres romaines). Ceci signifie: oui, je l'ai faite, oui, c'est moi, avec rien du tout, oui, moins que rien, je vous emmerde, oui ça marche très bien sans vous, l'âne bouffe à l'aise, roi du monde comme chez soi. Sur son dos pelé, une selle faite de sacs en plastique cousus prolongée d'un harnais de cordes habiles. Sur une autre image, une femme sans âge, chapelière à Bashindi, tresse un chapeau de paille, qu'une fois confectionné, une autre aïeule borde d'un ruban d'étoffe bleue. Elles sont assises dans la cour d'une maison traditionnelle, construite en terre et peinte à la chaux. Sur le sol, on voit nettement les traces successives faites par le tissu de la robe lorsque l'une des femmes s'est assise puis relevée, on voit aussi des traces dans le sable de leurs pieds nus et souples.

"Tableaux des Oasis Egyptiens" Textes A. Blottiere, Photos C. Sappa / Editions Arthaud


Fondus et confondus opinions et chocolats, Isabelle Dormion 18 juin 2003

L'état de l'opinion est à ce point versasile, l'état de la France est si fluctuant que les graphes et les tableaux à peine publiés sont déjà dépassés, erronés, dissous. Ainsi, après le 21 avril 2002, 45% des Français pensaient que le gouvernement de Raffarin profitait "surtout"aux privilégiés. Aujourd'hui le mot "profit" paraît obscène. Dans ce même rapport, on lit pourtant, sous la plume de Laurent Jauffrin, ce que tout le monde sait sans jamais vraiment l'admettre "L'individu démocratique paraît, par un retour paradoxal de la critique marxiste, aliéné par l'économie du marché, qui satisfait ses besoins matériels pour mieux annihiler sa liberté profonde, mieux endormir chez lui toute interrogation sérieuse sur le sens de l'existence et le devenir de la société. La dictature des marques, l'omniprésence de la publicité, l'enveloppement du consommateur dans un cocon de désirs plus ou moins artificiels suscités pour que leur satisfaction alimente la machine financière amortissent toute contestation, récupèrent toute dissidence. En partant de Christopher Lash, on retourne à Marcuse et à tous les théoriciens de l'aliénation du consommateur dans les sociétés modernes. La culture elle-même, censée porter en elle toutes les interrogations profondes de l'humanité, se retrouve aseptisée, désactivée, désarmée par la logique marchande qui absorbe et rejette tout selon la courbe des ventes." etc Ces publications indigestes, si on prend le temps de les lire en dépit de tout et de les analyser en profondeur, comparant les chiffres d'une année à l'autre, comparant les formules et les questions libellées, relevant ces rapports incongrus entre ce qui constitue, installe, puis institue "l'opinion" et les petites manies consensuelles, les tics consuméristes, comme les boulimies d'achat à la Fnac ou l'amour du chocolat proné par Sonia Rykiel, on peut en déduire qu'effectivement ce rapprochement n'est pas le fruit du seul hasard et l'insistance à relever les collages saugrenus n'impliquent que la responsabilité des éditeurs de tels rapports qui impriment, eux, ces coqs-à-l'âne ineptes. Il suffit de les lire et les recueillir tels quels. En effet, les boutiques de Sonia Rykiel et sa profusion de fringues hors de prix ont vite remplacé ce qui constituait au quartier Latin la matière vivante, l'essence, l'humeur, le livre. Le douceâtre enrobé de luxe, enrubanné de papiers noirs et glacés, a remplacé l'esprit. Il existerait là, ronronnant avec chats, un club d'intellectuels grands-amateurs de chocolats, comme une confrérie de l'hédonisme à la portée de tous. Sonia Rykiel n'est pas loin d'imaginer, parce qu'elle a un local de fringues à l'angle de la rue des Saints-Pères, proche du Seuil, parce qu'elle a gardé des cheveux longs et le look noir de Juliette Greco du temps de Sartre, qu'elle est une intellectuelle. Il n'est pas besoin de rappeller que le café le Procope servait cette boisson vivifiante destinée (il y a bien longtemps) à stimuler les intelligences d'alors, à soutenir les polémiques, à provoquer en duel pour un seul mot outré. Boisson propre, par sa qualité vivifiante, selon Moreau, médecin du Roi en 1643, à revigorer la cervelle, elle devient sous l'autorité de Sonia Rykiel, la boisson émolliente, decérébrante, germano-pratine, de toutes les voluptés, de toutes les facilités, de toutes les complaisances fielleuses, la boisson des ragots et des confidences people à l'heure des thés oisifs, des sofas bas, la boisson des délices végétatives, post-digestives, à cinq heures, l'heure illustre des sorties et saillies de la marquise, le nectar aristocratique (et démocratique à la fois, dans "Elle", ce petit luxe, le petit plus, le supplément d'âme pour vous et moi) le carburant de tous ceux qui affirment sans vergogne, haut et fort "oui, j'aime tant le luxe, je revendique ce plaisir" et reprenant le mot de Cocteau "trop c'est juste assez pour moi". J'aime "ces mendiants exposés qui s'offrent sans honte"* L'ennui c'est que S. Rykiel n'est pas vraiment Colette, qui elle, pouvait tout se permettre, faire l'éloge de la tartine de pain trempée dans le café au lait et se balader toute nue dans son jardin de Saint-Tropez. Colette avait du talent et c'était un écrivain.

Bref le rapport 2003, p. 259 vient à (faire) comparer le Président (de la République) à un chocolat, puissant et noir (38%) Dynamique(34%) comme un chocolat aux épices, novateur (23%) comme un chocolat aux fleurs, chaleureux (23%) comme du chocolat au lait. Qu'on puisse comparer un homme à un cheval, je comprends, un étalon, un pur-sang, un bourin poussif, un truc bon pour l'abattoir, j'imagine, on abat bien les chevaux, c'est humain, mais à une friandise, du chocolat aux fleurs!

Que signifie "être chocolat?", "se faire chocolat"? : être berné, grugé.
"Etre marron, se faire marron"? : être dupé, être trompé, abusé.

*"Du chocolat" Christian Constant - Ed Ramsay - préface de Sonia Rykiel


Ma non troppo, Isabelle Dormion, 23 juin 2003

Visiter la ville de Téhéran s'apparente d'avantage à la tauromachie qu'à la villeggiatura. Se munir de banderilles et les planter dans la carrosserie fumante des véhicules en furie.
"Bois ce nectar, ordonne la femme en noir, de ta vie, tu n'as jamais vu de vrais fruits!"
Et là, c'est le mot "origine" qui vient. (N')être (pas) originaire.


L'exil et la cabane, Isabelle Dormion, 24 juin 2003

Place saint-Sulpice, au Marché de la Poésie, tapie au fond de la guérite en planches de bois*, je vois Laurent Terzieff saluer une dame blonde, le geste entravé par le dossier d'un banc public. Il lui baise la main. Je crois reconnaître la fille du peintre Weissberg, Lydie Lachenal, mais je me trompe sans doute. Là, c'est le mot "exil" qui s'impose.

69 rue du Temple, près du Musée d'Art Juif, une récente exposition a montré des oeuvres magnifiques, méconnues, du peintre nommé ci-dessus. Chaque dessin, ainsi qu'un nu de Gromaire, de nombreuses esquisses et quelques toiles des artistes de la Ruche, des caricatures, sont posés à même le sol. Quelques jours plus tard, d'autres oeuvres remarquables sont posées de la même façon, comme dans un atelier, dans l'esprit du travail et de la création qui les ont engendrées et laissées ici, par terre, ce qui oblige le visiteur à chercher du regard, à trouver ce qui l'intéresse, à se pencher, à se mettre à genoux devant le dessin, le manuscrit, la carte postale, l'édition originale, l'oeuvre (pour lui seul) qu'il faut détecter avant de la découvrir et de la tenir dans les mains et la regarder, le coeur battant d'une telle surprise concédée.

L'inverse des grandes expositions, comme celle de Chagall où tout est jeté en pâture aux masses cultivables, le rouge et le jaune agressifs de l'affiche étant déjà une invitation à rester chez soi près d'un ventilateur aux pales déchaînées. Là, il faut s'épuiser au milieu d'un grand-public mou, comme on dit tout-à-l'égout, qui s'esbaubit devant cette nouvelle sacralité de l'art obligé. Ahurie, il faut demander aux adorables gardiennes des lieux, anges de douceur et de patience, si l'on peut s'asseoir quelques secondes à l'angle de la salle et surveiller la foule à leur place, afin de ne pas succomber devant la masse, le volume, le nombre et la taille des oeuvres assemblées. A l'Opéra Garnier, au moins - en levant les yeux vers les fresques des plafonds, la musique aidant, les choeurs harmonieux s'activant, tous les instruments soporifiques réunis, fifres séraphiques et mandoles célestes, symphonies de salpinx, hossa, buccina, et les parfums encencés, le luxe ambiant, les hasards digestifs, les senteurs évaporées des robes assises- on a quelque chance de pouvoir s'endormir céans et d'échapper à une tant de beauté qu'on sait mortelle. Là, au grand Palais, c'est impossible. Il faut d'abord trouver la sortie. S'imposant dans la foule moite de ce périple ahanant, on peut découvrir, au hasard d'un mur, dans un angle délaissé, un minuscule portrait de Chaplin, une silhouette rapide. La dame qui m'accompagne demande ce qu'il porte sous le bras. "Une planche de surf?" lui sussurè-je à l'oreille. Je ne lui dirai pas une fois de plus en vain que sous l'aisselle il porte l'ébauche d'une aile, la sienne, la deuxième étant chez le blanchisseur de Vitebks, celle d'un oiseau blessé, l'albatros à la chemise amidonnée, cet égaré du grand Palais, maladroit, perdu, la tête décollée comme un Jean-Baptiste martyr, si tel est le destin du poète en exil**

*"Les écrivains sont des gens charmants, mais pas très donnants, tout ce qu'ils savent, ils en font rarement profiter les autres; la plupart d'entre eux le gardent dans les pages de leurs livres". p.552 "Histoire de ma vie" Charlie Chaplin
** "Les poètes appartiennent à n'en pas douter à la classe supérieure et, sur le plan individuel, ce sont des gens plaisants, tolérants et forts agréables" même page, même oeuvre.


Voyageurs et voyageuse, Isabelle Dormion, 27 juin 2003

Echappé du festival de Sannois, un homme moustachu, le neuveu probable de Django, s'assied à côté de moi, cuisses écartées. Je m'amenuise pour lui laisser toute l'aise posssible par ces canicules. Il a une odeur très forte de marche à pied. En effet il me fait signe, hilare, qu'il vient de loin, d'Allemagne, et même de Roumanie. A pied, lui dis-je? Ne comprend pas un mot. En face de nous, très aplatie, une jeune japonaise tient, col blanc, impeccable, une petite fille d'un an surmontée d'une houpette noir de jais tenue par un élastique samouraï. L'enfant est joufflue, babilleuse, expérimentalement prolixe et très mobile. Elle entreprend d'escalader, par delà la face Sud de sa génitrice qui ne présente qu'assez peu d'aspérités ni aucune prise mammaire aux petites mains, le dossier de skaï Ouest portant un graphe récent, de consonnance turquo-moldave, Sbürk. Le bébé, aidé par les encouragements du neveu de Django (mais est-ce vraiment lui?), ses applaudissements gitans, son enthousiasme moustachu (il porte des bacchantes de voyageur sans préjugés et sans bagages) accroche les lanières d'un sac Simili-Vuitton amarré aux frêles épaules nipponnes. Le Roumain de Sannois me prend à témoin. Il pointe son index dans son estomac, énorme, poilu, que laisse entrevoir une chemise aux boutons défaits. Moi, papa! Je montre mes doigts, ah, bon, combien, un seul, dix? non? ce n'est pas ça? Sprechenzideutch? Non? Pazunmo? Fünf? En face de moi, une dame aux traits sévèrement cousus par la chirugie esthétique me lance des oeillades d'avertissement et de menace tirées au cordeau. Faites quelque chose supplient les yeux trop grand ouverts, il va bouffer l'enfant! Je lui réponds, les yeux plissés par la sagesse, non, ne craignez rien, je suis voyageuse professionnelle et en tant que telle... La personne-du- voyage moustachue fait signe à sa mère (gens-du-voyage aussi mais sourdingue) placée derrière moi et qui m'envoie des coups de coude complices dans sa robe chemise à fleurs, pour lui signifier, avec force mimiques, qu'un bébé comme ça, il en ferait bien des milliers juste pour le sport. La Japonaise pâle s'aplatit encore dans la banquette jusqu'à presque disparaître dans les coutures, la vieille cousue horrifiée et surtirée me dit à voix basse, "mais il va la rapter, l'enfant, c'est incroyable!" J'essaie de plisser davantage les paupières, comme j'ai vu Bouddha le faire statufié, mais en vain. Maison Blanche, elle s'esquive avant que je lui envoie la mandale qui assainirait l'ambiance. Le Roumain, mon voisin de banquette, a une brusque moue de dégoût, il me lance un oeil noir (laisse tomber please!). Il s'est désintéressé de tout. Il est comme flasque. Il croise les bras sur son ventre, ferme les yeux et feint de s'endormir en quelques secondes. Porte d'Ivry. La rame s'arrête. On est arrivé. Où?


Sans raison ne pas aimer Reza, Isabelle Dormion, 30 juin 2003

Sur les grilles du jardin du Luxembourg des photos agrandies suscitent autour de moi passions et controverses. Quel est le motif d'une telle divergence? Deux camps "C'est une véritable honte!" "Paris-Match tous les deux mètres!". Quel est l'objet du délit? Une quatrième de couverture à Libération, la gloire, le vendredi 20 juin? C'est ça? Le dépit? La simple jalousie? Qui est le coupable? Un Homme assez modeste de taille, taillé comme une lame, les yeux affûtés, la langue comme un cimettere. Qui est-il? Un exilé.

On dit ce mot, nous qui avons tout, absolument tout, à satiété, une patrie qui nous agace, un gouvernement qui nous horripile, un régime démocratique qui nous fatigue, un Serviteur Poitevin de l'Etat à notre totale disposition jusqu'à l'excès de zèle; en Bretagne la somptueuse lotte à l'Armoricaine, à Aix le Festival d'Aix et autres calissons, au Mans les Rillettes, à Epinal les images, à Laguiole les canifs à loisirs et jardins, les canifs à tailler les rondelles de saucifs, à loisir, partout, répandus, par tous les temps, verglas ou sécheresse, les poncifs, à Rocamadour la Cité des merveilles, au Mont Saint Michel l'Archange redoré et les sables mouvants, à Lille le Vieux Lille, à Béthune les Charitables, à Chateauneuf rien de nouveau, à Saint-Agill les disparus, Au Raz la Pointe, à Dinard la Grotte de la Goule aux fées, l'antre des Frères Lumière, à la Bourboule les accros de l'eau, au Bourget les accros de l'Air, pas loin de là, à Saint Malo, sur l'ilôt, le squelette de Chateaubriand planté pieds en bas, tout autour de nous, de l'enfer pavé aux cols ardents, le Tour de France et ses affidés aux petits matins, à Moulins le grand café aux miroirs, à Saumur les Cadets, à Vichy ses embarras, à Paris, tout, absolument tout ce qui peut exister, dans toutes les dimensions, dans toutes les tailles, pour chaque bourse, pour tous, pour chacun l'affaire du jour.

L'autre, qui suscite cette polémique en chambre, n'a rien. C'est dire qu'il a le reste, le monde entier est sa patrie, en exil tout en partage. C'est Reza, qui, assez jeune, a su à son corps défendant ce que le totalitarisme veut dire. Il a compris dans sa chair violentée, dans son sexe même, humilié, torturé, la souffrance, la mort et la liberté. De ce lieu immonde, la geôle, lui vient la compassion. C'est un certain regard sur les hommes, la fragilité du bonheur, la force des femmes, leur beauté. Certains détestent. Quel arguments ont-ils? Paris-Match? Une photo d'un soufi dansant, jupe rouge flamboyante comme les feux. C'est tout. Paris-Match? Le Sénat, la consécration, et alors? Cela supposerait une allégeance obligatoire aux pouvoirs, une compromission, le soupçon d'une instrumentalisation, une récupération? Je ne suis pas sûre qu'elle existe. Le photographe paraît trop intelligent. Certes, il peut se servir de la consécration pour servir les autres.

Dans un instant le danseur, page tournée, doigts hâtifs, s'immobilisera. C'est là que le lecteur-consommateur, dont personne ne sait au juste ce qu'il voit ni ce qu'il veut, ce qu'il préfère ni ce qui le sollicite, la Traviata ou le Festival d'Avignon, Thomas Bernhard, Jérôme Savary, Maréchal Circus ou Rachel Salik, saisira dans la coupelle, doigts énervés, quelque chose qui puisse se prendre, un apérikub brillant, papiers collés, une petite rondelle de salami, cette petite chose exquise et croustillante dont il sait qu'il peut tout de suite la grignoter. Fragile instant de plaisir. Ce qui croustille est désirable. On peut le prendre, le faire craquer, l'émietter, l'avaler, le gober. Du vent! Rien!

Ce qui alarmerait autrement, dans le domaine de la culture, c'est que Jonnhy Halliday aurait pu faire don au Patrimoine de la maquette de son dernier concert annoncé sur la 2, abusivement, publicitairement, ad libitum, gratos et jusqu'à la lie, dans le nouveau concept "génération Matrix". Une conservatrice se demandait comment le remercier gentiment. Je lui conseille de refuser dignement, non, plutôt indignement: "Cher Monsieur et néanmoins Johnny pour tous, permettez- moi tout d'abord de vous souhaiter un joyeux anniversaire pour vos soixante ans qui ont largement abusé de notre patience télévisuelle. Nous avons bien reçu votre proposition de collationner dans le catalogue du Patrimoine Français de la Culture votre maquette du dernier concert donné à Paris. Malheureusement, ceci ne ressemble à rien de rien etc..., culture-voyez-vous, exception française, top-niveau, génération Matrix mon cul, en tout cas, ça ne ressemble pas à grand chose, fumigènes et gaudrioles in vitro, effets de cape à la mords-moi-le noeud, et jeux de jambe tenus secrets jusqu'à ce que la nuit tombe, enfin fatidique, mise en scène tenue secrète in extremis, spots, néons et fans, Stade de France, Bercy, Parc des Princes, dix millions d'entrées, même combat! J'ai immédiatement saisi mon confrère des Sports et des Foules, M. Lamour, non plutôt, l'autre, M. Marcel Campion, tenez, un autre grand emmerdeur et détenteur de la grande Roue postée place de la Concorde, qui a le même problème, la soixantaine, identité, andropause et Cie, reconnaissance, produit, culture, lard ou cochon, Kèskellamagueuleuh, élu du peuple, élu de Raffarin, France chérie d'en bas, élu de tous, kès? J'ai entendu in vivo par l'un de vos impresari de jadis, J. P. Bloch, suggérer tantôt que vous étiez le nouveau héros shakespearien du vingtième siècle, le nouvel Hamlet chéri des dames, le romantisme à la portée de toutes, l'excellent produit de base, bref le numéro qu'on peut miser dessus, mais bon, n'est-ce pas légèrement se foutre du monde, etc, etc...? Quant à votre maquette, elle reste à votre entière disposition, place de Valois (métro Palais Royal 8h30-12h,14h-18h) etc... Remballez le truc, reprenez le matos, take it easy, et croyez bien, 1000 regrets, merci encore, le prenez pas mal, remerciements toujours, keep cool, Cher Monsieur, gloire et patrie immortelles en sus, restons amis, et pourquoi pas à toi Jonnnhy pour la vie, etc...
Signé pour le Ministre de la Culture et par délégation: Michèle du Petit-Machin"

Dimanche dernier, on pouvait voir Reza attablé sur une petite table dépliante, un truc de camping, signer ses livres qui connaissent un énorme succès. Il recevait attentif comme au confessionnal, concentré, légèrement dépassé, persuasif, parlant à tous comme s'il était seul interlocuteur avant la fin du monde. Devant lui, une queue de gens, silencieux comme derrière un guichet de banque, attendant le fabuleux trésor dédicacé. Et le précieux livre, misère de misère, amputés de la guerre, enfants soldats, nourrissons en péril, tous les damnés de la terre, en cohorte innombrable. Obscures lumières. Curieux. Les détracteurs indignés: "Qu'on enlève ça!" "Cette yourte montée et montrée, une honte! Quelle image donne-t-il des hommes?" "La misère, un produit!" "Voyeurisme!" etc...

Quelle image? Voilà donc la question. Ouvrons le livre et regardons-nous enfin, les yeux dans les yeux. Et si Reza n'était qu'un médium, au sens le plus simple, éthymologique, un instrument, un moyen pour faire voir, voir, regarder, se voir? Rien de moins, rien de plus. Quant à ses livres, ils méritent peut-être d'être ouverts avant d'être jugés sans appel. Les bénéfices, ailleurs, font manger des gens. C'est le dada des humanistes, leur force et leur faiblesse, de vouloir que les autres cessent de souffrir. C'est agaçant? L'Abbé Pierre est encore plus agaçant mais, en principe, on ne tire pas sur une ambulance. Certains le font. Ils flinguent tout, le convoi sanitaire, ça c'est vu récemment, ils tirent sur le médecin, ils violent les infirmières et tuent les malades, ils flinguent tout et reprennent un apérikub sans sourciller devant la télé.


Les intermittences, Isabelle Dormion 4 juillet 2003

Dans un fragment de sa chronique J. L. Ezzine ce matin à France-Culture évoque le retour massif de Dieu dans les médias. Il trouve qu'il ressemblerait de plus en plus à un Karl Marx sévère à pipe. Au moins quelqu'un qui représenterait correctement la gauche, la classe ouvrière en voie de disparition, le prolétariat tombé au purgatoire. Chacun voyant Dieu selon les myopies ou les aveuglements de son coeur, je le verrais, s'il apparaît et disparaît ainsi périodiquement dans les médias -fluctuat nec mergitur- et s'il vient d'ailleurs, d'en-haut, à la fois si proche et loin si de nous, comme un Exilé suprême et comme un intermittent d'un spectacle non pas annulé ni reporté, mais constamment suspendu en raison du caractère illimité de ses prestations célestes et terrestres. Si nous le rendons précairement existant ou massivement omniprésent, selon les caprices des journaux, nous lui conférons le statut de travailleur dans l'aléatoire. Or que dit-il, "je suis celui qui suis". Pérennité dans l'ëtre. "Je suis le verbe incarné". Vie dans la parole. C'est donc loin d'être ce travailleur en pointillé, cette sorte d'amateur culturel et funambule de la scène vivante des contingences.

Qu'est-ce que l'Ailleurs de Dieu? Qu'est ce que sa présence? Reprenons Lévinas et Chouraqui in extenso. A propos, que signifie la consubstantialité? Si l'Ascension représente déjà pour nos esprits fermés ou sceptiques un mouvement étrange, mort, revenu, remonté là-haut, tous ces évènements, ces allers et ces retours qui le montrent manifeste, invisible et clandestin dans le mystère sans le moindre papier en règle, sans la moindre garantie d'être repris par le Service des humains, c'est l'Immigration absolue, la carence acceptée, le don de soi frôlant l'irresponsabilité sociale, bref du point de vue des garanties minimales, la folie. Aucun aspect contractuel ne vient en effet stigmatiser les brèves, épisodiques apparitions de Dieu dans les médias, l'été venant, après les régimes de printemps, bien avant les mots croisés balnéaires. Qui gère l'Image de Dieu? A-t-il au moins une bonne maison de production? Le pape est désormais bien affaibli à Rome et Fellini n'est même plus là dans les parages, encore moins Bressson qui l'a rejoint direct ni le pauvre Pialat. Il restera Depardieu, désormais délégué syndical de Saint-Augustin. Qui s'occuppera donc des intérêts de la boîte, éventuellement de ses droits de Hauteur, faramineux, si l'on considère la distance parcourue jusqu'à nous, humbles vermisseaux, cloportes rampants? Notre dette, iconoclaste, humaine, est un gouffre, pire que celui de la Sécurité Sociale. Est-il tombé dans le domaine public? A ce point là? Quelle misère! Dieu est-il un bon créneau vendeur? Plus que le marché immobilier dans l'Ile de France ou le danger des OGM dans notre gamelle?


Ephémérides et retro-pédalage, Isabelle Dormion, 7 juillet 2003

L'usage pratique des quotidiens est innombrable.
Vitres au nettoyage de printemps rendues enfin translucides, chaussures de notaire noires enfin cirées, feuilles de pourpier fraîchement cueillies et bientôt emballées. C'est en rangeant un porte-revues ouvragé, -deux oisillons en cristal de roche à la queue torsadée se faisant face piquant les feuilles de la presse couleur thé- je retrouve les pages d'un numéro nouveau des années révolues*. Un véritable florilège séché sur pied. Des écrivains donnent leur avis sur l'année close. Jamais lu. Certains le font, s'escriment, d'autres non, s'esquivent. On peut les trier en deux tas, deux catégories, deux spécialités, deux genres, en deux files, la file indienne des intellectuels exilés, allogènes migrants et la file des indigènes, dont certains font une haie d'honneur. Il y a aussi un académicien. De l'autre côté, quelqu'un qui ne parvient pas à joindre Abidjan, des gens allés partout et certains revenus de tout. La couverture du journal a disparu, bourrée dans un verre à cognac napoléonien, qui doit retourner là d'où il sort, une malle en osier héritable. Placé là pour lecture approfondie d'un lendemain sans contrainte, les années sont passées, demain est déjà là et rien n'est plus propice que la décantation de la littérature. Ce qui est suscité par l'éphémère reste néanmoins en feuilles séparées, abandonnées à l'oubli de ce que j'appelle la lecture de grenier, la meilleure, fortuite, dépassée, approfondie, détachée du sentiment de hâte qui conduit à l'intempérance, au gavage coutumier de l'urgence.
Il y a là assemblés une cinquante d'écrivains, sommés de fournir un petit journal "libre". Certains se figent en position réfléchissante, d'autres non. Ceux qui refusent la posture (écrivain invité séance tenante à dire ce qu'il pense) parlent du temps qu'il fait. C'est ce qu'on appelle ici le refus ou l'embarras de posture avec petit commentaire météorologique de type défensif :
"Tout est gris. Ciel plombé; pas un souffle de vent; la mer est vide." (Marie Ferranti)
"Depuis quelques jours, des bouffées de vent aigre déplument les arbres sur les îles." (J. M. Laclavetine)
"Moi, je suis déjà à la gare. Brouillard sur la ville." (François Bon)
"Complètement en dehors du temps, je me débranche." (Patrick Rambaud)
"Paris, très beau temps. J'aurais voulu la pluie." (Rachid Boudjedra)
"... ça m'aurait plu de parler avec vous de la pluie et du beau temps, de vous faire rigoler avec mes conneries, d'énoncer quelques pensées originales sur ceci, sur cela, mais voilà, je ne peux pas."
"A neuf heures, un gros orage sombre avait posé ses fesses sur Paris, heureuseuement, rayon de soleil de la journée, déjeûner avec mon éditeur et mon préfacier préféré." (Florence Cestac)
"Dans la chaleur de l'endormissement d'une fin d'après-midi dominicale à Palerme, tout va bien." (Anne Wiamesky)
"L'été finit en ferraille brûlante. Mon carré de pelouse prend des allures de crin à matelas. Ce matin, nous nous sommes réveillés sous un ciel de suie. La foudre a tué en France. Hier le pic de pollution a explosé les bornes à Bordeaux. Ventoline pour les vieillards et les asthmatiques!" (Jean Vautrin)
"Vent, poussière, feuilles mortes et papiers gras qui volettent sur la place. Le vent est l'ennemi des chapeaux. Euh. Si vous ne savez pas quoi faire, laissez vous tremper les doigts dans l'eau." (Jean-Philippe Toussaint)
"Le ciel est limpide, lavé. Marée haute à 10 heures, marée basse à 16 heures." (Marie Darrieussecq)
"Le ciel n'est plus le même, le ciel fait peur. L'autre soir, sur Paris en plein muguet il est devenu si bas qu'on aurait pu le toucher de la main, et il s'écoulait de lui une espèce de suintement glacé, comme une vilaine fièvre." (Noëlle Chatelet)
"Difficile, sous ce soleil de plomb, de croire à la résurrection. Même le pape avait l'air découragé."
"Il y a le désert qui avance." (Philippe Dijan)
"C'est aujourd'hui le vrai jour du printemps avec le passage à l'heure d'été. Il fait gris et frais mais il fera longtemps jour ce soir, on aura envie de rester dehors, le journal télévisé de vingt heures paraîtra incongru dans toute cette clarté."
"Séparez-vous en mai, retrouvez-vous en octobre. Prenez le risque des beaux jours." (Pascal Bruckner)
"La tornade vient de dévaster la véranda de mon bureau sur le Fiers d'Ars, à l'île de Ré." (Julia Kristeva)

En dehors de ces considérations, peut-on se sentir aujourd'hui contemporains? Que lire? Que disent ces gens? Leur avis, disons qu'on peut s'en passer. Nous avons tous des voisins qui ont sur tout un avis péremptoire. Un avis ne nécessite pas un article. Parmi la cinquantaine de devoirs sur table, tous surnotés, j'ai, sans regarder le nom de l'auteur pour atténuer la force de mes préjugés, glané des trouvailles, qui toutes semblent, comme ça, non délibérées, écrites indépendamment de l'intention première de l'auteur, comme échappées:
L. Kaplan, au début du journal cite D. Lynch, qu'elle explique sans ambages: "C'est quoi la pire chose, quand on est vieux?" C'est Jean d'Ormesson qui semble lui répondre en écho et c'est lui qui boucle le numéro élégamment p.55: "Après, pour un bout de temps, je suis devenu un sale con, comme tout le monde. Voilà, troisième et dernière étape, que j'accède à la dignité de sage aseptisé, de baboin en chef, de barbon inoffensif qui ne fait plus peur à personne. Un monument dans le genre. Un chef d'oeuvre en péril, déjà un peu branlant. Un trésor national universellement connu dans deux arrondissements et demi de Paris. Une sorte de maître vénéré qui a un pied dans la tombe et qui ne se mouche pas de l'autre."

Glanées ici et là, sans tenir compte du nom de l'auteur, pour affaiblir la force de mes préjugés, des phrases petites et d'autres grandes:
"Je suis infoutue de tenir boutique des jours comme tenir boutique mon cul. Mais la mémoire, cette ironie" (Anne Garetta)
"A l'hypermarché de la barbarie, je me balade de rayon en rayon et j'emplis mon chariot de denrées diverses. Rien que du premier choix." (Thierry Jonquet)
"Monsieur le ministre est trop bon mais, au fond, il m'a ôté toute envie d'aller à son pot ajouter ma main à sa collection." (François Salvaing)
"Je pense à cette histoire de l'homme qui a un couteau planté dans le ventre -Mais cela doit faire mal s'écrie un passant. Un peu oui, surtout quand je ris." (J. M. Laclavetine)
"A côté de l'ordinateur, j'ai placé une provision de bonbons au cas où des enfants viendraient chanter Trick or Treat à la porte." (Maryse Condé)
"On n'a pas regardé comme il faudrait le détail des jours: cet article sur l'importation des singes." (François Bon)
"Moi, je bégaye à la manière d'un hésitant." (Rachid Boudjedra)
"Assez, des mots hyperventilés d'absolu. A l'improviste, il m'arrive encore de trembler pour quelques mots qui ne paient pas de mine: "ce petit qui faut qu'on fusille, on le mena devant la croix", "mon épouse, ô ma novembre, sous terre les jours sont lents", "tous les coqs ont une Espagne, elle est cachée sous leurs plumes", "Pourquoi qu'a pense à rin? Axiste pas." (Yann Queffelec)
"Comme je suis athée, je n'ai jamais prié, pourtant, dans les moments de grande souffrance, j'ai compté de un à cent, dans une sorte d'oraison." (Fernando Arrabal)
"Depuis quelque temps, les gens disent à tout bout de champ, c'est clair, à très bientôt. On va essayer de leur changer le disque." Et du même: "Topor cherchait un titre un jour pour un livre qu'il faisait avec un psychiatre, il y avait un peu de ces finesses de psycho tours et détours, je lui avais suggéré "la parano sans crainte." (Jackie Berroyer)
"Les commentateurs politiques autorisés ont leur langage. Je n'en suis pas. Je ne sais plus si j'ai été mis à la porte de la vie politique il y a quelques années, ou si plutôt j'ai claqué la porte. Je me souviens seulement d'un bruit de portes." (J. F. Deniau)
"Ce matin, en prenant mon courrier, j'ai découvert des confettis sur mon paillasson." A la fin de la semaine, vendredi: "Quelques rares confettis, ce matin". Fin de l'article: "Quelques rares confettis, en fin de soirée, mais je n'y prends pas garde." (Philippe Djian, le 14/07?)
"Personne ne se demande si le choix de vouer sa vie à l'écriture seule ne va de soi, ni quelles conséquences il entraîne pour l'écrivain, n'y aurait-il qu'un écrivain libre, on devrait se battre pour lui, le défendre bec et ongle, si on aime la littérature." (Michel del Castillo)
"Qui a eu l'idée de donner aux rues des noms de valeur morale?" (Ph. Delerm)
"Cette manie d'abrévier tout ce qui passe, TGV, TGB, IGV, ONG, ARC, TPI, RTP, CHSCT" (Dan Franck)
"Tard le soir un fax un dessin, une carte de l'Europe le fax est signé Chris Marker." (Yves Simon) Et du même, jamais lu, "un journal, c'est la taxinomie des peines, des regrets, des éblouissements. C'est le subtil mélange de l'éphémère mêlé à la couche d'ozone, la taxe d'habitation, l'ONU, mère Térésa et le contenu du sac de nos chéries: les babioles et la compassion." Et du même, à propos de Quignard, "le désespoir, c'est être sorti du monde, s'être détaché des choses et des hommes, s'être mis en congé d'humanité." Rien n'est moins sûr.
"Enfin tranquille jusqu'en 3000. L'avenir a dû disparaître de l'horizon des bricoleurs d'évènements," de Pierre-Jean Rémy, jamais lu, et pour cause, et ceci: "Longue conversation avec Claudine, qui vient de lire mon manuscrit. Comme Sophie, elle le trouve non pas trop, mais très littéraire. Dîner chez Tototte et François. Dans l'avion, une jeune femme lit un script ou une pièce de théâtre. Dire des choses simples plus simplement encore. Le plus difficile."
"Décidément, le monde de l'agroalimentaire ne fait rien pour gagner notre sympathie." (Ph. Djian)

Près du porte-revue, cristal de roche, trouvé un vieux dictionnaire des synonymes. Au mot "se croire", il propose s'estimer, se jauger, s'imaginer. Quant à eux, les cinquante, certains se croient, d'autres moins, "avec trois points suspendus, parce que nous ne trouvons jamais le mot juste." Au mot "pose", on propose: posture, attitude, affectation.
* Supplément à Libération N° 6102 fin 2000.


Petites ou grandes manoeuvres ? mail, Isabelle Dormion, 16 juillet 2003

Si la mission assignée au gouvernement est de mettre le pied dans la fourmilière, on peut observer à ce jour une réussite à 100%. Le ministre de la Culture feint de constater un tel gâchis et patati! un tel massacre et patata! l'annulation des festivals, etc, comme c'est dommage, pleurs et désolations, il s'indigne, le Medef hurle à la lune pleine, et patati! comme c'est suicidaire, hou! ouh! tous beuglent, meuh! meuh! comme c'est déplorable, et patata! pleurs et grincements de dents comme c'est irresponsable! cris et désolations! et cela pendant des heures! comme c'est abject, ce rôle ignoble joué par la CGT, fausse indignation, etc, cris, larmes, cheveux arrachés par poignées et calvities qui s'ensuivent, ministérielles le mercredi. Bref ils nous chantent tous Ramona en mi majeur quatre dièses à la clé. Réussite à 100%, coups de pied dans la maisonnée, débusquer le fameux profiteur, l'infâme vampirisant, sauve qui peut, chacun pour soi, divisions, in contre off, débusquer la parole, faire sortir les récalcitrants, provoquer les contradictions, «débauche de créations», pointer les faiblesses, «artiste mortifère», ajouter de l'huile, enfumer, insecticides, opacités, lumières, spots, yeux aveuglés, les attirer puis les repousser grâce aux médias, lampes, spots, feux et glace, perversité grande et petite, les jeter les uns contre les autres, grands contre petits, jalousies, envie, partage du maigre gâteau, portions congrues, caisses vides, plus un radis, mais un trésor est caché dedans, c'est le fonds qui manque le moins, travaillez, labourez, Français d'en bas, un véritable trésor, les ridiculiser, les obliger les uns contre les autres à prendre des positions intenables, paradoxales, à demander à supplier, pitié, écoutez-nous, laissez-nous mourir, pitié, laissez-nous vivre, manoeuvre pour rendre les agents de la culture seuls responsables de leur propre mort. N'est-ce pas le comble artistique du cynisme? Ce n'est ni du pain donné en partage, ni de la brioche jetée en miettes inexistantes aux Versaillais, mais un petit four, le merveilleux, le fondant macaron de chez Lenôtre? Très spécial, élitiste, chic, pur choix, prima de luxe, produit privé, fait maison, préférentiel, choisi, concurrentiel, Meilleur produit du meilleur ouvrier, délicieux, fourré aux amandes, mais il n'y en a pas pour chacun. Il y en aurait, plus tard, paraît-il, pour d'autres. Il y en aurait eu. Conditionnel antérieur. Y en aurait-il eu? Conditionnel antérieur interrogatif - Qui d'ailleurs pourrait seulement s'offrir ce luxe d'en rêver. Pas pour tous. Quelques uns oui. Pas les autres. Les autres, non, à la niche, couchés. Mais surtout, décidez-vous seuls, vous êtes libres. Vous êtes responsables. Qui d'entre vous veut se suicider le premier? Allez, désignez! Courage, tirez!

Quelque chose de très pernicieux qui opère, quelque chose qui fonctionne et qui engendrerait cette rage dévastatrice par retour de courrier. On assiste à une démonstration, un manifeste des sentiments ambivalents qu'ils portent à ceux qui pensent, à côté de la plaque, en marge du néo-libéralisme. Voilà, c'est là aujourd'hui, étalé, hystérisé, affolant, brûlant les tribunes et les plateaux. Et si la perversité, agissante, était d'avoir su habilement déplacer sur une autre scène - celle, estivale, circonscrite dans le temps et dans l'espace, la scène caniculaire des saltimbanques - le fond du débat, froidement politique, éthique? Réussite à 100%. Et si la stratégie - moyens et finalité - avant juin, était délibérée, conçue dans ses dates et ses effets secondaires? Surchauffe prévisible, coût à priori assumé du préjudice final, fatigue, usure, contrôle, soubresauts d'août et fin du mouvement de réaction attendue? Réussite totale! Il faut voir les commerçants agiter la calculette dans la touffeur, mesurant les manques à gagner, l'humiliation, l'impuissance, la rage et le désespoir réactifs des artistes, il faut voir ces habitués nantis des festivals et des loisirs culturels, ces consommateurs de la culture dite officielle, ceux, exemplaires, des Chorégies d'Orange, ces exigeants payeurs, incriminer les créateurs mêmes de cette culture. Comment garder le produit en évacuant celui qui lui donne corps et vie? Comment le dissoudre? Comment réussir à expulser celui qui oeuvre en ne gardant que son produit libellé Nofolies ou Niboeufs-Nicharrues? Comment répondre à cette question qui était déjà sous-jacente en 2002, l'art comme crime et l'artiste comme criminel? Les artistes seraient des éternels déviants, on les montre aujourd'hui comme de quasi délinquants. Rimbaud, oui! Mais plus organisationnel et reformaté au goût bulgaro-new-Bio-O%-fraise d'un soir ­ fraise-d'espoir. Ce que nous avons entendu, par ces mêmes gens qui nous gouvernent, en 1979, «des gens comme toi et tes amis (tous des rêveurs?) on vous mettra un jour dans des camps». A l'époque nous avions le tort de penser que ce n'était qu'une petite plaisanterie. A la sortie d'un colloque où parlait, décisive, une amie, «celle là, sur liste rouge». Petite plaisanterie. Lustiger, sur liste rouge, à surveiller, juif, catho, intelligent, convaincu, convainquant. Petite plaisanterie. Non. C'est un préambule à ce qui malheureusement peut nous arriver un jour. Il y a des précédents dans l'histoire des peuples. Les gens portant lunettes, portant la parole, supportant de la porter, la soutenant bancale, la ravivant de ses cendres, attisant les braises encore chaudes, ceux-là, demain exclus de la société. Les dissidents mis au ban, exilés, encagés sur des îles que rochers pointus, moustiques tueurs et requins immenses protègent de toute tentative d'évasion.

Et si la réussite, cynique, était de déplacer dans un temps estival, festivalier, futile, vacancier, ludique, par essence théâtral, dramatique, dramatisé, en actes, en scènes mises sur tréteaux, représentées et fictives, péplums, costumes, strass et fictions, hors de la réalité, hors de la scène sociale plus réelle, plus vraie tu meurs (des vrais travailleurs du vrai turbin qui paient pour que d'autres s'amusent et dilapident l'argent réel du vrai turbin) une parole qui sera A PRIORI refusée. Le réel économique ici fait loi. Il faut entendre le Président Chirac dire qu'il a très bien entendu ce qu'il n'a visiblement même pas écouté. Demain, pour une culture plus rentable, restons au garde-à-vous mobilisables. Entre l'écrivain salarié, l'artiste invité, la maquilleuse funambule, l'actrice contorsionniste, l'hôte de la Villa Médicis, le glandeur de service et le parasite de la société, le gouvernement ne fait pas dans la dentelle du Puy. Demain, qui pointe les mauvaises notes, Douste-Blazy, qui nous vaudra la privatisation d'EDF aux enchères et celle des insuffisants notoires, déjà revendus en parcelles exploitables, actionnables et boursicotables. Ces jours-ci le cubage d'air respirable vient à faire défaut dans l'atmosphère. Affaiblis, couchez-vous, in memoriam, nonagénaires, trop tard, ad patrem. Quant à nous, toujours vifs retournons voir «Noi Albinoi» et «A la petite semaine» qui confèrent à la longue semaine une petite taf d'oxygène, ce vice encore impuni.


Pour ce que j'en dis, Isabelle Dormion, 20 juillet 2003, reprenant le sujet dont on causait, à savoir l'art malmené et malnommé.

Aujourd'hui, sur (à, invité de) France-Culture, on peut trouver, matinal, Baudrillard, qui énumère, placé à bonne distance de la polémique qu'il engendra le 17 juillet dans Libération, les arguments permettant, non de suicider les artisans, les ouvriers et les contre-facteurs de la culture, mais de les tuer. Il se cite. Il commente ce qu'il a écrit. On peut tuer la culture, on doit le faire, dit-il, si on assiste à une inversion des signes par la prolifération. C'est une oeuvre de salubrité publique. Il y aurait pléthore en la matière. Quelle matière? De quoi parle-t-il? La culture. Il y a un ministère de la Culture, qui gère la culture, objet des politiques. La culture est un marché. Patrimoine, trésors et tout le reste. Il parle du reste. De ceux qui restent sur le pavé. De ceux qui lancent des pavés d'antan, destructifs, iconoclastes et sabordeurs. De ceux qui tentent de barrer le concert de Jonnhy, des trouble-fête. Il parle, sans la nommer, de la fête. De quelque chose de superflu. En trop. D'un reste. D'un supplément d'âme concédé à la bourgeoisie pour ses objets de plaisir. Il y avait d'antan des maisons, des lieux assignés pour cette production protégée et contrôlée par l'Etat. Curieusement, ce n'est pas chez Debord qu'il faut trouver des arguments de pondération. La culture concernerait les modalités expressives d'une civilisation. Les stickers, dans la rue en font probablement partie, comme les tags et le rap. Les negro-spirituals qui aujourd'hui donnent lieu à des représentations, placées dans les règles du marché spectaculaire, sont nés, incantations vivantes au divin, d'une oppression. La culture pauvre existe, cerfs brâmant, polychromes et boîtes à biscuits sur le buffet. La culture alimentaire aussi subsiste, faisant partie en France de notre culture, en étroite cohabitation avec (et surtout contre) l'impératif agro-alimentaire économique. L'idée corrosive serait de faire table rase de tout ce qui nuit, non à la culture, mais à l'idée de la culture. Différence de qualité. Les oeuvres prioritaires, les productions nécessaires, les travaux d'agrément, les productions de loisirs, les bouffonnades. Dans l'entretien, pas une seule fois le mot art n'a été énoncé. Prudence de sioux. Bourdieu est cité, Grand référent. Baudrillard récuse le mot essence, essentiel. Il manie des concepts. Etonnant ce que la notorité autorise. Un élève de Première ES, candidat à l'épreuve de français au baccalauréat, se verrait sans tergiverser refuser la moyenne requise. Devrait repasser l'oral en creusant la question. Hors sujet. Culture, précisez! Arts et lettres, distinguez! Etes-vous sûr? Signes inversés? N'y allez-vous pas avec le dos de la cuillère? Passage faible, exagérations, provocations. A qui parlez-vous? De qui parlez-vous? Connaissez vous pour ainsi dire le sujet?

Il ne parle ni de beauté, ni d'esthétique, ni même de formes. Evènements, factuels, culture et faits de société, effervescences pluri-factorielles, produits, productions et liens de causalité. Signes, une sémantique des signes. Références deleuziennes. Grilles de lecture sommaires. Les sociologues sont-ils donc les seuls habilités à déchiffrer les évènements liés à la culture? Certes non, laissons aux artistes eux-mêmes le soin de parler d'eux comme ils l'entendent. Laissons Nanni Moretti, qui sait ce que travailler en autarcie veut dire, qui sait ce que faire et produire dans la société (de production) signifie réellement, parler du danger que représente Berlusconi pour le cinéma italien, écoutons-le si nous trouvons quelque intérêt à sauvegarder ce qui ne peut désormais plus l'être. Lisons l'oeuvre critique de Pasolini. Quelle différence entre réalisation, facture, production, réussite, oeuvre quelconque, navet et chef-d'oeuvre? Le sentiment d'évidence qui accompagne la découverte et la contemplation d'une oeuvre parfaite est un paramètre fragile et peu quantifiable. Le même sentiment d'évidence partagé par une multitude ne signe pas un chef d'oeuvre. Voyons Johnny érigé produit élu, et du peuple et du gouvernement, ce même gouvernement qui adore les tapisseries des Gobelins et d'Aubusson, les raretés, les oeuvres précieuses et les collectionne. Considérons la chose. Regardons ce qui était accroché aux murs lors de l'allocution du 14 juillet. Qui donc a choisi ces tableaux? Examinons, sévères, ceux qui nous imposent leur vision, hideuse, de la beauté. Jugeons leurs goûts, exécrables. Bref, est-il encore question d'échanger une cathédrale contre le chat de Giacometti? Nous n'hésitons pas une seconde. Tous les chats jetés à l'étang, en premier, celui, miaulant et famélique, du sculpteur! Voilà un sujet, de baccalauréat et digne France-Culture.


L'hommage, Isabelle Dormion, 22 juillet 2003

"Devenu évidence, le chef d'oeuvre ordonne ce qui l'entoure"*. Aujourd'hui, le chef d'oeuvre désorganise ceux qu'il entoure. Restons immobiles une heure entière devant le manche d'ivoire*, protégé d'une glace nantie d'un signal d'alarme. Dans la nomenclature qui ordonne l'histoire des objets, le couteau est d'abord un outil, lame de silex, puis arme, objet d'art, enfin chef d'oeuvre. Où est donc le superflu? La distinction impose un caractère subjectif, qualitatif, à cet objet exposé. C'est une oeuvre d'art. Elle est posée là, évidente, s'imposant à la seule contemplation. Peut-être cette arme a-t-elle aussi servi à tuer. Le superflu serait donc le meurtre, utilitaire, la fonction prioritaire de l'arme. Nécessité du superflu, la beauté. Celui qui l'a façonné, l'ouvrier, le facteur d'art, l'orfèvre, est un artiste. Ce n'est pas la ressemblance qui fait la distinction mais la dissemblance. "Le sentiment de création que nous impose l'oeuvre capitale est voisin de celui qu'éprouve l'artiste qui la crée: elle est une parcelle du monde qui n'appartient qu'à lui". La beauté ne peut être le superflu d'un monde délibéremment enlaidi. Bricorama en banlieues sinistrées et zones piétonnes identiques des centres-villes aux pavements formolisés.

Là-bas le Berbère déroule le tapis tissé des années durant. La différence de tonalité de l'ouvrage, précise-t-il, entre cette partie-là et celle-ci est due à l'interruption fortuite du travail. Le seul hasard? Enfantement, deuil, maladie, rien ne viendra dire dans la merveille posée sur la terre nue, le charme singulier, tout l'art, accidentel, nécessaire, des laines pâlies et plus vives.

A l'église d'Auvers-sur-Oise, deux jeunes japonaises, avant d'arpenter les champs de blé fauché qui mènent à la tombe de Théo et Vincent Van Gogh, photographient non l'édifice, qui a été construit bien avant d'avoir été peint, mais un petit écriteau, qui montre l'église peinte. Au cimetière, des gens, devant la modestie des sépultures couvertes de lierre, se demandent si c'est vraiment là, le haut-lieu. Rien ne ressemble plus à un mort qu'un artiste mort. Quelques ossements devenus reliques d'une nouvelle sacralité. Les tableaux, les champs de blé, les tournesols, la malédiction, le mythe de l'oreille, fortunes, ors et gloires défuntes. Posant un coquelicot de Renoir sur le lierre de la pierre tombale, j'ai une phalange du médium piquée par une araignée, esprit malicieux des lieux.

A Château-Thierry, dans le jardin de la vaste maison de Jean de La Fontaine, près d'ifs taillés au cordeau, un corbeau tenant dans son bec un hommage, dit en son croassant langage "ci-gît un sagace, quoi, quoi, s'agaçant, gai ou triste geai, en vain de tout, toi, passante bois, vois, vis et lis!"

*Malraux
*Manche de couteau de Gebel El Arak (Egypte pré-dynastique)


Rungis/ " Kaputt ", Isabelle Dormion, mail du 19 août 2003

La canicule et la torpeur qui nous ont accablés ces derniers jours incitent au repos forcé qui mène droit à la lecture, ces autres turpitudes post-méridiennes. "ABC contre Hercule Poirot" , les "Dix petits nègres", " Sarn", "Léon Morin prêtre", "La fin d'une liaison", retrouvés dans une bibliothèque des années cinquante habitée par les fantômes et les toiles d'araignées. Mauriac et les grandes maisons du Sud-Ouest. André Gide, Cocteau, A. Lhotte, Françoise Gillot trahissant Picasso, Kandinsky, Bataille, Leiris, A. David Neel voisins de Léon Bloy, voisin contraint de Pierre Louÿs et de Francis Carco. Heures propices. Marcel Aymé et le scandale de "La jument verte". Je me souviens encore de la mort de Marcel Proust, Céleste pleurant près d'une cheminée, tables desservies et draps que l'on tire, amidonnés à l'eau de riz. Aperçue sur les rayonnages en quatrième de couverture, cette critique qui fait voler les légères particules de poussière, qui fait tousser puis entrouvir les persiennes pour mieux voir et se plonger dans l'ouvrage jusqu'à l'aube (et l'accalmie où les yeux peuvent enfin se fermer): "Décidément, Malaparte n'est pas un homme comme les autres. Il se sert de sa plume comme une rapière. Et de sa rapière comme une canne de dandy." (La presse, 1947).

Avant les dénonciations de Bernard-Henry Lévy, Malaparte décrit la barbarie dans une langue ambiguë, hallucinante, visionnaire, précise, épique, violente, lyrique, doucereuse, propitiatoire, hallucinée. Relu dans le même souffle prolongé, puis à nouveau, de façon plus froide, réfléchie, les deux ouvrages de l'auteur contesté, "Kaputt" et "La peau", puis dans un même ordre, on pourrait dire, poussée par la même logique non dans les retranchements mais, belliqueuse, non, en vain belligérante, dans les tranchées: "Les raisins de la colère", persuadée que les redites de l'histoire et la réédition des faits et dits permettaient de mieux comprendre la douce barbarie, la violence édulcorée, moderniste, le pétrole et l'Irak, l'argent et l'aspartame, le dollar et la mort, confusions du langage et vérités aménagées, que seuls les incendies incontrôlés peuvent venir purifier, faisant table rase. Plus un seul brin d'herbe ne viendra pousser là. Massif des Maures. Cinquante ans pour un nouvel arbre, pour un nouvel âge. Morts massives. Entrepôts frigorifiques. Viandes gardées froides sur lits pliants de toile militaire. Pseudo-urgences des gouvernants. Il n'y a évidemment aucun lien cohérent entre les flammes, le feu des tirs, les enfants soldats, les jeux de massacre, la chaleur, l'hyperthermie, et le ton imprécatoire, l'insistance singulière du style de Malaparte qui aujourd'hui même, cinquante ans plus tard, nous prend à parti, à froid. A quoi faites-vous allusion? demandent les commensaux. Feux! Le mot est dit en Allemand. Tous rient. Remplaçons le mot "commensaux", dont use et abuse Malaparte, qui dîne, c'est vrai, avec les maîtres, raffinés, les princes si spirituels du monde barbare, par "contemporains". Comment être contemporain? Excellent vin du Rhin. Voulez-vous de la sirène ou du requin? Comment décliner l'invitation? Feux! Tous rient. Nous préférons nous abstenir. Nous sommes attendus ailleurs. Toujours pensant à autre chose. Fuites. Cet ouvrage donne envie de revoir, glacés d'effroi, "Le chagrin et la pitié". Les mensonges de l'histoire et la vérité. Je me souviens de M. Charretier racontant, voix assourdie, yeux mis-clos, sans effet de réthorique, comment, alors qu'il devait avec des compagnons d'armes, abattre un jeune mouchard, un petit salopard de seize, dix-sept ans, ils avaient tous, sans même se concerter, tiré ensemble dans la paume des mains levées. Je n'ai pas cru à l'intégralité du récit. S'ils avaient tous visé les os fragiles des mains, phalanges, carpe et métacarpe auraient volé en éclats. Le garçon portait donc des "stigmates". Salut. Se sauver. Fuite ou salut christique. Que peut-on sauver? "Stigmates". C'est ce mot, ce seul mot non factuel qui importait, laïc, non dans les actes véridiques, les gestes vérifiés, calibrés, les paroles authentifiées, mais dans l'histoire dite debout, paupières closes, voix de Michael Lonsdale, recueilllement, altérations, mensonges, récit et beauté, le sang coulait dans ses paumes et il continuait à fuir, les mains
gardées en l'air, dans les sous-bois, les maquis du Vercors. Quelque chose de morbide, de mortellement beau et putrescent, quelque chose d'une esthétique sépulcrale, d'une connivence avec la mort acceptée, décrite et décriée, une exhortation paradoxale, complice, voisine de la perversité. Hasard ou ironie, le livre de Malaparte était posé à côté de Huysmans et à côté de ce gros rapport illisible sur la sexualité aux USA. Eros et Thanatos, volets refermés.
Rungis/ l'un seul, l'autre linceul, Isabelle Dormion, 22 août 2003

Les usines de capiton ces temps derniers ne chôment pas. Les actualités télévisées, qui n'y vont pas de main morte, montrent le satin de synthèse, fils de nylon blanc crème trop brillants des garnitures et des vains, tardifs capitonnages funéraires, et des plis qu'une main estivale et néanmoins prolétaire rassemble et pique à toute vitesse. Un contremaître vient les plier dans les housses, déjà les housses, celles-là translucides. La vérité elle, tarde à se manifester en ses plis et recels. Les menuisiers non plus ne chôment pas. Cercueils. Les Pompes Funèbres non plus, qui s'activent de nuit comme de jour, qui rappellent les gens déjà entreposés à la retraite. Pourquoi ne pas embaucher les intermittents du spectacle, pendant que nous y sommes, et au point de cynisme où nous sommes tombés. Ils chôment, eux, d'après ce que nous avons pu entendre, ils chôment sec. Pourquoi ne pas les impliquer dans ce grand spectacle, digne du cirque Amar/Findus. On voit, on entend Chirac appeler le 22 août à je ne sais quelle supposée solidarité de parentèle et de voisinage, compassionnelle et nationale, après la bataille, avocat du diable décisif et bronzé. Pourquoi serions-nous donc plus gentils l'été venu, après la lune rousse? Je n'ai jamais entendu parler de gentillesse dans l'hexagone, du moins pas à ce jour. On dit solidaire, ce qui fait moins appel à je ne sais quel sentiment obscur, niais et bêta, on dit plutôt solidarité, c'est l'affect civique aseptisé, normal.

Le 7 août, désertant le Sud en flammes, la foudre tombée derrière la dernière maison d'un village isolé, réveillés par le vrombrissement d'un canadair comme un inquiet bourdon agacé et bientôt en folie, nous sommes allés abreuver nos anciens dans leur luxueux gourbi, dix pièces près du Touquet, ancêtres, qui, il est vrai, se sont demandé pourquoi soudain, début août, nous manifestions tant de sollicitude, avec autant de rafraîchissements sous les bras. «Pas soif !» disent-ils, péremptoires, d'un ton sans réplique que la surdité amplifie, si c'est possible, encore. Il faut leur verser de force, le goulot dans le gosier, au risque, il est vrai, de les étouffer bientôt. Alternant thé glacé, pailles délicatement nervurées de rouge et vert, stimulant «Géant», menthe à l'eau et sirop de grenadine des vertes prairies enfantines, dans un festoiement de joyeuses couleurs, nous les avons gardés par-devers nous, toujours aussi vifs et curieux de tout, exigeant bientôt des sorbets au cassis, des glaçons parfumés au sirop d'orgeat et je ne sais quoi d'insolite et d'exotique. Le sureau, mis en bouteille par les Suédois, ces crétins d'Ikea, leur rappelle désormais l'école buissonnière, leurs premières socquettes blanches, le Front Populaire.

Bref, depuis peu, un nouveau concept est né. Les vieux, ceux qui exigent de nous une assiduité, une présence de chaque instant pour ne pas mourir d'hyperthermie, ils ne sont plus des parents, mais des «anciens». On ne dit plus la «mamie», «la petite dame», «Grannie, pomme d'amour» ma «mémé», ma grand-mère, mon arrière grand-mère, on dit «les anciens», ont dit aussi «nos anciens». Ceux qui restent s'appellent désormais ainsi. Les autres, c'était Germaine, c'était René, c'était Robert, de juillet. L'Ancien, c'est nouveau, c'est beau comme l'antique, c'est vibrant comme les Arts premiers, bref, c'est patrimonial, c'est quasi eugénique, c'est généalogique. D'où vient ce mot? Jaillit-il, estival, de l'inconscient collectif folâtre et culpabilisé? Non, il vient d'hier, à peine né, mercredi, il est né tout frais de la communication, des médias, mais la nouveauté du concept n'a pas empêché l'hécatombe de vieux, les vieux qui sont morts, nos vieillards, les morts familiers en cohorte, les nôtres, nos morts franciliens en tête de cortège, plus nombreux que les victimes d'un tremblement de terre en Algérie.

Les vieux sont morts de chaleur tout seuls, asphyxiés par la pollution, ils sont décédés dans la plus totale ignorance, dans l'hébétude collective -même pas une minute de silence en leur mémoire- et la plus entière dignité, ils sont morts sans témoins, les jeunes étaient, eux, tous agglutinés dans le Sud, même ceux du Nord, comptant les hectares de broussailles en cendres, le nez en l'air vers les canadairs, et ça, c'est nouveau, on voit les pompiers appelés, on admire encore le courage de nos pompiers fatigués, héroïques, très beaux et brillants dans la sueur, on voit le corps de l'ancienne retrouvée, jupes relevées, la caméra montre ça, la caméra ne recule jamais devant rien, devant aucune obscénité, on voit le plastique, on voit les hommes en tenue, navrés, mettant l'ancienne (new-dead) dans la housse, on entend nettement la fermeture éclair, on a vu le drap, on a vu où le corps a chu, près du robinet d'eau tiède, on voit le pyrex vide sur la table, le verre qu'elle n'a pas eu le temps de remplir, vertige, chute, choc, évier, on a entendu les voisins dire toujours la même chose, une dame si vive, une dame si gentille, une dame qui ne demandait jamais rien à personne, si fière, etc. Excusez-moi, je meurs un peu, mais j'ai ma fierté. «Elle était si discrète!» On compte, 10 000, 15 000, est-ce possible?

Solidarité des volets clos. Je m'enquiers, folle d'inquiétude, des craignos du dessus, et voilà comment je reçois de la chevrotine encore dans les abattis. Et la dame dont le logis est un véritable palais, volets clos, j'appelle les pompiers, nous nous inquiétons tous, dites-nous, avez-vous de quoi à l'abreuvoir, de quoi je me mêle pouffiasse, chevrotine dans les côtelettes premières. On voit tout ça, ahuris, désolés, bramant notre chagrin, la bêtise, la colossale, l'indicible bêtise. On entend même début août, si je ne me trompe, l'ineffable Kouchner dire que ce n'est pas au gouvernement de régler les problèmes de chaleur. Le gouvernement n'est pas un thermostat, comprend-on, après avoir entendu Matteï qui heureusement, très tôt, avant l'horreur comptable, maîtrise la situation.

Prudence devant les chiffres entend-on! Le chiffre des morts, exponentiel, pas les chiffres alarmants de la température, 40, 43°. Trop tard! A défaut de prévoir, gérer et planifier une crise prévisible, la météo oraculaire dit nettement le 6, le 7, le 8 et le 9 août: pas de changement de température prévu, records atteints, rivières asséchées, huîtres dépérissant, alouettes sans plumes, raisins en colère, agriculteurs ruinés, grenouilles molles, gouvernants sans réflexe, truites flapies, etc on entend ça, on cavale nuitamment le 7 août, nantis de glaçons, de ventilateurs puissants pompeurs d'énergie, de draps humides et de douce fermeté vers l'isolée. On entend Bachelot dire: contrôlez les clims, gaffe à l'énergie dispendieuse, soyez civiques; elle dit ça, pas trop de ventilo, quand vous avez le dos tourné, fermez donc tout ça, qui use de l'énergie en veux-tu en voilà. Ce que j'ai entendu, moi: les degrés atteints, le danger, l'urgence pour les ascendants restés seuls, l'ordre implicite de revenir immédiatement, roulant à tombeau ouvert, la nuit, vers la maison natale, tout ça est dit à la radio et à la télévision, sans la moindre ambiguïté, tout le monde a pu l'entendre, dès le début du mois d'août, chacun, y compris les membres du gouvernement. Il n'y a pas de coupables, il n'y a que des responsables. Qui est en charge de la Santé en France? Kouchner, qui est médecin, qui sait ce que déshydratation, hyperthermie signifient, a perdu une bonne occasion de se taire. Les gens du gouvernement auraient tort de prendre tous les Français, chaque Français, chaque électeur, pour un crétin micro ou nocéphale, responsable, seul, devant les volets clos de voisins sans liens. Tous aliénés? Peut-être. Nous vivons dans une société aliénée, sans liens, volets clos, qui laisse mourir les vieux seuls, sans un souffle d'air, c'est possible, c'est vraisemblable, c'est vrai, ça vient de se passer. Toutes les actualités, sans exception, pendant quinze jours, ont mis l'accent sur les flammes qui ravageaient notre beau pays et le courage des pompiers, nos héros, eux, exceptionnels.

D'autres foyers couvent toujours dans les sous-bois et menacent la sérénité de la rentrée.



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