Turbulences, du 10 mars au 22 Août 2003 expérience en forme
de journal, débutée
le 7 septembre 2001 retour aux dernières
Turbulences Collatéral : vient
de latus-lateris. Des dommages collatéraux, dommages "de
côté", annexes. Coaliser : à la fois créer l'union, le front et "faire" que se crée le front, l'opposition frondeuse. Front (courber le) : se soumettre. Poudre(s) : "mettre
le feu aux" : déclencher. Pouf ! onomatopée
indiquant la chute Praline : Bonbon d'amande grillée et de sucre inventé par Plessis-Praslin. Elliptique: (cucul) "ça paraît un peu la praline" (M. Aymé) Pipeau : flûte champêtre. Ex: "c'est du pipeau!". Pouvoir : avoir la possibilité de. Monomanie : délire partiel limité à un seul ordre de faits "il faut punir préventivement et Dieu sait si je n'aime pas la guerre!" Hégémonie : prépotence. Monter : au jeu, surenchérir, augmenter la mise. Opinion : (une) manière de penser. (L') opinion de tous annulée par les faits abolit la somme des opinions de chacun. Intelligence : défaite de l'. Opaliser : donner l'aspect opalin à - rendre un verre non transparent. Opaque : dont la forme ne permet en aucune façon de connaître le sens. Déploiement : 210 000 hommes. Linceul : (cliché) l'escadron des kamikazes, vêtus d'un linceul immaculé. Antiphrase : (1534) antiphrasie : manière d'employer un mot, une locution dans un sens contraire au sens véritable. Avant : priorité de
temps. Anomie : Absence d'organisation
naturelle ou légale. reprenons le fil, le fil à plomb, pêchons en eaux vives! Isabelle Dormion, 27 mars 2003 Le verre et l'acier Une émission à France-Culture décrit
les splendeurs de la Caisse des Dépôts, étrave
de verre posée sur les rives de la Seine, goëlette
translucide propulsée vers l'avenir radieux et ensoleillé
de l'avenir économique, palais de verre et de glace d'Andersen.
Vers la Bibliothèque, chantiers et grues, gouffres béants
que des pelleteuses creusent ou comblent selon les exigences
des projets en voie de réalisation. Tôt le matin
des poutrelles de bois brûlent sur les immeubles démolis.
En fin de semaine, des jeunes gens asexués, vêtus
de tenues sport, certains en noir, visitent les nouvelles salles
de cinéma géantes, de la verrière, on peut
voir l'ancienne gare Masséna et les vestiges d'autres
âges. Certains roulent, d'autres sont à pied, ils
s'assoient aux terrasses et prennent un brunch mine de rien,
fourchette légère, hop, oeufs au bacon frit, avec
un air conquérant. Le reste de la semaine, c'est sinistre.
Les seuls humains sont les ouvriers qui à midi quittent
les bulldozers pour quérir des baguettes de pain à
dos d'homme vers le Pont de Tolbiac, ils s'engouffrent dans des
baraques où certains font jaillir des gamelles clandestines
des tagines aux parfums de coriandre. Ils sont à peine
regardés par les nouveaux arrivants, ceux qui occupent
ces nouvelles bâtisses de verre et d'acier. En face, un
foyer africain, mouvements intenses, allées et venues,
salutations, certains en costume de lin, d'autres en jean de
déménageurs, les uns silencieux, les autres hélant
des fenêtres ouvertes ceux d'en bas. beau temps, Isabelle dormion, 30 Mars 2003, 14:49:15 Après le jardin du Luxembourg, les promeneurs descendant
vers Saint-Michel croisent le cortège. "Bush assassin!"
Plus haut, marchant au milieu, seule parmi les groupes, je me
heurte à un enfant de trois ans, qui a perdu la troupe.
Il pleure. Je regarde la pancarte pour deviner son identité,
c'est un panonceau de carton "non à la busherie",
dessins d'enfant, bombes et soleils éclatés. La
nationalité de ses parents? Aucune idée, il parle
français. Il pourrait être palestinien, israélien,
arabe, espagnol, italien, français, portugais, roumain,
bulgare, tzigane, fils de latinos croisés d'américains
opposés à la guerre; il pourrait être mon
petit fils, tant il est petit. Il a des grands yeux noirs et
des cheveux bouclés. Il pourrait être enfant de
n'importe qui. Si personne ne l'a encore vu, c'est qu'il n'a
pas beaucoup pleuré, et que son groupe est devant. Nous
ne sommes pas très loin de la tête du cortège.
Plutôt que de le remettre à la police, présente
vers des cars de CRS, expérience très traumatisante,
je décide de remonter rapidement en tête, en lui
demandant de bien regarder pour trouver son père, sa mère
ou quelqu'un qu'il reconnaît. Une centaine de mètres
plus loin, il s'anime "la voilà, la voilà,
devant!" Ce sont les Irakiens de France, les femmes derrière,
voilées. Comment a-t-elle pu ainsi marcher cinq minutes
sans se rendre compte que l'enfant n'était plus là?
La mère discutait avec des amies, elle ne semble pas surprise
que je la retrouve dans une foule de 25000 personnes Je ne comprends
pas ce qu'elle crie à son fils, mais il se remet à
pleurer. Un petit signe et je m'éloigne du groupe. Les
enfants dans les manifestations? Ce n'est pas leur place. Tous,
ils préfèrent jouer, dans n'importe quel pays.
Vu récemment dans d'autres rues, un autre samedi, une
petite fille d'un an et demi portant la pancarte "ni pute
ni soumise!" Des fariboles, Isabelle Dormion, 2 avril 2003 La nostalgie des temps révolus incite à lire clandestinement une presse aux nouvelles dépassées, voire franchement jaunies, pages cornées et défraîchies. Hier, tout était encore possible. On écoutait, on lisait des propos qui aujourd'hui paraissent futiles. Le Floch Prigent! Bon, le financement des partis, et alors? C'était le bon temps, le temps des balivernes. Mitterand, Rocard, Pelat, Grossouvre, les dossiers, les comptes suisses. La rue de Solférino. Dumas. Les affaires, microscopiques, petites, grandes immenses, colossales et scandaleuses. On regretterait presque ces temps futiles où pour des bottines, des broutilles, des statuettes aux drapés élégants, des Tanagra et quelque maîtresse pleine de traîtrise et d'entregent, les romans d'alcôve politique parvenaient à indigner les Français ou pire, à les amuser, à exciter leur curiosité. J'écoutais lundi une émission sur Pierre Bérégovoy. La vérité sur sa mort. Suicide ou mort annoncée? L'évidence reste difficile à prouver. L'absence du poids d'un révolver chez un officier de sécurité. La boîte à gants. Absence de sécurité en principe assurée et garantie par un garde du corps. Un officier digne de ce nom doit garder au péril de sa propre vie le corps de celui qu'il est chargé de protéger. Il doit même le garder en bonne santé, ou même en santé précaire mais au moins le garder le plus longtemps vivant, pendant son service, et si possible ne pas le rendre malencontreusement troué à la tête d'une balle dont on ne peut connaître le calibre avec exactitude. 22 long rifle ou pistolet, arme de service ou outil de professionnel? L'investigation menée par le journaliste paraît rigoureuse, dépassionnée, passionnante. Un oubli, fort à propos, protecteur, ne m'a pas permis de mémoriser ni même de noter le nom du journaliste, tant la mémoire dans ces affaires est une arme à double tranchant. Bien entendu, Bérégovoy a été tué, comme Boulin. L'absence de preuves, qu'on a fait disparaître, l'absence de témoins, qui ont disparu, hormis deux témoins auditifs, deux coups, deux détonnations, un trou unique, un seul impact, l'absence d'indices, qu'on a systématiquement mis de côté pour mieux faire oublier l'aveuglante évidence, tout incite au mensonge. Hier, on pouvait très bien perdre une heure à noter les incohérences de ces dossiers, par simple désir de faire tenir les histoires debout. Aujourd'hui tout paraît vain. La prescription ne tardera pas à tout enliser. Tu n'as rien vu à Hiroshima. Tu n'as rien entendu. Toute la France pas plus tard qu'hier, s'indignait en choeur, les opinions teigneuses s'affrontaient pour un rien. Le foulard à l'école, le Loft, la prostitution libre ou pénalisée, le bon usage du haschisch thérapeutique, les 35 heures, des fariboles. Aujourd'hui, l'Autre, le fou de Bagdad, qu'on ne voit plus à la télévision irakienne, appelle au Jihad les pays arabes et la Syrie suit comme un seul homme. Nous sommes passés à une autre vitesse, inquiétante. On ne peut plus lire, entendre et comprendre froidement l'information, tant la folie de ce qui est à l'oeuvre crève les yeux. Les Américains balancent des bombes à fragmentation sur tout ce qui bouge. C'est jaune, comme le paquet de beurre de cacahuète qu'ils dispensent en bons samaritains. L'armée des Britanniques, pratiquant ce qu'on appelle probablement l'humour anglais, ce pur cynisme, précise que Saddam Hussein ne devrait quand même pas laisser traîner ses populations civiles sur les routes. Si ces gens sortent, ce n'est pas la faute de ceux qui frappent. Ceux qui frappent, ceux qui larguent, leur métier, c'est de frapper. Les gens doivent faire attention à ce qui tombe du ciel et rester tranquilles, chaque famille bien protégée dans son bunker personnel, construit à cet effet, indestructible. L'ennui, c'est que si ces gens sortent, paniqués, sur ces longues routes désertiques et meurtrières, c'est probablement parce qu'ils n'ont pas vraiment l'embarras du choix. Ils vont précisément ailleurs, par les chemins et les routes, pour se sauver, pour se mettre en sécurité, et c'est sur ces routes et sur ces chemins qu'ils trouvent la mort, par le moyen d'une bombe à fragmentation, ou de tirs à la fois intempestifs, précis, mortels et hasardeux, sur des pick-up où s'entassent des familles entières, y compris le grand-père en fuite, des civils, des innocents. Un homme a ainsi perdu toute sa famille, une quinzaine de personnes. Il ne pleure pas, dit le commentaire, il est en colère. C'est le moins qu'on puisse dire de lui. D'autre part, Bush, qui lui avait le choix, l'embarras du choix, puisqu'il a pris l'entière, la seule initiative du conflit, a choisi une mauvaise date. Bientôt, il fera trop chaud disent les télévisions, il fera même 38°. Très bientôt, il fera même 45° et plus tard, il fera même 50°, sans ombre. C'est préciser, si besoin est, que la température augmente de jour en jour. Pourquoi donc a t-il choisi une période si chaude alors qu'il avait le choix? Est-ce qu'il n'a pas de bonnes informations météo, ou est-ce qu'il est vraiment toujours aussi calamiteux? Pensait-il vraiment que c'était l'affaire de trois jours? Qu'on rentrait dare dare à la maison avec un souvenir du pays et la bénédiction des Irakiens? On tremble d'une telle candeur qui s'appelle idiotie. Une stupidité absolue qui nous laisse incrédules. Ces gens-là gouvernent? On donne le pouvoir, les pouvoirs, le pouvoir de décision, la force armée, la force de frappe nucléaire à des gens qui pensent et décident comme ça n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment? L'horreur arrive à son comble quand l'Etat Major présente ses excuses, après avoir envoyé des saloperies à fragmentation, au hasard. S'excuser de tuer, en temps de guerre, c'est insupportable, c'est politiquement correct mais c'est inexcusable. On fait la guerre ou on décide de ne pas la faire. Si on ne la fait pas on fait de la haute diplomatie. On tue ou on ne tue pas. Si on tire, on vise et on vise bien. Si on ne sait pas viser, on fait la pêche au lancer, comme Robert Redford, avec des mouches, sur une belle, une large, une profonde rivière où se jouent des ombres furtives et des lumières fugaces. Plus qu'un sport, la pêche au lancer est un art noble qui exige un certain talent pour la chose, ça ne s'apprend pas, paraît-il. Un véritable cauchemar, Isabelle dormion, 6 avril 2003 J'ai rêvé que convoquée à une réception à l'Ambassade des Etats Unis dans un pays en voie de disparition et refusant de m'y rendre, j'expliquais à l'émissaire en uniforme avec le langage gestuel des sourds-muets que je n'avais pas les jambes de Marilyn Monroe, attributs indispensables. Puis, de la main gauche et de la main droite, j'essayais d'enlever la jugulaire trop serrée d'un casque colonial tissé en fibres de noix de coco, couvre-chef dont le port était désormais rendu obligatoire pour tous. Une seule goutte, Isabelle Dormion, 8 avril 2003 Le télé-objectif de la caméra qui suit
dans une voiture, ce matin 7 avril, les combats sur une route
irakienne, reçoit dans l'action menée à
proximité, dans la réalité, du sang qui
gicle d'un corps blessé et coule, une goutte sombre qu'une
main essuie pour que l'information continue live, c'est bien
ce qu'ils disent, la vie en direct. Le verre optique reste maculé
d'une traînée, ces traces rouges hâtivement
nettoyées qui font éteindre la télévision
d'un geste sec. Il y a une autre obscénité, incomparable,
celle-là, plus perverse. Les mains qui chargent l'arme,
les mains qui tirent, les mêmes mains guerrières,
meurtrières, ces soldats survitaminés qui amputent
d'un bras, deux bras, un pied, qui sectionnent les membres d'enfants
nombreux et malnutris; on ne dit pas leur nom, on ne dit pas
leur nombre, on les entend à peine, on ne les entend pas,
on ne les entend plus, ces enfants atteints; ces assassins offrent
plus loin dans le Sud, à d'autres enfants déjà
conquis, déjà soumis, ces enfants demain mieux
nourris, ces enfants colonisés, achetés, vaincus,
libérés, acquis, des jouets de plastique multicolores.
Ont-ils -dans cette précision de gestionnaires anticipant
chaque terme, chaque avenant de chaque contrat de l'après
Saddam, l'avenir de Babylone, investie demain matin clefs en
mains, indubitables, confiants, assurés, réparateurs
presque humains, l'air bonhomme, la mine réjouie, salvateurs,
sauveurs, bienveillants, bienfaisants, messianiques, investisseurs-
apporté des prothèses de plastique articulées,
beiges, souples, ergonomiques, pour que les autres enfants de
Bagdad, ceux-là mutilés et orphelins à la
fois, puissent à leur tour, souriants et reconnaissants,
saisir les jouets -pédagogiques, ergonomiques, pensés,
souples, fiables, sécurisés, normatifs, conformes,
conformisés, des jouets évolués imaginatifs,
conceptuels, évolutifs, adaptés, adpatables, emboîtables,
rétractables, empilables, rangeables, fun et modernes-
dont ils les combleront à leur tour l'un après
l'autre devant les caméras. Un seul d'entre eux a dit
sa honte : "On leur construit, à eux qui n'ont pas
une goutte d'eau, à eux qui n'ont rien à manger,
des terrains de foot! C'est étrange. Je me demande vraiment
ce que je fais là!" Que demain la honte soit sur eux et sur leurs enfants, Bob, Chris et Sandy et aussi sur Samantha, Nicky et Joy! De choses lourdes, Isabelle Dormion, 9 avril 2003 Après la fête de l'Aïd, un Berbère me demande: et ces femmes du Maghreb que vous connaissez à Paris, comment sont-elles? Je leur ai proposé de la menthe fraîche et de l'essence de fleur d'oranger, aucune n'en a voulu. Elles n'en ont pas besoin de ça, elles n'en veulent pas. Elles sont déculturées. Nescafé lyophilisé tendance viennoise. Des petis sachets individuels, nectars des dieux, tu touilles, ça blanchit et ça mousse, presque comme de la vraie Chantilly. Du vent! Sissi impératrice, l'espace d'une seconde, valses princières. Doux, sucré, léger, individuel, dans du papier brillant, luxueux. C'est nouveau. Acculturées. Boulimiques, avides d'autre chose, elles veulent quelque chose de nouveau tous les jours. Quelle autre chose, demande le Berbère? Le Loto. Elles y jouent. Leur rêve? Gagner. Avec cent millions, que ferais-tu? "Attends! Attends! Je ne sais pas, moi! Pourquoi me demandes-tu ça?" Moi, pour rien, pour savoir. On voit à l'écran un homme, un Irakien, qui ouvre le placard d'une cuisine ultra-moderne, très bien tenue, céramiques neuves, brillantes, nickel, il montre les tasses empilées, vous voyez les tasses, je les ai achetées là-bas, et le fer à repasser, il est japonais, et ça, c'est de là-bas (d'Allemagne, du Danemark, de Suède). Au Palais Présidentiel déserté et investi par les troupes britanniques, le journaliste déroule l'étiquette encore apposée à la robinetterie rutilante. "Plaqué or, ça vient d'Espagne!" A l'écran, on voit des gens courant, titubant sous le poids des choses, des meubles de bois précieux qu'ils ont pillés, une table basse ouvragée, j'avais écrit outragée, très lourde. On voit les pillages. C'est ça qu'ils montrent. On entend: aujourd'hui, la voix des dirigeants s'est tue, la liesse et le pillage. On entend "la première bière"; qu'on appelle celui qui a écrit la louange des petites choses simples, la première gorgée, qu'on l'appelle vite, qu'il vienne, il viendra, il vient, il est là, c'est ça, Delerme, il saura dire la buée sur le verre glacé, hautement lyrique, individuel, les gens adorent, autant que le destin d'Amélie Poulain, c'est joyeux frétillant et frais, à la portée de tous. On entend Pujadas dire: "vous allez voir un document exceptionnel, je pèse mes mots, c'est exceptionnel!" Et que voit-on? Des gens qui courent dans le chaos et les tirs insensés avec des choses très encombrantes qu'ils ont prises. Plus personne pour couper la main qui vole. Saddam out. On voit un pouce en bas. Les maîtres changent. Les feddayins leur courent après, honte sur les voleurs devant ces étrangers qui filment. C'est ça qu'ils décident de montrer. Ils appellent ça la réalité. La vérité. C'est leur vérité, leur réalité, leur regard. On voit un homme en colère qui dit votre eau, si c'est comme ça, vous pouvez la garder, retournez chez vous! On entend le commentaire de la présentatrice. "La dignité peut-être?" Sans doute, un reste, quand il en reste. Pour boire une goutte d'eau, on perdrait sa dignité? Certains oui, d'autres, non. Demandez à Reza, le photographe de Massoud, ce qu'il a vu ces derniers mois en Afghanistan, après la libération du terrible régime des Talibans. Demandez-lui. Il y a fort à parier qu'il hoche la tête sans rien dire. Triste? Non. Pas forcément. La lucidité ne rend pas toujours triste. A Paris, nous avons encore le Marché aux fleurs de la Cité, les kiosques à journaux, à profusion, le large fleuve et les péniches lentes. A Téhéran, les premières choses qu'on voit, partout, ce sont ces bocaux à poissons rouges, la veille de Nowrouz et ces bus aux entrées séparées. La tête qu'ils font quand on entre avec les barbus. Pythie, pitié, Isabelle Dormion, 24 avril 2003 Ce matin, ouvrant matinalement le poste de radio, j'entends
la voix d'une assistante sociale, léger accent des pays
de l'Est, la voix d'une femme de trente-cinq ans. Cette voix
parle avec un vocabulaire de sociologie édulcorée
par la politique. J'entends des mots qui se répètent,
des mots-clés, respect - individu
à part entière- regard - autrui- autre - l'autre
- altérité -comme l'a dit Levinas- poly-handicap - adulte - place -regard - autisme
- violence - citoyen - souffrance des parents - handicap. Contractuel, Isabelle Dormion, revigorée par ce lundi projectif, mardi 29 avril 2003 Ce matin, sur France Culture, Valère Novarina, ce jongleur des mots, ludique, inventif, s'inquiète de la dévaluation des mots dans la presse. On n'attendait pas autant de rigueur et d'autorité morale de la part d'un esprit si créateur. A propos des pillages du Musée de Bagdad, ce n'est pas un génocide culturel, mais la destruction du patrimoine de l'humanité et l'anéantissement de sa mémoire. Certes c'est une catastrophe. Si le mot génocide est utilisé de façon erronée, qu'advient-il quand un génocide est accompli? Les médias ont installé par souci de sensationnalisme, en utilisant des raccourcis frappants, des jeux de mots pétaradants, accrocheurs, en simplifiant les titres qui doivent produire sur le lectorat un effet rapide, les mots perdent tout sens. Un génocide est le meurtre d'une population. Combien faut-il de corps massacrés et enfouis sans rituels dans la terre pour parler de charnier? Cinq, dix, cent, cinq cents? Les Chiites rampant vers Kerbala, vers le tombeau d'Hussein, le martyr sanctifié, ceux qui se flagellent la poitirine, ceux qui prient, ceux qui hurlent, ceux, religieux excessifs, ces ayatollahs qui vont prendre le pouvoir à la place des tyrans laïcs appellent et suscitent un nouveau marché. Modeste mais prometteur. N'a-t-on pas vu récemment dans la Nièvre, une petite entreprise familiale fabriquant des martinets, ces lanières désuètes pour enfants vilains qu'on punit en famille, se reconvertir et déployer des trésors d'ingéniosité, des machineries sophistiquées à lanières multiples et clous nombreux, version domestique et version luxe, dans le marché SM en pleine expansion? Bientôt de nouveaux contrats seront signés avec les Chiites Irakiens. Encore faudra-t-il que les Etats Unis concèdent ce modeste créneau irakien, semi-artisanal et semi-sadien, celui du masochiste fanatisme, à la France, la vieille France ingénieuse, qui prendra la seule opportunité qu'on lui abandonnera. Nous avons eu des contrats d'armes avec l'Irak, continuons donc! Les derniers des Patagons, Isabelle Dormion, 5 Mai 2003 Ce matin, à France-Culture une émission sur
les récits de voyages. Très bien. Arlette Farge.
Une omission monumentale feint d'ignorer ce qui précède
et provoque le mouvement. Au moins une fois dans la vie, il faut
s'être vu sollicité par un candidat à l'immigration,
futur voyageur, futur immigré, futur exilé, pour
une invitation en France, une lettre, une précieuse attestation.
Tourisme ou mouvement suscité par l'économie? De
Stendhal au récit d'un petit ramoneur savoyard déambulateur
pédestre, proposant ses services de ville en ville, usant
ses semelles au hasard de l'accueil, à la prolifération
des cheminées, distinguons les différents mouvements.
Plaisir ou nécessité. Rencontrons à Paris,
dans les communautés accessibles, loin des rivages illusoires
et des randonnées entre-soi de Nouvelles Frontières,
ce qui a poussé les Afghans, les Indiens du Passage Brady,
les Kurdes persécutés, les Arméniens rescapés,
ces blacks des foyers-ghettos, ces Roumains des limites de Choisy,
ces intellectuels Iraniens désabusés, ces cercles
concentriques, aussi cloisonnés, aussi hermétiques
que les sociétés qui les ont rejetés dans
l'exil. Celui qui franchit les frontières des montagnes, qui
traverse les rivières à la nage, au risque d'y
laisser la vie, ne laisse pas toujours le récit littéraire
qui enchanterait nos veillées aux chaumières. Chômage
mondialisé. Opposition Nord-Sud. J'ai entendu des histoires
qui laissent pantoise, tant le courage des voyageurs, en exil,
est immense, et leur nostalgie, inextinguible. Nos pérégrinations
de grands voyageurs, nos grands crapahuteurs barbus, imberbes,
rasés, chéris et médiatiques réunis
annuellement à Saint-Malo, en conclave ronronnant, ont
quelque chose d'indécent. Entre-soi, compactés,
l'aventure et le rêve assemblés. Y sont jactantes
nos infinies complaisances. Le plus loin, le plus exotique, les
derniers Yanomamis, les derniers non-vaccinés, les derniers
Mohicans, les derniers des Sioux non-alcooliques, les derniers
cannibales. Le premier des imbéciles. L'oeil le plus anthropologique.
Le plus prédateur. Le regard le plus pointu. "Pointu"
, l'oeil qui pique, ce mot haïssable, avec "plaquette".
"J'ai publié chez Plume-nomade une plaquette très
pointue sur les derniers Glossolaliens de Sainte-Anne."
"Mais vous êtes vraiment allé à pied
en Glossolalie? Mais c'est merveilleux!" "Oui, j'avais
un informateur, il avait rencontré Artaud en short, Claudel
en pullman, et bien sûr, Joyce en personne dans sa période
éphiphanique. Savez-vous que Joyce a enseigné en
Croatie?" "Non, vraiment? A Dubrovnik? Mais c'est très
intéressant, ce nomadisme pluriel, ce foisonnement linguistique
des savoirs! A propos avez-vous vu l'ombre de Pouchkine à
Karlovy-Vary? Oui, c'est vrai, les eaux sont dégueulasses,
ça se démocratise, on vient le week-end en masse,
mais c'est si désuet, si fashion-nostalgie!" On y
trouve l'amateur de désert, le même, mystique et
buriné, sévèrement burné, toujours
le même, on y trouve toujours Lacarrière, qui de
son héllénisme déambulateur, a fait carrière,
puis a fait molle litière. Lanzmann et ses grolles fameuses
et sacralisées, caramélisées par la sueur
et le soleil. "Aujourd'hui j'ai mal aux pieds, j'ai des
ampoules!". On s'en fiche. On y trouve le baroudeur des
guerres, qui n'a pas bonne mine, profil bas, remis en question,
n'en menant pas large après les horreurs de l'Hôtel
Palestine. Demandez à J. P Mari ce qu'il pense de ses
ballades d'agrément hors de l'hexagone. Le correspondant
de guerre, qui plaît toujours tant aux dames, quand il
revient, n'en revient toujours pas. Il a de l'ingénuité,
celle de Tintin, courant au mileu des balles sifflantes. "Horreur
et merveilles je suis encore vivant!" Il se sent vivant
dans l'horreur. Révolte sur le trottoir, Isabelle Dormion, 9 mai 2003 E. Badinter tire sur les ambulances, avec ses deux grands
yeux gris philosophico-juridiques. Le nouveau féminisme?
Affûtons la lame avant de la pourfendre par le milieu.
Sortons les dagues et les poinçons. Ennemie désignée.
Traîtresse, que le ridicule seul la tue. Lassitude. Même
son brushing lissé ne m'agace plus. Linguistique, Isabelle Dormion, 12 mai 2003, mis en ligne 26 mai après une panne de Noos de quartier réparée A peine l'onde captée, j'entends "l'argumentatif
tribunitiaire". J'avais compris les tifs pénitentaires,
la boule à zéro des frères Dalton. Bigre!
C'est une grande spécialiste en linguistique qui parle.
On entend aussi, "fixiste", une nouvelle perversité,
"passéiste", une ancienne perversité?
Rousseauiste, normal. Rien de pathologique. On entend les protagonistes
de la langue vivante contre les puristes de la langue Devos.
Des cuistres. Ces derniers militent en gardiens du dernier bastion,
qui prend eaux de toute part dans et hors l'institution. L'université,
la culture, la rue, la banlieue. Les puristes font face aux novistes,
ces adeptes de la langue de tous les jours, en Nike bitumeux,
normal. En quoi un SMS d'adolescent peut-il rivaliser avec la
muséographie de la langue de Boileau ou la canaillerie
hermétique de celle de Lacan? La langue est-elle un patrimoine?
Oui. A Sauvegarder? Certes. Comment donner aux enfants le goût
de la langue. En leur proposant de jouer avec la langue. Il faut
d'abord aimer les enfants. Difficile. On leur donnerait des baffes.
Il faut aimer leur parler. Impossible. Fossé transgénérationel,
disent-ils. Il faut du talent. Il faut des cruciverbistes de
génie. C'est un sacerdoce. Oui, personne n'a jamais dit
le contraire. En usant mes semelles dans les banlieues, recueillant
avec Lapassade les écrits, les hauts faits, les oeuvres
immenses et les petits essais foireux des rappeurs, j'ai été
frappée du niveau où se situaient leurs joutes
oratoires. Le dernier qui ne trouve pas le mot juste est mort
d'avance, coulé dans le macadam en fusion. Mort de honte.
Etayés de dictionnaires colossaux, prenant leurs références
chez Baudelaire, Rimbaud et Gainsbourg, on n'a aucun mal à
leur faire découvrir Mallarmé ou aimer Ponge. Rien
ne rassasie leur curiosité ludique. Jamais "l'argumentatif
tribunitiaire" ne peut même venir frôler leurs
oreilles encore indemnes et sauvages, toutes virginales. Le Collège
de France, ça les fait rire. La Hune? Connaissent pas
Des rimes comptées dans les règles de la métrique
classique. Des alexandrins de banlieue, des versifications assassines,
des chutes au chrono, de la sueur, du taf, demain t'es mort,
putain de sort, du labeur, l'ultime aurore, on flingue, le coeur
en berne, les yeux et les cernes, larguons du port sans remord
autant de vioques, des synonymes, du nerf, du sang, de la santé,
de la déglingue, la vie, le verbe au zénith. Toujours
ce même vieux dilemme mou entre les garants de Corneille,
les abrutis abonnés de Flaubert et ces L'asocial, Isabelle Dormion, 27 mai 2003 Marchant en marge du cortège, les oreilles captives,
sifflets, ramdams, congas, phrases assasines, coups de cymbale,
saxos et trompettes, tambours, martellement de gong sur les boîtes
de conserves évidées, que de figures singulières
croisées*, une femme longiligne vêtue en grand deuil
de dentelles noires, d'autres sautillantes sur petites jambes
à ressorts, d'autres hurleuses avec frisettes, certaines
joyeuses, voire festives avec queues de cheval, des volontiers
farceuses à nattes, des moustachus graves à rouflaquettes,
pérorant, des convaincus, des timides à sacs à
dos, d'autres débonnaires, les cheveux déjà
blanchis sous le harnais intellectuel, on apprend de belles,
grandes et nouvelles choses urbaines, que Fillon rime, que Raffarin
** rime aussi avec pétrin, Rastafarin, pain, levain, fin,
cousin, coussin, sibyllin, mâtin, traversin, coquin, gratin,
vacherin, on voit une femme vêtue d'une jupe de jean, l'air
sinistre, tendue, mâchoires crispées, tenant en
laisse un chien blanc portant panneau au col, agacé par
la foule, elle semble attendre les autres, qu'elle ne retrouvera
pas. Sur le parcours, c'est l'occasion rêvée de
découvrir des plaques de poètes en bronze, de véritables
inconnus habitant les larges avenues de la littérature
posthume, c'est l'occasion, au Val de Grâce de s'asseoir
à côté d'un valétudinaire grincheux
qui me flanque un coup d'une énorme radiographie glissée
dans une gigantesque enveloppe en papier kraft. Il vitupère.
Je lui reglisse le dossier funeste promptement sur les rotules,
il n'aime pas les manifestants, il est opposé à
tout, il est même opposé à ma présence
sereine, il veut le banc à lui seul et je regagne le gros
de la troupe qui va toujours de l'avant. Je ne retrouve pas les
autres, que je ne cherche pas vraiment. Banderoles, tous ensemble
sifflant et annonant les chant des partisans, tous ensemble braillant
l'internationale, camarades et joyeux drilles, restons unis.
Devant la Closerie des Lilas, des visages assis dévisagent
les gens pris, extirpés de la masse mouvante, souriants
et légèrement gênés devant leur table
ronde. On rêve de s'asseoir avec eux, trahissant la cause,
bière fraîche, eau du robinet. Deux Américains
me demandent ce que veulent tous ces gens en colère au
milieu de la chaussée, que crient-ils, pourquoi empêchent-ils
les voitures? Je cherche les mots, travailleurs, travailleuses,
dans un jargon incertain. Teachers, ça ne fait pas un
pli. We work until we die. Certains in extremis en réchappent.
What? What? Comment dit-on, n'insistez pas je vous prie, je ne
suis pas d'humeur à pratiquer la traduction simultanée
des slogans hurlés par les camionettes d'animation avec
ballons et cornes stridentes, klaxons. Je traduis ce bel effet
de foule avec bras levés et cris jaillis des poitrines,
la ola. C'est la hola des dégoûtés dis-je
aux Amerloques interloqués. Je ne trouve pas l'expression
juste, dans mon bilinguisme précaire pour dire "le
gouvernement voudrait enfin dégraisser le mamouth".
On voit passer un éléphant en papier doré
et argenté. Chromo, le temps de l'inventaire, Isabelle Dormion, 29 mai 2003 Un cadre de bois sombre et vernissé soutient un verre mince, à moins que ce ne soit qu'une simple feuille de plastique rigide. Une cascade bondissante, par un effet de disque tournant et miroitant derrière l'image, se fracasse en eaux bruissantes sur les rochers. Le cadre, légèrement altéré à l'un des coins, a pu être cogné lors du transport aérien Hong-Kong- Roissy-fret: 50% ? éraflure, propose la vendeuse. Je demande quel est le titre. La traduction littérale des idéogrammes, après quelques hésitations, est plutôt proche de "cascade frétillante". Idée de poisson vif et remuant, argenté, risque-t-elle, les yeux mi-clos. C'est beau, dit la petite fille du magasin. En rangeant, péremptoire, sous le tiroir-caisse familial, les crayons de couleurs, la gomme et le compas des devoirs, elle précise, nattes noires, barrettes jaune vif, et gilet rouge, joues roses: "pas cher!" Un cadre de cerisier fleuri, deux banches d'un même arbuste, entrelacées par Kalila wa Dimna (1360-1374). Les derniers bourgeons rejoignent sur la gauche des nuages aux contours rigides. Dessous une chambre s'entrouve, découvrant une femme alanguie, picturale, sur un sofa, couverture chamarrée, mosaïques hexagonales vertes aux contours orangés, le maître de maison en chemise tenant fermement le pied gauche d'un voleur qu'il roue- vivement- de coups. L'intrus, un barbu, ne porte rien dans la main. Quelque chose indique que la maîtresse de maison, le poignet gauche posé sur un traversin cylindrique rigide, n'est pas indifférente à la scène. Un turban est posé à l'arrière-plan, sur un tabouret proche d'une crémone. Est-ce vraiment le couvre-chef de l'époux? Diamètres des crânes? Mesurons les personnages ci-devant. J'appelle cette minature "le roué de coups". 28,5x15cm. Les nuages sont ratés. Je les ai quant à moi retouchés d'un simple coup de pinceau. Un cadre enlevé ne soutient plus un papier de soie légèrement collé sur un carton fin. 1789, pas de signature. Figures abstraites, indications de chorégraphie? Chiffres, direction des mouvements, allure. De la même main, de la même année, femmes figées dans une maison de thé, plongées dans une consternation de chaque instant. Qu'attendent-elles? J'appelle cette image, haletante, "Et le thé?" 890, de Guanxiu, détail grotesque d'une face ridée et grimaçante, peinture murale. J'ai une copie réduite, en rouleau portatif, pratique, peinte par un moine de mes amis, celui qui ne signe rien, celui qui ne se nomme pas, celui qui ne méprise pas toujours les transports en commun. De Guo Xi, 1072, début du printemps, rouleau mural, encre sur soie. La cascade luminescente! Les mêmes lieux! Les mêmes grues de bonne augure se dirigeant d'un vol concerté vers les portes du temple, les pêcheurs, dans une barque, les mêmes, l'un des deux s'arrimant à la rive, identique! A gauche du tableau, est-ce une femme, cette silhouette courbée, happée, appelée par les eaux. La marchande des Olympiades, c'est elle, Tour Tokyo, c'est son dos, c'est son habit lumineux, c'est elle, apprêtée, s'élançant pour l'éternité! Image et chose écrite, Isabelle Dormion, 4 juin 2003 Vendredi 30 mai, le documentaire signé par Frédéric Mitterand sur France 2, à 22h35 montre les films tournés par les caméras Pathé à la mort de Tolstoï. Ils laissent voir son épouse Sophie qui tente d'entrer dans la maison du chef de gare où il agonise. Sa femme a loué un train pour se rendre avec ses enfants au chevet du fugueur. Elle y restera une semaine. On la voit regarder par la fenêtre, on la voit se faire repousser, on entend son témoignage, on voit encore l'entourage de Tcherkov l'éjecter et l'impression produite est si vive, si profonde que dans la nuit, on relit d'une traite la "jeunesse et les souvenirs" de Tolstoï. Mieux, le lendemain, on trouve dans les récits de Serge Tolstoï, par défaut, et dans "L'histoire des" de Nicolas Tolstoï, par défaut encore, toute l'humiliation de l'épouse. Il y a quelques lignes et le portrait de Sophie Anreïevna Tolstoï (née Behrs) en 1863. C'est tout. Cette femme a soutenu le grand homme, tapé ses manuscrits, l'a aidé à publier son oeuvre, lui a donné accessoirement treize enfants, et "prit en charge sa maison en maîtresse accomplie". "Bref, résume l'auteur, elle consacra sa vie au grand écrivain et à son oeuvre. Jusqu'à la fin, il n'essaya guère, semble-t-il, de la comprendre; il lui ôta tout droit, même littéraire, sur son oeuvre, prit comme secrétaire un charlatan déplaisant, Tcherkov et laissa en mourant un testament cruel à son égard ". L'ouvrage entier (484p) est la suite ininterrompue de récits sublimes d'hommes héroïques, dont l'un perd un bras dans une guerre, ils sont flanqués de femmes qui meurent en trois phrases narratives de couches pathologiques, de septicémie, ou pire, qui sont à peine citées et rarement nommées, vivantes ou mortes. Le film de F. Mitterand juxtapose les récits de l'écrivain, celui de son épouse et de l'une de ses filles. C'est poignant. Les biographies citées éludent la question en précisant que les rebondissemets d'une vie conjugale tumultueuse ont déjà été largement évoqués (ailleurs) pour qu'on s'y attarde (encore). Creuser la question serait d'un goût douteux, en partant du principe qu'il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre et encore moins pour son épouse, pour celle qui partage sa vie quotidienne. L'aristocratie du génie grandiose semble incompatible avec les faiblesses masculines, domestiques ou conjugales qui ne doivent en aucun cas être évoquées. Rien ne doit venir ternir l'éclat d'un esprit supérieur. Rien ne peut mettre en doute l'aspect quasi divin de l'inspiration et la justification de l'omnipotence créatrice (de l'homme). Tout ce qui peut rappeler les contingences misérables d'un quotidien prosaïque est laissé au domaine des femmes. La maison, le cabinet de travail, toute l'atmosphère créée autour du bureau et l'écriture des manuscrits, est suscitée par l'épouse. Cet environnement va de soi. Le sacrifice va de soi. Le refus inébranlable de Tolstoï, qui ne revoit pas sa femme avant de mourir, est rendu public par les indiscrétions des journalistes présents. Le désavoeu, l'humiliation sont donnés en spectacle. Il invalide une vie entière. Le mérite de ce documentaire est d'entremêler trois voix, sans effets grandiloquents, sans pathos, pour dire l'humaine solitude, les malentendus qui ponctuent la vie commune et l'échec de la grandeur à l'épreuve de la vérité et de la mort. L'image montre ça: pas de pardon possible, lutte et refus jusqu'à la dernière seconde. "J'ai aimé la vérité. Ils." dernier souffle recueilli, dernières précieuses paroles distillées, pas de rémission, orgueil blessé, grandeur et petitesse de l'homme. Porte refermée. Images ouvertes simultanément sur les textes, ce qui est rare. Hébétudes, Isabelle dormion, 9 juin 2003 J'ai fait un rêve affreux, j'ai rêvé que Gilbert Bécaud n'était pas mort, il était là; mine de rien, beuglant comme d'habitude, très en forme, toujours parmi nous aux Olympiades. Les chiffres et les contes, Isabelle Dormion, 12 juin 2003 47% de Français estiment que les médias ont assez parlé du séjour de Claudie Haigneré dans l'espace. Personne ne m'avait jamais demandé mon avis sur sa présence au Gouvernement. Selon les baromètres de la sémiométrie, les mots surnotés par les Français en 2002 sont : Argent - Respect - Différent - et curieusement Humble. Les mots Fleur, Dieu, Ile et Lune n'induisent aucun intérêt particulier ni collectif. Ils restent sous-notés. A propos, j'ai relu Jules Laforgue. Selon les mêmes méthodes, on assisterait à un durcissement du pragmatisme. Il y a, de 1998 à 2002, un retour à l'individuation. On privilégie l'émotion au détriment de la pensée. Après le mois de mai 2003, la pensée serait de retour? Attendons donc le ramassage des betteraves sucrières en plaine picarde! 66% des Français "ne se sentent plus chez soi comme avant". Leur a-t-on posé cette question idiote?... "Alors Madame, vous vous sentez chez vous comme avant?" Avant quoi? 49% des Français ne s'adressent jamais à la Vierge Marie. Mais 47% attendent "plutôt" avec impatience leur retraite. 99% des Français se nettoient régulièrement les oreilles. 65% jugent "que le chocolat est bon pour le moral" 70% préfèrent les calissons et les pâtes de fruits aux réglisses (21%)* Dans Libération du 11 juin: 30 pompiers du Nord ont tracté avec une grue une femme de 256 Kg prise de malaise. Elle (en?) est morte. Toute la presse s'empare de l'affaire Patrice Alègre.
Dans Libé, des photos accompagnent l'information. Fictions.
On dirait un film de Beinex. Le caniveau, je ne sais plus, les
égouts et les nuits, l'hôtel Europe, un conte d'horreur
moderne. Une dame de Charleroi, évoquant le tournage des "convoyeurs attentent", m'offre des chocolats, "des glayettes du terril présentés dans un petit wagonnet." Elle dit ouagonnais. Tout ce qu'elle dit est un enchantement de l'ouïe. Elle est imbattable en politique. Elle dit "casserole à pression" pour cocotte-minute. Je lui rétorque que je ne saurais manger sans pommes de terre. Les chocolats ressemblent à du mâchefer. Plus tard elle prononce le nom de "Monsieur" Dutroux, l'un de ses bons voisins, probablement. Les Belges (97%) nous jugent superficiels, ce qui reste à vérifier. * "L'état de l'opinion" - Rapport de la Sofres 2003. Des chiffres et des heures, Isabelle Dormion, 14 juin 2003 Apprenant aujourd'hui même sur France Inter que 47% des Français ne sont pas hostiles à la poursuite des mouvements sociaux et que 49% ne désapprouvent pas "tout à fait" la loi Fillon, je décidai une fois pour toutes de renconter personnellement ces gens, ces Français, quantitatifs, quantifiés, des compatriotes à part entière, et de mettre à l'épreuve ces chiffres et ces données avec la réalité, la vie, d'un tout autre ordre, qualitatif. Ce que je vis lorsque j'entrepris de visiter in situ l'échantillonnage semble édifiant à tout point de vue. Les chiffres 47 et 49 reviennent inlassablement, quel que soit l'objet de l'enquête, la Vierge Marie ou Raffarin. La France serait-elle à ce jour clivée en deux parties homogènes et cohérentes? J'en doute. Une personne sur deux, sélectionnée parmi ces 47% -certaines d'entre elles, parmi les 49%- ne répond pas au téléphone personnellement. Quelqu'un m'a répondu "Ich bin ganz alein", avec un fort accent d'Outre-Rhin. Une sur quatre "n'est pas vraiment disponible pour l'instant", la deuxième vient de commencer la lecture hypermétrope d'une notice sur les effets secondaires du Nobufrène, la troisième cherche des fils de fer d'une longueur de 15 centimètres, aux extrémités effilées, pour enfiler des cubes de boeuf de premier choix de quatre centimètres de côté en alternance avec des lamelles de poivron jaune, rouge et vert alternativement, d'une épaisseur de 22 millimètres, ceci avec l'unique intention, l'obsession, hâtive, de confectionner des brochettes Alaturk, la troisième verse du pastis 51 dans un verre Duralex évasé d'une contenance de 100 millilitres et recommencera l'opération, scupuleusement identique, à trois reprises, dans une tranche horaire qui peut s'établir vraisemblablement entre 11h et 11h52. La quatrième avoue sans hésiter qu'elle fait partie intégrante des 47% dûment sondés et qu'elle en est fière. Utilisez-vous une carte bancaire, demandai-je alors à cet esprit citoyen? Combien de fois par semaine? Lisez-vous les horoscopes? Croyez-vous à la numérologie? Utilisez-vous la mayonnaise en tube? Pourquoi? Avez-vous du cholestérol? Quel taux? Mayonnaise allégée? Soixante dix grammes? Taux de lipides? Contenance? Grand tube? Moyen? 70 ml? Concentré de tomate? Croyez-vous que Pujadas restera? Savez-vous que le taux d'audience de "Nice people" n'a baissé le 13 juin que de quelques points? Cette personne, idéalement sondable, réceptive à toute communication, à la fois béante, béate et obtuse, répondit avec une extrême précision à chacune de mes questions, nombreuses, pourtant futiles, souvent importunes et je l'avoue, parfois intrusives. J'ai ainsi pu en déduire sans difficulté majeure son numéro de carte bancaire, en sériant finement les questions fermées sur la numérologie. A 12 h 59, dépassant les clôtures du Jardin des Plantes, je pus apercevoir nettement deux hommes, probablement anglo-saxons, se ressemblant parfaitement, deux frères d'une soixantaine d'années, des jumeaux, écossais sans doute, peut-être même Irlandais du Connemara, vêtus de chemises beiges à manches courtes taille médium, et chaussés de brodequins de marche d'excellente qualité, en box patiné, d'une taille 42-43 pour l'un, cousues à la main, 45 pour l'autre, celui qui tenait le papier. En effet, l'un d'eux pliait en quatre, d'un geste sûr et rapide, une affichette de format 29,7x42, papier Canson 180 g/m qu'il glissa rapidement dans l'interstice d'un mur de l'Université de Jussieu, proche des laboratoires 24-34 du quai Saint-Bernard. Leur voiture était beige, leur teint pâle avec légère couperose sub-maxillaire pour l'un d'eux, l'introducteur clandestin, leur mine, neutre, leur expression, indéchiffrable. Les nombres et les noms , Isabelle Dormion, 16 juin 2003 "Dans la religion juive, dit Chantal Ackermann, cinéaste
parlant ce matin sur France-Culture*, on n'a pas le droit de
dénombrer les morts. On ne peut pas dire, il y a eu 18
morts (ou 180, ou 180 000) mais Untel est mort, c'est Un et Un
et Un, ma grand-mère Sidonie Reinberg, est morte".
Ainsi des murs entiers portent gravés dans la pierre les
noms et les prénoms de ceux qui ont été
tués. Benassayag précise qu'on ne peut faire un
amalgame entre la Shoah et les victimes actuelles de l'immigration. Les chiffres et les palmiers-dattiers, Isabelle Dormion, 17 juin 2003 Dans le numéro spécial vieux du Monde (juin 2003), on peut lire que 49% des Français de plus de 60 ans considèrent la sexualité comme "importante pour leur équilibre" et 18% la jugent "même indispensable". Un Français sur cinq de plus de 60 ans déclare avoir une relation sexuelle par semaine. Si l'on considère ces chiffres -qui n'indiquent pas le sexe sondé, si j'ose m'exprimer ainsi, dans les 49%- on peut se poser la question: avec qui, ces 31% (49% moins18%), c'est-à-dire ceux qui jugent la sexualité importante mais non indispensable, ont-ils une relation humaine, normale, heureuse, épanouie, voire franchement amoureuse? Qui parle là d'amour? On apprend que si beaucoup sont sourds (40% après 75 ans), beaucoup sont belles ou ne désespèrent pas d'être belles (81% des femmes après soixante ans prennent soin de leur visage et 71% se mettent du rouge à lèvres). Pour qui? En effet, on sait aussi que tous sexes confondus, 37% se sentent seuls, qu'une personne sur cinq sondés âgés, a souffert de dépression et qu'heureureusemnt il reste les chiens dont s'entourent, si l'on peut dire, 42% des Français vieux. Beaucoup, par temps chaud, ne semblent pas souffrir du sentiment de soif, d'où le danger de déshydratation qu'imposent les températures caniculaires ces jours ci (35°). Dans certaines maisons de gériatrie, les soignants ont trouvé une astuce, ils leur donnent du cidre. C'est bon, c'est frais, c'est normand, c'est nouveau, c'est breton, c'est jeune, c'est une surprise accueillie avec joie et des applaudissements enchantés et renouvelés dans les hospices. Quittant les rigueurs statistiques d' "Alternative Economique" et les déserts surchauffés de la grande presse alarmiste quotidienne, émoustillée par Denis Roche quelques secondes, sérieux comme un pape de l'ennui sur France-Culture (voyages, voyageurs, récits Stendahliens et lieux communs), je retrouve la fraîcheur et les cascades bondissantes dans un ouvrage oublié par Arthaud "Tableaux des oasis égyptiens". A vol d'oiseau, aidé par un minimum d'imagination, on est transporté des îles du fleuve aux sources de Farafra, lieux dénués d'histoire. Alexandre Le Grand n'y a laissé aucun souvenir. Hérodote n'en fait pas mention. Il n'y a rien à voir, même si "sa partie ancienne est encore habitée". On peut donc s'y promener librement, comme nous y incitent l'auteur et les photographies (murs craquelés par la sécheresse, portes de palmes tressées et une machine agricole faite de bouts de ferraille accolés, soudés, une flèche blanche indiquant à l'animal, comme s'il savait lire, le sens unique parcouru par le fourrage avant d'arriver dans les mâchoires paresseuses de l'âne qui se nourrit, le tout peint en rouge antique, cette machinerie judicieuse est ornée d'une callligraphie "made in Egypt" en grosse lettres romaines). Ceci signifie: oui, je l'ai faite, oui, c'est moi, avec rien du tout, oui, moins que rien, je vous emmerde, oui ça marche très bien sans vous, l'âne bouffe à l'aise, roi du monde comme chez soi. Sur son dos pelé, une selle faite de sacs en plastique cousus prolongée d'un harnais de cordes habiles. Sur une autre image, une femme sans âge, chapelière à Bashindi, tresse un chapeau de paille, qu'une fois confectionné, une autre aïeule borde d'un ruban d'étoffe bleue. Elles sont assises dans la cour d'une maison traditionnelle, construite en terre et peinte à la chaux. Sur le sol, on voit nettement les traces successives faites par le tissu de la robe lorsque l'une des femmes s'est assise puis relevée, on voit aussi des traces dans le sable de leurs pieds nus et souples. "Tableaux des Oasis Egyptiens" Textes A. Blottiere, Photos C. Sappa / Editions Arthaud Fondus et confondus opinions et chocolats, Isabelle Dormion 18 juin 2003 L'état de l'opinion est à ce point versasile, l'état de la France est si fluctuant que les graphes et les tableaux à peine publiés sont déjà dépassés, erronés, dissous. Ainsi, après le 21 avril 2002, 45% des Français pensaient que le gouvernement de Raffarin profitait "surtout"aux privilégiés. Aujourd'hui le mot "profit" paraît obscène. Dans ce même rapport, on lit pourtant, sous la plume de Laurent Jauffrin, ce que tout le monde sait sans jamais vraiment l'admettre "L'individu démocratique paraît, par un retour paradoxal de la critique marxiste, aliéné par l'économie du marché, qui satisfait ses besoins matériels pour mieux annihiler sa liberté profonde, mieux endormir chez lui toute interrogation sérieuse sur le sens de l'existence et le devenir de la société. La dictature des marques, l'omniprésence de la publicité, l'enveloppement du consommateur dans un cocon de désirs plus ou moins artificiels suscités pour que leur satisfaction alimente la machine financière amortissent toute contestation, récupèrent toute dissidence. En partant de Christopher Lash, on retourne à Marcuse et à tous les théoriciens de l'aliénation du consommateur dans les sociétés modernes. La culture elle-même, censée porter en elle toutes les interrogations profondes de l'humanité, se retrouve aseptisée, désactivée, désarmée par la logique marchande qui absorbe et rejette tout selon la courbe des ventes." etc Ces publications indigestes, si on prend le temps de les lire en dépit de tout et de les analyser en profondeur, comparant les chiffres d'une année à l'autre, comparant les formules et les questions libellées, relevant ces rapports incongrus entre ce qui constitue, installe, puis institue "l'opinion" et les petites manies consensuelles, les tics consuméristes, comme les boulimies d'achat à la Fnac ou l'amour du chocolat proné par Sonia Rykiel, on peut en déduire qu'effectivement ce rapprochement n'est pas le fruit du seul hasard et l'insistance à relever les collages saugrenus n'impliquent que la responsabilité des éditeurs de tels rapports qui impriment, eux, ces coqs-à-l'âne ineptes. Il suffit de les lire et les recueillir tels quels. En effet, les boutiques de Sonia Rykiel et sa profusion de fringues hors de prix ont vite remplacé ce qui constituait au quartier Latin la matière vivante, l'essence, l'humeur, le livre. Le douceâtre enrobé de luxe, enrubanné de papiers noirs et glacés, a remplacé l'esprit. Il existerait là, ronronnant avec chats, un club d'intellectuels grands-amateurs de chocolats, comme une confrérie de l'hédonisme à la portée de tous. Sonia Rykiel n'est pas loin d'imaginer, parce qu'elle a un local de fringues à l'angle de la rue des Saints-Pères, proche du Seuil, parce qu'elle a gardé des cheveux longs et le look noir de Juliette Greco du temps de Sartre, qu'elle est une intellectuelle. Il n'est pas besoin de rappeller que le café le Procope servait cette boisson vivifiante destinée (il y a bien longtemps) à stimuler les intelligences d'alors, à soutenir les polémiques, à provoquer en duel pour un seul mot outré. Boisson propre, par sa qualité vivifiante, selon Moreau, médecin du Roi en 1643, à revigorer la cervelle, elle devient sous l'autorité de Sonia Rykiel, la boisson émolliente, decérébrante, germano-pratine, de toutes les voluptés, de toutes les facilités, de toutes les complaisances fielleuses, la boisson des ragots et des confidences people à l'heure des thés oisifs, des sofas bas, la boisson des délices végétatives, post-digestives, à cinq heures, l'heure illustre des sorties et saillies de la marquise, le nectar aristocratique (et démocratique à la fois, dans "Elle", ce petit luxe, le petit plus, le supplément d'âme pour vous et moi) le carburant de tous ceux qui affirment sans vergogne, haut et fort "oui, j'aime tant le luxe, je revendique ce plaisir" et reprenant le mot de Cocteau "trop c'est juste assez pour moi". J'aime "ces mendiants exposés qui s'offrent sans honte"* L'ennui c'est que S. Rykiel n'est pas vraiment Colette, qui elle, pouvait tout se permettre, faire l'éloge de la tartine de pain trempée dans le café au lait et se balader toute nue dans son jardin de Saint-Tropez. Colette avait du talent et c'était un écrivain. Bref le rapport 2003, p. 259 vient à (faire) comparer le Président (de la République) à un chocolat, puissant et noir (38%) Dynamique(34%) comme un chocolat aux épices, novateur (23%) comme un chocolat aux fleurs, chaleureux (23%) comme du chocolat au lait. Qu'on puisse comparer un homme à un cheval, je comprends, un étalon, un pur-sang, un bourin poussif, un truc bon pour l'abattoir, j'imagine, on abat bien les chevaux, c'est humain, mais à une friandise, du chocolat aux fleurs! Que signifie "être chocolat?", "se faire
chocolat"? : être berné, grugé. *"Du chocolat" Christian Constant - Ed Ramsay - préface de Sonia Rykiel Ma non troppo, Isabelle Dormion, 23 juin 2003 Visiter la ville de Téhéran s'apparente d'avantage
à la tauromachie qu'à la villeggiatura. Se munir
de banderilles et les planter dans la carrosserie fumante des
véhicules en furie. L'exil et la cabane, Isabelle Dormion, 24 juin 2003 Place saint-Sulpice, au Marché de la Poésie,
tapie au fond de la guérite en planches de bois*, je vois
Laurent Terzieff saluer une dame blonde, le geste entravé
par le dossier d'un banc public. Il lui baise la main. Je crois
reconnaître la fille du peintre Weissberg, Lydie Lachenal,
mais je me trompe sans doute. Là, c'est le mot "exil"
qui s'impose. Voyageurs et voyageuse, Isabelle Dormion, 27 juin 2003 Echappé du festival de Sannois, un homme moustachu, le neuveu probable de Django, s'assied à côté de moi, cuisses écartées. Je m'amenuise pour lui laisser toute l'aise posssible par ces canicules. Il a une odeur très forte de marche à pied. En effet il me fait signe, hilare, qu'il vient de loin, d'Allemagne, et même de Roumanie. A pied, lui dis-je? Ne comprend pas un mot. En face de nous, très aplatie, une jeune japonaise tient, col blanc, impeccable, une petite fille d'un an surmontée d'une houpette noir de jais tenue par un élastique samouraï. L'enfant est joufflue, babilleuse, expérimentalement prolixe et très mobile. Elle entreprend d'escalader, par delà la face Sud de sa génitrice qui ne présente qu'assez peu d'aspérités ni aucune prise mammaire aux petites mains, le dossier de skaï Ouest portant un graphe récent, de consonnance turquo-moldave, Sbürk. Le bébé, aidé par les encouragements du neveu de Django (mais est-ce vraiment lui?), ses applaudissements gitans, son enthousiasme moustachu (il porte des bacchantes de voyageur sans préjugés et sans bagages) accroche les lanières d'un sac Simili-Vuitton amarré aux frêles épaules nipponnes. Le Roumain de Sannois me prend à témoin. Il pointe son index dans son estomac, énorme, poilu, que laisse entrevoir une chemise aux boutons défaits. Moi, papa! Je montre mes doigts, ah, bon, combien, un seul, dix? non? ce n'est pas ça? Sprechenzideutch? Non? Pazunmo? Fünf? En face de moi, une dame aux traits sévèrement cousus par la chirugie esthétique me lance des oeillades d'avertissement et de menace tirées au cordeau. Faites quelque chose supplient les yeux trop grand ouverts, il va bouffer l'enfant! Je lui réponds, les yeux plissés par la sagesse, non, ne craignez rien, je suis voyageuse professionnelle et en tant que telle... La personne-du- voyage moustachue fait signe à sa mère (gens-du-voyage aussi mais sourdingue) placée derrière moi et qui m'envoie des coups de coude complices dans sa robe chemise à fleurs, pour lui signifier, avec force mimiques, qu'un bébé comme ça, il en ferait bien des milliers juste pour le sport. La Japonaise pâle s'aplatit encore dans la banquette jusqu'à presque disparaître dans les coutures, la vieille cousue horrifiée et surtirée me dit à voix basse, "mais il va la rapter, l'enfant, c'est incroyable!" J'essaie de plisser davantage les paupières, comme j'ai vu Bouddha le faire statufié, mais en vain. Maison Blanche, elle s'esquive avant que je lui envoie la mandale qui assainirait l'ambiance. Le Roumain, mon voisin de banquette, a une brusque moue de dégoût, il me lance un oeil noir (laisse tomber please!). Il s'est désintéressé de tout. Il est comme flasque. Il croise les bras sur son ventre, ferme les yeux et feint de s'endormir en quelques secondes. Porte d'Ivry. La rame s'arrête. On est arrivé. Où? Sans raison ne pas aimer Reza, Isabelle Dormion, 30 juin 2003 Sur les grilles du jardin du Luxembourg des photos agrandies
suscitent autour de moi passions et controverses. Quel est le
motif d'une telle divergence? Deux camps "C'est une véritable
honte!" "Paris-Match tous les deux mètres!".
Quel est l'objet du délit? Une quatrième de couverture
à Libération, la gloire, le vendredi 20 juin? C'est
ça? Le dépit? La simple jalousie? Qui est le coupable?
Un Homme assez modeste de taille, taillé comme une lame,
les yeux affûtés, la langue comme un cimettere.
Qui est-il? Un exilé. Ce qui alarmerait autrement, dans le domaine de la culture,
c'est que Jonnhy Halliday aurait pu faire don au Patrimoine de
la maquette de son dernier concert annoncé sur la 2, abusivement,
publicitairement, ad libitum, gratos et jusqu'à la lie,
dans le nouveau concept "génération Matrix".
Une conservatrice se demandait comment le remercier gentiment.
Je lui conseille de refuser dignement, non, plutôt indignement:
"Cher Monsieur et néanmoins Johnny pour tous, permettez-
moi tout d'abord de vous souhaiter un joyeux anniversaire pour
vos soixante ans qui ont largement abusé de notre patience
télévisuelle. Nous avons bien reçu votre
proposition de collationner dans le catalogue du Patrimoine Français
de la Culture votre maquette du dernier concert donné
à Paris. Malheureusement, ceci ne ressemble à rien
de rien etc..., culture-voyez-vous, exception française,
top-niveau, génération Matrix mon cul, en tout
cas, ça ne ressemble pas à grand chose, fumigènes
et gaudrioles in vitro, effets de cape à la mords-moi-le
noeud, et jeux de jambe tenus secrets jusqu'à ce que la
nuit tombe, enfin fatidique, mise en scène tenue secrète
in extremis, spots, néons et fans, Stade de France, Bercy,
Parc des Princes, dix millions d'entrées, même combat!
J'ai immédiatement saisi mon confrère des Sports
et des Foules, M. Lamour, non plutôt, l'autre, M. Marcel
Campion, tenez, un autre grand emmerdeur et détenteur
de la grande Roue postée place de la Concorde, qui a le
même problème, la soixantaine, identité,
andropause et Cie, reconnaissance, produit, culture, lard ou
cochon, Kèskellamagueuleuh, élu du peuple, élu
de Raffarin, France chérie d'en bas, élu de tous,
kès? J'ai entendu in vivo par l'un de vos impresari de
jadis, J. P. Bloch, suggérer tantôt que vous étiez
le nouveau héros shakespearien du vingtième siècle,
le nouvel Hamlet chéri des dames, le romantisme à
la portée de toutes, l'excellent produit de base, bref
le numéro qu'on peut miser dessus, mais bon, n'est-ce
pas légèrement se foutre du monde, etc, etc...?
Quant à votre maquette, elle reste à votre entière
disposition, place de Valois (métro Palais Royal 8h30-12h,14h-18h)
etc... Remballez le truc, reprenez le matos, take it easy, et
croyez bien, 1000 regrets, merci encore, le prenez pas mal, remerciements
toujours, keep cool, Cher Monsieur, gloire et patrie immortelles
en sus, restons amis, et pourquoi pas à toi Jonnnhy pour
la vie, etc... Dimanche dernier, on pouvait voir Reza attablé sur
une petite table dépliante, un truc de camping,
signer ses livres qui connaissent un énorme succès.
Il recevait attentif comme au confessionnal, concentré,
légèrement dépassé, persuasif, parlant
à tous comme s'il était seul interlocuteur avant
la fin du monde. Devant lui, une queue de gens, silencieux comme
derrière un guichet de banque, attendant le fabuleux trésor
dédicacé. Et le précieux livre, misère
de misère, amputés de la guerre, enfants soldats,
nourrissons en péril, tous les damnés de la terre,
en cohorte innombrable. Obscures lumières. Curieux. Les
détracteurs indignés: "Qu'on enlève
ça!" "Cette yourte montée et montrée,
une honte! Quelle image donne-t-il des hommes?" "La
misère, un produit!" "Voyeurisme!" etc...
Les intermittences, Isabelle Dormion 4 juillet 2003 Dans un fragment de sa chronique J. L. Ezzine ce matin à
France-Culture évoque le retour massif de Dieu dans les
médias. Il trouve qu'il ressemblerait de plus en plus
à un Karl Marx sévère à pipe. Au
moins quelqu'un qui représenterait correctement la gauche,
la classe ouvrière en voie de disparition, le prolétariat
tombé au purgatoire. Chacun voyant Dieu selon les myopies
ou les aveuglements de son coeur, je le verrais, s'il apparaît
et disparaît ainsi périodiquement dans les médias
-fluctuat nec mergitur- et s'il vient d'ailleurs, d'en-haut,
à la fois si proche et loin si de nous, comme un Exilé
suprême et comme un intermittent d'un spectacle non pas
annulé ni reporté, mais constamment suspendu en
raison du caractère illimité de ses prestations
célestes et terrestres. Si nous le rendons précairement
existant ou massivement omniprésent, selon les caprices
des journaux, nous lui conférons le statut de travailleur
dans l'aléatoire. Or que dit-il, "je suis celui qui
suis". Pérennité dans l'ëtre. "Je
suis le verbe incarné". Vie dans la parole. C'est
donc loin d'être ce travailleur en pointillé, cette
sorte d'amateur culturel et funambule de la scène vivante
des contingences. Ephémérides et retro-pédalage, Isabelle Dormion, 7 juillet 2003 L'usage pratique des quotidiens est innombrable. Glanées ici et là, sans tenir compte du nom
de l'auteur, pour affaiblir la force de mes préjugés,
des phrases petites et d'autres grandes: Près du porte-revue, cristal de roche, trouvé
un vieux dictionnaire des synonymes. Au mot "se croire",
il propose s'estimer, se jauger, s'imaginer. Quant à eux,
les cinquante, certains se croient, d'autres moins, "avec
trois points suspendus, parce que nous ne trouvons jamais le
mot juste." Au mot "pose", on propose: posture,
attitude, affectation. Petites ou grandes manoeuvres ? mail, Isabelle Dormion, 16 juillet 2003 Si la mission assignée au gouvernement est de mettre
le pied dans la fourmilière, on peut observer à
ce jour une réussite à 100%. Le ministre de la
Culture feint de constater un tel gâchis et patati! un
tel massacre et patata! l'annulation des festivals, etc, comme
c'est dommage, pleurs et désolations, il s'indigne, le
Medef hurle à la lune pleine, et patati! comme c'est suicidaire,
hou! ouh! tous beuglent, meuh! meuh! comme c'est déplorable,
et patata! pleurs et grincements de dents comme c'est irresponsable!
cris et désolations! et cela pendant des heures! comme
c'est abject, ce rôle ignoble joué par la CGT, fausse
indignation, etc, cris, larmes, cheveux arrachés par poignées
et calvities qui s'ensuivent, ministérielles le mercredi.
Bref ils nous chantent tous Ramona en mi majeur quatre dièses
à la clé. Réussite à 100%, coups
de pied dans la maisonnée, débusquer le fameux
profiteur, l'infâme vampirisant, sauve qui peut, chacun
pour soi, divisions, in contre off, débusquer la
parole, faire sortir les récalcitrants, provoquer les
contradictions, «débauche de créations»,
pointer les faiblesses, «artiste mortifère»,
ajouter de l'huile, enfumer, insecticides, opacités, lumières,
spots, yeux aveuglés, les attirer puis les repousser grâce
aux médias, lampes, spots, feux et glace, perversité
grande et petite, les jeter les uns contre les autres, grands
contre petits, jalousies, envie, partage du maigre gâteau,
portions congrues, caisses vides, plus un radis, mais un trésor
est caché dedans, c'est le fonds qui manque le moins,
travaillez, labourez, Français d'en bas, un véritable
trésor, les ridiculiser, les obliger les uns contre les
autres à prendre des positions intenables, paradoxales,
à demander à supplier, pitié, écoutez-nous,
laissez-nous mourir, pitié, laissez-nous vivre, manoeuvre
pour rendre les agents de la culture seuls responsables de leur
propre mort. N'est-ce pas le comble artistique du cynisme? Ce
n'est ni du pain donné en partage, ni de la brioche jetée
en miettes inexistantes aux Versaillais, mais un petit four,
le merveilleux, le fondant macaron de chez Lenôtre? Très
spécial, élitiste, chic, pur choix, prima de luxe,
produit privé, fait maison, préférentiel,
choisi, concurrentiel, Meilleur produit du meilleur ouvrier,
délicieux, fourré aux amandes, mais il n'y en a
pas pour chacun. Il y en aurait, plus tard, paraît-il,
pour d'autres. Il y en aurait eu. Conditionnel antérieur.
Y en aurait-il eu? Conditionnel antérieur interrogatif
- Qui d'ailleurs pourrait seulement s'offrir ce luxe d'en rêver.
Pas pour tous. Quelques uns oui. Pas les autres. Les autres,
non, à la niche, couchés. Mais surtout, décidez-vous
seuls, vous êtes libres. Vous êtes responsables.
Qui d'entre vous veut se suicider le premier? Allez, désignez!
Courage, tirez! Pour ce que j'en dis, Isabelle Dormion, 20 juillet 2003, reprenant le sujet dont on causait, à savoir l'art malmené et malnommé. Aujourd'hui, sur (à, invité de) France-Culture,
on peut trouver, matinal, Baudrillard, qui énumère,
placé à bonne distance de la polémique qu'il
engendra le 17 juillet dans Libération, les arguments
permettant, non de suicider les artisans, les ouvriers et les
contre-facteurs de la culture, mais de les tuer. Il se cite.
Il commente ce qu'il a écrit. On peut tuer la culture,
on doit le faire, dit-il, si on assiste à une inversion
des signes par la prolifération. C'est une oeuvre de salubrité
publique. Il y aurait pléthore en la matière. Quelle
matière? De quoi parle-t-il? La culture. Il y a un ministère
de la Culture, qui gère la culture, objet des politiques.
La culture est un marché. Patrimoine, trésors
et tout le reste. Il parle du reste. De ceux qui
restent sur le pavé. De ceux qui lancent des pavés
d'antan, destructifs, iconoclastes et sabordeurs. De ceux qui
tentent de barrer le concert de Jonnhy, des trouble-fête.
Il parle, sans la nommer, de la fête. De quelque chose
de superflu. En trop. D'un reste. D'un supplément
d'âme concédé à la bourgeoisie
pour ses objets de plaisir. Il y avait d'antan des maisons,
des lieux assignés pour cette production protégée
et contrôlée par l'Etat. Curieusement, ce n'est
pas chez Debord qu'il faut trouver des arguments de pondération.
La culture concernerait les modalités expressives d'une
civilisation. Les stickers, dans la rue en font probablement
partie, comme les tags et le rap. Les negro-spirituals qui aujourd'hui
donnent lieu à des représentations, placées
dans les règles du marché spectaculaire, sont nés,
incantations vivantes au divin, d'une oppression. La culture
pauvre existe, cerfs brâmant, polychromes et boîtes
à biscuits sur le buffet. La culture alimentaire aussi
subsiste, faisant partie en France de notre culture, en étroite
cohabitation avec (et surtout contre) l'impératif agro-alimentaire
économique. L'idée corrosive serait de faire table
rase de tout ce qui nuit, non à la culture, mais à
l'idée de la culture. Différence de qualité.
Les oeuvres prioritaires, les productions nécessaires,
les travaux d'agrément, les productions de loisirs, les
bouffonnades. Dans l'entretien, pas une seule fois le mot art
n'a été énoncé. Prudence de sioux.
Bourdieu est cité, Grand référent. Baudrillard
récuse le mot essence, essentiel. Il manie des concepts.
Etonnant ce que la notorité autorise. Un élève
de Première ES, candidat à l'épreuve de
français au baccalauréat, se verrait sans tergiverser
refuser la moyenne requise. Devrait repasser l'oral en creusant
la question. Hors sujet. Culture, précisez!
Arts et lettres, distinguez! Etes-vous sûr? Signes inversés?
N'y allez-vous pas avec le dos de la cuillère? Passage
faible, exagérations, provocations. A qui parlez-vous?
De qui parlez-vous? Connaissez vous pour ainsi dire le sujet?
L'hommage, Isabelle Dormion, 22 juillet 2003 "Devenu évidence, le chef d'oeuvre ordonne ce qui l'entoure"*. Aujourd'hui, le chef d'oeuvre désorganise ceux qu'il entoure. Restons immobiles une heure entière devant le manche d'ivoire*, protégé d'une glace nantie d'un signal d'alarme. Dans la nomenclature qui ordonne l'histoire des objets, le couteau est d'abord un outil, lame de silex, puis arme, objet d'art, enfin chef d'oeuvre. Où est donc le superflu? La distinction impose un caractère subjectif, qualitatif, à cet objet exposé. C'est une oeuvre d'art. Elle est posée là, évidente, s'imposant à la seule contemplation. Peut-être cette arme a-t-elle aussi servi à tuer. Le superflu serait donc le meurtre, utilitaire, la fonction prioritaire de l'arme. Nécessité du superflu, la beauté. Celui qui l'a façonné, l'ouvrier, le facteur d'art, l'orfèvre, est un artiste. Ce n'est pas la ressemblance qui fait la distinction mais la dissemblance. "Le sentiment de création que nous impose l'oeuvre capitale est voisin de celui qu'éprouve l'artiste qui la crée: elle est une parcelle du monde qui n'appartient qu'à lui". La beauté ne peut être le superflu d'un monde délibéremment enlaidi. Bricorama en banlieues sinistrées et zones piétonnes identiques des centres-villes aux pavements formolisés. Là-bas le Berbère déroule le tapis tissé des années durant. La différence de tonalité de l'ouvrage, précise-t-il, entre cette partie-là et celle-ci est due à l'interruption fortuite du travail. Le seul hasard? Enfantement, deuil, maladie, rien ne viendra dire dans la merveille posée sur la terre nue, le charme singulier, tout l'art, accidentel, nécessaire, des laines pâlies et plus vives. A l'église d'Auvers-sur-Oise, deux jeunes japonaises, avant d'arpenter les champs de blé fauché qui mènent à la tombe de Théo et Vincent Van Gogh, photographient non l'édifice, qui a été construit bien avant d'avoir été peint, mais un petit écriteau, qui montre l'église peinte. Au cimetière, des gens, devant la modestie des sépultures couvertes de lierre, se demandent si c'est vraiment là, le haut-lieu. Rien ne ressemble plus à un mort qu'un artiste mort. Quelques ossements devenus reliques d'une nouvelle sacralité. Les tableaux, les champs de blé, les tournesols, la malédiction, le mythe de l'oreille, fortunes, ors et gloires défuntes. Posant un coquelicot de Renoir sur le lierre de la pierre tombale, j'ai une phalange du médium piquée par une araignée, esprit malicieux des lieux. A Château-Thierry, dans le jardin de la vaste maison
de Jean de La Fontaine, près d'ifs taillés au cordeau,
un corbeau tenant dans son bec un hommage, dit en son croassant
langage "ci-gît un sagace, quoi, quoi, s'agaçant,
gai ou triste geai, en vain de tout, toi, passante bois, vois,
vis et lis!" Rungis/ " Kaputt ", Isabelle Dormion, mail du 19 août 2003 La canicule et la torpeur qui nous ont accablés ces derniers jours incitent au repos forcé qui mène droit à la lecture, ces autres turpitudes post-méridiennes. "ABC contre Hercule Poirot" , les "Dix petits nègres", " Sarn", "Léon Morin prêtre", "La fin d'une liaison", retrouvés dans une bibliothèque des années cinquante habitée par les fantômes et les toiles d'araignées. Mauriac et les grandes maisons du Sud-Ouest. André Gide, Cocteau, A. Lhotte, Françoise Gillot trahissant Picasso, Kandinsky, Bataille, Leiris, A. David Neel voisins de Léon Bloy, voisin contraint de Pierre Louÿs et de Francis Carco. Heures propices. Marcel Aymé et le scandale de "La jument verte". Je me souviens encore de la mort de Marcel Proust, Céleste pleurant près d'une cheminée, tables desservies et draps que l'on tire, amidonnés à l'eau de riz. Aperçue sur les rayonnages en quatrième de couverture, cette critique qui fait voler les légères particules de poussière, qui fait tousser puis entrouvir les persiennes pour mieux voir et se plonger dans l'ouvrage jusqu'à l'aube (et l'accalmie où les yeux peuvent enfin se fermer): "Décidément, Malaparte n'est pas un homme comme les autres. Il se sert de sa plume comme une rapière. Et de sa rapière comme une canne de dandy." (La presse, 1947). Avant les dénonciations de Bernard-Henry Lévy, Malaparte décrit la barbarie dans une langue ambiguë, hallucinante, visionnaire, précise, épique, violente, lyrique, doucereuse, propitiatoire, hallucinée. Relu dans le même souffle prolongé, puis à nouveau, de façon plus froide, réfléchie, les deux ouvrages de l'auteur contesté, "Kaputt" et "La peau", puis dans un même ordre, on pourrait dire, poussée par la même logique non dans les retranchements mais, belliqueuse, non, en vain belligérante, dans les tranchées: "Les raisins de la colère", persuadée que les redites de l'histoire et la réédition des faits et dits permettaient de mieux comprendre la douce barbarie, la violence édulcorée, moderniste, le pétrole et l'Irak, l'argent et l'aspartame, le dollar et la mort, confusions du langage et vérités aménagées, que seuls les incendies incontrôlés peuvent venir purifier, faisant table rase. Plus un seul brin d'herbe ne viendra pousser là. Massif des Maures. Cinquante ans pour un nouvel arbre, pour un nouvel âge. Morts massives. Entrepôts frigorifiques. Viandes gardées froides sur lits pliants de toile militaire. Pseudo-urgences des gouvernants. Il n'y a évidemment aucun lien cohérent entre les flammes, le feu des tirs, les enfants soldats, les jeux de massacre, la chaleur, l'hyperthermie, et le ton imprécatoire, l'insistance singulière du style de Malaparte qui aujourd'hui même, cinquante ans plus tard, nous prend à parti, à froid. A quoi faites-vous allusion? demandent les commensaux. Feux! Le mot est dit en Allemand. Tous rient. Remplaçons le mot "commensaux", dont use et abuse Malaparte, qui dîne, c'est vrai, avec les maîtres, raffinés, les princes si spirituels du monde barbare, par "contemporains". Comment être contemporain? Excellent vin du Rhin. Voulez-vous de la sirène ou du requin? Comment décliner l'invitation? Feux! Tous rient. Nous préférons nous abstenir. Nous sommes attendus ailleurs. Toujours pensant à autre chose. Fuites. Cet ouvrage donne envie de revoir, glacés d'effroi, "Le chagrin et la pitié". Les mensonges de l'histoire et la vérité. Je me souviens de M. Charretier racontant, voix assourdie, yeux mis-clos, sans effet de réthorique, comment, alors qu'il devait avec des compagnons d'armes, abattre un jeune mouchard, un petit salopard de seize, dix-sept ans, ils avaient tous, sans même se concerter, tiré ensemble dans la paume des mains levées. Je n'ai pas cru à l'intégralité du récit. S'ils avaient tous visé les os fragiles des mains, phalanges, carpe et métacarpe auraient volé en éclats. Le garçon portait donc des "stigmates". Salut. Se sauver. Fuite ou salut christique. Que peut-on sauver? "Stigmates". C'est ce mot, ce seul mot non factuel qui importait, laïc, non dans les actes véridiques, les gestes vérifiés, calibrés, les paroles authentifiées, mais dans l'histoire dite debout, paupières closes, voix de Michael Lonsdale, recueilllement, altérations, mensonges, récit et beauté, le sang coulait dans ses paumes et il continuait à fuir, les mains gardées en l'air, dans les sous-bois, les maquis du Vercors. Quelque chose de morbide, de mortellement beau et putrescent, quelque chose d'une esthétique sépulcrale, d'une connivence avec la mort acceptée, décrite et décriée, une exhortation paradoxale, complice, voisine de la perversité. Hasard ou ironie, le livre de Malaparte était posé à côté de Huysmans et à côté de ce gros rapport illisible sur la sexualité aux USA. Eros et Thanatos, volets refermés. Rungis/ l'un seul, l'autre linceul, Isabelle Dormion, 22 août 2003 Les usines de capiton ces temps derniers ne chôment pas. Les actualités télévisées, qui n'y vont pas de main morte, montrent le satin de synthèse, fils de nylon blanc crème trop brillants des garnitures et des vains, tardifs capitonnages funéraires, et des plis qu'une main estivale et néanmoins prolétaire rassemble et pique à toute vitesse. Un contremaître vient les plier dans les housses, déjà les housses, celles-là translucides. La vérité elle, tarde à se manifester en ses plis et recels. Les menuisiers non plus ne chôment pas. Cercueils. Les Pompes Funèbres non plus, qui s'activent de nuit comme de jour, qui rappellent les gens déjà entreposés à la retraite. Pourquoi ne pas embaucher les intermittents du spectacle, pendant que nous y sommes, et au point de cynisme où nous sommes tombés. Ils chôment, eux, d'après ce que nous avons pu entendre, ils chôment sec. Pourquoi ne pas les impliquer dans ce grand spectacle, digne du cirque Amar/Findus. On voit, on entend Chirac appeler le 22 août à je ne sais quelle supposée solidarité de parentèle et de voisinage, compassionnelle et nationale, après la bataille, avocat du diable décisif et bronzé. Pourquoi serions-nous donc plus gentils l'été venu, après la lune rousse? Je n'ai jamais entendu parler de gentillesse dans l'hexagone, du moins pas à ce jour. On dit solidaire, ce qui fait moins appel à je ne sais quel sentiment obscur, niais et bêta, on dit plutôt solidarité, c'est l'affect civique aseptisé, normal. Le 7 août, désertant le Sud en flammes, la foudre tombée derrière la dernière maison d'un village isolé, réveillés par le vrombrissement d'un canadair comme un inquiet bourdon agacé et bientôt en folie, nous sommes allés abreuver nos anciens dans leur luxueux gourbi, dix pièces près du Touquet, ancêtres, qui, il est vrai, se sont demandé pourquoi soudain, début août, nous manifestions tant de sollicitude, avec autant de rafraîchissements sous les bras. «Pas soif !» disent-ils, péremptoires, d'un ton sans réplique que la surdité amplifie, si c'est possible, encore. Il faut leur verser de force, le goulot dans le gosier, au risque, il est vrai, de les étouffer bientôt. Alternant thé glacé, pailles délicatement nervurées de rouge et vert, stimulant «Géant», menthe à l'eau et sirop de grenadine des vertes prairies enfantines, dans un festoiement de joyeuses couleurs, nous les avons gardés par-devers nous, toujours aussi vifs et curieux de tout, exigeant bientôt des sorbets au cassis, des glaçons parfumés au sirop d'orgeat et je ne sais quoi d'insolite et d'exotique. Le sureau, mis en bouteille par les Suédois, ces crétins d'Ikea, leur rappelle désormais l'école buissonnière, leurs premières socquettes blanches, le Front Populaire. Bref, depuis peu, un nouveau concept est né. Les vieux, ceux qui exigent de nous une assiduité, une présence de chaque instant pour ne pas mourir d'hyperthermie, ils ne sont plus des parents, mais des «anciens». On ne dit plus la «mamie», «la petite dame», «Grannie, pomme d'amour» ma «mémé», ma grand-mère, mon arrière grand-mère, on dit «les anciens», ont dit aussi «nos anciens». Ceux qui restent s'appellent désormais ainsi. Les autres, c'était Germaine, c'était René, c'était Robert, de juillet. L'Ancien, c'est nouveau, c'est beau comme l'antique, c'est vibrant comme les Arts premiers, bref, c'est patrimonial, c'est quasi eugénique, c'est généalogique. D'où vient ce mot? Jaillit-il, estival, de l'inconscient collectif folâtre et culpabilisé? Non, il vient d'hier, à peine né, mercredi, il est né tout frais de la communication, des médias, mais la nouveauté du concept n'a pas empêché l'hécatombe de vieux, les vieux qui sont morts, nos vieillards, les morts familiers en cohorte, les nôtres, nos morts franciliens en tête de cortège, plus nombreux que les victimes d'un tremblement de terre en Algérie. Les vieux sont morts de chaleur tout seuls, asphyxiés par la pollution, ils sont décédés dans la plus totale ignorance, dans l'hébétude collective -même pas une minute de silence en leur mémoire- et la plus entière dignité, ils sont morts sans témoins, les jeunes étaient, eux, tous agglutinés dans le Sud, même ceux du Nord, comptant les hectares de broussailles en cendres, le nez en l'air vers les canadairs, et ça, c'est nouveau, on voit les pompiers appelés, on admire encore le courage de nos pompiers fatigués, héroïques, très beaux et brillants dans la sueur, on voit le corps de l'ancienne retrouvée, jupes relevées, la caméra montre ça, la caméra ne recule jamais devant rien, devant aucune obscénité, on voit le plastique, on voit les hommes en tenue, navrés, mettant l'ancienne (new-dead) dans la housse, on entend nettement la fermeture éclair, on a vu le drap, on a vu où le corps a chu, près du robinet d'eau tiède, on voit le pyrex vide sur la table, le verre qu'elle n'a pas eu le temps de remplir, vertige, chute, choc, évier, on a entendu les voisins dire toujours la même chose, une dame si vive, une dame si gentille, une dame qui ne demandait jamais rien à personne, si fière, etc. Excusez-moi, je meurs un peu, mais j'ai ma fierté. «Elle était si discrète!» On compte, 10 000, 15 000, est-ce possible? Solidarité des volets clos. Je m'enquiers, folle d'inquiétude, des craignos du dessus, et voilà comment je reçois de la chevrotine encore dans les abattis. Et la dame dont le logis est un véritable palais, volets clos, j'appelle les pompiers, nous nous inquiétons tous, dites-nous, avez-vous de quoi à l'abreuvoir, de quoi je me mêle pouffiasse, chevrotine dans les côtelettes premières. On voit tout ça, ahuris, désolés, bramant notre chagrin, la bêtise, la colossale, l'indicible bêtise. On entend même début août, si je ne me trompe, l'ineffable Kouchner dire que ce n'est pas au gouvernement de régler les problèmes de chaleur. Le gouvernement n'est pas un thermostat, comprend-on, après avoir entendu Matteï qui heureusement, très tôt, avant l'horreur comptable, maîtrise la situation. Prudence devant les chiffres entend-on! Le chiffre des morts, exponentiel, pas les chiffres alarmants de la température, 40, 43°. Trop tard! A défaut de prévoir, gérer et planifier une crise prévisible, la météo oraculaire dit nettement le 6, le 7, le 8 et le 9 août: pas de changement de température prévu, records atteints, rivières asséchées, huîtres dépérissant, alouettes sans plumes, raisins en colère, agriculteurs ruinés, grenouilles molles, gouvernants sans réflexe, truites flapies, etc on entend ça, on cavale nuitamment le 7 août, nantis de glaçons, de ventilateurs puissants pompeurs d'énergie, de draps humides et de douce fermeté vers l'isolée. On entend Bachelot dire: contrôlez les clims, gaffe à l'énergie dispendieuse, soyez civiques; elle dit ça, pas trop de ventilo, quand vous avez le dos tourné, fermez donc tout ça, qui use de l'énergie en veux-tu en voilà. Ce que j'ai entendu, moi: les degrés atteints, le danger, l'urgence pour les ascendants restés seuls, l'ordre implicite de revenir immédiatement, roulant à tombeau ouvert, la nuit, vers la maison natale, tout ça est dit à la radio et à la télévision, sans la moindre ambiguïté, tout le monde a pu l'entendre, dès le début du mois d'août, chacun, y compris les membres du gouvernement. Il n'y a pas de coupables, il n'y a que des responsables. Qui est en charge de la Santé en France? Kouchner, qui est médecin, qui sait ce que déshydratation, hyperthermie signifient, a perdu une bonne occasion de se taire. Les gens du gouvernement auraient tort de prendre tous les Français, chaque Français, chaque électeur, pour un crétin micro ou nocéphale, responsable, seul, devant les volets clos de voisins sans liens. Tous aliénés? Peut-être. Nous vivons dans une société aliénée, sans liens, volets clos, qui laisse mourir les vieux seuls, sans un souffle d'air, c'est possible, c'est vraisemblable, c'est vrai, ça vient de se passer. Toutes les actualités, sans exception, pendant quinze jours, ont mis l'accent sur les flammes qui ravageaient notre beau pays et le courage des pompiers, nos héros, eux, exceptionnels. D'autres foyers couvent toujours dans les sous-bois et menacent la sérénité de la rentrée. retour aux dernières Turbulences
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