Isabelle Dormion, Turbulences du 20 août 2008 au 21 août 2009
expérience en forme de journal, par Isabelle DORMION, dans le cadre de Paroles d'Indigènes* sur shukaba.org
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suite: les Turbulences en cours


Cave canem, 20 Août 2008

Eloigne-toi des bruits de la ville, l'espace ouvrira le jour inconnu.

- Il faut attendre que l'échassier gris se fige dans l'arbre le plus haut pour voir la dernière rafale ployer la branche où il vient de se poser. Les ailes suivent le mouvement du vent, le cou reste ployé, les pattes trouvent sur l'écorce un nouvel appui, les feuilles un instant mobiles cachent et dévoilent le long bec jaune clair et ce sont les cloches au loin sonnant midi qui feront à nouveau remuer le feuillage sous l'envol. J'y souscris en me levant.

- Plus loin une femme comme dans l'arène amuse le chien, lançant et reprenant le gros ballon blanc légèrement dégonflé. Quand le chien y tient mordicus, elle le fait valser à droite, puis à gauche jusqu'au moment où il consent à lâcher pour ne pas lui déplaire. S'il se prête à la démonstration, tel chien, tel maître, dans ce manège improvisé, au centre de la prairie, c'est bien à mon intention qu'elle mène la prestation, jusqu'au moment où l'animal, les dents plantées dans le cuir du jouet, tournoie de gauche à droite. Et si lâchant le ballon d'un seul coup puis emporté par la force centrifuge, il venait m'atterrir en pleine figure?

- Qui donc a déplacé dans la nuit l'un des blocs de béton et de cailloux, celui qui semblait le plus lourd à bouger, impossible à rouler, même à l'aide d'un levier, impossible à porter, le reposant près de l'autre banc comme une simple table de nuit où lire, boire l'alcool trop fort et fumer une première cigarette?
C'est le vent, tout est possible.
La voleuse madrilène, 7 septembre 2008

J'ai fait cette nuit un rêve
harassant. Munie d'une petite caméra (la mienne dans la réalité), je devais prendre chaque plan (l'éclairage sera bressonnien me disait une voix OFF, dirigeant non mon regard, mais mon bras, ma façon de faire, de réaliser, ma main et le mouvement des doigts, le style). Me réveillant de ce qui apparût tout de suite comme un cauchemar, un signal, l'avertissement mettant à l'état de vigilance accrue, c'est le mot «Goya» puis «que tal?» qui vient se placer dans le texte, non pour la lumière sur ces visages entrevus dans les images du rêve, mais sur les figures du récit éclairant la chronologie des lieux visités la journée, rendus tangibles par les songes et la proximité du voyage, à la fois le dernier, du même jour, à Guadalajara, et le prochain, à Manhattan. Penses-y! Vas-y! décris la voleuse, détaille aux policiers les habits, la promptitude, les ruses et l'hallucinante course de ta petite voleuse obstinée quand tu la retrouves dans la rame qui va démarrer, vêtue d'un corsaire rose, celle que tu as poursuivie et rattrapée, celle à qui tu as parlé, dissuasive, bien réelle, têtue et si maligne, continuant en Espagne une image ébauchée le matin, le vendredi, à la lisière de la forêt banlieusarde.

L'isba ou la datcha?
Le matin du 29 août
, c'est vrai, j'attendais ce jour avec impatience et deux bonnes raisons d'être ravie. J'avais entendu le propriétaire de la maison en bois de Russie commander les travaux d'entretien des poutres et fixer l'heure du rendez-vous au responsable des ouvriers. J'étais donc là sur place en même temps que l'estafette, les portes étaient grandes ouvertes et une heure plus tard, je pouvais voir ce que j'attendais depuis plusieurs mois: la maison russe, construite en 1706, dont chaque élément avait été transporté de si loin par des chevaux. L'homme a enlevé son masque, il fume, il me parle de l'isba, des termites (aucune, vraiment), regardez vous-même! de l'escalier, des fenêtres, de l'encadrement, du fronton ouvragé, des planchers, il décrit les vastes pièces, il vante la splendeur, la simplicité, la noblesse des boiseries gravées, la robustesse, la beauté du chantier. «Nous, les hommes de l'équipe, en travaillant là, nous entrons dans un autre monde». Je dis oui, oui, c'est vrai! à la fois pour le remercier de parler avec ces mots-là de ce chantier-là et pour l'approuver sans réserve. Rien ne dit que le travail dans ce lieu singulier est une part du hasard. Les ouvriers de cette équipe, c'est ce qu'il indique, le masque blanc à la main, ont choisi un autre monde, en bois venu des confins de la Sibérie. Ce monde, leur chantier, arbre par arbre, est le véritable monde. Ces bois, la charpente, la lisière des forêts à quelques mètres, tout est vrai mais relève d'un autre univers, qu'il révèle en le cachant dans le même temps et le même mouvement, c'est, je le comprends à présent, non la réalisation mais la formalisation. Il y aurait dans le secret de ces lieux, dans mon obstination à en percer le mystère, portes fermées que j'ouvre malgré tout ce qui s'oppose aux modulations de cet ordre caché et rigoureux, de cette ordonnance, non en vertu de la patience mais grâce à la passion, le contraire de l'esthétisme. Un mode d'action, un état, un passage, un chemin, un acte de présence, indiqué par la configuration des lieux, son accès, le trajet, et jusqu'aux chaussures, les si vieilles godasses, pour y aller, le récit faisant foi, les traces de pas inscrites dans la forêt. C'est à la fois un refus de quelque vie et un accès, plus qu'un accord, l'acquiescement, la soumission à une transformation. Voilà une autre vie, dont la nature est la même mais l'usage absolument, au sens pur, différent. Absolu. Comme le coeur du bois de la datcha, l'essence, l'essentiel diffère. Mélèzes plus hauts. L'autre temps si la forme, la voix mue. L'image change et qu'importe l'identité qui lui aura conféré grâce à nos yeux. Je me souviens précisément d'un jour d'avril où sur la banquette du même petit train de banlieue il aura fallu que je dépose mes vieilles petites lunettes rondes en acier bolchevique pour accepter de regarder et voir par la fenêtre la réalité, la même que celle de la veille, enchantée, crue, accrue -hyper-réaliste, certainement pas, surréaliste-. Il a suffi que je sente derrière moi quelqu'un me regardant regarder, et quel regard questionnant mon regard! Ce n'est pas le même, celui que j'ai rendu, que je rends au prorata de la question, «mais que regardes-tu?». Vous ou toi, passant, alors qu'il n'y avait rien à voir d'autre que cette nouvelle paire de chaussures, précisément celles de la marque «Aigle», celles que probablement je ne porterai jamais tant elles sont beiges, souples, profilées, pratiques, d'une pièce, élastiques, propulseuses, étudiées, préventives, prudentes, prévenant l'oeil-de-perdrix comme le surmenage du célèbre talon d'Achille, contra-rhumatismales, nettes, prévoyantes, imperméables, sautilleuses mais beigeasses, structurées, planifiées, aplatisseuses de ballast, écraseuses de scarabées d'or, lamineuses de chemins vicinaux, préférant les autres, immondes, à lacets, certes avec des semelles en pneu de voiture Michelin, c'est à croire tant est longue la route, éternelles, pas tout à fait, l'avenir ne le dira pas après-demain mais, c'est véridique, au moins ça, tangibles, prosaïques, des grolles sans âge déterminé, sans autre marque visible que celle de l'usure.

Fantôme
C'est donc là, aux portes de Paris, que je retrouvai bien éveillé le fantôme de Vladimir et mon âme apaisée. Je lui parlai. S'il allait bien? Oui, il s'amuse de tout, regarde! C'est ce que je compris quand le vendredi en question, on m'apporta tous ses livres, qui depuis sa disparition n'avaient pas été ouverts. Ils sont sur le plancher. C'est un petit feuillet qui s'échappe quand j'ouvre le premier ouvrage, antique chronique, où Baudelaire aurait fait acte de candidature à l'Académie Française. C'est une folie. Il est dissuadé. Gazettes d'autres temps. Je lis, l'écriture est vivante, Baudelaire renonce, Vladimir, lui, de son côté, ne peut aller au rendez-vous, il est trop tard pour prévenir, il ne viendra plus, il est là, sur le sol, bel et bien mort. Ces temps sont révolus qu'il suffit de vivre en les imaginant. Gombrowicz dans le texte qu'il faudrait lire mot à mot? Tu rêves, tu rigoles, vieille défroque! Tu ne me fais pas peur! Un bandit de grands chemins, toi, un familier nocturne des rondes de Rembrandt, Saskia étendue là sur les draps encore tièdes! Les jours précédents à revoir le film d'Orson Welles sur Don Quichotte et lui, Vladimir, poignardé sur les routes poussiéreuses, regarde là, ils n'ont même pas touché le foie! Ce n'est rien, c'est comme ça la vie! Oui, c'était sa vie. Il rit, les livres sont là, vivants, palpitants, provocants, vétustes, en lambeaux, les pans entiers de la mémoire ont presque disparu.

Le vol
La voleuse est encore une adolescente. Sur les marches de l'escalier roulant, elle attend. Elle bloque le passage fluide en faisant diversion. L'autre femme, une mère, une tante, je ne sais pas, opère derrière la feinte puis elle se volatilise dans la foule. Quand, le même jour, cette nuit du 29 août, alors qu'il n'y a plus de ronde de nuit, disparaissent tous les papiers, elle expliquera quelques minutes plus tard dans une autre rame, retrouvée, si livide de peur et de surprise qu'elle fait pitié, si jeune, elle serre le coeur, déguisée d'une casquette qui ne trahit pas sa jeunesse ni sa blondeur, cette ruse qui l'accuse d'avantage, elle détaille le vol. C'est là, dans une poubelle de Gran Via, on jette le porte-feuille et les cartes inutiles si les billets ont été retirés. Aux policiers, il est impossible de la dénoncer. Elle est slave, il n'y aura aucune autre conséquence que celle de la reconnaissance. Je la vois dans l'isba ce matin là, dans une logique du temps bien réelle. Une longue suite slave, musicale prolongée par un article d'El Pais du 30 août sur la maison de Tourgueniev à Bougival. C'est elle, la petite délinquante pseudo-madrilène, je l'ai vue oeuvrer et j'ai su que c'était une sorte de travail chronométré, difficile, gestes précis, rien d'inutile, à minuit passé, dans la chaleur retrouvée. Jugements suspendus jusqu'à nouvel ordre. «La superficia de esta tabla (del escritor) cuya primera capa de madera astillada muestra marcas dejadas por el tiempo, produce una extrana sensacion». Ces lieux, ceux dont on parle, rendent habitable l'ubiquité. N'hésite pas une seconde. Vas-y et je ne faiblirai pas!
Le lendemain, la ville de Guadalajara dans le soleil est déserte. A un carrefour proche de la gare routière, je m'endors près d'une fontaine, les yeux rivés sur le filet d'eau jaillissant de bas en haut. Le cours en est interrompu par les travailleurs rhabillés, ceux qui viennent se désaltérer en passant pour rentrer chez eux d'un pas rapide.
Funambulisme, 11 septembre 2008

Plus jeunes, nous n'aimions dans les blockhauss de la dune que les bardes, les héros et les saints.

Ce jour-là, le 29 août, à quelques mètres de moi, sans faire un geste, j'ai pu voir l'étrange busard circuler près de la fontaine et plus haut, le héron occupé sous la berge à détecter lentement, triturer et  avaler le serpent d'un coup sec, puis il extirpe la longue couleuvre sous les herbes longues, il prend son envol vers l'autre rive.

Sur les fils électriques, à l'une des sorties du jardin, ruelle de l'Hérault, deux paires de chaussures de jogger ont été suspendues. De la troisième, il ne reste que les fragments de lacets, vite rompus après le noeud coulant formé par l'habile lancer. Qui donc s'est amusé? Taille 43. Qui aurait réussi à en liquider au moins trois du contingent poussif, en les balançant là- haut. Je préfère les écureuils zébrés d'Asie -ceux grâce à qui l'accueil aujourd'hui n'est pas un vain mot-, à ces coureurs fous de rentabilité, un chronomètre greffé dans les neurones avant terme. D'après le style, à cet endroit de la ville, ce sont ceux de la Ve Division, la mienne à présent, ceux, invisibles mais très bien organisés, les équipiers des environs, rompus à l'extinction spéculaire des coureurs individuels et groupés des bois, préposés à l'enlèvement prioritaire, puis à la neutralisation discrète des chaussures, à défaut d'autre chose. J'ai à mon actif le seul petit rapt d'un podomètre, rien de trop glorieux, un des sportifs l'avait oublié sur un banc. Je l'ai fichu dans l'eau tranquille et bienveillante de l'étang en tenant une seule petite pomme de la main droite. Le héron n'a jamais trahi. Si j'étais maire de la ville je (ne) dirais (pas) à l'équipe municipale qui s'active dans le parc et soigne à la rentrée scolaire l'arboretum comme si chaque specimen devait encore mériter la palme académique, de virer les chaussures, symboles du parcours hygiénique modulateur d'effort, en utilisant la grande l'échelle des pompiers. A moins que clandestinement, les lanceurs de chaussures aient enfin, après plus ample concertation, envoyé valdinguer deux porteurs, deux échantillons de sexe masculin, des vespéraux, après le bureau. Les coureurs méridiens, eux, à13h45 ils ont disparu des chemins, sont assortis équitablement, autant hommes, presque, que femmes, venus en voiture de leur burlingue et déjà en tenue, certains soufflant comme autant de phoques, autant d'otaries de la dernière chance, des acharnés, des insistants, des prioritaires à gauche des branchages, fanatiques de triathlon, traversant la manche après un challenge absurde, après avoir révisé leurs quelques rudiments d'anglais commercial, Penzance, Porthmouth, Eastbourne, Le Havre et le cours de la Seine par les chemins de halage, Paris Tour-Eiffel et simples vélos de la ville jusqu'à leurs vastes contingences, leur autre défi, les bureaux paysagés d'Issy.

Il y avait l'autre jour une compagnie de pompiers s'exerçant à maintenir une lance d'incendie dans un étang, le plus haut gradé augmentant la pression jusqu'à la tétanisation des muscles. Hier, ils gravissaient le château d'eau l'un après l'autre, aidés de cordes de rappel et stimulés par les sept corbeaux délogés. Si l'un d'eux s'est rompu les vertèbres en dévissant du surplomb de béton et de mousse humide? Non, c'est une belle journée. J'ai seulement vu quelqu'un se reposer sous l'arbre du Japon et je ne l'ai pas réveillé en traînant les semelles. J'ai seulement cuvé la fatigue sur l'herbe.

C'est dans la contrée, à la station la plus proche, que je fais un saut pour acheter non seulement les betteraves crues mais aussi la citrouille qui est à l'heure actuelle, technologique, le medium le plus fiable, le plus orange, le plus carrossable et le plus discret, nonobstant sa forme et sa rotondité exemplaires. On peut lui préférer le potimaron, qui peut se glisser dans une poche de jean comme dans le sac à dos dit "de dame", pas plus difficile qu'un téléphone, dont il faut convenir que personne n'a réussi jusqu'à ce jour, 11 septembre à en faire (tout) un potage, sans omettre le persil haché fin (et encore plus, ciselé).

Tout un collège privé, sous la houlette de religieux en manches courtes, a failli me bousculer sur la caillasse et me passer sur le corps, toute une franche armée de désinvolture et jeunesse.
Grands ruisseaux et petites rivières, 29 septembre 2009

J'ai donc sans attendre rêvé
qu'un lion, celui qui reposait dans la salle la plus proche, repu et je l'espérais, tout  ensommeillé en digérant son escalope milanaise quotidienne, avait défoncé la cloison de briques crues. Quelle affaire pour le dompter! Même en dormant, on ne chôme guère à la forêt. «Allez, tranquille, le lion, on ne mange personne et on ne défonce pas la baraque». C'était sans doute le lion de saint Jérôme, celui que je venais de voir sur un dessin italien et aussi le plus petit dans l'image, celui de Rembrandt, que je venais de découper en le détachant d'une reproduction sepia pour le coller aux pieds de l'odalisque, celle qui n'en menait pas large malgré sa feinte désinvolture, celle de Blandine, amnésique, rescapée d'un zoo provincial.
Il y a sous le plus grand arbre de la prairie une brique vieillie, les arêtes légèrement émoussées, qui semble mise là pour qu'une minuscule personne puisse s'asseoir et méditer ou qu'un géant s'y pende à la branche la plus accessible, deux mètres et des poussières. Pas très loin des cendres dispersées où je médite en décomptant les capsules de bière des buveurs de l'ombre.
Avant-hier, un petit groupe de gens débiles et mongoliens -mené sous la chênaie par un barbu dilaté que l'automne enchante, et la perspective de ses nombreux marrons luisants à ramasser par la troupe- me saluait cordialement. L'un d'eux me tape sur la main, comme on le fait pour un pari risqué, un défi, une joute moyenâgeuse. «Dis-donc, toi tu l'as vu?» Si c'est le héron, oui, je l'ai vu de près, vendredi, embusqué dans les feuilles d'un buisson arrondi. Si c'est le cycliste qui va plus vite que son ombre, non, pas ce jour-là. Si c'est le plus gros arbre de la Géorgie, non plus, ça reste à considérer. Nobody.
Et voilà que, dans la vie ordinaire, l'iranienne arrive avec des métrages de nylon, l'un bleu, deux mètres, l'autre blanc, trois mètres, pour draper sur la tête "le voile argenté", celui, plus arachnéen, celui, immatériel, tissé par les doigts de la nuit, celui du conte. Je lui dis froidement que ce n'est quand même pas l'apparition bon marché de la Vierge Marie à Lourdes et je regrette aussitôt mes paroles, tout en riant intérieurement. Brodée, orientalisante, je vais chercher la chose impossible et brillante aux puces de Montreuil, et je bavarde avec des femmes qui demandent «et ça, c'est bien? Vous trouvez?». Oui, oui, parfait. A l'une, je dis : non, c'est vraiment trop laid, non seulement c'est mou, c'est flasque, le vert est horrible mais c'est ordinaire. «Et alors, vous avez vu mon mari, non, mais regardez-le, il n'est pas ordinaire?» Je n'avais pas vu. Il n'a plus qu'une dizaine de dents en parlant à la cantonnade. Et alors? Elle lui a quand même acheté un pantalon en lin marron et une chemise orange vif sportswear pour les prochaines vacances. «Je ne peux plus le supporter, mais je vais m'acheter ce pull à col bateau». Voyant un short marron d'explorateur avec poches arrière immenses pour y loger les flingues et certes les cartes visa, je le regarde, le palpe et le repose comme si toutes les croisières du monde, petites et grandes, avaient encore de beaux jours à espérer devant elles.
Wall Street, 10 octobre 2008

Les bikers en horde, photographiés devant le gouffre financier, une société, le temple, murs gris, autres face à Ground Zero. Les engins carénés, les motardes aux épaules de béton armé, petits foulards fleuris sur les cheveux.
Les hélicoptères, ceux qui repartent en tanguant vers l'aéroport. Have your ticket? Non, je vais à l'île du gouverneur, achat d'un fifre.
L' écureuil, plus gros que celui de Meudon. Plus d'épargne, on le mangera rôti dans la terre cuite.
Les rues, les pas, l'en haut.
Les testicules du taureau de Wall Street bien mal en point, certains posent devant, hilares. Ambiance versaillaise aux grilles du palais. Lynchage des traders?
L'indien devant la carte de géographie ­baie d'Hudson­ immobile, anciens territoires, exils, luttes, minutes de silence et de constat: voilà l'état où nous sommes.
«Don't be ridiculous! I lose my job». Dans cette rue qui va vers l'eau, c'est ce qui est entendu devant une porte cochère. Ancienne entrée. Sortie.
Tunnel, 14 octobre 2008

. Elle a rêvé
que, debout sur un quai, elle attendait le train à la sortie d'un tunnel, elle regardait l'heure et ne voyait que le demi-cercle noir, elle ne renonçait pas à quitter la gare et se disait que j'allais venir d'un moment à l'autre, en entendant au loin des pas rapides, les miens, accompagnés de la marche accélérée d'un enfant, que dit-elle, je tenais par la main. Et l'enfant? Personne ne peut l'identifier. Il me suit. Il me précède? «Je ne sais pas, tu ne parlais pas, tu ne faisais que marcher trop vite, ton souffle amplifié par l'obscurité». C'est faux. Archi-faux. Amplifié! Le train, devant, derrière moi? Quand elle me regarde, elle semble demander pardon, comme si j'allais mourir dans ses rêves, comme si c'était possible, ça aussi, en réalité. Que je disparaisse de la vie.
. L'homme de la datcha me demande si j'étais venue là «auparavant» prendre un café, c'était à l'époque le magasin d'antiquités. Je ne réponds pas. Il va faire creuser une piscine? Il aménage les abords. En partant précipitamment, je lui dis pour mettre un terme, de façon idiote: «félicitations, magnifique!», comme j'aurais dit: «un haras? oui, spacieux, mais où mettrez-vous le poulailler? Et les citrouilles?».
. Quand la femme aux pommettes larges entre et dit sans préambule «ah, oui, oui, je suis sous le charme», tous  pensent que je l'ai amenée avec moi, de Clamart, et pourquoi pas des bois charmants, de la Gare, comme s'il était possible que le charme, et celui des forêts, puisse être conductible par voie ferroviaire, mis à la libre disposition de l'assemblée omniprésente. Elle fera construire une petite maison de bois. «Vous connaissez Ricard?». Le pastis? Son frère est prêtre. Le Père Richard? Non les maisons Ricard. Pierre Ricard. Il faudra bien ça, l'anisette, qu'ils boivent en compagnie, qui parle encore du charme, spécieux, opérant à la floraison des myosotis, et le blockhauss, de son charme irrésistible? En partant je laisse un habit, délibérément, beige à trois boutons, sur une chaise, avant de foncer à la gare ventre à terre, à jeun.
. N'avoir plus qu'une tenue. Ne plus se changer. Garder un manteau au moins trente-sept ans.
. Cette façon de porter un masque de sommeil bleu dans les avions, elle regarde par en-dessous, copie, veut elle aussi, bouillant, un café, elle le demande en «norvégien» et tout de suite, avec une kyrielle de sachets de saccharine, qu'elle changera pour du sucre «roux». Cheveux auburn. Trous d'air. Bruits de glaçons.
. En Amérique, la fatigue n'est pas de même nature. Je clignote des yeux, ou plutôt les lumières ne font que clignoter, reportant tout aux calendes grecques, spectaculaires. A Central Park, même les chiens de petite race et de petite taille jouent avec des balles lumineuses alternatives, y compris les bâtards. Promener les chiens par sept, avec une laisse à sept chiens de toutes obédiences, c'est un job matinal.
. Le Suisse germano-francophone moustachu veuf «a pris un train, deux heures de route, c'est vallonné, puis un taxi, pour goûter les "spécialités gastronomiques"», il cherche le mot et note sur un papier, "Hyde park", des choses "délicieuses" et il fait un geste des doigts en bouquet, «faites par les meilleurs étudiants de la plus grande école hôtelière du pays».
L'image, 21 octobre 2008

. Elle m'a dit
que le lieu devait être filmé assez vite. Scenario. Il fallait associer les indices dans une même image. Je lui ai répondu qu'il suffisait d'imaginer la suite chronologique ou la recherche rétrospective pour comprendre qu'il n'y a(vait) rien d'aléatoire dans les choses ramassées. La deuxième brique tronquée, placée ce jour à la racine de l'arbre afin qu'une personne minuscule (un enfant par exemple) puisse s'y asseoir en méditant ou qu'un personnage haut en couleur, remarquable en prestige ou en taille, féru de poésie mais -allons-y franco, pas avec le dos de la cuillère- inapte au bonheur, songe se pendre à la première branche accessible (pour surseoir et renoncer à son (funeste) projet en voyant une feuille se balancer enfin translucide  dans la lumière).
. Elle dit que les "reliefs" vus sur le sol peuvent être regardés comme autant de preuves, et par reliefs elle entend les restes. Je lui dis que les restes d'une aile d'un pigeon sauvage abattu en plein vol à la fin de la journée par mégarde ne peuvent être considérés comme des "reliefs", les plumes encore adhérant à la chair déjà corrompue, fussent-elles rejetées et "laissées" pour compte sur une terre indifférente par un lynx "route des lynx", appelant, exigeant le regard de chaque promeneur. Je n'appelle pas "relief" le papier d'un caramel Hopje, à moins que le caramel ait été fondu dans le feu de nuit, après avoir été collé à l'extrémité d'une branche. Elle me répond : «dans la suite chronologique d'une contre-enquête de cette sorte, tout est signe». Je lui réponds que le signe n'est pas toujours l'indice et peut venir susciter une vision plutôt paranoïaque des sous-bois péri-urbains, où chaque ammanite phalloïde serait porteuse d'un crime potentiellement réalisable en période criminogène.
.Elle me dit qu'il suffirait de trouver la victime idéale et susciter sa rencontre avec un meurtrier idéalisé, un petit épargnant besogneux et fidèle, pour que se produise le crime parfaitement forestier bien que franchement banlieusard, où chaque élément, y compris la brosse à dents verte posée sur le rebord de la fontaine, une pièce à conviction, viendrait corroborer ou infirmer la thèse d'un attentat automnal en sous-bois enfin digne d'un récit (articulé) avec un accompagnement sonore d'une déferlante de glands au moment du trépas (amplifié pour être entendu comme un roulement de tambour d'une quinzaine de secondes).
. Je lui dis vendredi que tout est mis en place pour qu'un tournage commence. Je constate aujourd'hui à l'étang le plus proche la présence de camions inconnus et de matériel technique étranger, le héron s'en est déjà allé hautain et la petite cabane, casse-croûte à toute heure, va servir de cadre idyllique à une jolie histoire d'Arte illuminée par un alignement de spots remplaçant autant de pêcheurs à la ligne évincés. Les hommes de la régie tiennent tous un portable  qui sonnera (à tout bout de champ). Elle ne sourirait pas quand je préciserais que tout l'argent de la poche de ma veste pourrait être tombé dans l'herbe au moment où je me suis affalée pour dormir à la prairie. Je n'aurais pas été mécontente d'avoir (au retour) croisé un détecteur de métaux en treillis qui aurait bien pu retrouver le fric, si fric il y a, disons quelques piécettes brillantes près de la souche dormante et pour un lundi n'en être pas déçu.
. Elle n'a rien dit quand j'ai affirmé «avoir  été frappée» par l'image même et non par le mot. Das Ding. Il faut préciser que recevoir à 11h57 le dos d'une cuillère métallique lestée d'un plomb, accompagnant un hameçon courant,  leurre scintillant qui aurait pu m'enlever la cornée si je n'avais eu l'excellent réflexe de ciller un centième de seconde, non seulement au bon moment mais comme d'habitude, pour que l'image ne me crève pas le globe oculaire, m'obligeant, comme je l'avais fait dans la forêt de Dourdan, à ramper dans la boue jusqu'au plus proche chemin communal, ceci  malgré la gravité des blessures subies et celle du préjudice (irréparable).
. L'autre à propos de bottes, toujours révoquant l'oedipe, me dit en me hurlant dans l'oreille: «Et cet homme trouvé mort dans un autre étang?». Je lui dis: «non, c'était à Rambouillet». 30 octobre. Pièces anatomiques disparues sous scellés. Poumons. Pas d'alvéoles, pas d'air. Pas d'air, pas de noyade. Pas de noyade, pas de noyé. Pas de noyé pas de preuves. Pas de preuves pas d'indice. Pas d'indice pas de réalité. Occulter. Rien à voir. Construction paranoïde de l'imagination. Prescription. Forclusion. Affaire tombée dans la banalité. Domaine public. Restent fiction et récit lacunaire. Bribes. Lambeaux. Appelons ça fragments. Constructions juridiques. Vides. Béance. Enormités. Noyade dans quelques centimètres d'eau. Est-ce intéressant? C'était trop vrai mais très peu vraisemblable. Peu de réalités dans cette affaire. Leur récit manque de véracité. Le politique n'offre aucun intérêt. Existe trop. C'est vraiment là, insistant et très peu tangible. Aucune idée d'une fiction. C'est mauvais. Continuent avec l'écureuil à dire des choses hallucinantes, trop vraies et très fausses, qu'ils font, qu'ils feront, qu'ils firent, qu'ils avaient faites, qu'ils auront faites, qu'ils nieront avoir faites et qu'ils effaceront demain comme dans un songe découragé. Impact dans la réalité. Ils disent ça. Ce sont les mots entendus.
 
. Je lui dis «et depuis quand faudrait-il au moins un mort pour rendre la nature aimable?». Aimable non mais enfin rendue intéressante. Digne d'un quelconque intérêt. Quelconque? Lisible. Plus communicable. Evènementielle. Visible. La visibilité, il faut le reconnaître donnerait à voir à la pelle. Il faut électriser. Dans ce cas, il aurait fallu des câbles. Il faudra des moyens. Ne pas mégoter. Voir grand. Mettre le paquet. Accumuler les effets. Alors un coup de feu suffirait à faire s'envoler vers le mélèze le plus élevé les deux hérons simultanément postés à des rives opposées. Ce serait beau à voir. Agrandissez. Il dit ça. C'est un conseil. Il dit qu'il faudrait vite que quelque chose arrive pour que ça puisse être filmé. Ce serait  enfin l'image. Je réponds que cette image-là, la mienne n'est pas à voir et ne serait pas à regarder tout emballée et ficelée. Chambre obscure, camera oscura. On me dit: mais à quel titre? Je dis, non, c'est le titre. Pas de finalité. Pas de fin. La fin, c'est le moyen. Il faut avoir vu "le rendez-vous des pêcheurs" une seule seconde au soleil avec tout le matériel de la fiction alourdie, les preneurs de son de glands live en rafale pour savoir que la particule de visibilité n'existe pas. Rien n'opère. Dégoût envahit. Nausée. Rejet. Partir ailleurs, Dourdan. Chantilly, sa crème d'un côté, ses chevaux de l'autre. Amiens, ses hortillonnages d'un côté, sa voie piétonne de l'autre. Unanimité. Piétons homologués. Harmonie, circulation pédestre municipale. File de non-voyants traversent dans la ville de Chantilly, bruit des sabots des chevaux, en se tenant la main. Congratulation. Reconnaissance tactile mutuelle. Sourient. Acquiescent. Chantent «Au gai, sur le gué, compagnons de la marjolaine». Une réalité qui n'est pas donnée d'emblée.
. Non, ce jour contre-enquête poursuivie. Gare.
. Samedi, enfin retrouver puis écouter à la radio «Monsieur X» au hangar Y. Voir venir.
. Dimanche mon automne. Bercer d'une fameuse langueur ce héron avec le sanglot des vieux longs*.
Les glottes, 21 octobre 2008

Plus vraie est "vraisemblance", c'est  bien la "réalité", ce mot qui emmerde vraiment la citoyenne ou l'électrise, le citoyen ou l'électeur s'en gobergeant notablement jusqu'à la glotte aujourd'hui jusqu'à déclarer forfait et tomber en pâmoison collective. "Réalité" politique fourguée chaque jour dans la gamelle, un pudding innommable, ce maudit poids de papier-journal dont il faut se débarrasser à peine dans la main, tant le découragement envahit l'être ou son blême avatar.
. Elle me rétorque qu'il faudrait en faire des boulettes, fondre ensemble, mâcher le papier et le "réel" et les lancer en les lestant de cailloux ramassés dès le coucher du soleil, pour leur poids ou leur tranchant de silex offensif dans la contrée que nous visitâmes avec l'intention sournoise d'une fronde de papier.
. Elle me demande si tenant l'enfant par la main, je le traîne, ou s'il me suit. Je lui précise que dans le rêve qu'elle s'accorde le droit d'avoir fait seule et dans un lit, la tête de plomb reposant sur un oreiller de plumes, elle garde le bénéfice entier de la réponse. Elle peut se taire et j'en déduis qu'il faut aller dans la contrée la plus proche où trouver l'oracle, assis devant un café fermé, le nez plongé dans un pot de crème au chocolat. Voilà  donc le vieil enfant né coiffé, yeux verts, celui qui me demande de l'honorer d'une offrande, celle que je lui accorde en quelques secondes avant de sauter dans le train, tant il a le souci de la forme chevillé au corps. Le mouvement est contrarié quand il se lève et marche, hésitant sur le trottoir, cherchant l'usage, l'inusité.
. Elle tenait à savoir si le ballon dans lequel j'avais donné un coup de pied avait bien été renvoyé. Aujourd'hui, oui, devant la bibliothèque, bleu indigo, une baudruche nouée par un cordon orangé qu'un homme très jeune, vêtu d'une casaque de style "soviet", la tête couverte d'une casquette à oreillettes, a saisi au vol sans que nous soyons contraints de sourire tant la barrière des langues slaves accorderait au moins cet avantage inhabituel de la courtoisie.
. Les deux pêcheurs m'encadrent dans une atmosphère de bienveillance gouailleuse, accueillante inconditionnelle,  précoce, moi-même pêcheuse leur dis-je avec un "b" et je m'en vais sur le chemin détrempé où s'enliser seulement.
. Si l'enquête a pu être menée si longtemps, tous les éléments sont là, scientifiquement établis, irréfutables, alignés, logiques et s'emboitant les uns dans les autres.
. Si la tenancière de la loge présente une minerve, c'est qu'il y a eu le choc, le coup, l'accident qui a précédé. Si , présentant un hématome noir à l'oeil gauche, elle a roulé dans l'escalier, c'est que l'ascenseur était en panne et qu'elle a pu recevoir une marche ou une rampe ou les deux simultanément dans le coin de l'oeil. Si son remplaçant vient de recevoir un coup de couteau, c'est qu'il y a là traînant dans les parages, au moins une arme blanche ou un simple couteau à pain de ménagère, en activité ou vers les garages à vélo. Comment oserais-je regretter que l'agression commise ce jour ne puisse s'être produite dans "la loge" de la forêt, ce qui aurait conféré du corps au récit d'une journée sans autre fait notable qu'une température clémente pour la saison? 30 kg de drogue dans le réseau des sous-sols? Et c'est la voisine, en brandissant une béquille enjouée et vengeresse, qui sur le perron surenchérit «300 kilos de drogue, vous imaginez! Une blessure grave? la carotide?» Non!
. Le seul lien est temporel, quelques dizaines de minutes avant l'oracle. Le lien spatial? Aucun. La gardienne de la forêt,  le cou et demain la glotte dans la minerve? Après-demain (pas) la langue dans sa poche.
Juive-noire-célibataire, 31 octobre 2008

Et si nous étions toutes de cette race non prolifique, vivant en co-location et si j'en étais une, comme ne l'est pas Sarah Palin, représentante à lunettes paysagères d'une vraie femme US, occupée à conduire les enfants -et folle de chasse au caribou- les siens, ses enfants, au sport, à les rechercher, à les promouvoir, dévouée, sacrificielle, dévote à l'autel d'une réussite qui lui devrait tout? Une vraie femme qui saurait confectionner des cookies et qui adorerait coudre les déguisements Halloween de ses grosses citrouilles nourries de sucres rapides, saturées de graisses et d'images télévisées.
Je reviens des Etats-Unis. Une amie me demande si Obama va gagner. Quelle question! Je n'en sais rien. Au train où va la planète, je ne fréquente plus pour les pronostics petits et grands que des voyantes de troisième zone à Barbès, certaine d'en avoir pour mon argent. Pile tu gagnes, face tu ne perds pas. J'ai vu sur le marché bio à Broadway le prix prohibitif d'une feuille de véritable épinard/légume poussé au soleil authentique, j'ai vu le véritable gâteau aux carottes intégrales, j'ai vu ces merveilles d'authenticité côtoyer les Tshirts Obama originaux réalisés par un noir -francophone africain vendant vingt-cinq dollars un habit qui n'aidera pas la campagne, n'assurant que sa survie précaire d'exilé- j'ai vu les rangées des chaussures Van soldées, j'ai entendu les rumeurs de la ville, ses bruits, ses hurlements, ses crissements, ses alarmes, les criailleries des écureuils gris et je n'en pense rien.

Si je suis non-noire, c'est que je suis blanche. Si je suis femme, c'est que je suis non-homme. Mariée et portant jadis le nom d'un juif polonais né en Russie, ayant fui Israël et anti-sionniste*, je sais pour l'avoir subi ce que c'est que d'être juive et ne pas aimer Israël ou les barbelés. J'aime les épinards. C'est mon droit. Si je préfère les Palestiniens? Je n'en sais rien. J'ai été élevée chez les dames de Nazareth où l'on apprend à ramper sous les barbelés avant d'aller valser avec les débutantes. Je laissais planer le malentendu femme/juive le temps de sentir dans l'ironie, le temps de comprendre le phénomène de mise au pilori, après avoir subi la question: se justifier de toute réticence. Manifester la moindre réserve, ne jamais partager l'enthousiasme tonitruant des anniversaires beuglants et des rencontres de groupes joyeux et donneurs de claques sur les épaules et donneurs de bises et d'accolades et donneurs de leçons et donneurs de fonds pour le rapatriement d'une jeune opérée à coeur ouvert venue du fin fond du malheur exotique, manifester la moindre réserve signifierait manifester la plus grande répugnance? Tu aimes New-York? C'est la question entendue. Oncle Sam? ça ne me dit rien.

Dire que chaque minute là-bas est une hallucinante plongée c'est mettre les cauchemars au niveau zéro de leur manifestation. Voilà ce que c'est : dans la chambre d'hôtel, un système de sécurité bloque le séchoir à cheveux placé au-dessus du robinet, une étiquette plastifiée indique aux enfants en très bas âge, les prélogiques, ceux qui pourraient grimper sur un tabouret et se sécher les orteils après avoir ouvert le robinet, combien le choc électrique est brutal, dangereux et souvent mortel pour ceux qui ne tiennent jamais compte des avertissements.

J'ai croisé un jour en courant George Clooney au Pont-Neuf, je ne l'ai pas tout de suite reconnu, il avait une bien meilleure tête que dans la réalité. C'est le truc avec les Etats-Unis, ce film accéléré, en permanence, un rêve et un cauchemar dépersonnalisant. Attitudes, prises de position, postures, tout ça rend aussi idiot qu'un faible roseau pensant.
Et il suffirait de se dire non-noire, non-homme, non-américaine pour être une personne? Nenni. Une négation ne donne pas droit de cité. Pour dire, il faut meugler, non d'un meuglement biologique mais d'un meuglement ontologico-revendicatif-braillard, que ça s'entende aux confins. Il faut au moins le pathos, la souffrance intrinsèque et culturelle, la violence quotidienne et celle symbolique, le pré carré où nous serions encloses en pâturages, le masochisme inhérent et l'autre culturel, il faudrait une autre belle persécution, une cause, pour que l'opposition soit confortée, il n'y aurait pas de victime sans oppresseur. Il faut Martin Luther King. Il faut la crainte d'un assassinat. Il n'y a encore aujourd'hui que des femmes lapidées et brûlées vives. La question d'Obama/noir est posée aujourd'hui comme celle d'Hillary Clinton/femme, ralliant à la cause et les noirs et les femmes (une première aux Etats-unis) et soulignant cruellement l'identité. Etre noir, ou être femme, ou être femme/noire ou être femme/juive/noire ne va pas de soi, Judith Miller aujourd'hui se voit obligée de souligner, plus que l'élégance d'Obama ou son origine africaine ou son prétendu intellectualisme, sa grande beauté. La beauté souvent ou toujours féminine? Enfin un président qui ne soit pas laid comme un pou. L'argument emporte la raison comme la déraison. L'évidence de la beauté donnée en partage! Ce que récuse Judith Miller c'est le soupçon d'un antisémitisme à venir après les élections, comme si la question ne s'était pas posée avant-hier éternellement.


La faute, 8 novembre 2008
. C'est elle qui me dit
qu'il y a une faute: *anti-sioniste. Oui, alors que l'inflationniste de l'image, c'est le politique, on peut le dire. Sionniste, lapsus calamitae, haine en trop.
. Un ami aussi noir qu'Obama m'appelle et je lui dis ma joie, pour une fois partagée, des résultats aux Etats-Unis. Il est étonné: «C'est ridicule, on ne dirait pas ça pour un polonais!» Certes, non je ne dirais pas ça pour un Polonais, encore moins pour les deux Polonais, je suis allée à Cracovie au moment des préparatifs de la visite du pape, ces deux faces de carême d'un unique mauvais rêve, ce n'est pas possible à regarder en face le jour ou la nuit.
Suffit pas de le dire 19 novembre 2008

Ça faisait déjà cinq minutes
d'écoulées et voilà l'autre chose qui arrive en apnée. C'était le jour du marché, il fallait en plus acheter la betterave, sans compter tout le temps pour la râper, mettre le bortsch à cuire (penser une bonne fois pour toutes à aller chercher les herbes à l'épicerie polonaise), et les branches déjà ramassées, à feu doux, que dis-je, dès que le jour a pointé ses doigts de rose et déjà l'heure tourne, toi encore une fois tu ne te rends pas compte, une vie passée à ramasser l'oseille et blanchir le linge au soleil splendide non mais je rêve et c'est pas demain que j'aurai encore le temps d'aller revoir Rodin le "penseur", moi dois-je le préciser je n'ai jamais pu penser que vêtue et debout.
Ça faisait déjà sept minutes que j'avais débloqué le chronomètre et pu m'avachir sur le rondin ce n'est pas un programme de réinsertion dirait ma mère, quand elle parle de quelqu'un à remettre dans ses baskets, elle dirait «de la  réinsertion très honorable». Là, non, rien à voir avec ça, du temps perdu, l'honneur je m'en fous. D'ailleurs parlons-en du rondin, hier, rien, avant-hier, rien, pas de souche, quelqu'un l'avait roulée dans l'eau, rien pour s'asseoir à part les deux bancs pour ceux de passage et d'autres qui sont avec des cannes à bavarder de longue date.
Ça s'avançait sous l'eau, une souche poussée par des plongeurs mais enfin c'est pas le Loch Ness c'est ce que je me dis en tapinois, le Loch Ness une fois j'y suis allée avec une fille qu'on m'avait recommandée pour aller sur place avant son suicide prévu, plutôt mutique et de bonne compagnie, non mais, tu parles d'un cadeau, elle faisait grève sur grève, refus de parler général, refus de marcher systématique, on faisait au moins du zéro à l'heure, refus de manger sauf les pralines, c'est vraiment facile de trouver ça là-bas, même les cacahuètes pralinées elle n'en voulait pas alors que j'en trouvais parfois à certains carrefours, vendeurs ambulants roumains, refus de décider, refus de s'asseoir, refus de tout, je ne rêvais plus à l'abord des villages inconnus que d'énormes saucisses de Francfort et de poulets au gras entier, des visions de fritailles oui j'en avais et pas qu'un peu, et oui surtout les roll-mops en pagaille, vertiges, il faut comprendre,  elle qui faisait sa tête de lard c'était d'un lourd je me dis si ça continue comme ça je la fous dans le lac ni une ni deux ça fera quelque chose dedans à voir de la fenêtre, ça créera de la diversion gratis et nous étions déjà dans une bâtisse en bois, une grande cabane, un genre d'auberge, un abri propice pour les sans-abri et les voyageurs perdus, même en août je n'ai jamais eu si froid elle ne buvait que de la soupe en sachet, de la poudre de bolets champêtres déshydratés, de la poudre d'asperges sauvages, de la poudre de chorba pour le ramadan des itinérants, ça ne tient pas au corps ce truc-là si t'as pas Allah avec toi, in the pocket, l'autre éthérée à ressasser sa rancoeur amoureuse d'affamée je la sentais prête à sauter à la gorge de ses amours défuntes, laisse tomber mange au moins le bacon et pour une fois file-moi tes muffins.

Pour revenir à l'actualité, à des choses plus positives de la forêt, la chose avançait sous l'eau ostensiblement vers moi et je n'avais jamais vu un truc pareil alors que l'évènement était prévisible depuis que j'étais là postée six mois au moins ça devrait donner quelque chose hormis la route qui poudroie et l'herbe qui verdoie je t'en ficherai moi de la verdure, demain je prends ma lyre et je fais comme les autres j'accompagne la chansonnette sans mollir. Là, non. Une loutre c'est impossible, un castor à priori ce n'est pas le profil, la bête va jusqu'à mes chaussures, repart, longe la berge, revient, approuve, me regarde en-dessous, fraternise, c'est un ragondin et là je vois qu'il retraverse toute l'eau, revient et se met devant moi à m'observer, les yeux jaunes, des dents en avant, ça va, on n'est pas non plus au Canada, je sors les jumelles pour me donner une contenance, je prends des notes, la bête est d'un intérêt notable, faire bonne figure, se tenir, honorer comme il se doit la nature, le pelage est adéquat, et à trois je me lève du rondin. Une femme arrive accompagnée d'un chien, pas un oeil au castor, pas un regard, une dure à cuire et quand je la croise je lui dis «vous l'avez-vu?». Elle me répond
«Mais non, Madame, cette fois je ne l'ai pas regardé mais je l'avais déjà vu la semaine dernière.
-  Moi c'est la toute première fois (et c'est pas la dernière)
- En plus de ça il y a la maladie du rat
- la maladie du rat, R A T?
- C'est un pharmacien qui me l'a dit
- La maladie du rat, c'est la peste? (à trois fuyons sans adieu sans salut, rompons là)
- Mon chien n'y va pas, dans l'eau, il n'y saute même plus.
- La nature, mes chers longs arbres aux larges ramures, c'est même plus un havre de paix. C'est difficile. Moi qui pensais y lire, établir là ma demeure, je sens là comme une présence.
- C'est le ragondin. Mais tout va très mal, la crise, de mal en pis, les nouvelles, le prix de l'immobilier en baisse.
- Et maintenant les tiques des écureuils d'Asie et la maladie du rat. Vous le connaissez bien le pharmacien?
- Mais oui, très bien, c'est presque un intime.
- ...
-  mais là, il était pressé, il m'a dit ça en passant.
- ...
- Il faudrait trouver le nom de la maladie scientifique du ragondin cet étang, je vais chercher dès mon retour, imminent.
- Vous venez de loin?
- Un quart d'heure par la voie ferrée de Paris.
- Alors là, Madame, vous avez bien du mérite. Moi, d'un autre côté, j'ai pu voir un vrai clair de lune pas plus tard qu'hier mais il s'en fout complètement.
- ... (image d'écran: le gymnaste Hans Helmann au cheval d'arçon en 1948)
- Bon, je sens, Madame, qu'on est appelées à se recroiser (au moins une fois).»
Temps clair le mystère s'épaissit, 26 novembre 2008

. Une fois passé le château d'eau
c'est la fête dans le bois et ce n'est pourtant que le mercredi d'une fin novembre ordinaire. Les lacets des deux paires de chaussures suspendues tiennent encore au fil électrique, si je m'écoutais mieux je dirais que c'est là un bon signe, la bête ne serait pas un ragondin et s'il faut aller dans la nature profane pour trouver un sentier qui mène ailleurs, c'est à recommencer, en six mois le postier me salue, la femme la plus âgée de l'allée mais la plus proche du poulailler pourrait sourire quand je passe à nouveau dans l'autre sens, le chinois n'a plus besoin de prendre ma commande et sert avant que j'aie eu le temps d'égoutter mon parapluie à la porte d'entrée, les feuilles au sol reconnaissent le glissement fidèle des semelles à l'embranchement du chemin qui mène à la cabane forestière, c'est bien là que boivent les Slaves, la vodka Poliakov accompagne la bière et réciproquement jusqu'à l'aube transie. Que devrais-je en déduire? Qu'il faut se lever plus tôt pour changer de décor. La reconnaissance du parfum poivré avant la bifurcation opère au millimètre près, quelles que soient les conditions atmosphériques et les tonalités d'une humeur déambulatrice.

. Une fois arrivée au sommet du monticule, j'avais vu il y a quelque temps deux charriots métalliques renversés dans les broussailles. Ce mercredi, celle qui avait aperçu le nageur ragondin avant moi me salue et me présente son fils qui a la même forme de visage, l'un des enfants s'il y en a plusieurs, celui d'entre eux qu'elle a réussi à traîner demi consentant, là jusqu'aux étangs. «Les avez-vous vus?» Oui, les deux et simultanément, le héron qui était posté derrière l'un des pêcheurs, pas celui qui fait l'une des cinq prières requises devant les eaux troublées d'une journée pluvieuse, mais l'autre, qui a une place attitrée depuis toujours et le deuxième animal, celui qui est passé et repassé et dont je sais ce mercredi que c'est un castor, tant il m'a regardée avec un sourire et des dents de son pays, de sa race et de son genre, celui de sa classification nosographique et tant la rame qui lui sert à naviguer royal comme à Venise est spatulée en forme de gouvernail. De toute évidence je dis ce que je veux. Aurait-il seulement existé, ce n'est pas très important pour ce qui nous occupe. Ce n'est pas précisé dans la Cinquième promenade de Jean-Jacques Rousseau, mais il y a nature et nature, philosophie et nature des animaux. Dans ce cas-là, poursuivons l'image qui s'ensuit, qui s'enfuit, celle qui nous devance, celle qui nous suit, l'imagerie spécieuse et le récit d'un jour comme un autre où quelque chose prend forme qui sous l'eau file à l'indienne.

. Il était une fois d'autres temps, d'autres hommes, d'autres femmes, d'autres jours et d'autres nuits où nous étions assis autour des flammes écoutant la nuit lentement s'écouler. Il ne serait venu à personne de l'assemblée réunie l'idée de s'enquérir trop vite, ex abrupto, du ragondin ou du castor le nom véridique. Que ces temps soient révolus, c'est une chose entendue, c'est qu'on l'entend dire. Les temps sont révolus, tournons la page du passé, allons de l'avant, c'est seriné à longueur de temps. Aller, non dans le temps, mais aller ailleurs là où le temps clair permet d'élucider ce qui ce passe aujourd'hui me va comme un gant. J'attendais ça depuis toujours. Ce n'est pas demain la veille du découragement. Hérons, castors et grues j'arrive mais ne m'attendez pas. Si vous n'existez pas je vous imaginerai là dans les eaux claires d'un jour sans mystère.

. Où passent les nuages ?

. A la fois curieuse et perplexe,
voulant poursuivre la contre-enquête, «mais que s'est-il passé ce jour-là?», «en réalité qu'avez-vous vu fin octobre?», j'ai rencontré après la rangée des choux montés sur leurs tiges que le locataire de la maison avait oublié de cueillir, le jeune homme préposé à la Nature, dans sa maison qu'on appelle "de la nature". Bien que spécialiste de botanique, en particulier, il semble n'avoir pas été informé d'une réimplantation des castors en vrac dans les étangs de la région récemment. Il existe à une dizaine de kilomètres, dans la Bièvre, un mémorial du Castor attestant d'une présence récente, sorte d'hommage posthume à des temps animaux révolus. Ce castor n'est pas nommé, c'est un castor inconnu, statue générique, sculpture de genre, dans la famille que je nommerai ultérieurement, si ça continue comme ça, comme autrefois. Si après la Libération, il a disparu des environs, il est possible que des éthologues l'aient réimplanté par couples et sous son nez  sans l'avertir, lui, ce débonnaire responsable de la nature. Le livre scientifique consulté sur place, au moment où l'équipe des ouvriers réhabilite une maison de l'écureuil dans le jardin même de la maison de la nature, ne montre aucune image représentant la queue du ragondin, celle, longue, effilée d'un rat, ni aucune image de castor, aucune photo, aucune esquisse, aucune caricature, aucune icône, aucun croquis, aucune ébauche, pas un point, aucun trait, aucun pointillé, aucun dessin à l'encre, aucune représentation de quelque sorte  décrivant l'animal, celui de corpulence et de stature, de taille et d'allure semblables au ragondin, mais portant une queue spatulée à la vénitienne. J'ai trouvé dans un livre chinois de peintures plus qu'anciennes ce que je cherchais depuis huit jours et c'est justement ce que j'avais vu la première, la très ancienne fois.

C'était bien avant que Marie Bonaparte ne fasse l'analyse détaillée des contes d'Edgar Poe.
Vous tournez vers moi votre visage, 1er décembre 2008

. Et là, il ne fallait pas tourner
aussi vite à droite si je voulais encore une fois m'épargner la vue d'une silhouette étendue sur la chaussée, la tête reposant sur le col remonté d'une vareuse de laine épaisse, quelques mètres avant le carrefour. A côté, deux hommes se menacent de coups et blessures, l'un des deux aurait vendu tous les parfums de grande marque sans dédommager celui qui a misé tout son dernier bien de la dernière chance, profitant des lumières bleues des voitures de police, des sirènes de pompiers et de l'installation d'un cordon de sécurité autour de l'homme renversé. «Il faut circuler».
. «Et là, vous tournez vers moi votre visage (ensanglanté)». L'acteur étendu devant le jardin n'a pas encore sur la figure le sang factice que lui étalera la maquilleuse suivant la répétition à quelques mètres des cordons qui  délimitent le périmètre. Un policier bloque la rue perpendiculaire à la rue de Tolbiac, à quelques dizaines de mètres du premier homme (réel) déjà mort ou gravement blessé, du dernier tombé à terre, celui qui était tombé, à deux jours d'intervalle,  dans mon précédent champ de vision et tombé avant la nuit tombée. Je dis à l'homme qui règle les flux et blocages des passants que la même scène s'est jouée au même endroit, sans répétition, l'homme est vraiment tombé d'un coup, tous les projets d'un dimanche, ceux d'une vie probable anéantis avant décembre. La même scène se répète. Il ne comprend pas ce que je veux dire et choisit de rire en toussotant.
. Il me héla: «Vous, disparaissez du champ, 360°, si vous tournez maintenant à droite, on vous verra!». Vingt minutes plus tard, le moribond d'aujourd'hui, autour duquel gravite une trentaine de personnes dont la plupart sont ornées d'un portable qui les signale par une sonnerie de clavecin baroquisant (néo-Buxtehüde) ou des quasi-Pink Floyd pour celui qui ressemble à un ingénieur du son, tant le clavier qu'il manoeuvre comme un capitaine de plateforme pétrolière est criblé de boutons et d'alternances rouges et vertes qui scandent en rythme visuels les vociférations du metteur en scène. Le pseudo cadavre refroidit sur la chaussée, il garde le visage fermé et contracté d'un individu relatif  qui clapote dans l'humide précarité des contrats d'intermittence, gisant sur la chaussée pour une série ou un film de nature si dramatiquement policière l'automne pluvieux et froid. L'importance de la production semble être mesurée aux désagréments et blocages des passages riverains et aux aboiements du créatif qui doit boucler la journée avant l'acharnement du crachin et qu'une obscurité presque hivernale gagne les grands platanes. L'abord du lycée, les allées et venues, le trafic du bus, tout est paralysé. L'ingénieur du son parle au portable de grandes sculptures congolaises, mais grandes, très grandes, des totems, presque, genre «Congo Belge», c'est ce qu'il tient à préciser quand il comprend que moi et Milou, j'entends tout et que je ne me suis pas rendue aux fêtes des cent ans de l'anthropologue honoré sur les quais la semaine dernière, lui si, heureux homme s'il le dit! Une mise en scène de l'image vient se surajouter à l'énervement d'un mouvement qu'il faut recommencer jusqu'à la perfection d'un sang versé alors que la pluie froide menace de tomber une nouvelle fois, l'acteur devant «tourner le visage vers l'objectif» non ensanglanté, hors la vue d'un visage couvert de sang d'un homme encore très jeune qui agonise alors qu'aucun coup de feu n'a été enregistré par le preneur de son a de quoi inquiéter (une femme telle que moi j'imagine). Aurait-il été renversé par cette camionnette blanche, celle que j'avais prise pour un vulgaire camion de régie, noir et garé avenue de Choisy?
. Et là, je ne sais pas ce qui m'a pris mais j'ai saisi un mégaphone et à la foule, j'ai dit ce qu'il fallait quand il fallait, comme je l'ai entendu dire concrètement quand l'homme blessé et presque mourant avait tourné vers moi son visage: «Il n'y a rien à voir!».
Et la quiche lorraine?, 7 décembre 2008

(Sur plateau, images telévisuelles plates)
Madame de Fontenay garde le même profil et le même chapeau depuis que je suis née, j'aime donc tout chez elle, l'ensemble et le talon haut, c'est un anniversaire du chic et du nec plus ultra, chaque détail, la ganse des basques, son élégance, et toute la nuit, les cinq merveilles, des jeunes filles couronnables, dauphines anoblies par la timidité, rosies par l'infernale candeur, celles que la dame au chapeau aiguillonne et défie, les unes arborant une robe de princesse en zest  de choucroute citron, les autres une robe de fée des îles comme cousues dans la barbe à papa d'un père Noël, l'étoffe émulsionnée dans un rêve foire du trône et de folie viennoise, tulles, organdies et frou-frou, coiffées en chignons comme des elfes de la mer par Saint-Algue lui-même, c'est te dire la splendeur, le feu d'artifice, celui d'un songe frappé par les sabots d'un cheval gris caracolant et piaffant d'impatience dans une flaque d'eau des plateaux, tous les ans la même sérénade, la même, la mare des images, l'étang, celle du temps qui voit passer, plus ou moins pluvieux, des générations de filles aux rêves caribéens d'étoiles, de comètes déjà filées dans l'oubli d'un quotidien lépreux.

Tout le monde sur le plateau ne fut que sourires et gracieusetés et mignardises et haute tenue de jeunes filles révérencieuses. Envers quoi, envers qui? «Merci la France, merci les Dom-Tom!» a dit l'heureuse gagnante en large tutu d'une vraie couleur primaire franco de port, jaune serin, avec des épaules que la pratique de la scie bûcheronne aurait élargies autant que faire (pourrait-elle être alteroaquaphile quoique commerciale aux entournures), au dessus d'une taille que la guêpe pourrait envier avant l'envol zénithal. Jusqu'aux cils qui ont été épaissis par un onguent dont la composition à ce jour est gardée ultra-secrète. Chacune des impétrantes a dû, sous les douze coups de minuits, danser une sorte de menuet, une mazurka, une farandole, une valse ou se tortillonnaient les jupons en cavalcade, une ritournelle que rythmaient sans passion les escarpins jolis, avec Christophe Mahet, placé tout derrière le cheval, ses couplets et des refrains que les choeurs des candides reprenaient mezzo voce, chacune pour l'image et chacune pour soi. Ce fut un enchantement hélas de trop courte durée, hélas sans la haute présence d'une autre dame première qui alla sur une chaîne faire monter comme oeufs en neige les générosités de France et de Navarre encore plus haut, vers des firmaments d'autres élégances insoupçonnées, compte tenu de la misère du peuple et des petits handicapés du téléthon affreusement vieillis par le sort. Dommage, me récriai-je avant de sombrer dans le sommeil, la dame première aurait pu mettre, elle aussi, un habit seyant violine dont l'effet juponnant aurait su exalter une certaine mignonne féminité à dentelles, celle, si  charmeuse, des Miss France, dont le retour en force a de quoi inquiéter Barbie en personne, qui n'a même pas pu gagner une montre en céramique, des bagages pour aller aux eaux turquoise, et de quoi «bien en profiter», comme le dit la Miss de fin d'année 2008, la plus joyeuse de la décennie.

La faune éthique, 12 décembre 2008

Tout mon dégoût, et que la vergogne anéantisse la faune ragondine et ses rejetons sur treize-mille générations de sales petits morpions ragondineaux merdeux avec ce sourire débile de fiente saumâtre! 
Alors que le givre blanchissait les hauts mélèzes, mes nouveaux compagnons des jours bénis, je fus accostée par un promeneur jappeur, appeleur de chiens au nez retroussé, bonnet bleu marine et justaucorps serré aux aisselles. Au chien, il dit en articulant comme s'il était sourd: «Allez, cherchez-la!», il le vouvoie, et s'adressant à moi, la parfaite inconnue du bataillon:
«Alors, vous l'avez vue? (s'il me tutoyait je le tuais sans préavis)
- Oui (dis-je en articulant comme s'il était fragile des nerfs), à deux cents mètres en amont, dix mètres avant la cabane slave.
- De quelle couleur?
- Orange vif.
- Madame, je regrette (encore une fois vous avez perdu!) la sienne est jaune, hein, Schluff? Allez cherchez, mon chien!»

C'était une journée comme il y en a peu, une de celle qu'on espère longtemps avant la fin de l'automne, tant la lumière sur les fragments de glace rend l'étang étincelant et chargé d'une promesse -à la fois nouvelle et renouvelée-, chaque oiseau noir avançant en sautillant d'île en île, en lançant ce cri bizarre, celui sorti d'une usine d'oiseaux de plumes et d'acier, travaillant et sautillant les uns après les autres comme couplés à la chaîne, dans un vieux film au titre oublié.
Toute mon attention, au moment où je m'apprêtais à fuir à la fois un petit rassemblement d'habitués en cercle et une forte ligne de randonneuses déchaînées, martelant le sol froid de longues piques articulées avec une rage victorieuse de marcheuses de l'ultime, rage démesurée qui me fait toujours m'affaler sur la mousse en cherchant de nouvelles choses (j'ai trouvé un beau sifflet et désormais non seulement je peux siffler mais en outre je vais siffloter, car  le temps désormais infini le permet). Le ragondin, je le méprise. Il fait le beau, il putasse à mort, la leptospirose n'excuse pas tout, il se laisse photographier par des octogénaires vêtus de chemises polaires de couleur vive, maniant un petit  appareil jetable, une miette, une photo, un croûton, une image, le premier ragondin, celui que je croyais sauvage et purement forestier, splendidement naturel, à tu et à toi, ignoble, abject, roulure, mais «il est  très difficile, précise la pourvoyeuse (manifestement c'est son ragondin), il n'aime ni les endives ni la chicorée».
Turbulences, assez! Silence! De l'air! Faites les gestes! Le lyrisme forestier et l'amour inchangé des sources et des eaux, oui, mais (tu le comprendras) je vais désormais me pencher sur la fourmi si par ces nuits froides elle survit.
Givres, exquises glaces, 29 décembre 2008

Alors que la flore endormie cache la modeste fourmi, sans relire Fabre, le maître en la matière, il faut laisser passer ce temps-là. Appliquer à l'observation humaine une recherche aussi précieuse, précise, incisive, des termes articulant les gestes et scellant les destinées minuscules donnerait à rêver si le froid ne m'avait clouée aux rives où je serais tombée (inanimée?) dans l'eau, la vase, la contemplation oiseuse d'une lumière qui chaque jour m'aurait narguée jusqu'au printemps?
Pneumopathie
Alors que le froid couvre le chemin où s'est perdue l'ombre du marcheur qui m'aurait précédée là, la respiration sifflante empêche de voir le monde, la douleur est là que suit la tentation de ne plus rien faire pour arrêter ça, jamais. Le jeune afghan a eu le temps en quelques gestes rapides de suspendre les habits mouillés aux branches les plus basses, une capuche le cache aux regards des sportifs invaincus, pris dans leurs exercices, identiques parcours, identiques efforts, identiques reprises. L'un d'eux a perdu une clé de voiture dans son marathon, un panneau invitait les habitués à se rendre au commissariat de Clamart, assuré d'y trouver une récompense en échange.
Les jours
Une cinquantaine de collages dans la journée, réalisés mécaniquement, état second, toux, accablement, désolation sans motif. Je trouve un tableau de Poliakov dont les bleus assourdis répondent à l'idée de la cabane slave, du ciel au dessus, et des bouteilles de bière et de vodka laissées sur les cendres le matin venu. Je suis tellement habituée aux voyages de la forêt que l'impossibilité où je suis de m'y rendre, plus que l'impossibilité de respirer sans être littéralement déchirée par le milieu, pourrait m'anéantir silencieusement en quelques jours. Le temps d'accomplir, hier est déjà passé image par image, plan par plan, tronqué, truqué.
Walser
Ma fille qui travaille le texte de «Blanche Neige», doit lire l'oeuvre de Walser en quelques jours et je n'ose pas lui dire ce que j'en pense. «En quelques jours? Il n'aurait pas aimé ça». L'idée de blesser Walser m'est intolérable, même mort, il reste là parmi les êtres qui aident à éloigner l'idée «d'épilogue». S'allonger dans la neige, ne plus rien attendre, ni la cloche annonçant la prochaine collation, ni l'espoir déçu d'une visite qu'il n'attendrait plus. Je lui décris les ricanements des journalistes de «Libération» pendant la représentation de la pièce. Ce sont les mêmes qui sont "férus" de littérature, il ne faut pas s'y tromper.
Sensibilités à ménager
Les images que vont dévoiler les actualités sont «de nature à heurter les sensibilités». Yeux fermés, on entend le cri des mères cherchant dans le sang le corps d'un enfant ou celui d'une mère dont le voile a été arraché par la déflagration. 90%, c'et le rabais consenti à l'ouverture des soldes en Grande-Bretagne. 100/100, le degré de saturation que les images infligent à coup sûr en fin comme en début d'année. On montre une fiole dans un hôpital, ressemblant par son habillage bleu à une fiole de vitamines. On montre une silhouette dans un couloir de métro, indéterminée, identique à celle vue la veille à la même station, l'homme pourrait mourir comme il pourrait vivre. La mort contre la vie, la bourse ou la vie, aurait-il enfin le choix? Quelque chose pourrait pour une fois ne pas être répété, la même chanson que les journalistes disent issue «d'une réalité implacable»?
J'ai vu et revu une dizaine de fois les films de Pasolini, ceux de Nanni Moretti jusqu'à des heures encore dépassées. Lu et relu des oeuvres à ce point attendues, familières et comme étrangères qu'elles ressemblent maintenant à l'air respiré. Il est impossible d'entendre une âme et de se reconnaitre dans la voix d'une âme.
Si ça arrive, on en meurt, n'est-ce-pas?
Impossibilité d'écouter "vraiment" Bach. Impossibilité de la beauté.
Je me souviens à Delos d'être restée des journées entières assise sur une seule pierre. Les abeilles et le bruit des rames plus loin.
Si lisse lys lasse, laisse!, 7 janvier 2009

. Trouvé dans une chaussure
du 25 deux billets deux cinémas, mon rêve réalisé, alors que la 2 proposait une émission (de télévision-réalité) sur la vie réelle de Carla Bruni, personnage de fiction, qui, si elle n'a pas l'ombre d'une  voix a trouvé, royale, à la fois sa vraie voie et la voix de son maître et la voilà mise en demeure, et par voie directe de conséquence mise en tous les foyers, pour nous tous, contribuants poussifs, devenus très demeurés, reclus en pénurie, emmurés en l'écran, retenus par le froid givrant, dans l'impeccabilité glacée et flatteuse d'une image nickel-chrome. C'est  que voilà en début d'année une jeune auteure-interprète débutante prometteuse d'une nouvelle ère, une nouvelle Eve, une nouvelle élève en do-mi-sol-si-la-mineur, gratouilleuse des cinq accords qui saura trouver son auditoire comme elle a su conquérir les media et la flagornerie courtisane: la force du poignet de velours et de la séduction obligée.

.Trouvé le moyen de tourner le bouton du poste «off», de tourner le bouton de la porte d'entrée, celle de sortie,  descendu les marches en trois secondes sans débat ni arthrose, évacué les courbatures, repoussé les sueurs de la fièvre tierce et avec les deux billets, vers la liberté retrouvée d'un choix moins honorable, celui d'une image moins mièvre, moins auburn, moins angora, siamois et cachemire triple fil, plus vraisemblable, incroyable, vraie, celle de Yolande Moreau drapée dans une sorte de macfarlane cache-misère trouvé aux rebuts de la Croix-Rouge, quelle élégance, quelle démarche, celle dont le prénom est une présence, le regard un salut et le silence un univers. Que le film soit l'indice horrifiant de ce qui est là, aujourd'hui devant nous, à chaque annonce, à chaque image TV, ce n'est pas faute de l'avoir prédit et redit et pleurniché, tous les oracles l'ont clamé sur tous les tons. L'humour noir d'une démonstration poussée jusqu'aux dernières tranchées que les héros creusent à mains nues et font imploser en pétarades surréelles comme en 14, avant l'assaut final, tout ça est atténué par l'heureuse fin d'une naissance dans un décor qui se craquelle de partout: ça se termine bien en tôle, une crèche avec le jésus fille-garçon d'une nouvelle ère vengeresse, le salut des deux justiciers.  La morale est sauve, qui politique mais non politiquement correct, impose l'idée d'une entraide, c'est l'idée, coercitive,  minimale, 2000 euros d'indemnités, c'est que dalle, mais avec 20 000, on bute. C'est une bonne idée pour nos HLM, retrouvée comme une madeleine proustienne, qui fera son chemin, celle d'une possible alliance, d'une concertation active des opprimés, d'une conjuration des non-résignés, ressignée Furax comme retombée en enfance, en innocence. Mémés et mémères en charentaises, édentés de tous les combats, perclus et reclus, surendettés cirrhrosés et débiteurs ad mortem, Louise Michel fédère les colères, monte sur le podium, montre la voie sans moufter, pas un mot, pas une voyelle, pas une consomme plus haute que l'autre, des gestes qui ont comme des couilles et de la tenue, de la rectitude. L'image est  plus royale que la démonstration poussive des réussites, la représentation chronométrée au nouvel an d'une obligatoire première dame de France et d'outre-mer, non merci, très gentille, un peu nunuche, sauf mon respect, très cosy, mais pas notre exemple, pas notre héroïne, ni la tasse du thé qui appellerait l'arsenic au final. La dame, l'autre, une vraie nature, un caractère, frapadingue de l'absolu, une sainte, une ultra-gauche, attention, «Louise Michel», jamais de thé, c'est pas son truc, on sait se tenir, là on ne  rigole par sur les questions de parole et d'honneur, on est une égérie, une passionaria de la désespérance organisée, on sait piéger un lièvre dans un attaché-case, il faut que ça serve à quelque chose, et jamais une goutte d'alcool, à la rigueur de la vodka Poliakov ou le cas échéant de l'allume-feu pour barbecue picard. Dans la cale d'un cotre, avec les immigrés, elle gagne la côte de l'île anglaise en tenant ses grolles entre les dents, un débarquement par la mer à Jersey, enfer et paradis fiscal. Nous nous identifions aux vieillards indignes qui se mettent au hard rock pour contrarier le destin et désobliger le fantôme faux-cul du conformisme ambiant, nous butons les traders et les menteurs, nous les scions à la tronçonneuse, nous les conchions de concert sans la moindre réticence sémiologique et tout ça dégage les sinus par ces temps de froidure tonique et de platitudes ambiantes.
Avec le deuxième billet, les frères Coen, fin d'année somptuaire.
Imagerie, 21 janvier 2009

. C'est au premier étage
de l'hôtel particulier que j'ai retrouvé Monsieur X. Après avoir dénombré les alignements des minuscules choses du buffet, graphiquement parfaites, influence des sushis, le sommet de la gastronomie étrangère mondialisée, l'inventaire en un coup d'oeil des oeuvres monumentales, la liste exhaustive et privée, celle, rendue comme confidentielle et publique, un vrai bordel dans le lambris, des gens qui ont une boîte crânienne d'un certain diamètre et  déjà vue quelque part, est-ce dans une ruelle, une impasse-sexe près de la Gaieté-Montparnasse, une loge maçonnique, aux conférences de Foucault, à l'entresol des défilés-mode du Louvre, à Bercy ou sur un plateau bruissant du monde du spectacle, rien ne l'indique, sauf le soin excessif pris à ne pas être reconnu, impersonnalité mondaine sur-saturée, en station méditative, juste sous ce foutu lustre de cristal aux douze mille ampoules. La voix de tête insupportable d'une femme en rouge me fait reposer le minuscule canapé dentelé sur son plat en porcelaine de Sèvres, caviardé. Monsieur X, si c'est bien lui, il tient à l'anonymat, rien dans sa vie n'est identifié sans l'ambiguïté qu'il cultive comme une fleur de serre vénéneuse, m'encourage de la voix et du regard, détecte la faille, manipule, exhorte, compromet, flatte, défie en moi la cogneuse, la modeste rétameuse des salons, «tape-lui derrière le genou! Vise, Isa, vas-y! Cogne! Juste un coup! Après les culturels, les humanistes de la photo de guerre! Je te jure, vise!». Si je feins d'obéir si gentiment, moi si polie, si raide, si réservée, si peu futile, si solitaire, si détachée des biens de ce monde, c'est par simple curiosité, un petit coup bien placé -est-ce la femme ou l'amie je ne sais pas, habillée tout en rouge- de Philippe Val, qui s'accroche, c'est un réflexe, au petit guéridon d'époque, une copie de marquetterie trop vernie, bâclée rue de Charonne vers1952. 

. C'est juste sous la silhouette agrandie d'une femme à la burqa que sont assises cinq personnes, des éminences, des connaissances grises qui se retrouvent là pour être là dans la "militance" sur une banquette zen plein cuir, ambiance grands amateurs de Soulages en pleine saison des soldes, grignotant autant de mini-tartinettes noires ou blanches que leurs cinq doigts peuvent en tenir, tout ça multiplié par deux, par dix. «Si tu connaissais Rumi ou Saadi, t'irais direct, à trois on se concentre, mais, non, ris pas, tu n'as jamais vu marcher la femme à la burqa? Fais ça pour elle! Pas d'état d'âme, non, mais t'as vu le mec, c'est l'as des mac, il se gogerbe un max, plein les poches, crois-moi, et par ce monde j'en ai vu des gens...». Monsieur X. en matière de cynisme et sur le troisième degré dans les ordres cachés de l'infamie, c'est l'expert désigné number one. A quelques mètres d'X , rendu plus silencieux, ses oreilles fumant presque, cérémonial,  trois minutes intenses, et l'immense portrait tombe comme sourate sur deux aimables donatrices venues des Etats-Unis pour la circonstance. Elles n'ont qu'une fraction de seconde pour qu'un demi-bienfaiteur des femmes estropiées, victimes de la guerre afghane, un interprète du quatrième âge nanti d'une prothèse auditive de compétition, ce qui se fait de mieux sur le marché des merveilles électroniques, les pousse vers les lames du parquet, les sauvant du coup du lapin, le nôtre. «T'as vu?» C'est tout ce que dit X, me faisant subrepticement le signe du départ sur les starting blocks, tranchant de la main gauche en lame sur le dessus du poignet droit.
Compteur, 27 janvier 2009

. Ils sont cinq à l'orée des bois,
des adolescents d'une quinzaine d'années menés par un homme qui les disperse rapidement à la base de l'escarpement et plus d'une heure après, ils sont toujours là dans la même configuration, le premier des émules à plusieurs mètres du deuxième, s'activant dans la pente, leur meneur creusant un peu plus haut. A l'un, frisé maussade, je demande à voix basse s'il recherche un trésor ou le corps du délit. Près de la fontaine, l'étendue d'herbe entre les arbres et creusée de taupinières qu'une équipe adverse a laissées hier et quand je parle d'équipe c'est inexact, il y en a deux qui sont venus successivement, le premier à tout hasard, le deuxième dans l'émulation naissante, les autres dans la compétition. Et s'il y avait là les écus d'or ou les espèces sonnantes? Leurs compteurs Geiger sonnent et semblent se répondre, pas un mot, et sans les coups mats donnés par les pelles pliables des surplus américains, rien ne signale leur présence aux rares marathoniens qui s'entraînent sur les chemins malgré la force des rafales.
Quand je retrouve vers les hauteurs de la grand route de Clamart une boule de Noël usagée en satin orangé tombée du mélèze le plus haut, c'est déjà l'heure, les cloches plus loin sonnent d'une église aux portes toujours fermées.
Peu de temps auparavant, malgré le danger, les enfants de tous âges glissaient encore en désordre sur l'étang mais aujourd'hui toutes les dernières branches qui avaient servi à cogner la glace pour en éprouver la solidité ont entièrement disparu, repoussées vers les rives plus obscures par le vent des dernières nuits. En face, une ligne nouvelle d'oiseaux blancs se déplace avec de lents mouvements d'ailes, je  dois ralentir le pas en étouffant le bruit de la marche sur l'humus gorgé d'eau, je croise le pêcheur au chapeau de velours qui retrouve la place, la sienne, sans doute, au gré des saisons.

. A cet homme qui ne demandait rien, entre les arbres, je demande ce qu'il veut. «Rien! Si! J'oublie les piles, six, pour la lampe et la radio». S'il avait répondu «mais oui, j'y songe, une vie nouvelle dès les premiers beaux jours», nous aurions avisé.
A cet homme qui serait devenu, dit-il, roi des archers, j'offre toutes mes louanges.
A ce comptage Geiger et ces creusements de terre frénétiques en taupinière, je participe assez peu.
A ces nouvelles images que drainent les premiers jours de la nouvelle année, j'oppose une force d'inertie nouvelle, celle tout droit venue du temps passé à ne plus rien faire d'autre qu'élaguer. Me répondent d'autres images, les miennes, qui viennent désormais s'assembler seules sous les doigts sans l'ombre d'une hésitation.
Des dernières images vues, innombrables, rejetées, triées, déchirées ou rassemblées, je n'arrive pas à retrouver face à la foule assemblée pour Obama la seule photo retenue, le chapeau gris en forme de papillon, celui, brodé de brillants, de la chanteuse de blues Aretha Franklin.
Image ou l'obscène, 10 février 2009

Il est curieux que la dilution des termes empruntés à la théorie freudienne et refourgués familièrement dans un article, une chronique, un débat, une polémique, une joute médiatique, un procès d'intention, soit répandue par une négligence que chacun tolère dans un bruissement hâtif de papiers journaux mis à la corbeille. Il en découle une habitude des lecteurs à l'inflation quotidienne du langage. Feuilleter, parcourir, jeter. La banalité des emprunts à Freud trahi, qui n'est jamais cité, le texte daté dans son contexte pionnier, nous impose parfois de redonner aux termes leur sens conceptuel en allant puiser aux sources.
Perversion des images

Quelques semaines après l'offensive à Gaza, qu'il soit possible de trouver l'image, l'iconographie, la photographie de Dieudonné incluse dans un article paru dans le dernier numéro du Nouvel Observateur sur la Palestine provoque,  comme un collage surréaliste dont les fragments qui "déréalisent" confèrent un autre sens aux représentations tronquées et mises en relation. Le collage peut en effet donner une pluralité de sens invasive qui annule tout sens et rend "absurde" l'image nouvelle qu'une poésie fortuite peut animer. La contamination peut agir de même. Le collage de Dieudonné et "Gaza" dans le dernier numéro du Nouvel Observateur est la dernière grenade à dégoupiller dans l'escalade des violences dictées par la haine. «Obscène» est le jugement qui vient sous toutes les plumes, les plus averties, alors que la mise en page étudiée, l'encart peaufiné dans la maquette au millimètre près, les caractères et la couleur des commentaires  de la page précédente également «Vive Israël!», «et les Palestiniens!», alors que l'inversion, la symétrie : «Vive la Palestine!», «et les Israéliens!» reste l'impossible obscénité. Que vient faire Dieudonné au beau milieu de la bande de Gaza? Kouchner, lui est occupé par d'autres attaques. Rire et faire ricaner la piétaille sans scrupule, arguant d'une nécessité  publicitaire. Quelques semaines après le massacre, presque hier pour un lecteur, c'est déjà un lointain passé pour le consommateur de journaux. L'enquête diligentée par l'ONU va s'ouvrir, nous en trouvons les prémisses dans les quotidiens. Au moment où frappaient les bombes, à l'instant où les brûlures causées par le phosphore emplissaient les hôpitaux, ces refuges du malheur pris pour dernières cibles, quelle enquête diligente, quelle voix s'est élevée pour hurler dans le désert? Aucune. Nous attendions horrifiés une trêve entre le sapin de Noël et les truffes du Nouvel An. Silence. Le «crevons ensemble» de Dieudonné provocateur avec son déporté juif, rien à voir avec l'humour juif ou l'autodérision,  ovationné sur scène dans une salle comble est obscène et doit être sanctionné par la loi. Les dérives douçâtres du politiquement correct sont compatibles avec toute les formes de l'humour noir, avec celles de la férocité littéraire, les textes les plus cruels sur les horreurs de toute guerre. Est-ce le rôle de l'artiste, en l'occurrence un humoriste, comédien, de provoquer (une réaction?) en sortant d'une fonction qui ne lui impose qu'une qualité, le talent. Si son métier est de faire rire, qu'il fasse rire! Qu'on laisse l'indignation aux professionnels des prêches, qu'on se lamente avec les choeurs des pleureuses subventionnées, qu'on réussisse à nous arracher une seule larme de sincérité gratuite! S'il faut nous convaincre, que le parleur soit rhétorique! S'il fallait se réveiller d'un mol oreiller, le confort intellectuel et ronronnant des débats sur commande, ce n'est pas le réveil-matin mais le tocsin qu'il faudrait pour les derniers vigiles assoupis, mais surtout qu'on laisse aux moralistes le soin d'exhorter ou celui de fustiger. Les citoyens-spectateurs ne pensent pas droit?  Si nous voulons penser, nous pensons, droit ou biscornu. Encore faut-il en avoir les moyens, le temps et surtout le loisir. Réfléchir suppose une seconde, une minute, trois-quart d'heure de pensée quotidienne, c'est un luxe, le seul, le dernier concédé aux sous-humains qui triment. Si le dernier des penseurs, la tête plongée dans l'abîme, est occupé à des tâches triviales comme vivre pour manger et travailler pour survivre en ramassant quelques sous et quelques fanes de légumes sur les marchés, sa vie dévastée par la nécessité, la trivialité, celle de survivre n'y suffira pas. Regardons-nous mutuellement dans les métros chenillant, l'oeil vif, le front moite d'une pensée alerte, les mains agiles et le pied ferme. Vêtus de doudounes noires en plastique molletonné qui nous font ressembler à des courtepointes futuristes, nous avançons, nous fonçons, nous filons, nous courons sur des tapis roulants, surtout à Châtelet, dépassant d'autres silhouettes que la hargne, la crainte ou l'épuisement laissent s'accrocher à la rampe mobile.

(Il fallait entendre ce matin demander aux textes de Levinas -qui n'est plus là pour contredire- plus que ce qu'ils peuvent donner. Le passage de la philosophie à la politique est rendu périlleux par cette prétention utilitariste. Le passage d'une parole singulière au discours public et publicitaire s'opère par le média qui induit, infuse et diffuse. Il faudrait, disait le commentaire de l'orateur de France-Culture pour Levinas, «redialectiser» toute sa philosophie. Méditer sur l'altérité selon Levinas, qui va jusqu'à l'empathie de l'autre, rendrait la situation grotesque. Monsieur Levinas, vous qui, en tant que juif, avez été pendant la guerre protégé par l'uniforme français, que pensez-vous du massacre (des innocents?) commis par les Israéliens il y a quelques semaines dans la bande de Gaza sous nos yeux?  Comment imaginer une fonction à la «morale» et le pragmatisme à un auteur spéculatif, spectre spéculaire, l'auteur de l'altérité, comme Levinas qui, paix à son âme, interroge l'autre, celui que j'aime ou, haï, celui que je tue. La fonction de l'écriture de Levinas n'est pas dans l'obscénité d'un service à rendre, public. Pourquoi faut-il immanquablement que le propos, pour affermir, aguerrir ou après coup justifier toute action y compris la plus ignominieuse, se croie lesté d'une crédibilitié d'un penseur élu à titre de garantie à posteriori? Levinas aujourd'hui, pour tout propos sur la judaïcité, Hafez, Rumi, pour toute allusion à l'Iran cynique, Tocqueville, pour le show de Carla Bruni à la guitare en play-back, et pourquoi pas Gandhi pour promouvoir une marque de slip kangourou?).

Quand je fais un collage, je sais où couper. Si c'est la tête, c'est une décapitation iconoclaste, volontaire,  parfois castratrice. Si je mets en relation l'Odalisque d'Ingres avec un personnage de Sophocle, ça n'a pas le même sens qu'avec un personnage de Racine ou une illustration tronquée de Gustave Doré. Ou le rapprochement est volontairement fortuit, ou il est le fruit d'une réflexion. Le sens, que le travail soit intentionnel ou le fruit du "pur" hasard, peut être le même si le lecteur l'insuffle ou le sous-titre. L'image de la presse peut être involontairement iconoclaste, c'est bien le cas dans cet  article où la mise en page dévoie le lecteur qui va lire l'encart sur Dieudonné sans comprendre tout de suite la logique de l'insertion dans l'article après une double image en pleine page dont le commentaire porte deux couleurs. Il n'y a pas de Palestine. Plus de Gaza. Des atrocités qui viennent d'arriver, membres arrachés, corps brûlés, inventaire d'une guerre de 14, poumons en moins, yeux aveugles. L'absence d'image, la censure imposée, relayée par le silence -Qui voit ? Qui regarde? Qui parle?- et suivie par l'enquête minutieuse, est obscène autant que l'image en gros plan d'un enfant toujours innocent, mort  toujours pleuré. D'une guerre injuste, encore injustifiée, il faudrait toujours voir ça? Encore? Témoignage? Où se cachent les mères pour pleurer en silence? Les observateurs iront dénombrer les ossements sous les décombres? Combien? Et toujours les mêmes certitudes, les expertises ADN pour les centaines d'identifications?
Que la poussière soulevée par le vent disperse leurs  larmes!
La pluie attendue enfin lavera le sang.
Voyages immobiles, 26 février 2009

Il existe au-dessus de la voie ferrée un banc de bois aux montures rouillées qui permet d'accueillir le passant et l'un de ses compagnons. Que l'un de nous s'y installe et c'en est fini des tranches de vie saignantes servies bleues en boucles et ceci ad vitam, témoignages intempestifs d'individus dont le sort captif nous laisse à tout jamais indifférent. Que le dernier qui s'y est assis jette la première pierre au premier des voyageurs, pressé malgré l'arrêt du trafic, vers un certain rendez-vous, le véhiculé besogneux qui anticipe chacun de ses gestes, pris dans une hâte que rien jamais ne viendrait calmer. A peine installé à sa place, le compagnon de l'un d'entre nous se voit pris à parti, questionné, bousculé, interrompu dans la contemplation «pensivement oiseuse, à plus d'un titre et proche de l'hébétude», c'est ce qui sera dit de lui ultérieurement. On lui demande, on lui extorque les raisons qui l'ont amené ici, posté en surplomb sur la voie fréquentée à une heure aussi avancée de la journée. Il devient exigible, pour tous et chacun d'entre eux qu'il décline les motifs et les fins de sa présence, qu'il en dépeigne les moindres fluctuations dans le courant de la journée. Il se voit contraint d'obtempérer et ceci sans discuter. Il doit dire oui ou non. Il ne reste aucune place pour autre chose que cette obstination maligne, inquisitoriale et binaire. Si ce n'est pas ceci c'est cela. Oui. Sans doute. Probablement. Rien n'est moins vrai.
Il se voit bousculé s'il donne prise à un quelconque soupçon. Que ferait-il ici, à une telle heure, ce jour-là? Rien ne viendrait dûment justifier -«plus que de raison», c'est ce que j'entends, ou pire «à plus d'un titre», c'est un tic langagier-  cette présence sur le banc en basse saison. On en viendrait à dire absence en lieu et place de présence. Pourquoi ici et pourquoi lui? Que dire à ça? Il faut répondre. Il dit. Il dira. Il dira «clame» au lieu de «calme» s'il suffisait pour lui de décaler une lettre pour dire ses véritables paroles de soie. Il trébuche. Nous l'approuverons unanimement. Nous dirons «bien entendu!» en l'entendant et nous répèterons ensemble jusqu'aux hauteurs des lustres, «le calme clame». Rien ne pourra être retenu contre l'un et l'autre mot dans leur duelle entente.
Quand les jeunes garçons, une douzaine de quinze à seize ans, frappent la machine à tour de rôle, chaque voyageur s'éloigne en deux groupes distincts, les uns vers l'avant les autres vers les hauteurs du tertre là où, à cette heure hivernale, le soleil chauffe encore la terre. Il faut toute la raison du troisième d'entre nous pour faire cesser le vacarme et le scandale qui va s'ensuivre, artificiellement provoqué par un adulte irascible, celui que tout sans distinction rend hostile et procédurier. Je  vois, prévenant l'attaque et la lutte sans merci, notre compagnon chuchoter quelques mots à l'un des garçons, je le vois l'accompagner plus haut vers le guichet, se pencher une seconde, dire un mot à l'employé de la gare, un ancien préposé de la garde, je le vois encore descendre l'escalier lentement, silencieux, me regardant, me prenant à témoin, anticipant et prenant en compte mon acquiescement tout aussi tacite et fort du nouveau silence établi sur les quais soudain désertés, je le vois rejoindre le banc auquel manque toujours une latte. Et c'est ce jour-là que j'avais trouvé l'accès difficile à la rue Jeanne d'Arc, prenant par les hauteurs du chemin pour retrouver enfin la place arrondie, celle que je recherchais depuis si longtemps.
A quel saint se vouer?, 10 mars 2009

Après l'affût, la lecture (qui lit ça?) des quelques centaines d'amendements sur le piratage d'Internet, j'entends une voix venue de loin, revenue des profondeurs de la Bourgogne, rappeler qu'elle ne peut, qu'elle ne veut travailler avec les (nouveaux) multi-media. J'approuve la correction des épreuves sur le seul papier. La liasse corrigée à la main voyagera sans tenir compte des conditions climatiques hivernales, par la voie ferrée normale. Finie la malle postale. Toujours deux jambes.
. Je lis dans une lettre récente de Voltaire lors d'un dernier voyage d'exil en Angleterre les ravages du vent d'Est responsable de tous les maux, un suicide de jeune femme par section et perforation de la jugulaire, ceci avec une arme contondante fournie par l'amant de la désespérée, c'est une avant-première dans la matinée. J'ai toujours évité les vents d'Est et ceci en étant peu voltairienne et assez peu stakhanoviste de l'hygiénisme intellectuel (nouveau?). 
. J'apprends donc jour après jour comment tenir un journal tranquillement. C'est toujours commencer par un silence et souvent poursuivre avec un soupir de pure forme. Après une étude de Rousseau jeune une année entière à Nanterre, le découpage linguistique de l'université m'en avait éloignée tant la vieillesse se faisait attendre. Tout vient à son heure et je sautille désormais chaque jour. Il est là, deuxième planche à gauche. J'avais conclu par une brouille semi-amoureuse, la futilité ou de l'amour ou de la brouille. Il avait fallu reprendre la nuit venue et comme clandestinement, oubliant jusqu'à la singulière lecture de Paul Audi, Rousseau se plaignant en confidence à moi et à moi seule des indélicatesses de Grimm et des vilenies de Diderot. Je lis en tapinois très amusée. Il faut tout gober.
Je croise en chemin Madame de Staël, se plaisant après les cahots des voitures à chevaux à travers la Moravie, à l'exil de Saint-Pétersbourg, excitant en elle la haine enamourée qui lui a fait choisir un persécuteur si glorieusement opiniâtre pour sa (hautaine?) humiliation publique en la personne de Napoléon. A Vitebsk, c'est le visage de Vladimir enfant qui m'apparaît entre les pages marquées du triple fil perlé de la ravaudeuse. Il restera ce soir le boeuf Orlov après les pensées pénétrantes de cette voyageuse insensée, comme mille lames de poignards au mol édredon. Treize plumes se dispersent de la couche transpercée.
. Je trouve dans les rues oubliées de Clamart l'ombre et la présence de Marina Tsvétaeva* et j'enrage en tombant par hasard sur un commentaire inepte affirmant que la dame était réfractaire à la vie quotidienne. Qu'on pende le préfacier  au noeud coulant, je m'en chargerai moi-même à l'étang de la garenne pluvieuse. Je fulmine et deuxièmement je ricane. Les tâches matérielles? De quoi parle-t-il? Des fameuses épluchures de pommes de terre ou de leurs guirlandes en haut? De l'argent? De la révolution? De la famine? Du Pasternak? De la gloire absente? Mais comment Gertrude Stein qui n'était pas tout à fait une imbécile a-t-elle pu lui fermer sa porte de la rue Jacob? Mystère.
. Autre mystère insondable, celui-ci de l'ordre des choses dans une vie. Comment Jean-Jacques Rousseau, qui désormais se confessant à tour de bras devant mon nez, ne me cache plus rien, il ment à chaque ligne comme chacun des autre intègres en véracité, comment a-t-il pu se voir dérober autant de chemises de la plus belle toile et du plus bel effet nécessaire dans les salons? Il les avait toutes mises à sécher? C'est incompréhensible. Je vais suivre l'affaire de près, si je n'oublie pas demain avec le reste des choses, s'il les a vendues pour du pain ou des chaussures à boucle, s'il les avait volées à l'occasion d'un déménagement nécessaire, d'une rupture, que sais-je, suivons le fil où sèche la lessive, tant m'intéresse la menterie dans la littérature comme la vérité nue dans un puits sans fond, celui  des dernières illusions. La peur de déplaire. Les lamentations. Les vantardises. L'herbier aux couleurs fanées. Pourquoi les choses matérielles mises en opposition? Les choses de la pensée sublime en diptyque. Chemises d'un côté, de la belle toile, des jolies manières, des embarras, il fait l'enfant contrit en timidité dans le giron des dames, le rebelle des salonnards, le bichon des bas bleus, le fugueur multi récidiviste. De l'autre le naturel au galop, l'individu, la liberté, la première pierre philosophale d'une république advenue.
. J'ai trouvé dans un une chemise cartonnée des partitions anciennes**, des copies de danses orientales, de tangos et de mazurkas soigneusement calligraphiées à l'encre de chine, j'ai posé dessus le nu d'un primitif allemand dont je ne retrouve pas le nom, je cherche des heures entières le lit de papier d'où je l'ai réveillé du long sommeil des indifférences  conjointes et j'y accole des pétales de renoncule, trois légers fanes de fenouil découpés ressemblant à des branches de tamaris en Grèce, et devant l'idée d'une fleur fanée retrouvée dans un vieux livre, je renonce enfin au dessus de piano pour veuves acrimonieuses. Quelques nuits sans pouvoir sortir de cette usine des coïncidences et des liaisons hasardeuses. Dans le document, un poème de Richepin accompagné de quelques accords simples en mode mineur et je suis restée persuadée jusqu'à onze heures qu'il s'agissait du poème sur les oiseaux. C'est une autre illusion retrouvée. 
. Entrant voir l'icône, un prêtre se présente à moi avec une barbe, au vu et au su de tous «je suis le Père Serge», et il me tend une main franche (ou glabre) à la vue comme au toucher. «Je viens juste voir l'image, là, j'en ai pour une minute montre en main». Je ne me voyais pas dire «et moi je suis la petite-mère (Isabelle), enchantée, et sur ce j'allais cueillir quelques perce-neige en forêt quand vous apparûtes en pope hardi sur le seuil, maître des lieux (et des dieux  pourfendeurs de l'orage).
. Je suis allée dessiner Baal en temps et en heure, le teneur de l'éclair, quand il n'était pas imberbe, pouvait-il avoir une barbe taillée? Je cherche parmi les objets, dont une balance et quelques lames, l'objet incurvé adapté au modelé du visage divin vainqueur de la mort.
. Plus loin, sur une plaquette en terre, des mots familiers ayant bravé deux millénaires, poinçonnés dans l'argile encore fraîche: «O mur, je désire te parler, écoute ma parole».
Puis, ailleurs, plus tard, «C'est moi qui suis ton dieu, ton créateur, ton secours: mes gardiens veilleront sur toi Tant que j'ai l'oeil sur toi, tu garderas la vie.» ***

*Marina Tsétaeva «le conte de ma mère» traduit par Véronique Lossky - dessin  de Marina et d'Assia en 1913 - par Agathe Eristov -  Supplément aux cahiers du «Nouveau Commerce» n° 70 ­ 1988.

**Prime de la vie amusante1853, Victor Emmanuel à Pallestro «marche royale italienne»,
Anton Dvorak «Chansons bohémiennes»,
Jean Richepin «l'eau qui court» édition pour baryton: «Si l'eau qui court pouvait parler elle dirait de belles histoires»,
Xavier Privas: «chanson des heures»,
S. R. Henry  et D. Onivas: «Indianola», le  fox trott des amateurs sans frontières.

***Tablette du «Juste souffrant», traduction de Jean Bottero dans «naissance de l'écriture» - Musées Nationaux catalogue de1982.
Djaé, l'homme de Mayotte, 21 mars 2009

. S'il faut prendre d'autres trains
pour retrouver les nouveaux visages que la mémoire avait cru perdre, la gare à pied n'est pas si loin, une heure à peine après avoir dépassé les dernières arches de l'aqueduc. Une déplorable habitude que je pense être d'ordre disciplinaire m'oblige parfois à demeurer inactive, tant l'agitation imposée par l'entourage m'a tenue des années entières dans la mesure, sévère autant que vaine, des petits évènements du jour puis des moyens, de la semaine. Des grands, mensuels, voire annuels et bientôt historiés, il n'en était jamais question. Pas le temps! C'est ce qu'on pense. A peine l'homme de Mayotte était-il endormi qu'il commençait à voix basse à raconter comment dans la passe, les hommes de l'île et ceux de la famille avaient foulé le riz, à l'entendre c'était chaque jour les dieux qui pourvoyaient à tout, rendant le sol aussi doux qu'une caresse, aussi blanc que le bras d'une femme aimée. Dans la mélopée qui scandait le songe, l'homme, les pieds allongés sur la banquette opposée, la tête dans le sens contraire à la marche du train, ne put s'empêcher, les yeux toujours fermés, d'esquisser une sorte de sourire où n'entrait aucune connivence. La femme aimée, laissée là-bas grosse de l'enfant qui devait naître pendant la longue absence, était noire et désormais proche et lointaine comme le visage de la nostalgie. Pauvre petit Djaé! Dans quelle révolte tu m'as plongée! (à suivre)

. Le chien, un bâtard que personne n'appellerait plus loin sous les arbres, s'est arrêté à la fontaine. Je vois sans surprise qu'il ne piétinera pas les pétales d'une rose fraîche parsemées sur les marches grises et je lui dis mon approbation conditionnelle. Un simple signe de tête qui le fait partir en trottinant après avoir lapé l'eau de la vasque, c'est l'unique moment humain d'une matinée qui s'annoncerait bien.

. Derrière la pièce d'eau, le ruisseau qui l'alimente en partie est endigué par la main de l'homme. Les cailloux blancs de tailles progressives permettent à l'endroit le plus étroit de passer à gué sans allonger le pas de façon exagérée. Il est là aujourd'hui, la tête penchée. Il faut attendre une bonne minute pour qu'il consente à lever les yeux, il admet que je devais voir son visage, il accepte de dire, presque solennellement, la longue habitude qui le tient aux cailloux de toutes tailles emboités les uns dans les autres. «Depuis sept ans je viens là, c'est prenant. Sinon, vous vous en doutez, c'est n'importe quoi, la boue, la gadoue» et il fait un geste  vague: marasmes, les choses, voyez-vous, iraient à vau-l'eau, bref, vous me suivez? Je fais un signe d'assentiment.

. Treize cailloux, l'un dans la main gauche, silex de surface taillé, poli par les ans.

. Et j'y pense comme je pense à l'homme qui s'occupe personnellement du cours des eaux, je retrouve sans effort sur la planche face à l'entrée de la chambre l'exemplaire recherché avant de partir à la gare: «Avez-vous lu John Clare?»*: «Enfin le conseiller parut et je redressai la tête de mon mieux, mais elle était comme mon chapeau, pour ainsi dire sous mon bras ­ Bon, bon, ainsi donc voilà votre neveu, Morris dit le conseiller. ­ Oui, monsieur, dit mon oncle. ­ Bon, bon, ainsi voici votre neveu, répéta le conseiller en se frottant les mains et en quittant la pièce, eh bien, je le verrai une autre fois. Mais il ne m'a jamais revu jusqu'à ce jour».
«Qu'est-ce encore que Clare nous raconte? Qu'il eut une peur horrible d'un jeune poulain parmi les ruines. Ou qu'en passant près des lieux hantés il se donnait du coeur en débitant de longues histoires, et qu'elles le captivaient de telle sorte qu'il était tout dolent d'en rompre le fil en arrivant chez lui».

*Pierre Leyris «Avez-vous lu John Clare?» - Commerce - Nouveaux Cahiers  N°1, Printemps -été 1963
Derrière la pièce d'eau, la place oubliée, 30 mars 2009

Si je n'avais pas retrouvé l'endroit lors des voyages précédents, je pouvais hier vendredi rester assise le temps de reprendre une respiration régulière, c'est ce qui se dit ordinairement quand on a oublié l'heure une fois pour toutes.

L'appareil, le plus simple appareil qui fût, n'avait même pas servi depuis deux jours. Le douanier avait tenu, malgré une studieuse désinvolture, à sortir l'objet de la valise, un simple sac noir enrichi d'une poche extérieure, «une curiosité», c'est ce qu'il affirma en plusieurs langues auxquelles je n'entendais rien, une chose non répertoriée dans les armes à visée terroriste, une jumelle sciée. Le mot «scié» l'avait obligé à faire appel à son collègue en tenue, un brassard jaune vif attaché à l'avant-bras, comme s'il allait se faire trucider, pourfendre, exploser et disséminer en lambeaux et fines poussières à même le sol, dans la zone hautement alarmée, nantie de systèmes électroniques sifflants, lumineux, alternatifs et radiologiques, capables de transpercer le secret des valises, du plus dissimulé au plus ingénieusement pervers. Il dit quelque chose comme «canon scié», auquel je répondis par «jumelle limée», puis, en désespoir de cause,  «optique personnelle», terme de moindre tranchant, de plus petite focale, et j'ajoutai «à la portée de tout citoyen anonyme, à titre privatif». Rien de professionnel. J'allais dire «demi-jumelle, l'univers m'appartient» mais je dus (à un sang froid inhabituel) m'abstenir in extremis. Non, je ne le prenais pas pour un imbécile, loin s'en fallait, du moins ce jour-là. S'il continuait, lui dis-je en trois mots, si, voire plus, en trois lettres. Non, je ne voulais pas nuire au pays sur lequel, dans trois heures à peine, j'allais poser le pied, c'est une expression quand on ne fait souvent que tomber des nues. Non, aucun souci d'ordre économique ne m'avait obligée à céder, échanger, donner, voire à revendre l'autre partie des jumelles, comme Saint Martin, qui lui, coupe court, donnant avec l'épée l'ample cape en partage, le manteau qui l'avait si longtemps protégé du vent coulis au cours des chevauchées sans harangue. Voir et regarder plus gratuit, moins anodin. Suspicion. «Limée» obtint une fin de non recevoir. Il ébaucha une sorte de rictus malencontreux, teinté de menace pour outrage aux frontières. L'objet risquait la confiscation pure et simple. Le voyage risquait d'être annulé. Je pouvais être mise au cachot, à l'ombre, en garde à vue sans préavis. Non, je n'étais pas Croate. Serbe, non plus. Non, je n'ai pas dit «encore moins!». Non, je ne signe pas. Oui, à défaut de merles, je mange les grives. Oui je regarde où tombent les yeux, la fatigue aidant. Oui, j'ai les moyens de parler. Non, ce n'est pas le fond qui manque le moins. Oui,  ça ne se fait pas. Oui, je l'admets. Oui, c'est idiot. Non, je ne brille pas mais j'ai un excellent appétit. Non, aucune fierté.  Amour propre? Rien à voir avec la fierté. «Mais je vous en prie, faites-donc comme à l'accoutumée». Je provoquai donc, avec mon sciage ou mon limage par moitié de la chose, une argumentation chétive: c'est moins lourd (chaque gramme pèse son poids d'enfer dans un périple harassant) à la rétivité de l'agent, bientôt une atteinte à l'honorabilité entière de la société des douanes et passages frontaliers. Plus simple la nuit par la sierra ouverte aux vents.

Devant moi, une parenthèse au hasard, un homme moyen (de taille) et noir de Zambie avait acheté à Paris -près de la gare de l'Est, c'est ce qu'il tint à me préciser mais ce n'était pas un sésame- un grand flacon d'éclaircisseur de teint, il était pris à parti par le douanier, comme moi dans le coin de la honte, celui des recalés, bientôt des suspects, il risquait purement et simplement la confiscation de l'onguent, il sombrait déjà dans l'inutile amertume, ceci pour un résultat triplement décevant, quand on est Zambien, on le reste ad vitam, voire plus dans le meilleurs des cas, c'est ce que je lui dis, oubliant l'optique et l'objet du litige aéroporturaire, et je l'encourageai vivement par le geste mimé, trois doigts pointés, à transvaser le liquide dans trois récipients vides de moindre volume (achetés pour une somme modique). Il fallait les enfermer tous les trois de taille réglementaire dans une poche transparente à dimensions homologuées, ce qu'il fit avec un enthousiasme zambien (non feint) avant de passer le contrôle sans ambages, ce qui dans ce pays éloigné de notre logique absurde et fermée, signifie «avec l'enthousiasme coutumier», c'est-à-dire sans les circonlocutions ni les embarras dilatoires que tous les habitants de là-bas craignent raisonnablement hors de chez eux, tous désappointés et chacun individuellement.

Bref, j'aurais pu avoir et transporter hors la soute des lentilles de contact, celle qui reste, la seconde lentille, l'autre, la première, perdue dans le caniveau, piétinée par le dernier saute-ruisseau, celui de l'ordinaire, l'écrabouilleur du commun des mortels, j'aurais pu avoir dans le sac une longue vue, un sextant, un oeuf de colombe, une parabole pour Ceuta, une hyperbole en édition originale*, un caillou du Kilimandjaro, l'oiseau rare en personne, un taxi pour Tobrouk, un planisphère, une montgolfière transparente et nocturne à l'armature légère pour dame de poids normal, un allume-cigare, une vierge lumineuse lampe-de-poche, une vieille houppelande de berger** ramassée dans les fossés des chemins parcourus, je passais le contrôle sans l'ombre d'un doute ni le risque notoire d'une déplorable anicroche.

* «L'hyperbole (ou l'excès) consiste à dire (suivant l'expression populaire) "un peu plus qu'il n'y en a". La litote ou (réserve), un peu moins.../ Une hyperbole célèbre est celle de saint-Simon : "Sa férocité était extrême et se montrait en tout : c'était une meule toujours en l'air, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté"».
Du Marsais, Traité des Tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Le Nouveau Commerce ­ Supplément au N°38, Octobre 1977.

** Le Musée de Santa Cruz à Tolède montre, avec un appareillage interactif et pédagogique très bien adapté aux néophytes que nous sommes, les astres et nos constellations mystérieuses mais aussi, plus bas sur terre, à travers l'histoire entre 18O8 et 1814, les objets d'une vie que la guerre a malmenée. Poignards, fusils, armes et bagages d'une lutte contre Napoléon. En même temps, les moutons continuaient à paître, gardés par un berger intemporel qui porte un habit cousu dans le cuir, et plus loin, au son de merveilleuses pièces de lutherie, une guitare faite à Cadiz par Dioniso Guerra et une autre, prêt du Musée de Valencia, par Francisco de Sotomayor.
A Madrid, où il est mort le 28 avril 1992, l'exposition Francis Bacon. Les inconditionnels reliront, parue lors de l'exposition à la Galerie Claude Bernard en janvier 1977, la préface de Leiris, dont je donne ici la conclusion du poète sur l'oeuvre du peintre: «Créations pantelantes, parfois grinçantes, toujours tendues jusqu'à l'écartèlement et dont il est visible pour chacun que sa cohérence est le résultat ­arraché de justesse et précaire, dirait-on, mais qui n'en est que plus vivant­ d'une empoignade positive entre intelligence et impulsion, flegme et frénésie, mesure et démesure». Il disait en 1987, le 26 janvier : «On peut en fait penser et lire tout ce qu'on veut à partir de mes images. J'ai pourtant  laissé sortir beaucoup de choses que je n'aime pas».
Olivier Messiaen, mort en même temps, parle encore aux oiseaux, sa musique lui survit. 


Le chant des chants, 14 avril 2009

Si connaître est l'acte de "naitre avec", Henri Meschonnic, mort à Villejuif il y a quelques jours à peine, est l'homme qui a fait connaître dans son admirable traduction le chant des chants.
Si faire connaître est l'exemple, il rend vivant le discours exsangue, il épure, il est maïeutique, il s'insurge, il dénonce et démonte les falsifications du langage et tout effet de paraître. C'est en effet démonter l'interprétation en surcharge, vider le commentaire. La nouvelle traduction réconcilie dans une « double modulation» l'époux et l'épouse. Meschonnic expurge le texte de toute tentative exégétique, l'édulcorante religiosité qui, d'un chant, en a fait un cantique frelaté à rendre aux grenouilles assemblées du bénitier.**
La force et la beauté du poème ainsi débarrassé des scories, restitué, né à nouveau, reconnu, connu dans sa nouveauté, rappellent qu'Henri Meschonnic allait à l'encontre de la mode, des maniérismes rendus obligatoires, ces artifices qui dévoient le sens initial du texte en accordant au pseudo-traducteur une importance démesurée que sa vanité vocalise aux dépens du poème nu.
«1 - «le chant des chants qui est de Salomon
2 ­ Il me donnera à boire avec des baisers de sa bouche
Car tes jouissances sont bonnes mieux que du vin.
3- l'odeur de tes onguents est bonne un onguent
Epanché ton nom
Aussi les filles t'aiment
4- Prends-moi après toi nous courrons
Le roi m'a emmenée dans ses chambres
Nous serons en cris et nous serons en joie par toi
Nous nous rappellerons tes jouissances mieux que
Du vin ils sont dans le droit ceux qui t'aiment
5- Noire je suis et belle à voir filles de Jérusalem
Pareille aux tentes de Cédar
Pareille aux tentures de Salomon
»

On ne peut réduire la méconnaissance de Meschonnic aux réticences qui ont accueilli puis accompagné son oeuvre. Il est temps de saluer le courage, la vigueur et l'intelligence d'un esprit qui, allant contre les grilles de lecture interprétatives du structuralisme, est plus moderne que ceux qui ont feint de le méconnaître. Il s'opposait au conformisme, à toute falsification imposée par l'intellectualisme et l'érudition scholastique. Il en dénonce les travers, les tics et en fustige les ridicules dans une préface lumineuse, relue le jour de Pâques et capable de moduler la tristesse que sa mort nous inspire:
«Le chant s'obtient à travers le parlé, à travers une langue homogène, vivante, parlée, mais éloignée, dans le parlé, éloignée par le rythme et le retardement métaphorique qui sont un approfondissement de l'être, et non éloignée par artifice dans l'archaïsme, dans le dialecte littéraire. D'où des mots premiers, non des mots livresques: pas "saisir" mais "attraper", pas "ma couche" mais "mon lit", pas "vermeil" mais "rouge", pas "robe" qui poétise mais "vêtements" -un français d'aujourd'hui, sans les discordances qui viennent de la surdité des érudits: le début maladroit «qu'il me baise» chez Dhorme retarde autant que son emploi de «méchant». Le style des traductions savantes est un discours académique, honnête et lourd, plus franc chez Dhorme, plus fade et pudibond chez A. Robert, dans «La Bible de Jérusalem». La traduction du Cantique des cantiques par Chouraqui passe pour poétique. C'est un exemple de ce dialecte littéraire composite, de ce français fictif. Chouraqui exotise. Il pense donner une valeur hébraïque à des tours qui ne l'ont pas «nous verrons en toi» (sa note dit «hébraïsme»: la préposition "en" suivant en hébreu le verbe "voir" indique que l'on arrête le regard avec insistance et plaisir). Il barbarise: «Va vers toi-même. Ressemble en toi-même». Il traduit non le mot, mais son étymologie, «rose des profondeurs», surmotivation, mirage des traducteurs. Chouraqui médiévise: «sa gauche», «sa droite», «Amour», «enfanter, giron, jouvencelles», et un bizarre «octante». Il est rejoint par A. Robert qui écrit «ton chef se dresse». Il dit «cavale» pour «jument». C'est pour éloigner. Ce faux noble, cette distance n'atteignent pas le médiéval, curieusement pris comme image virtuelle du «poétique». Juste le style troubadour. Chouraqui poétise: «repaires» pour «tanières», suppressions d'articles hors de séries ou de proverbes, simili hébraïsmes: «de mépris ils le mépriseraient», «mille argent». C'est le pseudo-français dénoncé par Raymond Schwab. Ne parlant pas un langage vivant, de telles traductions ne peuvent pas chanter. Une traduction nouvelle, si elle veut être fidèle au tout de l'oeuvre, si elle refait un poème un système, donnera à l'amour ses mots d'aujourd'hui ».

*« Les cahiers du Nouveau Commerce » n° 13 - 1969
Supplément aux « cahiers du nouveau Commerce » n° 36-37
Nouvelle traduction reprise dans « Le livre des cinq rouleaux » - Gallimard
** «Qu'il me baise des baisers de sa bouche.
Tes amours sont plus délicieuses que le vin ;
L'arôme de tes parfums est exquis
»
«lève toi aquilon, accours autan!
Soufflez sur mon jardin
»
trad. A. Robert
Exemption, 23 avril 2009

La jeune fille, sans veste, blouse claire, attend la photocopie que le libraire agrandit dans le petit appareil situé près de la vitrine. Il y a là depuis plusieurs mois l'écritoire en cuir aux deux poches intérieures que le soleil éclairait encore hier matin, avant que je demande à le voir. Un tel objet ne sert à rien. Il serait d'une autre époque. Nous aurions bien une petite machine qui tient chaud dans le revers d'un imperméable, appelée «minipouce», un truc que n'importe qui porte en bandoulière et quelques-uns en sautoir, pourvu de piles. Les feuilles volantes et un stylo bic suffisent. Tout dans l'attitude de la jeune fille excuse la légère attente d'un client tendant le journal qu'il a saisi sur le présentoir fixe. Il y a eu un problème, elle s'excuse. «Pas grave, à l'école», dit le libraire. La jeune fille se tient droite, le dos se raidit, elle se tourne vers moi, cherchant puis fuyant mon regard, des embrouilles, complications, tout s'arrange toujours. Là, non, la voix hésite -à côté, dix huit étages-, sans drame, sans cris, sans larmes, sans un mot de trop, sans pathos, sans hystérie, sans discours, sans excès, sans un geste, sans manières, sans coups, sans blessures, pas de chantage, pas un cri, pas un chant, ça va, pas de panique, pas de folie, pas un regard, béton, ça va, pas de quoi, sans rancune, merci la vie, demain, limites à terre. Venez sur le seuil, quelques minutes au soleil. La jeune fille a vu «j'ai du voir le corps». Oui, le corps, c'est ça le plus dur, un corps, c'est un mot trop court et pas facile, c'était une amie, un corps en trop, c'est là, ce n'est pas grand-chose à regarder, c'est en trop. «Le corps». Pas de faute. Cent fois redire. Le sang, elle n'a pas dit, pas de sang.  «Son corps, j'ai du aller le reconnaître». C'était elle. Sa faute. Elle n'a rien dit. Elle n'a pas dit. L'amie a dit «demain!». Comment savoir? Ils ont fait ça. Reconnaître. Drap. C'est bien elle? Oui, semble-t-il. A plat. Mais, vous savez, minute de silence, elle me rassure, depuis, je suis suivie. Suivie! Son regard précède. Je lui demande le prénom. Je le répète avec elle. Je lui dis qu'elle a raison de parler au libraire. Il a fait attendre deux minutes la clientèle, il a su se taire et me regarder avec l'écritoire, les stylos que personne n'achète plus, les livres que personne n'ouvre, ne feuillette plus, laissés à bas prix dans un magasin invendable. Oui, la police l'a entendue mais a-t-elle vraiment écouté le silence qui accompagne chacun de ses gestes? Un corps étendu dans sa longueur quai de la Rapée, à cet âge, à tout âge, ça dépasse l'entendement. Je lui dis qu'au soleil et à la porte, pour moi, c'est mieux, mieux, ce n'est vraiment pas le mot, je lui dis, ce n'est pas le terme, pour entendre ça. Les deux hommes sont ressortis pour attraper le bus, les mains crispées sur le journal, le visage fermé. Trop de pressions? Oui, une déléguée*, à l'âge de quatorze ans, la famille en voulait toujours plus. Plus de quoi? Un seul adieu la veille, demain je, la jeune fille plie la photocopie et je lui dis, bon vous avez raison, il faut parler comme ça, les deux hommes n'ont pas supporté, vous avez vu, pour eux c'est vraiment impossible, ils ne peuvent pas entendre ça mais maintenant il faut y aller encore, je dois traverser là...

*Déléguée : personne chargée de représenter les intérêts d'un groupe.
«Le pays dont je parle est le pays des étangs»*, 29 avril 2009

A France Culture, l'animateur, assez farce, encourage l'invité du jour à parler d'un musée d'Histoire, de l'histoire, et j'entends textuellement ce blasphème chuchoté en ce studio des discours: «Musée de la parole», me réjouissant tout aussi vite, c'est l'euphémisme, à l'idée que demain Kristeva pourrait augurer en séminaire puis inaugurer aux Grands Moulins des mots et des autres farines sémiotiques, avec les ciseaux d'acier d'un Sollers faussement endormi, coupant en un clin d'oeil un ruban tricolore. Simulant la désinvolture, gagnants, enjoying themselves un max à la ville, ils ouvriraient, enchantés les uns des autres, gratifiés de titres honorifiques et, pourquoi pas, en tandem avec une université de Pékin, la sémiotique, les Pékinois l'adorent piquante, c'est ça qui est chic, un entrepôt institutionnel que viendrait encanailler, en guest star de la dernière heure, Lionel Stoleru et sa baguette magicienne, au son d'un bel orchestre symphonique prêté par la ville ou la patrie reconnaissantes. Les exécutants seraient heureusement habillés par Gaultier et mis en scène par Maréchal (prénom Marcel). -Quand je pense à son (celle de Marechal pas celle de Stoleru)  interprétation de Beckett, j'en frémis de honte fulminante. J'étais en compagnie d'un garçon de mes vieux amis, qui avait échappé à l'ENA dans les années soixante-dix, en gardant, malgré une normalité absolue, des séquelles irréversibles. C'est triste, mais fréquenter l'ENA quand on préfère la poésie, c'est impardonnable. Ainsi je m'étais laissé dire «si, tu lis beaucoup, mais il faut admettre que tu es pauvre». J'aimerais l'idée d'une lecture pauvre mais je récuse celle d'une pauvre lecture. Ainsi vont les mots dans leur sens. Non seulement il n'était pas riche mais il feignait de mépriser le gain et l'argent. L'ENA, c'était, je parle d'une époque déjà lointaine, la préparation à cette haute école de la logique des choses, des voies et des conséquences administrables et prévisibles. Dès le lever de rideau, voyant un acteur, connu et déclamant  en personne, gigoter sur les planches en costume de clochard Yves Saint-Laurent, je dis au préparateur de l'ENA que j'allais le planter là et rentrer à pied sous la pluie, des kilomètres sur le bitume à jauger la lune et ses quinze reflets  en flaques minables.-

Il est donc question -après ce musée, assez farce, de l'immigration, où l'on peut voir des quasi reproductions véridiques et presque vraisemblables d'un magnifique foyer Sonacotra, je parle d'une époque splendide où la politique n'avait pas peur, dans ces années denses en dialectiques variables, d'un vrai cynisme couillu- d'un musée de la parole?

Qu'en est-il? Est-ce un hommage tardif rendu, enfin, au livre d'André Dalmas*? Certes non. Il n'est pas question d'honorer l'excellence. L'animateur, très fort en grammaire, très calé en conjonctures, dévoreur de tout ce qui s'avale, initié à l'art des relances, rompu aux plaisirs niaiseux des rectifications adéquates, débuts, débats, bonds, rebonds, sauts et soubresauts du bocal, agitations de concepts et retournements des mots, et son invité du jour, les deux ensemble ne pourraient que se réjouir de voir les mots enfin fixés sur leur socle, dénués de sens et assignés, enfin morts, à résidence, comme mille coléoptères enfin privés de leurs élytres. Plus rien ne viendrait déranger leurs rituels échangistes et les convenances de leurs souveraines «grilles» horaires, celles qu'il faut parvenir à remplir à n'importe quelles conditions, exigibles par l'audience. C'est la communication et sa culture en pot, ses boutures en chambre insonorisée.

A l'heure du juridique, à celle des marques et des concepts, à l'heure du droit à la marque, du droit à l'étiquette, du droit à l'imagerie, du droit au cérémonial, du droit au cérémoniel, au mémorial, aux memoriels, aux souvenirs qui font les masses, à l'heure de l'omnipotence, à l'apothéose des songe-creux, à la minute où je parle, c'est un rapt et c'est un vol. Je m'échauffe, c'est mauvais pour le matin qui s'achève. Calmes, mes mains!  A la ligne, les mots! Pas un qui dépasse!

*d'André Dalmas, le Musée de la parole :
«X Y Z de Brice Parain : "Aujourd'hui, comme à l'époque de Platon, le nihilisme attaque les principes de la vie intellectuelle" (Recherches sur le langage). Cela d'autant plus aisément que la vie intellectuelle se confond à présent avec la vie des intellectuels, classe nouvelle, fortement organisée dans toutes les régions spirituelles. Cette classe nouvelle, notre contemporaine, forme ce que l'on peut appeler un groupe (concept analogue à celui de l'analyse mathématique). L'addition, la multiplication ou l'enseignement de deux d'entre eux fournit un nouvel élément du même groupe, en tout point semblable aux deux premiers. L'axiomatique du groupe, l'unique sujet de son ressentiment est le discours».
Supplément au cahier du Nouveau Commerce n°55 -1983
Le carillon dans l'escalier, 19 mai, mis en ligne 21 mai 2009

Dans la grande salle des mariages, une balustrade marque une ligne de séparation entre la tribune et le parterre où siègent les Amis jusqu'à la dernière travée. Un rocker, ceinture cloutée, bras droit dénudé et tatoué, réquisitionné par la municipalité pour la journée non ouvrable, me salue sur les marches, fredonnant, renouvelé et presque dominical, l'air de Paul Anka «Tears in Heaven», celui qui va scander les pas jusqu'au palier recouvert de cette moquette gris perle qui enchante en l'atténuant le moindre de nos pas. Le passage familier des nombreux usagers a fini par ternir la brillance  acrylique de ce tapis qui protège les lattes du parquet fragilisé par de constantes allées et venues.
Derrière un plafond semé de fleurs peintes, de branchages et d'oiselleries en médaillon, se détache l'allégorie grise, le troisième des âges de la vie, où la vieillesse sans visage se penche sur l'aimé, un moribond perclus des regrets d'autres décades. La misère secourant la maladie dans un râle ultime, un dernier avertissement aux époux qui vont devoir s'engager l'un envers l'autre derrière la rambarde.
L'appariteur, un instant disparu dans les dédales d'un lieu aujourd'hui déserté, déhanché, jambes virevoltantes, houppette swing, guide parmi les Amis ceux qui auraient pu connaître Drouin, le galeriste ou déjà son fils -avait-il à Grand-Piquey une mèche crantée, l'ai-je seulement vu «aux Hirondelles» ou seulement halluciné?-, il est relayé par un officiant assermenté qui tient grand ouvert le livre des présences. L'homme a la taille du vestiaire où sont accrochés vestons, légers imperméables, parapluies nains et un discret sac de voyage en toile goudronnée, hommage hérité des quelques bourlingueurs évasifs qui s'étaient oubliés dans les lettres en correspondance. Remisées dans les boîtes à chaussures, non triées, mélangées aux remontrances acariâtres de Ghéon, côtoyant un envoi différé de Valéry, son discours d'introduction à l'Académie française, elles risquaient, avant d'être rétrocédées à l'Abbaye, d'être mises en miettes par les souris d'un bureau devenu jalousement mausolée dans les années soixante, peu de temps avant l'ultime visite d'André Lhote. Il faisait très chaud ce jour-là et sur le bassin, nous regardions -près des chaises longues où s'affrontaient dans une joute perdue les arts en triomphe et l'art de ne rien faire- les pinasses amarrées que la marée montante laissait osciller près des cages à huitres.
Sous «la misère consolant l'agonie», une dame bleu-roi, samedi, zygomatiques tétanisés par l'action parleuse, maîtrise en rythme ternaire la longue litanie épistolaire des fantômes familiers, ceux que l'occupation a tenus emprisonnés, exilés ou morts, ceux qui d'un élan concerté, se réveilleront du long sommeil des mots, leur belle épitaphe à Montrouge, ceux qui planent dans une discrète présence et ceux qui sont assis sur le velours passé des banquettes. C'est bien l'un d'entre eux qui m'a effleurée avant que j'hésite à m'assoir, exclue et messagère, dans le cercle des derniers Amis. Devant moi, un homme regarde l'élastique distendu de ses chaussettes beiges avant de les cacher sous un pantalon de lin et cotonnade. Puis je n'écoutai plus rien, sensible aux seuls changements du ciel à travers les vastes fenêtres donnant sur le Louvre.  Un doigt de porto sur la terrasse, les appelés, les élus, les cryptés, décryptés, étudiés, triés par quelque thésarde aux cheveux vénitiens prometteuse, Giono, Jacques Decourt, Drieu-la-Rochelle, Saint-John Perse, la femme de ménage de Blanchot, tous répondent par un seul et dernier soupir. Mais laissez-nous enfin reposer en paix! Ces indiscrétions familiales en périphrases que le cercle des Amis rend très vite exigibles de chacun et bientôt de tous, offraient à l'assemblée la tiédeur idéale et je me vis déjà, c'était presque hier, mettre la main gauche sur le radiateur éteint qui me servait de dossier pour en vérifier le non fonctionnement. C'était l'appariteur qui, au moment voulu, le printemps venu,  l'avait éteint. Etait-ce lui le responsable d'un lointain roulement de tambours, le constant martellement de mains nues sur des percussions un moment reléguées en sous-sol?
Témoin, ni fleurs ni couronnes, 3 juin 2009

Ce matin, sur France-Culture*, en temps réel se déroule un débat sur l'ouvrage journalistique d'Ariane Chemin, les enterrements des «gens» que sa fonction rédactionnelle a pu contraindre à «couvrir». Catherine Clément est là dans le studio pour rappeler que ce travail pourrait se situer du côté de l'ethnologie. Il faudrait dans cette hypothèse rappeler ce qui différencie l'ethnologie de l'ethnographie et se souvenir, avant qu'il trépasse et qu'Ariane Chemin (citée vingt fois par l'animateur) aille commenter le passage d'un lieu à l'autre dans les honneurs terrestres, des voyages ici bas de Claude Levi-Strauss en Amérique du Sud, la voix de ses masques, et la papauté structuraliste infaillible qu'il instaura au quai Branly sur les sciences humaines.

Quels seraient les rapports ambigus qu'entretiennent les sciences humaines, la littérature, le théâtre, les arts, la poésie, avec ce que les années soixante dix appelaient au masculin «le» politique? Il faut entendre Mondzain aux débats et tables rondes culturelles pour étalonner au millimètre près, la distance entre la morale, le cynisme politique, l'art et la pensée. Il faut suivre à Paris VIII le cours de Glicenstein sur les réseaux culturels pour savoir à qui en ville serrer (ne pas serrer) la main utilement, celle qui ouvrira magiquement, si on consent à la flatter ou la caresser des extrémités au système dit coronarien, les portes et les chicanes des pouvoir culturels. Il pourrait être dessinée une topographie des réseaux culturels et leurs influences. Au-delà (en deça) le réseau alternatif et les survivants diffusant leur art (produit) sur les marchés de la chose en question, poésie, bibliophilie, art conceptuel et peinturlures d'illuminés en quête d'une nouvelle foi.

Dans les années quatre vingt cinq, voulant de mes yeux insouciants voir fonctionner une dictature, je suis allée travailler à l'Ambassade du Zaïre, au service de l'attaché militaire et j'ai pu connaitre dans le détail les agissements du maréchal Mobutu avec ses citoyens en abacost et ceux des sbires du régime, ceux de la France, de l'Italie avec le rôle précis du Tchad. Quand j'ai voulu sortir de ces fonctions où l'ignominie, la dualité, le silence et l'effarement devenaient mon quotidien lamentable -la bataille scientifique, celle sur la transmission du sida faisait rage à Kinshasa- et rompre mon contrat, j'ai accumulé sciemment les petites et grandes fautes professionnelles mais il m'a fallu rester encore, étroitement surveillée, quelque temps Cours Albert 1er, jusqu'au jour où enfin l'énormité de la gaffe mise en scène, l'outrage, a provoqué mon licenciement pour espionnage. Qu'en est-il du témoignage? Quelle forme d'engagement existentiel m'aurait doublement contrainte, mise au pied du mur, à raconter sous un mode anecdotique les atrocités couvertes, yeux hypocritement mi-clos par les complicités françaises, d'un tel régime? André Balland a proposé un contrat d'édition pour raconter par le menu ce que tout le monde savait, les opposants politiques achetés ou torturés, les foies des victimes arrachés dans la forêt, les camps, les mallettes de billets, les diamants et les histoires mi belges mi tintinophiles de la Gecamine. J'allais souvent à Bruxelles où je contemplais, après la visite aux marchands d'armes, «la pesée des âmes», avant d'aller plus simplement à Beaune, par mes propres moyens, où est suspendu l'original. J'ai écrit une quarantaine de pages, le portrait détaillé de l'intermédiaire entre Balland et le contrat dérisoire (5000F) et en aucune façon je ne me suis sentie tenue  d'honorer un soi-disant engagement, induit par un stratagème cousu de fil blanc et présenté comme une obligation de dire, de témoigner, un devoir délateur. Les anecdotes de la politique française en Afrique n'offrent aujourd'hui à mes yeux plus le moindre intérêt. J'ai appris quelque chose sur leslimites, les miennes. De la culture au pouvoir, du pouvoir à la dictature, c'est une autre histoire, un processus différent. Les coulisses, les réseaux, les légions et les barbaries perpétrées au nom d'une civilisation des Lumières, Pierre Péan serait mieux placé, c'est sa fonction, les dessous, les révélations, les infamies exposées à la lumière des spots de la TV. Le secret de polichinelle politique, romancé ou vraisemblable, est un authentique turbin qui a ses prés carrés, ses pacages verdoyants, ses grasses prairies rédactionnelles, ses adeptes et ses consommateurs rendus addictifs par la surenchère du droit à toujours plus de vérité obsessionnellement scientifique. Faut-il dire (ou non) que les boites noires d'un vol perdu (ne) seront (pas) à coup sûr retrouvées? On ne saura rien de plus sur une mort dont la soudaineté dans le ciel ou sur la mer n'aurait pas laissé la moindre trace. Ce serait admettre que la mort pourrait être inconnue ou elliptique?

Peut-on se passer de témoin? Rien de plus facile. Quand il gêne, il faut l'acheter, le corrompre, le séduire, le rayer par la relégation, le simple déni ou l'éliminer. Pourquoi l'artiste devrait se contraindre à témoigner, à dire ce qu'il voit. Si ce qu'il voit le révulse, il le transfigure, il n'en fait pas état. Il n'en fait pas son fonds de commerce. Il se tait. Il transforme par la férocité, la dérision ou la sentimentalité. En quoi l'artiste serait-il tenu de «rapporter» en bon chien l'âme des choses, ce qui échappe au politique, la «chose» utilitaire, un fragment qui échapperait (par essence?) au politique, au naturel, s'il est, s'il reste humain? La réalité qui échapperait aux politiques est celle qui exige un certain loisir et les coudées franches. Le politique n'a pas une minute à perdre à de telles niaiseries et ce n'est pas la franchise ni la longueur de ses coudées, libres ou enchaînées, qui  caractérise son état, celui d'une urgence entretenue dans et par l'action (à mener). En quoi l'écrivain, le dramaturge ou le poète serait-il l'obligé (celui qui justifie et se dédouane) des purs loisirs? Il aurait un temps plus libre? Un temps ouvrable? Des journées ouvertes? Des heures libres? Des minutes libérées? Des secondes de pure pensée? Il devrait élaborer le livre d'heures, la première gorgée de pinard, le dernier soupir du dernier des crashés -synthèse de toutes les nationalités, dans un esperanto du sensationnel mystérieux- du fameux vol qui ne répond pas dans la mort à l'appel que tous exigent? Sacraliser l'ouvrage en gésine? Non.

Il ne faut pas toujours se sentir obligé(e) de fréquenter des marchands d'armes pour être rimbaldien(ne). Aucune relation entre le mot et la morale. Toutes les causes ne sont pas perdues d'avance. Une vérité ne présage pas. Rien ne  contraint l'écrivain que les règles qu'il édicte seul dans son retrait, dans sa chambre, dans sa réflexion, s'il pense (à quoi que ce soit). Je pense à la forêt. J'y suis à demeure. J'y reste. J'y reste en repos. C'est une salle d'attente, voûte perdue, heures retrouvées, visage croisé. Je suis libre (ou non) de lire «Les bienveillantes», «La chanson de Roland», ou le mode d'emploi, une heure entière, d'un inepte robot dans l'intérieur, la cuisine, traduit en douze langues dont le flamand. J'y apprends le choix, la liberté retrouvée d'utiliser ou non Internet ou la plume d'oie, Internet ou les messages subliminaux, les signaux indiens ou les bouteilles à la mer. Il restera bien un unique lecteur et ce sera le lecteur idéal. Il existe. Je l'ai vu. Nécessaire et insuffisant jusqu'à mon dernier souffle.  

Continuons à dénigrer ces rapports ambigus entre la nouvelle conscience dite abusivement «de gauche» et la nouvelle exigence d'une transparence que tout viendrait justifier. Ces rapports entre les logiques éditoriales, l'économie et la politique sont aujourd'hui si étroitement imbriqués qu'il est impossible d'établir une limite en deçà (au-delà) de laquelle l'autonomie, une liberté minimale, relative, serait non pas accordée mais garantie. Il faut relire Karl Jaspers, Toynbee et quelques pages de Valéry pour comprendre à quel point la liberté comme elle a pu l'être hier dans d'autres circonstances, se trouve menacée dans la gestion quotidienne.
L'outil informatique est fait à notre main, Internet façonnable à domicile, sans la paranoïa ridicule des captations, vols d'idées et autres droits d'auteurs grands, dérisoires,  inconnus ou méconnus, imbus de leur minuscule inexistence. La liberté ne calcule pas les préjudices. Animée par la seule nécessité, elle va son chemin et sème autant de cailloux blancs. Peu lui importe qu'ils soient  repérés. Que les écrits bâclés sur la Toile puissent s'équivaloir dans une prolifération ou tout s'annule, c'est une réalité moderne, une banalité. Que cette contrainte ait imposée de  nouveaux supports médiatiques, c'est une erreur. Il n'est pas impossible d'asservir, de se servir d'un outil, plume ou clavier, crayon ou traces ténues laissées sur le sentier pour un autre, celui à venir. Qui dans une rédaction, y compris celle du journal «le Monde», n'a jamais été envahi par les piles croulantes des services de presse, ceux, à peine ouverts, ceux qu'il faudrait parcourir,  que l'on retrouverait soldés, la page d'envoi arrachée, sur les quais de Seine?

Le terme souligné à France-Culture ce matin est celui de «terrain», venant se substituer à «réalité», quand il s'agira d'une «fiction». Le récit et son parti pris d'une subjectivité revendiquée autorise au moins la liberté. Il ne s'agit pas d'invention ou d'impulsion primesautière du genre:
«écrivons un poème d'amour à toi Beckett
mais tu es mort, va, je le déplore». 
Reste le style. C'est au mot près, au phonème près, au signe près, ruban ténu d'une laine rouge nouée sur un branchage forestier, qu'il reste possible de rester dans un monde toujours enchanté. Le récit n'est ni soumis au plus offrant, ni gratuit, ni offert, ni captif, il n'est pas réductible à ce qui l'aurait précédé, la nécessité d'un témoignage arraché à l'emporte-pièce.
L'ironie d'une journée oisive a fait appel aujourd'hui à mon témoignage, en termes précis. Assise devant l'étang où je relisais cette septième promenade de Jean-Jacques Rousseau, je me vois apostropher par un homme qui a perdu son chien. «Avez-vous vu un labrador noir?». Oui, il y a un quart d'heure, en face, près de la ligne des ballons dégonflés accrochés aux arbres. Or j'avais croisé cet homme une heure auparavant à la lisière de la forêt. Un homme sans importance ne tenant à l'instant ni laisse ni chien.

*29 mai avec Ali Baddou. Ariane Chemin est journaliste au Nouvel Observateur.
N° 2034 du Nouvel Observateur: les réseaux du pouvoir.
(Personne n'a parlé des réseaux de complaisance où la connivence aussi parvient à semer une sempiternelle zizanie, de l'espèce tonitruante)


« A nous d'écrire la suite »
Flux d'images, à condition d'en sertir, 13 juin 2009

Voilà donc où mènerait la joaillerie, après les sceptres de Bokassa et ceux de Mobutu, véritables délires des grandeurs, ors, rubis et diamants: aux vues panoramiques du ciel, voir pire, à la vision globale des cieux, le diaporama des dieux. Soufflons un peu. Les Verts sont en hausse, qui ne doivent rien à la pédagogie d'Arthus Bertrand à l'usage des masses populaires, diluée dans un marécage d'excellentes intentions. Regardons son ouvrage, trouvé et parcouru, sur la table basse en aggloméré, celle montée sur des pieds ouvragés en fer forgé, dans une salle d'attente d'un oculiste de proche banlieue (Ivry/Vitry) et scrutons le regard d'A.B.

Les petits humains, les hominiens, eux, nos contemporains, sapiens ahuris par le sous-emploi et la famine, dont «certains se contentent d'habitation en pisé», je n'ose le croire, salissent la terre, la leur -«d'une beauté à couper le souffle» dirait la presse devant de «vertigineux clichés»- de leurs chaussures souillées, quand ils en ont, leurs sueurs, quand ils transpirent, leurs détritus (300 à 870 Kg), quand ils sont Mexicains. Je ne pense pas à ceux qui ne bénéficient pas encore du tout-à-l'égout, ils polluent, eux, sans se soucier de nos petits enfants qui grandiront avec une terre qui sera leur honte quotidienne. Il vaut mieux ne pas être lépreux en Afrique. Il faut mieux être, comme chacun, simplement normal, du Nord, indigène de Copenhague ou Islandais.
En effet, le Livre des «365 jours» montre dans la foulée ce que les citoyens purulents des lointaines bourgades ignorent, que cette peuplade des Islandais très civilisée peut soigner les maladies de peau grâce aux sources chaudes (70°). Il vaut donc mieux être photographié de haut que de près par un tel photographe, qui ne filme ni le psoriasis ni les bubons du miséreux. Ce n'est pas le point de vue de Sirius, d'où est photographié le13 septembre Al-Doha (Koweït) et le14 Blaa Lonidh, pas loin de Grindavik. C'est un indice de grande commodité dans les transports, c'est l'efficacité d'un carnet d'adresses de 365 pages au bas mot. Oublions les aléas du décalage horaire. Vues par Arthus-Bertrand -notre anti-Salgado multinational à vue universelle- les femmes qui triment, rament et creusent et crament en saris multicolores sont belles comme des milliers d'étoiles, des milliards d'anonymes au firmament de l'esthétique. Le lancement de «Home» est un succès lit-on. En nombre, oui, proportionnellement aux moyens investis et mis en oeuvre dans la propagande, dans l'esthétique au service du politique.

C'est toutefois le 7 mai que, tel l'oiseau migrateur, Arthus-Bertrand a posé un oeil d'acier, une vrille, perforante, changeant au gré des vents et courants marins, entre le Cap Ferret, et allant, poussé dans le sens du vent, comme tout le monde l'atteindrait de son zoom, la dune du Pilat sans une once de transpiration. C'est homme n'a pas de glandes sudoripares comme la foule humaine. Ceux du commun et des mortels, la plupart ont des pieds, ils marchent, s'obstinent, se relèvent. Ce ne sont pas des insectes ni des armées de fourmis. Il y rencontre «notamment une colonie de 4000 à 5000 couples de sternes parmi les trois plus importantes d'Europe... malgré son "statut de zone à protection", la réserve naturelle est menacée par l'affluence touristique», d'horribles hominidés, mi short mi slip pour la plupart d'entre eux, dont aucun ne trouvera la moindre pizzeria, la plus petite baraque à frites ouverte en saison. Le caboulot n'est absolument pas le genre du bassin. Ni populace ni sandwichs. Des huîtres nobles, et treize à la douzaine. Nous restons entre nous, oiselles, oiseaux réservés, picorant les souvenirs, pyramides, ou nos derniers lions d'Afrique, nourrissant notre envol épuré aux déjections du Caire, capturant et consignant le monde dans un même registre manichéen. Le sale et le propre, le gentil et le vilain, dans une philosophie de grand parc Disneyland avec des montées en hélico, des pochettes surprises, une multinationale, des écrans géants, des posters et une très bonne assurance-vie.

Le 16 avril, c'était donc bien avant le 7 mai, j'allai contre ce mouvement en avant et en hauteur, frénésie du photographe, frontalement, en arrière, je croisai dans les deux livres une photo de trois femmes encore en sari dans la région de Mathura et là, je m'indignai avec les millions de téléspectateurs, joignant mon chorus à leurs émerveillements navrés. Non seulement ces femmes travaillaient dans une diagonale parfaitement photographiable, la ligne de travail dans un rectangle de blé vert bien «prise» par AB mais en plus «là comme ailleurs, elles ne sont généralement pas payées pour cela», on voit nettement les femmes sourire non seulement en diagonale mais en biais, elles sourient de travers, et je dis à l'entourage, comme c'est beau une femme ordinaire au sari et voiles multicolores qui porte la gerbe (fière), cadrée par Arthus-Bertrand! C'est claudélien d'un côté, celui de Sirius, voire Saint-Exupérien de la carlingue, et de l'autre, c'est du jujube, de la Valda des cacochymes, du nanan pour les enfants, de la barbe à papa de foire du trône, sans le vertige du train-fantôme ni la franche rigolade de la grande roue. On ne plaisante pas avec notre mère la Terre, vu son âge et son déclin s'accélérant. On ne plaisante pas non plus avec les moyens engagés, un flot d'or et d'argent. Ceci engendrant cela, la musique, la respectabilité, le ridicule, quel coeur je mis à l'ouvrage! Pendant que des millions de téléspectateurs et des milliards de terriens amateurs s'ébaubissaient à ce filmage sophistiqué, asséné comme l'oracle, inévitable, ne boudant pas le plaisir, non seulement je regardai de l'oeil gauche, et louchant -je feuilletais de la main droite «365 jours pour la terre»*- mon autre oeil lorgnant s'il n'y avait point non plus de sale lépreux inesthétique au Mali dans l'ouvrage «classieux» aux dires de la presse, et là, surprise, il n'y en avait pas un seul alors que le11 avril en Somalie, un cultivateur de melons et tomates en terrasses, qui du ciel, ne porte aucun des stigmates de maladie, de symptôme d'exotisme, d'esthétisme, ou même du plus simple psoriasis, n'a aucune chance, pas la plus petite probabilité, de monter dans l'hélicoptère du photographe, de lui serrer la main, de lui filer un melon, une tomate ou un pain, encore moins d'aller en Islande page tant* se baigner dans les sources chaudes en buvant une bière fraîche. Pendant que tous mes yeux, tels ceux de l'abeille, regardaient ces millions d'images de milliards de pays, ma main gauche trouva toute seule le 23 août, jour heureux où un jeune sportif de l'école élémentaire Torrance Cornestone, un «petit Américain qui s'entraîne au basket dans la cour de son école sur une carte de son pays». D'après l'ombre portée au sol, c'est l'heure d'y aller, mais il est tout heureux, il tape le ballon, il «a de bonnes chances de continuer ses études car il est né dans un pays développé» et qu'il ne souffrirait pas à ce jour de nomadisme touareg, qui est un signe d'instabilité, ni de tuberculose pulmonaire cyanosée du mineur de fond, ni de dénutrition vulgaire, il n'est pas né au Darfour. Dans un pays développé, tout le monde mange et personne ne va au charbon, un enfant normal s'entraîne tous les jours et c'est comme ça qu'il ira loin, son petit bonhomme de chemin, pas en dealant du crack ou en jetant ses papiers par terre en dépit du bon sens, certainement pas en brûlant du bois sous la boîte de conserve éventrée, sans réfléchir aux lendemains enfumés et désertiques d'une apocalypse technologique annotée sur papier glacé (*29¤ , c'est donné).

Durant l'exercice, j'empoisonnai honteusement la vie télévisuelle de ma nièce. Non seulement je parasitai le commentaire d'une voix niaiseuse mais je pris une intonation exaspérante, suave comme celle du commentateur, qui aurait fait Master Communication en post-stage chez un autre que Reza et je lui sussurais dans l'ouïe les sources de financement de l'opération, les enjeux politiques, la stratégie depropagande, et bassement, jusqu'au portrait vivant du photographe. Je l'avais croisé au salon de l'ariculture, impatient, cassant, technique (la tête qu'il fit, dandy, quand le risque d'une bouse animale éclaira naturellement la blancheur du drap), en treillis sable de dandy, écharpe de touareg nouée, tel qu'en lui-même, surprenant dans une étoffe immaculée comme la grandeur des sentiments, l'image d'un boeuf par un homme pressé quasi divinisé par une mission de sauvetage de la terre dans les nuages. Arthus-bertrand, échappé miraculeusement à un accident d'hélicoptère, le14 janvier1986, n'a pas les pieds sur terre.

*L'index ne portant pas de pagination en bas de page, il faut se reporter pour les citations «vertigineuses» aux dates d'un calendrier où A.B, le meilleur esthète spatio-temporel de tous les siècles, sa modestie mise à part, et mieux que Jules Verne, va plus vite que la lumière autour dumonde: 14 décembre, Gabès ­ 15 décembre, Abidjan, dans un souffle, sans aucune inspiration.
La chaise, 1er juillet 2009

Le feu de la voiture dans la forêt n'a laissé aujourd'hui que les traces des cendres. De ces cendres, il ne resterait dans trois jours que de larges marques que la pluie, les huiles, la peinture, les plastiques consumés ont rendues brillantes. Des essieux du véhicule, j'ai gardé une forme longue coulée, le moulage ferreux de la terre. Les vents du dernier orage ont dispersé les poussières métalliques. Cette sculpture, après l'avoir tenue, en avoir taché mes doigts, je l'ai laissée sur le bord du chemin. En quelques jours, tout a disparu, et c'est une nouvelle bande, trois garçons qu'accompagne un molosse, qui a souillé les abords de la source des récentes inscriptions. J'en efface la première ligne avec l'eau puisée dans la paume. La deuxième ligne, lettres tracées sur tout le surplomb, «criminel», je la laisse et demain, je finirai pour garder l'endroit peut-être habitable à mes yeux. Je m'y suis habituée jour après jour, les premières fraises sont là et je n'étais ni surprise ni vraiment chassée quand le rendez-vous des chiens familiers m'a interrompue. Je jouais seulement dans un coin, des hectares autour invitent partout la course des chiens que suit un maître, quelque personne munie de branches, d'objets lancés vers le centre de la clairière. L'instrument, le mien près du feu éteint, n'est pas si bruyant, ce n'est pas toujours un cor de chasse, les chiens n'y prêtent pas attention, il faut l'assiduité, l'excitation des lancers et la voix pour que les aboiements, auquel le silence de l'instrument a répondu, pour que les hurlements des sept chiens encouragés m'obligent à partir un peu plus haut dans le sentier. Ce sont des animaux de compagnie, mais de quelle compagnie? Certains disent «je n'ai que lui», si je n'ai rien à dire ou pas grand-chose en la matière, je peux dire que je n'ai rien contre, avant l'agression, la menace, la férocité et la morsure avec ou sans rage. Eux, ce sont les rois, les animaux, ils jouent entre eux, c'est certain, ils sautillent, courent, se poursuivent de façon concertée. Les propriétaires, non, à moins qu'une rencontre d'autres collègues les rappelle à l'ordre et là, il faut que ça saute sans discussion. «Allez, on y va! Viens!». Un instant après, les deux maîtres, criant et glapissant encore il y a quelques instants comme si les animaux avaient tous un tournoi international de première catégorie à soutenir dans quelques jours au Parc des Princes, poussant leurs champions vers les recoins, le sous-bois, dans des exercices rendus de plus en plus difficiles ou  compétitifs, à l'aide de «ouais! ouais!, bon! bon!», les deux maîtres se tairont tout de suite après mon départ, en réalité  ce sont des femmes qui peuvent ainsi entre elles parler de chiens, ce sont des amies des bêtes, dont l'une assez jeune avec des oreillettes, un fil, une sonnerie, des appels, des encouragements, quelques interruptions, une activité de scène menée d'une façon si soutenue que je range l'instrument et qu'avant de me lever, je regarde immobile ce qui se joue là dans l'herbe au milieu des arbres des Dix-sept frères.

Quant à la chaise légère en merisier trouvée en lisière, je l'ai portée dans le train et, dans le compartiment, personne n'a semblé prendre note de ce petit mobilier, qui n'est pas le tabouret pliable du chasseur prévoyant, l'impénitent, je n'avais qu'un seul coude posé sur un dossier classique de structure simple. Je n'avais jamais imaginé ça, pouvoir attendre en gare quai de Viroflay  sur ce siège individuel, alors que la canicule commence juste à sévir. Les voyageurs cherchaient l'ombre à l'intérieur  de la gare modernisée, certains attendant la dernière minute pour descendre, chacun perdu dans sa hâte, sans perdre une minute et grimper simultanément dans leur train. Cette chaise, si elle était là, vacante, c'était pour moi l'occasion rêvée, à quelques mètres de la caserne des pompiers, héros combien valeureux, ceux-là même que j'avais vus exécuter alternativement une marche, des doubles sauts périlleux, des traversées sur souches, des grimpages, un  marathon et un relais par trois équipes, que leur chef exhortait d'une voix énorme sous la voûte des plus grands arbres. Je l'ai soulevée par le haut, la chaise, il suffisait de la changer de main à chaque fois que la fatigue se faisait sentir. Quand le trottoir est étroit, il suffit de la tenir devant, les barreaux sont assez espacés pour ne pas cacher la voie à suivre ni le tournant à prendre sans heurter quelqu'un venu dans l'autre sens. Une fois, au premier changement j'ai voulu la laisser là, sur un autre quai, pour inviter une autre personne à s'y asseoir, ne serait -ce qu'un seul instant, j'allais dire à titre presque individuel, sans valeur incitative, mais la chose n'est pas aussi facile qu'on peut le penser de prime abord. Je n'ai pas besoin de dire au premier venu d'où je l'ai rapportée, ça reste sans adresse. C'est sans appel. Il faudrait trouver par là une mère âgée qu'accompagnerait sa fille dans une visite un peu trop longue pour la circonstance. Une nécessité mais non une corvée. La chaise serait là pour l'autre bienvenue. L'occasion ne se présente pas toujours. J'ai bien vu à la buvette une sorte de colossal d'australien en veste d'amateur de grands crus et de bières belges, en fait une sorte d'australopithèque, c'est ce que semblait m'indiquer le serveur, qui déversait mécaniquement le marc de café refroidi dans un grand sac noir. Non, pas de café italien. L'homme insistait «vrai capuccino à l'italienne», non plus, ça non plus, non. Il ne voulait plus servir, ne serait-ce qu'une minute et surtout pas cet homme là, de passage. Et là, ce passager, il vit ma chaise et il la voulut de toutes ses forces, le temps sur le quai de tempérer la rage qui le faisait transpirer. J'y étais assise, c'était difficile de me lever et de lui offrir ma place, demain, je sais, je n'hésiterai pas une seconde, je le ferai, ainsi on n'a qu'une vie, pas d'hésitation dans les choses simples, encore moins dans les affaires subtiles, c'est la nouvelle philosophie qui me laisse volontiers moins debout, prête à démarrer au quart de tour, tenant la chaise ou l'offrant à un autre hasardeux plutôt que menée par l'intérêt du  mobilier des rues, des avenues, des allées et des impasses réservées aux seuls riverains.

Ainsi quand quelqu'un, au début du parcours me demanda si je n'avais rien «oublié», j'entendis, je compris «perdu», je sus tout de suite, puisque le petit livre était encore dans ma poche droite, que c'était le billet, l'argent, qui avait encore une fois glissé et s'était envolé plus loin quand j'avais sorti quelque chose. Il me dit, «un stylo?» Il mentait, le stylo je l'ai sur moi, mais s'il veut de l'argent, un billet, qu'il le prenne et me laisse tranquillement sur ma chaise à regarder les cendres  toujours rougeoyer.

Plus loin, c'est encore un nouvel échafaudage qui m'attend près de la station la plus éloignée et celle-là encore inconnue.
Ex nihilo,  le cyclamen, turbu-lent du 3 août 2009

Devant la maison qui, je l'ai appris depuis longtemps, ne sera plus une datcha mais un chalet bavarois transporté pièce par pièce, les lauzes imbriquées les unes dans les autres grâce au savoir faire des anciens ouvriers venus de l'Est et restés dans le pays, il y a toujours deux chemins parallèles en l'état, l'un longeant la voie de circulation jusqu'au lycée et l'autre, plus haut, qui surplombe les dernières toitures. Au moment où j'empruntais le premier, un petit groupe de personnes sortant d'un déjeuner, des familiers que la discussion animée des retrouvailles garde animés, se dispute le choix des itinéraires, l'une voulant se soustraire à la vue des véhicules, s'il en passait au moins un seul, les autres voulant savoir où ils vont, gagner en hauteur vers les dernières cheminées. Peu importe, c'est ce que je semble leur dire en les dépassant, au moment où ma semelle ripe sur un moëllon en faisant, c'est ce que je crois encore, une gerbe d'étincelles. C'est un jour particulier où je n'ai pas les bonnes chaussures, c'est ainsi, chacun de mes pas résonne sur le sentier comme un coup de tonnerre, le destin n'est pas loin, j'ai beau chercher sur les bas côtés un cheminement propice, la marche pouvant être atténuée par les herbes, je me fais l'effet d'être un cheval, un lourd canasson, ce n'est pas toujours l'avancée équestre qu'on pourrait imaginer en la circonstance, une marche souple, au pas, que caractériserait une fois pour toutes une certaine efficacité mobile. Je ne sais pas vraiment comment font les chevaux ferrés, mais entendre ses propres pas, non, je ne m'y habituerai pas. Une conscience appliquée, mais peu raisonnable sur la terre ferme, amplifiée, du nombre jusqu'au premier carrefour, ni un calvaire, ni même un mémorial, tu parles! Là, un chien, encore lui, poursuivi par un maître, toujours celui que j'avais vu près du chalet bavarois, pourrait être violemment caillassé (par moi) si la journée devait être marquée par l'évènement ou la rage que l'ordinaire exige. Rien n'ordonnait que quelque chose arrivât qui aurait clos l'instant. 

S'il est question une seule seconde d'aller écouter le réveil du soleil avec les chevaux de Bartabas, sache, oui, c'est bien à toi que je parle, que je n'irai pas. Je lis dans la presse un entrefilet où il est question d'un cheval à terre à l'aube et dans la poussière alors que le soleil , s'il y en a en zone de dépression, se lève pendant ce temps-là. C'est incroyable, l'extravagance, où va se nicher la chose artistique? Le soleil se lève, l'homme le salue. Les chevaux? Nenni. J'ai déjà vu ces bêtes-là d'assez près, c'est plutôt  énorme d'en bas comme d'en haut, d'où que tu les tiennes. J'en ai monté, c'est une impression vérifiée. Quand il m'a fait tomber, à Brandon sous la pluie il y a un fameux bail, j'ai pris mes distances avec l'engeance mais j'ai gardé le chevaleresque et la cavale qui évoquent moins le bourrin, la selle et tout le foin. Ils n'ont pas une tête à saluer le lever du jour comme toi et moi. En ce qui te concerne, je ne peux aujourd'hui plus m'autoriser à   divaguer, c'est exclu, tu salues si tu veux l'astre du jour et encore faut-il être en état moral et physique de le faire. «Soleil, bonjour! Nuages, dégagez! Pluies, accomplissez vos oeuvres, vents, dirigez nos pas». A droite? Soleil sacré, salut! Moi je m'abstiens. Les chevaux feront comme bon leur semble, se concertant ou non, dirigés par un maître équestre,  spécialiste du langage et des chorégraphies des animaux. Je me suis procuré plusieurs ouvrages botaniques et il va falloir poursuivre la mise en place d'un herbier qui tienne peu de place, c'est l'occasion idéale de se plier à la nature des choses, et ceci jusqu'au sol pour cueillir scientifiquement le fruit des recherches et, ce jour-là, j'ose à peine avouer que je n'ai ramassé qu'une dernière fraise de taille minime et une noisette fracassée avec une brique à la fontaine. Une coque vide. La botanique, je n'y pense pas assez et se plier jusqu'à terre, il faudra bien s'y résoudre. Mon fils examine les structures infinitésimales dans un microscope électronique, son amie les poussières d'astres et de lune, distances et mesures. Je me contente donc de folâtrer dans les herbages les plus proches.

A ce propos, qui a parlé de ça? Pas moi et toi, je t'en prie, tais-toi une seconde, écoute, tu ne sais rien du seul bruit des pas, une minute à tes côtés, des pas chevalins, d'une autre nature, plus audibles. J'avais vu quelques instants auparavant un cyclamen planté derrière l'étang, hier déjà il avait été arraché. Ce que l'un a fait naître à partir de rien, une idée fixe,  l'autre le défait d'un coup de bâton. J'avais entendu l'autre jour l'un des pêcheurs menacer l'un des chiens dans l'eau. Il prétendait noyer le maître et lapider l'animal et je ne me serais, pour une fois, pas physiquement interposée entre la pierre et le geste. Le pêcheur, c'est bien lui le buveur dans la cabane défaite, absorbe des litres de vodka, mais j'ai une attitude nouvelle, un peu ailleurs, neutralité sans défection, vigilance distraite ou paresseuse bienveillance, je m'en moque, il m'admet sur le fief au moment où je m'en vais plus loin. 
La flamme d'une allumette, 10 Août 2009

Elle n'aurait pas franchi les quelques pas jusqu'au bassin si je n'avais pas redressé la tête vers le chemin. Elle finit par s'asseoir sans baisser les yeux vers moi et je bois dans le creux des mains, prenant le temps qu'il faut. C'est au moment où je vais visser le bouchon de la petite bouteille remplie qu'il m'échappe des mains et roule jusqu'à ses pieds. Elle se penche, le ramasse en décollant une feuille et me le tend. Elle n'est pas venue là depuis très longtemps. Elle n'a pas bu de l'eau et depuis quand, elle ne s'en souviendra plus. Elle me dit qu'il y avait au temps des bals au café du dessus, la guinguette?, un petit panneau portant la mention «Eau potable». Je dis «mais oui, elle est potable?». Elle me regarde: «oui, vous imaginez?». Oui, mais ce n'est pas ce qu'elle imagine. Je vois autre chose. Je lui tends le petit flacon, elle boit lentement et je suis occupée à regarder ailleurs, vers les sous-bois, là d'où venait le bruit des tambours hier, à la minute près. Je lui dis que les gens seraient venus plus nombreux remplir des récipients. Pas plus tard qu'aujourd'hui un garçon d'au moins douze ans ne voulait pas porter une bouteille de 5 litres alors que sa mère avait les bras déjà chargés des autres jerricans. Il n'a pas voulu entendre les menaces, les représailles possibles, et la bouteille pourra bien être  restée là. Qui la prendra?

Il y avait avant, près de l'eau, plus haut, le même instructeur, parlant à voix très basse, lisant parfois un livre sans lever les yeux vers son élève, son disciple, toujours au même arbre, je n'ai jamais pu entendre le son de sa voix. Ses regards, il n'en avait pour ainsi dire que pour les quelques oiseaux, il semblait me souffler au moment où je passais trop vite, que les oiseaux, ceux là, les hérons de cette époque dont je parle, ils ne sont plus là pour dire le contraire, dispensaient par leur envol un enseignement autrement plus fécond, un tracé vers les hauteurs, près de la station d'essence.

Je n'ai pas eu le temps de révéler à cette buveuse âgée de tout à l'heure que les corbeaux, s'ils se taisent aujourd'hui, c'est pour une raison simple, je leur ai joué trois notes adéquates alors que la pluie menaçait et ils restent tranquillement à sautiller plus à gauche vers le pont. Ce n'est pas demain qu'ils valseront tes corbeaux.

Quelqu'un m'appelle et me dit: «ce que vous écrivez-là, vos trucs dans la forêt, c'est vraiment très mémère, vous ne pourriez pas raconter plus de conneries, les gens aiment rigoler surtout au mois d'août, avec une petite allusion, vous pourriez par exemple parler des mouches expérimentales, celles qui avaient subi des mutations génétiques, et que j'ai retrouvées dans les canalisations, les oeufs avaient pu éclore, vous pourriez le faire?». Oui, c'est possible, mais ce n'est pas de la science-fiction, ce n'est pas drôle, ça n'est pas une polémique, ce n'est pas un évènement en soi, les oeufs avaient pu éclore, véhiculés par l'eau de rinçage des paillasses, ça n'a aucune conséquence dramatique et la ville ne sera pas envahie de monstrueux insectes mutants télécommandés, tout est calme de ce côté-là, universitaire, expérimental et contrôlé à chaque phase du protocole de recherche. Vue au microscope électronique, la mouche ne présentait aucune différence avec une mouche classique, à part la poussière accumulée sur ses ailes, en dehors du laboratoire aseptisé et lors de sa chute probable à la sortie de la canalisation vidée au moment de sa rupture. Rien ne prouve donc qu'elle soit échappée du laboratoire. Oui, mais précise-t-elle, il faudra qu'il se passe quelque chose sinon je décroche. Mais s'il ne se passe rien? Il faut réagir, vous devenez complètement idiote (atone, régressive, catatonique), à regarder l'eau couler d'un côté, les jours s'écouler de l'autre, les feuilles et leurs pédoncules durcir pour tomber comme jamais.

Déjà, en dehors de la forêt, où rien ne m'étonne plus, tout me charme, ce qui m'a surprise hier, c'est qu'il va falloir enlever dans une illustration persane faite en format miniaturisé, à l'arrière plan, un palais de la révolution d'un centimètre à peine. Je demande s'il est possible, ce palais révolutionnaire de Téhéran, de le remplacer par une abbatiale romane pré-clunysienne, ce qui annule le sens de l'image, on me dit oui, «n'importe quoi», la Tour Eiffel, Gaudi, un vieux pont  dans les tons ocres, tout ce que je veux, un bric-à-brac du grenier, le catalogue du Bon-marché, mais pas ça. C'est la première fois qu'il est demandé explicitement de changer le sens, l'évocation, et je ne sais pas au nom de quelle cause et au nom de quelle auto-censure, introjectée, il faudrait obtempérer à la seconde. «N'importe quoi» sauf ce qui brûle, je vais remplacer par un flambeau, une torche, une lampe de poche, une bougie ou encore la seule petite flamme d'une allumette. Je vais voir ça de plus près.
Pigeon vole, 21 août 2009

Si les évènements ne s'étaient pas précipités, les oiseaux sur le chemin s'en seraient chargés. A peine avais-je ramassé quelques noisettes et un grain de raisin, j'avais écrit raison, pour les oublier (les déposer?) à la fontaine, que l'image de l'oiseau mort sur le chemin me revint à l'esprit. Il avait un trou dans la poitrine mais dans cet endroit très familier, fréquenté, personne, si près des habitations, ne chasse la tourterelle, le pigeon sauvage en cette saison, encore moins cet oiseau-là, entouré des quelques plumes qu'un prédateur lui aurait arrachées.
Si, au retour, le pigeon a bel et bien disparu, les augures sont favorables. Sinon, que de renoncements encore à prévoir!  Pourrais-je les supporter? Et ne souris pas, toi qui passes, toi si peu accoutumé au caprices, à la mort d'un oiseau qui ne peut, dirais-tu, infléchir la moindre de tes pensées. Laisse-moi rire! Assise sous la mousse d'un arbre assez éloigné du parcours estival, je lis «Les suppliantes» et retrouve les deux mots qui à eux seuls justifieront la journée finissante: «cavale», le mot que je cherchais depuis une dizaine de jours et «proxène», qui me tombe sous les yeux.
Au retour, la dépouille de l'oiseau a déjà été rejetée sur les bas-côtés, elle n'entravera plus ni la marche ni le cours ralenti des choses si belles à venir un jour.

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"Sorties Papier", éditions Barde la Lézarde
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à propos de Paroles d'Indigènes:
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voir aussi l'étude Des Rumeurs & de la Tendance