Stickers sur la Ville
En hommage aux artistes sans remords délivrant
dans la ville leurs signes enluminés, la Loge, lieu d'observation
et laboratoire d'idées, a présenté une exposition
de stickers originaux, ces vignettes autocollantes anonymement
collectées comportant une intervention graphique singulière...
Deux conceptions étaient possibles pour un tel sujet:
soit une présentation muséale, c'est-à-dire
très épurée dans l'espace et très
sélective, soit l'optique résolument contraire
qui a été retenue, de montrer un état des
lieux sans hiérarchie des genres ni censure, sur une année
de "cueillette" dans les rues de Paris, en invitant
parallèlement les grapheurs inconnus à venir apporter
leur contribution. Le bouche-à-oreille et la communication
par voie de stickers, bien sûr! ont bien fonctionné.
Une mosaïque de photographies permet d'apprécier
certaines interventions in situ pour un premier regard, la partie
la plus immédiatement accessible, tandis qu'un long mur
couvert de cartons, baptisé "work in progress",
accueille en toute liberté les interventions de ceux qui
le souhaitent: calligraphies savantes (Dize, Taze, Nomade) ou
dessins minimalistes (Violently Happy, Two Mou, NoComment), logos
(Monsieur: une tête carrée masculine aux expressions
changeantes), peintures et techniques mixtes (Nowart) ou photocopies
(Corbeau, Expo2Rue), manifestes miniatures (POU-TINE RUSSE-TINE
de la mort) et messages poétiques (Il était une
fois le rêve) ou humoristiques (Murs blanc peuple muet)
etc. D'une manière générale, il y a peu
de scatologie (Etron caca collé excepté) ou de
formes organiques représentées sur les stickers
(juste quelques oeils!) et pratiquement aucune référence
érotique, ce qui peut sembler surprenant de la part díune
génération saturée d'images pornographiques!
Styles et tendances se croisent, se mélangent et se contredisent
dans une fantaisie jubilatoire. Tous les supports sont bons:
étiquettes en tout genre, même d'aéroport
(Hello! My Name is), autocollants publicitaires retravaillés,
vinyle adhésif découpé (Parapluie). Il s'agit
d'un mode de communication à part entière, sans
aucun mot d'ordre mais fédérant cependant une forme
de communauté urbaine, fluctuante et hétérogène,
en déplacements incessants d'une ville à l'autre
et composée d'une multiplicité de réseaux
créés spontanément sur affinités
dans la façon de coller. Cette communauté semi-clandestine
et toujours en mutation vit sous les signes paradoxaux du don
et de la méfiance réciproques: le "blaze"
*, masque d'anonymat offert dans les espaces intersticiels, permet
une correspondance codée entre gens qui s'observent et
se reconnaissent par leurs traces respectives sans toujours se
connaître physiquement. Elle a déjà ses héros
"Total respect!" pour celui dont le talent vous bluffe,
ses martyrs (X écrasé par un train et en mémoire
duquel on colle un long sticker en trois parties) et même
pour certains, ses guerres intestines où l'on se "toye"**
sans égard pour le meilleur emplacement. Rares néanmoins
sont ceux qui se soucient de faire sens comme "Miss Tic"
qui crée ses pochoirs-pamphlets en rapport avec le contexte
politique ou "Scandal" lorsqu'il va détourner
les affiches 4m x 3m du métro par la juxtaposition de
ses propres visuels. La plupart en reste au stade de l'affirmation
du soi, qui passe à la fois par la révolte existentielle
et la conquête de territoires exponentiels, marqués
par leurs blazes qu'ils renouvellent périodiquement. Tout
au plus, ils déclinent un concept charmant quelquefois,
comme celui consistant à souligner de couleur les tendres
pousses de végétation qui s'évertuent à
subsister sur les murs sales des villes.
La constitution de ce fond de stick-art, une première
en France, reste une initiative entre artistes, fomentée
par May Livory, pratiquante et théoricienne de l'installation
urbaine et Yves Yacoël, collectionneur de longue date de
l'art de la rue.
Tessa Tristan
* Blaze = nom, en argot parisien.
** Terme dérivé de l'anglais (toy=jeu) qui définit
cette pratique agressive qui consiste à coller par-dessus
le premier intervenant!
Art Jonction, le journal N°37 bimestriel
janvier-février 2003
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